Souvenirs d’un fantôme/Le Château du Diable

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C. Le Clère (tome IIp. 101-138).


Le Château du Diable.


M. de Tavannes racontait chez moi la disparition bizarre de sa tante, la comtesse de Saulx, qui, une belle nuit, quitta son château, ou fut enlevée, sans qu’on n’en ait jamais retrouvé la trace, Une de ses pantoufles resta en témoignage. La chambre de cette dame n’avait qu’une issue, qui était gardée : les fenêtres en étaient solidement garnies d’énormes barres de fer ; tout, en un mot, se réunissait pour ajouter au mystère diabolique de cet envolement ; on lança des monitoires, on fouilla les lieux environnants, on étendit les recherches à l’étranger, elles furent vaines.

J’écoutais ce récit avec une attention d’horreur qui me rendait très amusante. Je demandai si les perquisitions avaient été faites dans le château même, dans la chambre, sous le plancher. M. de Tavannes répondit affirmativement à tout ; j’en étais hébétée d’épouvante. Alors le comte de Lamothe-Houdancourt, prenant la parole, se mit à dire :

« Je sais quelque chose à peu près de semblable.

— Oh ! mon ami, » dis-je, « ne nous le taisez pas !

— Mais je doublerai votre peur !

— N’importe ! dites, dites toujours ! Cela fait tant de plaisir de se sentir frissonner. »

Ces messieurs se mirent à rire, et pourtant tombèrent d’accord que j’avais raison. Le comte de Lamothe-Houdancourt allait commencer lorsqu’on annonça M. de Fontenelle qui entra subito. La présence de celui-ci arrêta celui-là ; je souffrais de sa réserve, je lui faisais des signes, lui adressais des regards impérieux, il éludait ; et moi, ne pouvant rendormir ma curiosité éveillée :

« Monsieur de Fontenelle, » dis-je, « M. le comte de Lamothe-Houdancourt allait nous faire part d’un récit merveilleux, et il craint maintenant votre haute sagesse.

— Monsieur le comte est injuste ! « répondit le vrai sage, « s’il me prive d’un divertissement auquel j’ai toujours été sensible. Ce qui est extraordinaire me charme.

Si peau d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

Cette réplique, qui répondait tant à mon désir, me charma : la citation était heureuse.

Le comte de Lamothe, ne pouvant pas se refuser à ce qui lui était demandé d’une manière si aimable, entra ainsi dans sa narration :

« L’un de mes ancêtres, et l’aïeul de mon grand-oncle, le duc de Cardonne, maréchal de France, avait marié une de ses sœurs dans le midi de la France. Il y avait plusieurs années qu’il ne l’avait vue, lorsqu’elle lui envoya un exprès, porteur d’une lettre très pressante et conçue en tels termes que M. de Lamothe-Houdancourt, qui se titrait de chevalier Guillaume, ne put s’empêcher de condescendre à la fantaisie de sa sœur, qui tendait à se retrouver avec lui avant de mourir ; il se détermina à traverser toute la France. En 580, ce n’était pas voyage facile.

» À cette époque, les guerres civiles pour cause de religion désolaient le royaume ; et il convenait de marcher, ou bien déguisé, ou bien accompagné, si on voulait cheminer sans obstacle ou sans inquiétude. Notre aïeul prit ce dernier parti, il se fit suivre par une trentaine de soldats de son régiment, tous hommes de courage et de zèle.

» Madame de Najac habitait quelquefois Toulouse, patrie de la famille de son mari ; mais la plupart du temps, elle restait dans un château sur le revers méridional des montagnes Noires. C’était de ce lieu que sa missive était datée, et elle prévenait son frère qu’elle l’attendrait au château de Ferrais. Le messager devait servir de guide dès que l’on approcherait du manoir.

» Le chevalier Guillaume, après avoir entendu dévotement la messe dans son fief noble d’Houdancourt, près de Beaumont-sur-Oise, partit bien escorté, ai-je dit, ce qui l’autorisa à déployer sa bannière !

» De Paris, mon aïeul se rendit à Bourges, de Bourges il gagna Clermont, Saint-Flour, Aurillac et Rodez, car il profitait de cette lointaine chevauchée pour visiter des amis dont les seigneuries étaient parsemées çà et là sur la route. Ses rapports agréables, sa haute réputation, sa nombreuse et vaillante escorte, le préservèrent de tout fâcheux accident. On lui fit partout la bienvenue, et catholiques et huguenots cherchèrent, par de bonnes façons, à se procurer son alliance.

» Il s’en alla aux environs d’Albi, entra dans cette ville, et le journal de son voyage, car mon aïeul savait écrire, contient les expressions de son admiration touchant les sublimes peintures qui décorent la cathédrale d’Albi ; puis il se rendit à Castres. Il fit ici un assez long séjour au château de Lautrec, chez un des membres de l’illustre famille de ce nom qui y joint celui de Toulouse[1] ; et lorsque ses gens, ses chevaux et lui-même se furent complètement reposés et rafraîchis, il envoya un exprès, homme du pays, vers sa sœur, pour la prévenir de sa venue prochaine ; et, gardant avec lui le messager qui l’était venu chercher à Houdancourt, il se fit conduire par lui à la ville de Revel, située aux pieds de la montagne Noire.

» Une forte journée de chemin sépare ce gros bourg du château de madame de Najac ; et, en partant de très grand matin, on pouvait espérer de franchir la distance qui était de quelques lieues. Mais le chevalier Guillaume, soit qu’il trouvât le vin bon, soit qu’il ne pût aussi vite se séparer de ses amis, au lieu de se mettre en route à la première lueur de l’aube, sortait à peine de Revel lorsque midi sonna.

» Monseigneur, dit respectueusement le guide, monseigneur n’arrivera pas aujourd’hui au château de Ferrais ; le passage de la montagne Noire, qu’il faut traverser, est périlleux, et les voleurs et routiers n’y font faute, sans compter… »

» Le guide hésitait à poursuivre. Le chevalier de Lamothe-Houdancourt lui dit :

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il faut craindre en outre ; les gargouilles, malebêtes, loups-garous, tarasques, farfadets ?

— De tout un peu, » dit le Languedocien d’un ton qui ne rassura pas le courageux chevalier.

» Vers le soir, et au milieu d’une immense forêt remplie de torrents, de précipices, et où l’on ne voyait plus vestige de sentier ni de trace humaine, le guide s’arrêta soudainement.

« Tu ne sais plus où nous sommes ? » dit le chevalier.

« Hélas ! monseigneur, le diable s’en est mêlé ; il a troublé mes yeux afin de nous contraindre à l’aller, cette nuit, visiter dans son château ; mais cela ne sera pas, une nuit est bientôt passée, nous bivouaquerons…

— Que chantes-tu ? » repartit mon aïeul ; « Satan aurait-il par ici une maison de plaisance ?

— Sire, la voilà ! » dit le guide en montrant, au milieu d’une clairière, un vaste et sombre édifice dont les tours surpassaient en hauteur les arbres de la forêt ; « cette demeure maudite inhabitée depuis plusieurs siècles, et où, si l’on entre facilement, on ne sort pas de même ! »

» La troupe fit halte ; chacun examina le terrible manoir. C’était d’ailleurs une forte et noble habitation. Pendant qu’on le regardait avec curiosité, deux bûcherons passèrent ; ils reconnurent le guide et le prévinrent qu’un détachement des troupes du fameux et redoutable capitaine Merle, baron de Salavas, battait l’estrade aux environs ; que ces demi-brigands attaquaient amis et ennemis, et qu’ils étaient en embuscade à une lieue de là.

» En même temps que cette mauvaise nouvelle était donnée à mon aïeul, d’épais nuages couvrirent le ciel, les vents sifflèrent impétueusement, et des gouttes de pluie chaudes et larges laissèrent deviner qu’un orage majeur allait éclater. On décida, malgré les rapports du guide, de passer la nuit dans le Château du Diable, où l’on se retrancherait du mieux possible, et où l’on pouvait braver le capitaine Merle. En outre, le guide et les deux bûcherons partiraient sur-le-champ pour aller prévenir la baronne de Najac de l’arrivée de son frère, afin que, de son côté, elle mit sur pied sa gendarmerie pour imposer aux maraudeurs.

» La satisfaction du guide, de n’avoir pas à passer la nuit dans le Château du Diable, fut telle, qu’il en oublia la réputation féroce du capitaine Merle et de ses gens ; il partit, et on se dirigea vers le manoir. Les provisions de bouche ne manquaient pas, la forêt fournirait les aliments, du feu et les matériaux des lits militaires ; on avait des flambeaux de cire jaune, des armes, des munitions de guerre, et quarante militaires bien déterminés se croyaient à l’abri de toute insulte derrière les remparts solides du château.

» On barricada l’entrée du lieu avec des palissades et on se dispersa dans l’intérieur, dont on prit possession. Il n’y avait dans cette enceinte désolée ni créature vivante, ni meubles, à part de gigantesques tables de cuisine et quelques fauteuils tellement massifs qu’on ne les avait pas encore achevé de briser.

» On plaça des sentinelles ; on s’installa dans la grande salle, aux proportions démesurées et que soutenaient deux files de colonnes massives pareilles à celles d’une nef de cathédrale.

» Mon aïeul aimait à vivre seul ; il s’empara d’une chambre voisine, où il y avait quelques chaises, deux fauteuils, et sur des piédestaux plusieurs statues de pierre dure grossièrement sculptées ; elles représentaient des guerriers, la tête couverte d’un casque à la visière abaissée.

» On apporta trois ou quatre bûches énormes qui garnirent la cheminée béante, aux revêtements colossaux, et garnie de chaque côté d’un banc de pierre sur lequel on pouvait s’asseoir pour se chauffer de plus près ; on alluma les flambeaux de cire, et lorsque leur lumière et la flamme du foyer eurent illuminé la salle, mon aïeul jeta machinalement les yeux sur le chambranle démesuré de la cheminée, et là il reconnut son propre écusson. Une telle découverte le jeta dans un étonnement inexprimable. Comment la chose avait-elle lieu ? depuis quelle époque ? et quelle famille languedocienne se rattachait à la sienne par le même blason ? Il aurait payé cher qui lui aurait fourni l’explication de ce fait. Il se promit bien de faire éclaircir ce point par la baronne de Najac, qui certainement devait en avoir connaissance.

» Depuis une heure, le chevalier était établi dans cette chambre, et les coups de tonnerre qui retentissaient et les hurlements des aquilons déchaînés, et le bruit de la pluie et de la grêle qui tombaient à flots pressés sur le toit du château et aux environs, tout le portait à se féliciter d’avoir si à propos rencontré un asile. Ses gens lui apportèrent son souper, c’étaient un morceau de veau et un lièvre rôti, accompagnés d’un flacon d’excellent vin d’Argenteuil. On posa le tout sur une table en vieux chêne que sa lourdeur avait préservée d’une entière destruction, et on se retira, mon aïeul ayant désiré être seul. Il a dit depuis que ce fut par une impulsion involontaire qu’il donna cet ordre ; car, s’il se fût écouté lui-même, il eût plutôt voulu la compagnie de ses écuyers, de son lieutenant et de ses pages.

» Tout son monde l’ayant quitté, il fit le signe de la croix, récita le bénédicité, et à grand’peine, approcha le lourd fauteuil, qui lui servait de siège, de la table où le repas du soir était disposé… Un coup de tonnerre épouvantable retentit dans le château, qui fut rempli du feu vif d’un éclair éblouissant. Le chevalier, malgré son courage, tressaillit et porta la main à la garde de son épée.

» En ce moment, une porte qu’il n’avait pas remarquée s’ouvrit en face de lui ; il y porta un regard interrogateur et vit entrer par cette issue un homme avancé en âge que deux valèts suivaient. Il s’approcha en ôtant son chaperon par forme de civilité, et, venant auprès du feu, tira le second fauteuil, s’assit sans mot dire ; ses serviteurs allèrent prendre place sur l’un dès bancs de pierre que j’ai signalés ; tous trois quittèrent auparavant d’amples manteaux d’où ruisselait l’eau de la pluie.

» Mon aïeul, surpris, examina de l’œil ces étrangers ; le maître lui parut un personnage de haute distinction. Il ne se montrait pas surpris d’avoir trouvé quelqu’un, et celui-ci, de son côté, croyait convenable de ne pas interroger des gens qui, comme lui, étaient là sans doute pour chercher un abri pendant l’orage. Cependant le prudent chevalier songeait avec peine qu’on s’était introduit dans le manoir à l’insu des sentinelles, et dès lors il n’y avait plus de sûreté pour lui.

» Ces idées l’occupaient, mais une fausse honte le retenait ; d’autre part, il ne se souciait pas de manifester si vite une sorte de frayeur, et il voulut attendre ce qui adviendrait avant de donner l’éveil à ses gens. Il portait encore sa cuirasse, avait sa bonne épée pendue à son côté, son casque était là tout proche, et à sa ceinture il y avait en outre une dague et deux pistolets de poche, chef-d’œuvre d’un armurier de Paris.

» Les inconnus se chauffaient et toujours sans mot dire ; le chevalier crut que la politesse exigeait qu’il fit les honneurs du logis en sa qualité de premier occupant ; et, se levant, il s’approcha du vieux monsieur et lui offrit de prendre sa part du souper servi.

« Je remercie très humblement le chevalier de Lamothe-Houdancourt, » repartit le vieillard, « mais je ne peux accepter son invitation ; mes cuisiniers travaillent et avant peu j’espère que l’on songera à mettre le couvert.

— Monsieur, qui me connaissez et envers qui je ne peux jouir du même avantage, vous n’êtes donc pas arrivé de tout à l’heure ?

— Non, chevalier, je suis chez moi et enchanté de vous en faire les honneurs.

— Quoi ! vous êtes chez vous ? » dit mon aïeul en tressaillant, « et on prétend inhabitée cette maison que l’on nomme le Château du Diable.

— Elle est mienne, c’est tout ce que je peux répondre.

— Vous la laissez en pauvre état.

— Oh ! non pas dans toutes ses parties ; j’avoue que celle-ci, que la salle voisine, que les corps-de-logis avoisinant la porte majeure sont un peu abandonnés ; mais si vous voulez me suivre, je vous montrerai des appartements dignes de recevoir mon cousin, le chevalier de Lamothe-Houdancourt.

— Parbleu ! seigneur châtelain, je vous suivrai… »

» Mon aïeul allait ajouter : jusqu’aux enfers, il se retint et dit à la fin de cette phrase :

«… Partout où un chrétien peut aller : d’ailleurs, si je suis ici en famille…

— À quoi ressemble cet écusson ? » dit l’inconnu en touchant d’une main pâle et sèche les armoiries sculptées sur le manteau de la cheminée.

« Au mien, monsieur… ; et sans doute vous avez le droit de vous en parer ?

— Je l’ai reçu de mes pères.

— Et vous le transmettrez à vos descendants ? »

» L’inconnu frissonna, ses lèvres déjà blanches achevèrent de blêmir ; il alluma un peu plus le feu farouche de son regard, et dit :

« … Je ne vous ai pas questionné. »

« Cette réplique amère déplut à mon aïeul ; il garda le silence ; puis, se rappelant que son souper se refroidissait, il renouvela l’invitation de le partager ; mais l’inconnu :

« Conviendrait-il que dans mon château (il appuya sur ces mots) je souffrisse qu’un voyageur fournît à mes besoins ? Je vous le répète, mon cousin, suivez-moi, si la bravoure de nos ancêtres n’est pas morte en vous.

— Morbleu ! » s’écria le chevalier, et cette fois oubliant sa prudence, « je vous suivrai jusqu’aux enfers ! et vous verrez là si je suis de mon sang oui ou non, vous qui prétendez en être. »

» Une joie maligne anima momentanément la physionomie froide et mélancolique de l’inconnu : il se leva, ses deux valets le précédèrent, son hôte passa le premier la porte par laquelle il était apparu, et, en ayant franchi le seuil, fit signe au chevalier de le suivre. Celui-ci marcha droit à l’inconnu qui poursuivit son chemin.

» Dès que le chevalier fut entré dans cette pièce, il demeura frappé de la magnificence de son ameublement ; des bougies sans nombre l’éclairaient ; il y avait plusieurs autres salles, des galeries, et chacune variée dans sa décoration et dans son luxe extraordinaires, le tout illuminé et préparé comme pour une fête magnifique. Mon aïeul allait de surprise en surprise.

» Alors l’inconnu, soulevant une portière, lui laissa voir une galerie aux proportions gigantesques ; la voûte, les murs, le plancher étaient d’une couleur rouge ardent : on aurait dit des flammes solides. Là était une table immense et, assise autour, une société nombreuse ; c’étaient de graves châtelains, tous d’âges différents, richement vêtus d’habits de divers temps et de modes variées ; quelques uns portaient, brodé sur leur cotte de mailles ou sur leurs robes, l’écusson de Lamothe-Houdancourt.

» Cette salle resplendissait de l’éclat des pierreries, des colonnes d’or, des écharpes de drap d’argent qui en formaient la décoration ; le tout se détachant, ai-je dit, sur cette couleur flamboyante et formidable du fond ; une odeur désagréable s’en exhalait. Mon aïeul sentit une chaleur extrême lorsqu’il fut arrivé à la porte, et là il s’arrêta.

« Avancez ! » lui cria son guide.

« Non, de par Dieu ! » dit-il, « je ne le ferai. Où suis-je ?

— Que vous importe ? venez ; la chère est exquise ; ces seigneurs sont tous vos parents.

— Je vous le répète, où suis-je ?

— Où vous avez dit que vous me suivriez.

— En enfer ! » s’écria-t-il en reculant d’un pas ; « que mon Seigneur Jésus-Christ et sa très sainte Mère me soient en aide ! »

» Et il fit le signe de notre rédemption. À cet acte pieux, tous ceux qui étaient là répondirent par des huées, des gaberies ; on l’appela nigaud, couard, hypocrite. On se mit à boire et à chanter des chansons obscènes. Le chevalier demeurait immobile en dehors de la porte ; l’inconnu, voyant qu’il se refusait à en franchir le seuil, revint à lui. « Chevalier, » dit-il, « tu perds une belle occasion de t’enrichir ; si tu eusses eu le courage de faire le tour de cette table et de trinquer avec ceux que tu y vois assis, toutes les richesses amoncelées dans ce château t’auraient appartenu. Mais, puisque tu crains de choquer le verre avec tes proches, il ne me reste qu’à te charger d’une commission. Vois-tu cette place vide ? Eh bien ! demain, lorsque tu auras embrassé ta sœur, dis-lui qu’elle prévienne son mari que je l’invite à venir l’occuper d’aujourd’hui en un an ; elle et lui sauront ce que cela veut dire. Quant à toi, retourne dans la chambre où ton souper t’attend ; sers-toi hardiment de la coupe que tu trouveras auprès de ton verre ; emporte-la, je te la donne, elle n’a rien de surnaturel.

» En devisant ainsi, le seigneur châtelain reconduisit mon aïeul jusqu’à la chambre indiquée, en le faisant passer le premier ; puis, un léger bruit s’étant fait entendre, le chevalier se retourna, il ne vit plus de porte, mais une muraille entièrement fermée… Troublé, hors de lui, il s’agenouilla, fit ses prières, puis vint à table, les viandes fumaient. À côté, il y avait une coupe d’agate et d’or, enrichie de gros diamants et de riches pierres précieuses ; sur son pied, elle portait l’écusson émaillé des Houdancourt.

» Le chevalier fit divers signes de croix sur ce vase, lui fit même toucher une relique de la très sainte Épine, qu’il portait toujours sur lui et à laquelle il attribua la protection miraculeuse qui l’avait sauvé pendant cette soirée de tout malencontre ; et, voyant qu’il résistait à ces épreuves, il y versa du vin et but en l’honneur de la très Sainte-Trinité, ce qui consacrait la coupe en la purifiant de tout contact infernal.

» Puis il se mit à manger de grand appétit, s’enveloppa dans son manteau, et malgré la tempête qui ne discontinuait pas, il dormit jusqu’au point du jour ; ses gens alors entrèrent dans sa chambre, il ne leur dit rien des événements de la nuit, leur déroba la vue de la coupe et se prépara à poursuivre son chemin.

» Peu de temps après, le baron, son beau-frère, parut à la tête de ses vassaux ; tous ensemble se dirigèrent vers le château de Ferrais, où ils arrivèrent sans malencontre et où mon aïeul embrassa sa sœur. Tant de temps depuis leur séparation s’était écoulé, ils avaient tant de choses à se dire, que les premières semaines s’écoulèrent rapidement ; mais, parmi tout ce que le chevalier répétait à sa sœur, il ne disait pas un mot de l’injonction qu’il avait reçue dans le Château du Diable, où d’ailleurs ses gens avaient dormi sans qu’aucune apparition troublât leur sommeil ; aussi se moquèrent-ils beaucoup de leur guide.

» Un matin, en se levant, le chevalier trouva, sur la table placée près de son lit, la coupe mystérieuse qu’il avait enfermée au fond d’une armoire ; il appela ses domestiques, demanda qui avait déplacé ce chef-d’œuvre. Chacun jura par ses grands dieux de son innocence. La coupe fut remise sous clef, et le soir, lorsque le chevalier entra pour se coucher, il vit la coupe où le matin il l’avait aperçue.

» Ceci lui inspira de tristes réflexions ; il se rappela ce qui lui fut dit dans le Château du Diable, et il prit la résolution de le répéter à sa sœur, comme on le lui avait enjoint.

» Madame de Najac, en écoutant son frère, se trouva mal ; il eut beaucoup de peine à lui faire reprendre sa connaissance, et quand elle revint à la vie, ce fut pour gémir et sangloter. Il en demanda le motif.

« Hélas ! » lui répondit-elle, « depuis quatre cents ans environ et en récompense des services qu’un baron de Najac rendit à la très sainte Église, il obtint la faveur étendue à sa descendance, dans la branche aînée de la maison, d’être averti un an à l’avance du jour de sa mort, qui a lieu d’une façon extraordinaire. Mon mari, à qui je n’ai donné que des filles, espérait ne pas être soumis à cette funeste loi, puisque, dans lui, finit cette branche aînée. Comment oser lui apprendre qu’il touche de si près à la mort !…

» Cependant on ne pouvait laisser ignorer au baron que sa sentence funeste était portée. Sa femme pria son frère de l’en instruire ; le baron écouta presque tranquillement cet arrêt, et dit ensuite :

« Je ne pensais pas devoir être soumis à la loi commune Dieu le veut, soit ! »

» Il se tut, rêva et se promena.

» L’année s’écoula, le chevalier de Lamothe-Houdancoürt ne put refuser à sa sœur de la passer avec elle ; la curiosité peut-être entrait pour quelque chose dans son accession. Plusieurs fois, en partant du château de Ferrais, on s’était dirigé vers celui situé dans la chaine des montagnes Noires, et connu sous le nom de Château du Diable ; on y était entré, on y avait passé la nuit, et aucune autre apparition ne confirmait la première. Le lieu abandonné ne recélait que parfois des bêtes fauves ou des baudets, mais point de créatures humaines ou ayant eu vie.

» La veille du jour fatal, le baron de Najac dit au chevalier :

« Savez-vous quelle est mon envie ? Ce serait d’aller demain coucher au Château du Diable.

— L’affreuse idée !

— Pourquoi ? Ne vaut-il pas mieux, si cela arrive, que je meure là qu’ailleurs ? »

» Mon aïeul combattit cette fantaisie et sa sœur aussi ; ce fut en vain, il fallut céder. On se mit en voyage ; une multitude de pages, d’écuyers, de valets, de soldats, d’amis, de parents même, grossirent le cortège. Monseigneur l’évêque de Carcassonne (c’était alors le très révérend père en Dieu Annibal de Rucellai, Florentin et allié à la reine-mère) voulut être de la partie ; il y conduisit plusieurs ecclésiastiques, et notamment les abbés de Caunes et de Montolieu.

» Jamais le Château du Diable n’avait reçu si nombreuse et si belle compagnie ; on en décora à la hâte plusieurs salles, car on ne put retrouver celles parcourues par le chevalier ; on mit partout des sentinelles, on multiplia les sauvegardes et les précautions. M. de Najac ne restait pas seul un moment et aucune arme à feu n’était chargée.

» Comme on sortait de dîner et qu’on se préparait à attendre le souper, l’abbé de Montolieu demanda au baron de Najac s’il s’était confessé.

« À quoi bon ? » dit celui-ci en pâlissant.

« Vous êtes sous la main de Dieu.

— Nous y sommes tous. »

» On se récria sur la sévérité de M. l’abbé de Montolieu, sur ce qü’il attachait de l’importance à une illusion diabolique, enfin sur ce qu’il ôtait la confiance à la compagnie ; il ne s’ébranla point dans sa manière de voir, et toucha si bien le baron, qu’il le décida à faire à ce digne abbé sa confession. Tous les deux se rendirent dans la chapelle du château, mieux conservée que le reste de l’édifice ; les amis y pénétrèrent en même temps ; on pria Dieu, on attendit avec anxiété que le baron eût terminé son œuvre pieuse. Monseigneur l’évêque de Carcassonne admirait un Christ gothique de la plus belle expression, lorsque l’abbé de Montolieu, ayant donné l’absolution à son pénitent, se leva et fit quelques pas pour venir vers le prélat… Dans ce moment, on entendit un bruit très léger, un peu de poussière, s’éleva en forme de nuage, on regarda… : le baron de Najac avait disparu…, un abîme venait de s’ouvrir à la place où il s’était agenouillé ! Plusieurs pierres tombèrent… ; on se recula, des hommes plus hardis se rapprochèrent du gouffre ; il y avait un escalier ; on alluma des torches, on descendit ; le caveau qu’on vit d’abord était vaste, il communiquait avec d’autres souterrains ; on les parcourut tous ; on sonda le sol, les murailles, les voûtes ; on démolit une grande portion de l’édifice ; on prolongea vainement les recherches, aucune trace que des êtres animés eussent précédé naguère les examinateurs ; des maçons, des mécaniciens ne furent pas plus heureux la trace de l’infortuné baron de Najac fut à jamais perdue !

» Un fait aussi surprenant, ayant eu lieu en présence de tant de personnes de rang différent, causa une terreur inexprimable. M. le duc de Montmorency, gouverneur de la province, fit compléter la démolition du Château du Diable. Cela ne servit à rien ; on découvrit, il est vrai, un couloir creusé dans le roc et qui avait une issue sur le flanc d’un rocher de la montagne Noire, au fond d’une grotte ; mais il n’y eut pas moyen de rattacher ceci à la disparition miraculeuse du mari de mademoiselle de Lamothe-Houdancourt.

» Mon aïeul ramena sa sœur dans le château natal et déposa dans nos archives le procès-verbal de ce grand événement. C’est de là que j’en ai tiré cette effrayante et peut-être trop longue histoire.

« Oh ! non, pas pour moi, » m’écriai-je, lorsque le comte de Lamothe eut achevé.

« Oh ! Monsieur, quelle anecdote ! La croyez ? vous vraie ? me la garantissez-vous ?

— Je garantis qu’elle est écrite de la main de maître Gaillard Roger, notaire établi à Castelnaudary, de 1545 à 1584, et assisté de son confrère demeurant à Saint-Denis, maître Charles-François Poncarmand, vivant de 1559 à 1603, qu’elle est signée par l’évêque de Carcassonne, les abbés de Montolieu et de Caunes, par MM. de Najac, du Pujol, de Voisin, de Chalabre, de Pugaux, de Rieux, du Pujol, sages du temps, et de nombre d’autres que ma mémoire oublie, sans compter mon aïeul, et une note très étendue que celui-ci a tracée de son écriture menue sur une grande feuille de parchemin. Voilà, mademoiselle et chère amie, tout ce que je peux affirmer.

— Il y a tant de faits incontestés qui n’ont pas pour base des fondements pareils à ceux-là, » dit M. de Fontenelle, « que si de pareils prodiges pouvaient être admis, celui-là serait en première ligne.

— Vous doutez de tout ! » dis-je avec impatience.

« Du moins, je ne nie pas ; le doute n’ôte à nul son droit, il n’est ni désobligeant ni sot ; il laisse en demeure de faire les preuves.

— Je vais avoir cette nuit une frayeur affreuse.

— Non, » dit monsieur de ***, « vous reverrez plutôt de somptueux appartements et de riches coupes.

— Ou’est devenu le cadeau fait par le diable à votre aïeul ?

— Le maréchal de Lamothe-Houdancourt en fit présent à son tour au cardinal de Richelieu, ce qui ne le sauva pas de la Bastille.

— Lorsque le cardinal prit cette mesure, il aurait dû restituer le bijou.

— Oh ! » dit M. de Fontenelle, » il aurait eu tort, ce qui est bon à prendre est…

— Bon à rendre, » ajoutai-je, « c’est corroborer ce que j’avançais. »

» Fontenelle alors avec son sourire fin :

« Vous ne m’avez pas laissé achever ma phrase.

— Vous disiez que ce qui est bon à prendre est…

— Bon à garder, » dit froidement l’homme d’esprit et de haute réflexion.

» Nous nous mîmes tous à rire ; le renversement du proverbe lui procurait une forme piquante, et nous trouvâmes que c’était d’ailleurs beaucoup plus conforme à la réalité. Depuis, Beaumarchais à qui je fis part de ce badinage ingénieux de M. de Fontenelle, s’en est servi dans la comédie du Mariage de Figaro ou la Folle Journée, pièce qu’il m’a lue, à laquelle il s’obstine à travailler, et en vain, car jamais la représentation n’en sera permise.

  1. Ce n’est pas un Lautrec qui a pris le nom de Toulouse, mais un Toulouse qui, par clause de mariage, à accepté en allonge le nom de Lautrec ; ceci est incontestable. Au reste, les esprits chagrins, qui, dans leur jalousie ignorante, veulent que MM. de Toulouse-Montfa actuels ne soient que Lautrec, ne savent pas le beau refuge qu’ils leur accordent ; tout vrai, Lautrec descend en ligne directe de Clovis, et par conséquent est irrécusablement Mérovingien.