Souvenirs d’un fantôme/L’Homme de la nuit

La bibliothèque libre.
C. Le Clère (tome 1p. 55-90).

L’Homme de la nuit.


C’était à Gênes, dans la ville aux merveilles de l’architecture, la reine des cités modernes, où tout est magique, où tout enchante. Ici c’est la beauté d’un ciel toujours serein, ou la magnificence des points de vue ; là, des rocs escarpés s’élèvent jusqu’aux nues ; plus loin s’étendent des bocages embaumés d’orangers, de myrtes et de grenadiers, de palais de féerie. Dans une campagne sillonnée de ruisseaux et de cascades s’étendent les murailles de la ville flanquées de tours dont chaque pierre est taillée en pointe de diamant, et, de la cime des remparts, l’œil ébloui plonge sur la vaste mer et peut distinguer au lointain les côtes bleuâtres de la Corse.

Si l’extérieur de Gênes présente ces aspects variés, le spectacle de tout l’intérieur n’est pas moins curieux ni extraordinaire. Bâtie sur un terrain excessivement rétréci entre la montagne et la mer, il a fallu gagner sur la largeur des rues ce qui était nécessaire à l’habitation des citoyens. Les stradi (les rues) sont, pour la plupart, si étroites, qu’un homme chargé de bois les remplit entièrement. Deux chaises à porteur qui se croisent ont fort à faire pour ne pas s’accrocher ; et pourtant du fond de ces corridors s’élèvent des palais gigantesques, tout de marbre, de granit, de jaspe et de porphyre ; demeures somptueuses, monuments de la richesse et de l’orgueil humain.

À peine quatre ou cinq rues, la Strada, Balbi, la Strada-Nuova, et Nuovissima, celle de la porte de l’Arc, permettent-elles aux voitures de rouler dans cet espace rétréci. Les deux côtés sont garnis de demeures encore plus magnifiques. L’œil perce à travers les colonnades des portiques du rez-de-chaussée suivi de vastes escaliers de marbre qui montent jusqu’à perte de vue, et, à leur suite, d’autres colonnades se marient aux arbustes des jardins suspendus. Il y a dans tout cela un mélange de statues, de fontaines, de fleurs et de cascades ravissantes. Là tout est prodige, et l’on ne peut se figurer ces demeures brillantes habitées que par des maîtres heureux.

Il était nuit, et sur la place de la Fontaine Amoureuse, un palais resplendissait d’une illumination admirable ; des chœurs de musique s’élevaient de divers appartements. La joie régnait dans le palais Imperiali : c’était le jour de l’anniversaire de la naissance du marquis Cesareo, chef de cette maison illustre. Sa famille était nombreuse ; nombreux était le nombre de ses amis. On dansait de toutes parts, et des valets vêtus d’une somptueuse livrée, portaient dans d’immenses plats d’argent des sorbets, des fruits et des liqueurs glacées qu’ils offraient en profusion à chaque convive. Les jardins construits en terrasses superposées les unes sur les autres, ornées de statues et de diverses chutes d’eau, étaient éclairés par des lampions de couleurs formant les armoiries et les chiffres du marquis Cesareo Imperiali.

Mais si l’éclat de cette fête frappait les yeux, on ne pouvait encore s’empêcher d’admirer la pompe d’un ciel tout noir et parsemé d’étoiles d’or et d’argent, que la pureté de l’air faisait briller d’une lumière nette et vivement tranchée. Jamais pavillon royal n’avait eu cette splendeur imposante.

Le vent humide de la mer se taisait, et une brise légère portée des montagnes amenait avec elle les exhalaisons odorantes des plantes que la nature y a semées avec tant de prodigalité. Tout enivrait les sens pendant cette nuit et cette fête, où la raison du plus sage était peut-être troublée en secret.

Du fond d’une grotte formée de stalactites, de coquillages aux vives couleurs, de fragments étincelants des mines de fer de l’île d’Elbe, de madrépores et de coraux rouges, noirs et bleus, sortit un étranger. Sa taille était élancée, sa tournure noble et gracieuse ; sa démarche lente et mesurée annonçait de la souffrance ou un esprit méditatif. Il y avait dans le visage de cet inconnu quelque chose de singulier et d’indéfinissable : les traits en étaient réguliers, la forme agréable ; mais il partait de ses yeux des éclairs si aigus, et sur sa bouche errait un sourire tellement sardonique, que les regards, attirés d’abord par le charme de l’ensemble, se détournaient instantanément. Les vêtements de l’étranger annonçaient la richesse ; il y avait plus que du goût, il y avait du luxe : et, par un contraste extraordinaire, sa main gauche était enfermée dans un gant de peau noire, soigneusement attaché à l’avant-bras par des bandes de velours et des boucles d’or. On devait croire qu’une maladie quelconque nécessitait cet appareil. La main cependant fonctionnait comme l’autre, et ceci ajouta au piquant de l’effet.

L’étranger (car il fut facile de reconnaître qu’il venait au palais Imperiali pour la première fois) se confondait d’abord dans la foule joyeuse, parut chercher ce qu’il ne rencontrait pas, et s’adressant enfin au jeune marquis Alberto Caretta, lui demanda s’il voulait avoir l’obligeance de le présenter au marquis Cesareo. Sans faire aucune réflexion désagréable, le signor Alberto s’inclina, et se dirigea vers le salon principal, où le marquis Imperiali causait avec un groupe de nobles Génois du premier collège. Parvenu près de lui, il se tourne, et de la main le désigne à celui qu’il précédait.

L’étranger alors, s’approchant du maître de la maison, le salua avec une grâce hautaine, et lui dit en même temps qu’il arrivait d’Espagne, et qu’il apportait à Son Excellence une lettre du comte d’Altamira, grand de la première classe.

Le marquis Imperiali et le comte d’Altamira avaient été élevés ensemble à l’Université de Pise, et une longue amitié qui de l’enfance les unissait. C’était donc une recommandation supérieure qu’apportait l’étranger Ceux qui étaient là le reconnurent bientôt aux civilités qui lui furent prodiguées par le marquis. Celui-ci voulut qu’il acceptât un appartement dans son palais ; mais l’étranger, que le grand d’Espagne avait titré de prince Paléologue[1], s’y refusa obstinément. Il avait, disait-il, à quelque distance de Gènes, une villa modeste, où il comptait habiter pendant tout le temps qu’il resterait à Gênes. « Mais, du moins, dit le marquis Cesareo, ne refuserez-vous pas de venir présenter vos hommages à la signora Elphège, ma fille. » L’étranger se récria sur le bonheur qu’on lui procurait, et, suivant le marquis, arriva vers une partie de la salle, où trois personnes, assises sur une ottomane, semblaient se disputer le sceptre de la beauté. La première, Elphège Imperiali, avait une de ces figures douces et prévenantes qui attirent d’abord et retiennent ensuite ; blonde, blanche et pure, ses yeux resplendissaient de l’azur du ciel. À sa droite, la signora Victoire Grimaldi relevait avec fierté une tête superbe, rehaussait une taille qu’on oserait comparer à Diane, déesse des forêts ; ses cheveux et ses yeux étaient noirs, et son caractère impérieux se peignait sûr sa physionomie mobile. La troisième, Marie de Fiesque, exprimait sur ses traits enfantins la naïveté de son ame ; son visage arrondi, ses fraîches couleurs, son nez retroussé, ses yeux bleus, sa chevelure châtain foncé, tout en faisait une beauté piquante.

Au nom prononcé du prince Paléologue, les trois jeunes filles portèrent leurs regards vers l’étranger, et toutes les trois, frappées du feu sombre qui sortait de ses yeux, abaissèrent les leurs et les tinrent attachés à la terre. Lui, au contraire, transporté, pétulant, laissait paraître sur son visage l’expression d’un sentiment désordonné qui s’ouvrait dans son cœur.

La fête, continua, et les rayons du jour qui, dorèrent le sommet des Alpes purent seuls y mettre un terme.

Quelques jours après, Elphège Imperiali se promenait dans les jardins du parc et rêvait mélancoliquement ; le prince Paléologue était revenu chez le marquis Cesareo et s’était attaché à faire la cour à sa céleste fille. Elphège, entraînée par un sentiment involontaire, répondait déjà à un amour audacieux. Le prince voulait un rendez-vous, mais il le voulait nocturne et hors des appartements du palais. La jeune fille, à la fois amoureuse et timide, hésitait à l’accorder : elle y rêvait dans ce moment lorsque Paléologue parut. Comment était-il entré dans le jardin ? il ne s’arrêta point à le dire ; Elphège, trop agitée, ne s’amusa point à le lui demander. Il était seul avec elle, redoublant d’instances, et il obtint que, nuitamment, toute seule, elle quitterait le palais pour aller avec lui dans une chapelle voisine de Gênes, où un prêtre bénirait leur union.

Pourquoi le prince ne s’adressait-il pas au marquis s’il voulait obtenir sa fille ? c’est parce qu’un obstacle invincible s’y opposait ; la main d’Elphège était promise au comte Caretta, et le caractère inflexible du marquis ne permettait pas de croire qu’il romprait une alliance contractée sous le sceau de son honneur.

À minuit, Elphège, demandant à l’amour d’augmenter son courage, sortit d’une maison dont, jusqu’à ce jour, elle avait fait la gloire et le bonheur. Éperdue, tremblante et se soutenant à peine, elle allait se laisser choir lorsque le prince parut et la retint comme elle tombait, en lui saisissant avec force le bras, de sa main gauche. Un cri de douleur échappa à la jeune fille ; les doigts de cette main, plus durs que le fer, et qui étaient toujours gantés, l’avaient blessée de leur contact énergique.

« Je vous attendais, » lui dit-il d’une voix sourde et presque courroucée.

« Oh ! dit-elle, je pensais à mon père, à la douleur que je vais lui causer.

— Et vous ne pensiez pas à votre amant ? lui fut-il demandé avec amertume ; mais, partons ; nous sommes attendus. »

Il dit, et, la saisissant dans ses bras, il l’emporte plutôt qu’elle ne marche, lui fait franchir la ville et les faubourgs, et tous deux atteignent une gorge ténébreuse qui se prolonge en détours effrayants.

« Où allons-nous ? » dit Elphège.

« À ma demeure ; » et le prince redoublait de vitesse, et des soupirs de feu, échappés de sa bouche, venaient brûler les lèvres de la jeune Imperiali. Bientôt un cimetière se présente devant eux : Elphège le reconnaît, s’épouvante et ne veut point franchir la porte. « Oh ! dit-elle, un hymen contracté dans la chapelle des morts est un augure trop funeste. » Le prince alors s’approche de son oreille et les paroles qu’il lui dit ne furent pas répétées par la jeune fille ; car, le lendemain matin, des paysans qui se rendaient à la ville trouvèrent, à l’entrée du cimetière, son cadavre dont on avait arraché le cœur !

Ce fut une épouvantable aventure ; elle jeta la consternation dans la ville de Gênes, et la maison Imperiali resta plongée dans un désespoir douloureux. Tant que le deuil du marquis Cesareo dura, et il fut long, le prince Paléologue n’essaya pas de rompre une consigne qui interdisait à tout étranger l’entrée d’un palais où l’on n’entendait que des plaintes, et où des larmes étaient versées journellement.


La signora Victoire Grimaldi aimait le Vénitien Contarino, et souvent elle le recevait à des heures indues et dans le silence de la nuit. L’amour romanesque a un vrai charme pour de jeunes cœurs, ils ne croiraient pas aimer s’ils ne s’environnaient pas de ces formes mystérieuses qui ajoutent tant de prix à l’amour.

Une nuit, Contarino se rendait à ce lieu accoutumé où la belle Victoire venait l’attendre, lorsqu’en traversant la place della Aqua Verde, il fut accosté par un personnage de haute taille, soigneusement masqué, qui lui demanda s’il ne pourrait pas rendre un service pressant à un gentilhomme qui, faute d’un second, était obligé d’ajourner sa vengeance. Contarino était amoureux et attendu par sa belle ; mais un noble italien ne se refuse pas à l’appel que l’on fait à son courage. Contarino dit à l’inconnu qu’il était prêt à le suivre. Celui-là, sans repartir, marcha d’un pas rapide, s’enfonçant dans la campagne, toujours sans rompre ce silence, qui semblait étrange à Contarino. Ils atteignirent enfin la porte du cimetière qui est déjà connu, et quand ils en eurent franchi l’enceinte, l’homme masqué s’arrêta. « Où sont les ennemis que nous avons à combattre ? » dit Contarino.

« Ce sont, lui fut-il répondu, les morts qui te réclament comme leur frère.

— Oh ! s’écria le jeune homme en reculant d’un pas et en mettant l’épée à la main ; dans quel piège abominable m’as-tu conduit ?

— Faible enfant, répondit l’étranger, est-ce contre les morts que tu veux combattre ? » et, sans employer aucune arme, en s’exprimant ainsi, il s’avança vers le noble vénitien, et, saisissant de sa main gauche, qui était toujours gantée, l’épée qu’on lui opposait, la brisa comme du verre, et une lutte horrible commença !!!……

Victoire Grimaldi attendait son amant ; il devait être auprès d’elle lorsque l’horloge de l’Alberggo (hôpital des pauvres) sonnerait onze heures. Minuit approchait, et Contarino ne venait pas. La jeune Grimaldi était inquiète, lorsqu’elle entendit le signal convenu. Oh ! comme alors son cœur battit avec vivacité ! Elle jeta, du haut du balcon, l’échelle de soie qui allait servir à son amant pour monter jusqu’à elle. Elle était là, immobile, impatiente, embrasée. Bientôt ; elle reconnut le chapeau de Contarino, qu’ombrageaient des plumes élégantes ; le manteau dont il se servait pour n’être pas reconnu, et qu’il déposait à ses pieds avec tant de joie : c’est lui ; il a franchi l’espace, il vient à elle ; ses bras s’ouvrent pour le recevoir, sa bouche cherche celle de son amant… Oh ! quels cris !… quels cris étouffés lui échappent… Elle respire l’haleine du sépulcre ; un fantôme hideux se montre à elle, et de sa main gauche, toujours gantée, les doigts aigus s’enfoncent dans la poitrine de la jeune fille, pour en extraire le cœur qu’il dévore avec avidité…

Ce fut, le lendemain encore, un grand sujet de trouble et d’épouvante pour la ville de Gênes, que le récit, répété mille fois, de ce qui s’était passé pendant cette nuit d’horreur. Le noble Contarino, l’espoir de sa famille illustre, avait été rencontré, gisant et étranglé, dans le cimetière de San-Cyro, et le cadavre de Victoire Grimaldi, souillé par un attouchement sacrilège, offrait le même attentat que celui dont naguère le spectacle hideux avait coûté tant de larmes à la famille Imperiali.


Marie de Fiesque était rêveuse ; un sentiment secret régnait dans son cœur. Elle cherchait les lieux écartés, se retirait sous les berceaux d’orangers du palais de sa famille. Là, penchant la tête sur ses belles mains, elle fuyait la lumière du jour pour se trouver en présence d’une lumière plus éclatante, celle dont l’amour remplit notre cœur. Elle aimait le prince Paléologue et s’indignait tout à la fois que lui, toujours brûlant et empressé dans ses discours, reculât constamment une demande qui ne serait pas repoussée.

Les motifs de sa conduite étaient bizarres ; il prétendait n’être pas assez aimé, et ses regards de feu, ses discours incohérents mettaient dans l’incertitude sur le véritable état de son âme.

Un soir, à cette heure où la chaleur du jour baisse et fait place à la douce fraîcheur de la nuit, où, près des cascades qui retombent à grand bruit dans les bassins de marbre, et, couchées sur des carreaux de maroquin d’Orient, les dames de Gênes sont plus accessibles aux propos de la galanterie, Marie rêvait : elle était appuyée sur une balustrade d’où son regard embrassait la ville tout entière, les campagnes voisines et les ondes brillantes de la Méditerranée. Une pensée constante l’occupait alors, tandis qu’auprès d’elle un bruit de pas léger se fit entendre. Elle se retourna, et rougit : c’était son amant, c’était le beau Paléologue.

Les derniers feux du soleil mourant coloraient son visage et y prêtaient un éclat extraordinaire en faisant disparaître ces teintes terreuses qu’on y remarquait souvent.

« Vous aurais-je épouvantée ? » dit-il.

« Oh ! reprit-elle, la terreur n’est pas le sentiment que vous faites naître. Je voudrais pouvoir vous haïr.

— Me haïr ! et pour quel crime ?…

— Capricieux, volage, dit-elle en s’efforçant de sourire, est-ce raisonnable que de douter de mon attachement ?

— Oh ! vous autres femmes, vous voulez toujours qu’on ajoute une foi implicite à vos paroles. Je ne suis pas de ces hommes avantageux qui comptent tant sur leur mérite ; et quand on dit que l’on m’aime ; je voudrais obtenir des preuves de cet amour.

— Vous dire que je vous offre ma main n’est pas assez ? que faut-il encore pour vous en convaincre ?

— Je ne sais ce que je demanderais ; mais quelque chose me manque…… Pourquoi ne me devinez-vous pas ?

— Si votre cœur est une énigme ; ma simplicité n’en s’aurait trouver le mot ; peut-être qu’un gage de ma foi vous serait agréable ? Hé ! poursuivit-elle, en prenant une des tresses de ses cheveux, si j’avais des ciseaux… » Mais, tout à coup, s’interrompant : « Je veux vous offrir un gage mille fois plus précieux ; tenez, prenez ceci, portez-le en mémoire de moi ; c’est le dernier présent que j’ai reçu de ma mère. Attachez-y autant de prix que j’en mis en le recevant. » Elle disait, et sa main cherchait dans son sein, d’où elle retira une boîte d’or accrochée avec une chaîne de Venise. Déjà ses bras, mollement élevés, allaient passer le riche bijou au cou de son amant, quand lui, qui d’abord ne l’avait pas examiné, pâlit, se recula, poussa un cri qu’il voulût retenir ; et, entraîné par une terreur involontaire : « Oh ! non, dit-il, oh ! non, que ce reliquaire ne m’approche pas !…

— Que dites-vous, prince ?… Quoi ! le présent de ma mère, et même encore un fragment du bois sacré de la divine Croix, vous font peur !…

— Écartez-le, écartez-le, je vous en conjure…, sa vue m’épouvante… ; oh ! dérobez-le à mes regards ! »

Et il frissonnait, et tous ses traits se contractaient horriblement. Sa main gauche, toujours si soigneusement gantée, était agitée d’une façon particulière, et son mouvement convulsif en faisait craquer les doigts, comme s’ils eussent été dépouillés de chair.

« Prince, dit la belle Génoise en déguisant le trouble qui s’emparait d’elle, seriez-vous, par hasard, le membre sacrilège d’une de ces sectes impies que notre sainte Église voit avec détestation ?

— J’étais…, je suis catholique…, les eaux du baptême coulèrent sur mon front, et j’ai reçu les sacrements, touchante alliance qui unit le fidèle à son Créateur.

— Eh bien ! alors pourquoi ?… » Et Marie, une autre fois encore, présentait le reliquaire béni à son amant, et celui-ci se reculant encore tout à coup : « Signora, dit-il, vous croyez que je vous suis cher, vous souhaitez m’en donner la preuve ? eh bien ! il dépend de vous que je l’aie à l’instant même. Lancez ce reliquaire dans la mer, et ausitôt, je vous le jure, nous serons unis irrévocablement.

— Méchant, que vous êtes, dit en souriant la jeune fille, pensez-vous que je serais assez simple pour consentir à ce que vous demandez ? Ne serais-je pas trop coupable et indigne de votre amour, si je profanais ainsi la sainte Croix ? Je vous en veux de cette épreuve ; abandonnez-la, et que ce reliquaire porté par vous annonce à toute la ville que je serai bientôt la princesse Paléologue. »

Le prince de plus en plus se montrait agité, une sueur glacée parcourait son corps. On reconnaissait facilement qu’il était mal à son aise ; par bonheur pour lui, plusieurs visites arrivèrent successivement. La comtesse Marie dut faire les honneurs du palais, et elle oublia de contraindre Paléologue à accepter le présent qu’elle lui destinait.

Le lendemain était l’un des jours de l’année où sa piété fervente recevait le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Malgré la pureté de sa vie si chaste et si retirée, elle alla, avant de s’approcher de la sainte table, chercher au tribunal de la pénitence l’absolution qui lui était si peu nécessaire et que le prêtre lui donnait au nom de Dieu.

Ce matin donc, dès que le premier devoir fut rempli, elle vint se prosterner au pied de l’autel et dans de ferventes prières employa les instants qui devaient s’écouler jusqu’à celui de la communion. Ses yeux étaient fixés sur le tabernacle, d’où l’on retirerait les saintes hosties. Elle vit ce tabernacle s’ouvrir ; des jets d’une lumière vive et resplendissante en partirent, et l’église s’en trouva inondée. Du milieu de ces rayons extraordinaires par leur vivacité et leur couleur, apparut une forme céleste qui, d’abord embryon presque imperceptible, grandissait à mesure que, partie du fond du tabernacle, elle s’approchait des marches de l’autel. Parvenue tout à côté de Marie, elle présenta l’aspect d’un être radieux dont la beauté était sans pareille, et dont les blonds cheveux portaient une couronne de lis et de violettes, symboles de modestie et de chasteté. Six ailes blanches et bleues enveloppaient son corps immortel. Autour d’elle se répandait une odeur suave dont les parfums ravissants n’appartenaient pas aux fleurs de la terre. Cet ange (car quel autre nom donner à ce composé de charmes divers) se pencha vers Marie et lui dit d’une voix si douce que l’on eût cru entendre résonner à son oreille les accents d’un concert immortel :

» Te crois-tu digne de recevoir ton Créateur ? Une action sacrilège ne t’a-t-elle point naguère affligée ? N’est-ce point être coupable que d’aimer l’ennemi de ton Dieu ? »

Ces mots prononcés, l’ange secoue sa chevelure ondoyante, d’où tombent pêle-mêle des roses, des perles et des rubis, puis il s’éloigne, et sans efforts, sans agiter ses ailes embaumées, diminue de grandeur, retourne au tabernacle, s’y enferme, et la vision disparaît.

Marie était penchée la face contre terre, heureuse et terrifiée de la splendeur du spectacle qui venait de lui être offert. Était-ce une vision, un rêve, une réalité ? Mais, tandis qu’elle s’interrogeait elle-même, qu’elle repassait les faits antérieurs auxquels le messager céleste avait fait allusion, tout à coup elle se ressouvint du mépris farouche que son amant avait témoigné pour le bois de la Croix. Alors, se levant de sa place, elle revint vers son confesseur et lui raconta naïvement ce qui s’était passé, implorant ses lumières et lui demandant un conseil…

Marie quitta l’église tout en larmes. Pour la première fois on lui refusait la sainte communion. Le prêtre avait parlé, lui avait dicté les règles de conduite dont elle ne devait plus s’écarter. Le même soir, la société, qui se réunissait d’ordinaire, au palais Fiesque, avait décidé qu’elle ferait une promenade sur mer. Trente chaloupes élégamment décorées, dont les mats et les cordages étaient enguirlandés de fleurs, soutenaient des festons de lampes, diversement colorées ; quatre rameurs, dans un costume élégant et pittoresque, faisaient voguer chaque balancelle sur la plaine liquide. Aucun nuage ne troublait la pureté, de l’air. La lune, absente laissait resplendir la cour brillante des étoiles : c’était feux divins dont la lumière scintillante tremblotait à la face de l’eau. De temps en temps, des instruments mélodieux répétaient tantôt des symphonies mélancoliques, et tantôt des airs de chasse vifs et guerriers. Au milieu de la flottille, une felouque gigantesque formait la salle du bal. Là on danserait, après une promenade, où chaque couple seul avec les rameurs dans des balancelles se serait disputé le prix de la course.

Le but que l’on devrait atteindre était les colonnades élégantes du vieux palais Doria, dont les dernières terrasses sont mouillées par les flots de la mer. Là une collation était préparée sous ces portiques décorés d’arbustes rares et pré cieux. Après le souper on rentrerait dans la grande felouque ; tandis que l’on danserait, un feu d’artifice serait tiré près de la Lanterne.

Jamais collation mieux ordonnée n’avait inspiré plus de contentement. Les cœurs ressentaient à la fois la double ivresse qu’inspirent l’amour et Bacchus. Le prince Paléologue, assidu aux pieds de la comtesse Marie, avait obtenu la faveur désirée d’être son sigisbé ce soir-là. Fier de cette distinction flatteuse, il devait lui donner la main pour entrer dans la barque. Il y avait presse sur la berge, et dans ce tumulte auquel ajoutaient les fumées des liqueurs bues en abondance, le prince présenta la main gauche : à peine Marie l’eut touchée de la sienne, qu’il lui sembla qu’une douleur aiguë s’en élançait et parcourait tout son corps :

» Qu’avez-vous, dit-elle, à cette main, pour l’avoir toujours ainsi couverte ? et pourquoi son contact est-il brûlant ?

— Vous vous trompez, » répondit le prince ; et un embarras manifeste parut sur ses traits.

« Je gage, repartit la jeune fille, que si je la touche une autre fois j’éprouverai le même mal.

— Je me garderais bien, dit le prince, si la chose était possible, de vous exposer à une commotion douloureuse, moi qui ne veux que votre bonheur.

— Vous le voulez…, et pourtant, encore hier, vous avez refusé un don qui m’alliait à vous irrévocablement.

— Ah ! signora, dit le prince avec impatience, pourquoi revenir sur un sujet qui vous est désagréable ?

— Il est vrai que je vous voudrais plus de piété, et non ce libertinage d’esprit qui annonce un homme enfoncé dans les impiétés modernes.

— En revanche, signora, vous êtes toute livrée aux superstitions de ceux qui, pour leur avantage personnel, étendent sur la terre l’empire de la superstition.

— Oh ! prince, que vous me faites de la peine, et que je désirerais vous voir changer !

— Mais il dépend de moi de le faire.

— Superbe, dit la comtesse en se levant, rentre dans les chaînes dont tu veux sortir malgré Dieu ! « Et, tandis qu’elle parlait ainsi, sa main agile, cachée sous les vastes plis du mezzaro génois, détachait le reliquaire suspendu à son cou, et par un mouvement aussi rapide qu’adroit le passait autour de celui du prince.

Paléologue poussa un cri ; mais quel cri épouvantable !… des clameurs horribles y répondirent dans les airs et sous les eaux ; des ténèbres profondes couvrirent l’espace. La foudre, accompagnée d’éclairs livides, serpenta dans les airs et vint s’étendre sur les flots : ceux-ci, soulevés à leur tour, mugirent affreusement jusque dans leurs cavités les plus reculées ; et tous les convives d’une fête ainsi troublée, cessant de songer aux plaisirs ; tombèrent à genoux, implorant le Dieu de miséricorde.

Mais le prince… le prince !…, quelle décomposition rapide sur tous ses traits !… quelles convulsions multipliées le saisirent, entraîné par Sa rage furieuse !… Deux fois sa main gantée essaya de saisir le cou de la comtesse Marie, afin de l’étrangler dans sa colère ; mais deux fois il aperçut distinctement l’ange qui, dans l’église, était venu au secours de la jeune fille, et qui, cette fois-ci, ne lui manqua pas non plus.

Mais la tempête ne s’apaisait pas. Des légions d’esprits immondes, de démons affamés apparaissaient sur chaque mât et se suspendaient à chaque cordage. Partout la mort se montrait menaçante et prochaine. Chaque cœur était glacé d’effroi : un seul demeurait calme, celui de la comtesse. Instruite de ce qu’elle avait à faire par les conseils que lui avait donnés son confesseur, elle présentait aux divers fantômes qui l’environnaient un autre reliquaire qui renfermait aussi une parcelle du sacré bois.

Enfin le démon qui habitait dans le corps impur de Paléologue dut l’abandonner, forcé qu’il fut par le contact de la relique sainte. Il disparut en poussant des hurlements qui firent trembler Gênes, la mer et les montagnes voisines ; et quand il fut parti on vit gisant, au fond de la barque, un cadavre hideux à moitié dévoré des vers qui déjà, ayant commencé leur travail par la main gauche, l’avaient entièrement réduit en état de squelette, et de telle sorte que le démon dans sa puissance n’avait pu la recouvrir de chair humaine. On s’en empara à l’aide d’un croc (car le toucher autrement eût été se souiller a jamais) et on le lança au milieu des flots. Dès qu’il y fut tombé, les esprits impurs n’eurent plus de pouvoir ; vaincus qu’ils furent, ils s’échappèrent, dévorés de honte et de désespoir.

La jeune vierge, touchée de la grandeur du péril qu’elle avait couru, crut qu’elle ne pouvait prendre d’autre époux que le divin fils de celle dont elle portait le nom. Et, remplie de piété, elle alla ensevelir dans un saint monastère tant de beauté et de vertus.

Une consternation bien légitime s’empara de la ville de Gênes à la nouvelle de ce terrible événement ; on eut alors la clef de la cause inconnue qui avait coûté la vie aux comtesses Elphège Imperiali, Victoire Grimaldi, et au noble Vénitien Contarino. Ce coup affreux répandit une frayeur qui, cette fois, ne reposait plus sur une tradition superstitieuse, mais bien sur une réalité horrible : un mouvement religieux conduisit toute la ville dans les églises ; on implora l’assistance divine ; on alla en procession, dans tous les cimetières de la cité, les purifier par des prières, des exorcismes et l’apport de plusieurs corps saints. On n’entendait plus parler que d’apparitions : plusieurs dirent avoir ouï des voix nocturnes qui menaçaient le peuple de la colère du Ciel. Aussi les offrandes augmentèrent de nombre et de valeur, et les églises génoises s’enrichirent en conséquence de cet événement qui, interprété de diverses manières, ne fut jamais bien expliqué.

  1. La maison des Paléologue, d’origine grecque, a formé plusieurs empereurs de Constantinople et une branche de marquis souverains de Montferrat. Il paraît qu’elle n’est pas encore éteinte.