Souvenirs d’un fantôme/Les Apparitions d’un château

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C. Le Clère (tome IIp. 139-178).


Les Apparitions d’un château.


Le baron de Ferdonna, vivant en l’an de grâce 947, avait deux fils sur lesquels reposait toute sa tendresse ; il avait le projet, les chérissant également, de ne point mettre de différence dans les portions de son héritage, qui devaient leur revenir ; et, durant toute sa vie, il les entretint dans cette idée ; mais ce qui eût dû établir la concorde entre les frères fut le moyen dont l’enfer se servit pour les rendre ennemis. Astolphe, l’aîné, ne pouvait songer qu’avec impatience à tout ce que lui enlèverait la résolution de son père.

« Je suis l’aîné, » disait-il, « et à ce titre, je devrais être son seul héritier, un modeste apanage est tout ce qui conviendrait à Jules, mon frère, et cependant cet audacieux sera aussi puissant que moi. »

Les pensées odieuses fermentaient sans relâche dans son ame, et de vils flatteurs venaient encore l’exaspérer davantage. On le trouvait accessible à de bas sentiments, et les démons, sans cesse à l’affût pour enlever au ciel les ames de ceux qui vivent dans cette vallée de deuil, ne négligèrent pas une occasion si favorable de s’en donner une de plus.

De toutes parts, Astolphe trouvait des gens disposés à le servir dans ses haines ; un d’eux surtout se distinguait par son acharnement. Bramante, c’était son nom, se disait venu de la Germanie pour se soustraire aux suites d’un meurtre qu’il avait commis. Poussé par la jalousie, il n’avait pas craint de frapper un Allemand, son rival, et la famille du mort avait juré sa perte. Bramante n’avait pas jugé convenable de s’exposer à son ressentiment, et, par une prompte fuite, il s’était dérobé à une implacable vengeance.

La conformité de leurs goûts dépravés l’avait bientôt mis en rapport avec Astolphe ; ils avaient tous les deux le même penchant pour la débauche, la même férocité dans les plaisirs, la même avidité pour la fortune. Celle de Bramante pourtant paraissait mense ; elle eût dû satisfaire ses désirs ; mais plus il possédait ; plus il se montrait insatiable de richesses.

Constamment avec Astolphe, il lui soufflait une haine cruelle contre Jules ; son frère, que ce Germain ne pouvait souffrir ; il faisait observer au fils aîné du baron de Ferdonna combien la conduite de Jules, si fort dissemblable de la sienne, devait refroidir à son égard l’amitié de leur père commun. « Tu crains, » lui disait-il, « que Jules ne soit admis à partager également avec toi les domaines de ton père ; eh bien ! moi, qui vois plus loin encore, je ne doute pas qu’il te défasse entièrement de tes droits ; regarde la conduite de cet hypocrite, admire avec quel art il affecte de cacher ses égarements, on le croit pourvu d’une sagesse supérieure à son âge ; ton père te l’oppose sans cesse, et de cette opinion à la résolution d’en faire son seul héritier la distance est courte ; elle sera promptement franchie.

— Ah ! si je le croyais, » disait Astolphe, « ce frère, si heureux à mes dépens, cesserait bientôt de me tourmenter ; mais, Bramante la chose ne peut être, le baron me chérit aussi, sa préférence pour Jules n’en est pas une ; car, dès notre plus bas âge, il se décida à faire un jour ce partage qui me déplaît tant.

— Soit, » reprenait Bramante, « tu le crois, c’est à merveille ; mais un jour tu te rappelleras que je t’avais prévenu à l’avance, et que tu ne voulus pas voir ce qui frappait mes regards. »

Ces atroces insinüations ne laissaient pas que de germer dans le cœur d’Astolphe, et plus il avançait en âge, plus son frète lui devenait odieux ; Jules, de son côté, était loin de soupçonner une pareille jalousie ; et meilleur qu’Astolphe, il le chérissait tendrement. Leur père vint à mourir sur ces entrefaites, et, comme il l’avait annoncé, sa fortune se trouva divisée en deux parts) chacun de ses fils put recueillir la sienne.

Parmi les domaines qui tombèrent dans le lot de Jules était le château de Ferdonna, objet particulier de l’envie d’Astolphe, qui, de tous les temps, avait désiré d’en obtenir la propriété ; furieux de se voir déçu dans son espérance, il s’éloigna de son frère, décidé à ne plus le revoir, et se retira dans la portion des biens paternels qui lui revenait.

Là sa conduite, chaque jour, devint plus répréhensible. Bramante ne le quittait pas, il était sans trêve auprès de lui, le poussant à mal faire, ainsi qu’aurait agi un esprit infernal ; il ne se passait pas de semaine sans que des plaintes fussent portées au ciel par quelque individu contre Astolphe ; il ne craignait pas de dépouiller les monastères des biens que les fidèles leur avaient donnés ; il outrageait, par ses propos, les saints ecclésiastiques ; il poursuivait les jeunes filles dans les campagnes, excédait ses vassaux, les opprimait de toutes manières ; aussi un pieux abbé d’un couvent de Sarzanne ne craignait pas de dire que, « tôt ou tard, une excommunication majeure, lancée contre le baron Astolplie, laisserait au démon la liberté de se saisir d’une ame que l’église lui abandonnait. »

Ce propos ne tarda pas à être vérifié ; mais il fallut qu’il fut suivi d’un grand crime, et nous allons le raconter, afin que le chrétien, en admirant la profondeur des jugements de Dieu, redoute également de les voir peser sur sa tête.

Dans la ville de Lérici vivait une noble dame ; mais, privée de la fortune dont ses ancêtres avaient joui, il ne lui restait plus de sa splendeur passée que de faibles débris ; elle les soignait pour en faire l’héritage de sa fille unique, de la jeune et belle Rosamaure, proclamée d’un commun accord la fleur ou la perle de la contrée.

Rosamaure, dès ses plus jeunes ans, était célèbre par les rares qualités, par les charmes sans pareils répandus sur toute sa personne, par le parfait assemblage de toutes les vertus, de toutes les grâces, de tous les mérites ; elle ne sortait de sa modeste demeure que pour aller, suivie de sa mère pénitente, aux célébrations des sacrés mystères : là, par sa haute piété, elle se faisait remarquer encore ; et lorsqu’elle se prosternait avec ferveur au pied des autels, on eût cru voir un ange priant devant le trône du Créateur.

Une foule de soupirants ne tardèrent pas à environner cette jeune merveille ; chacun cherchait à sa manière à lui faire connaître son amour ; mais la pudique Rosamaure ne s’en apercevait pas. Presque toujours retirée chez elle, ne sortant qu’enveloppée d’un voile qu’elle ne relevait qu’à l’instant de l’adoration de l’hostie, elle restait étrangère aux débats dont elle était l’objet, et Dieu seul régnait dans son ame, où jamais pensée mondaine ne s’introduisit ; tous ses plaisirs étaient de cultiver des fleurs dans le petit jardin de sa maison et de soigner sa longue chevelure brune, qui n’était pas le moindre de ses ornements.

Il, e se pouvait faire que le baron Astolphe n’entendit point parler de cette beauté incomparable ; son digne ami, l’Allemand Bramante, était sans cesse en quête pour lui chercher des distractions coupables ; il fut le premier à l’enfretenir de Rosamaure et à lui faire naître la curiosité d’admirer de près cette merveille.

Astolphe descendit à Lérici un jour de fête solennelle ; et là, sans respect pour le vénérable ministère que le prêtre accomplissait, il ne craignit pas de tourner le dos à l’autel, afin de pouvoir tout à son aise examiner Rosamaure, tandis que son voile était levé. Astolphe était loin de se figurer une créature aussi accomplie, et la vue de ses attraits, tant rehaussée par la modestie de la jeune signora, le jeta dans un délire extrême et le porta à s’abandonner aux plus étranges extrémités pour la posséder.

Mais dans le cœur corrompu du baron l’amour vertueux ne pouvait trouver sa place. Astolphe croyait aimer, et le monstre ne faisait que désirer. Il ne lui entra pas dans l’idée de rechercher la main de Rosamaure en s’unissant à elle de son consentement. Non, il ne fallait au méchant signor qu’outrager l’innocence en lui ravissant son plus précieux trésor.

« Je veux qu’elle soit à moi, » dit-il à Bramante, en proférant un blasphème épouvantable et plus tôt elle m’appartiendra, plus tôt je serai satisfait ; mais comment parvenir à l’arracher à sa mère, qui veille avec tant de soin sur ce précieux dépôt ?

— La chose me semble facile, » répondit le mécréant conseiller, « où la ruse est inutile, c’est en employant la force qu’il faut agir. Enlève Rosamaure, conduis-la dans ton château, et là tu pourras en abuser tout à ton aise ?

Àstolphe ne demandait pas mieux que de suivre ce détestable avis ; mais il redoutait la vengeance du peuple de Lérici, accoutumé à regarder cette charmante fille comme le plus bel ornement de la cité ; il craignait également les adorateurs nombreux de Rosamaure qui, unis avec les Lériciens, pourraient venir, son complot étant découvert, l’attaquer dans son château et le punir de son action criminelle. Il lui fallait donc, pour éviter le péril, conduire la malheureuse victime dans un lieu d’où il lui fût impossible de s’échapper et qu’on ne pût pas soupçonner.

Comme il cherchait à la rencontrer, il se rappela que, sous le château de Ferdonna, devenu l’apanage de son frère Jules, il existait de vastes et ténébreux souterrains, communiquant d’un côté dans la chambre de l’intérieur du manoir, et de l’autre dans une grotte de la montagne, à une très médiocre distance de Lérici ; il crut facile de s’y introduire, car il connaissait les secrets détours qui y conduisaient, et il se décida pour ce lieu, comme étant le plus favorable à l’exécution de ses desseins.

Avant, cependant, de ravir Rosamaure, il voulut aller visiter ces sombres cavernes, afin d’en retrouver les passages, et de voir par lui-même l’endroit le plus favorable à retenir et à cacher la jeune fille pendant quelque temps. Bramante l’y suivit, les souterrains furent par eux parcourus, ils en sondèrent toute l’étendue, jusqu’à la trappe par où l’on descendait au château. Une salle leur parut convenablement disposée pour être le théâtre du crime, et dès lors ils préparèrent tout pour enlever Rosamaure et l’entraîner dans ce lieu.

Deux brigands qui, durant toute leur vie, avaient outragé la Providence promirent à Astolphe de lui livrer avant peu la jeune fille, pour prix d’une forte somme dont, par avance, on leur abandonna la moitié ; ils devaient pénétrer dans la demeure de la mère de Rosamaure, pendant une nuit où la tempête troublerait le calme de la nature et empêcherait les cris de l’offensée de parvenir à l’oreille de ses concitoyens.

On attendit quelques jours avant de trouver le moment favorable ; enfin un vent du Libeccio impétueux souffla, les vagues du golfe, violemment agitées, venaient battre les murs de Lérici, et des coups de tonnerre répétés à l’infini par les échos des montagnes voisines s’unirent aux rugissements de l’orage, et nul bruit humain n’eut pu s’élever au dessus de ces grandes clameurs de la nature.

Les deux bandits ne manquèrent pas de profiter de cette nuit tumultueuse, si favorable à leurs projets ; ils informèrent Astolphe qu’ils allaient essayer de s’introduire par surprise dans la maison de Rosamaure, et l’engagèrent à aller les attendre au souterrain où la jeune fille devait être conduite. Astolphe eut garde d’y manquer, il y courut plein d’impatience et de coupables désirs. Son vil compagnon ne l’abandonna pas ; il cherchait, par ses discours, à augmenter son délire, à lui enlever toute idée de vertu et d’honnêteté.

Les misérables brigands arrivèrent devant la porte de la maison de Rosamaure ; ils avaient remarqué une petite muraille qu’on pouvait franchir ; ils s’introduisirent par là dans une cour intérieure, et après crochetèrent un contrevent qui leur donna l’entrée de la maison. La mère de la jeune beauté, celle-ci, une servante étaient les seuls habitantes du logis ; on les surprit pendant leur premier sommeil. La vieille dame et sa servante furent attachées au pied de leur lit, et Rosamaure étroitement liée, s’étant évanouie dans les bras de ses ravisseurs, leur facilita les moyens de l’entraîner hors de la ville.

On devait croire que nul obstacle ne contrarierait une pareille entreprise. L’orage continuait toujours son fracas ; les habitants de Lérici, renfermés dans leurs manoirs, n’avaient aucune envie de les quitter pour aller courir les rues ; aussi nul individu ne se présenta ; mais plus les chances étaient propices aux méchants, moins il fallait croire que les anges chargés de veiller à la conservation de Rosamaure se laisseraient vaincre en ce moment. Ce n’étaient pas leurs yeux que pouvaient tromper les profondes ténèbres, et leurs oreilles distinguaient facilement les cris des malheureux à travers les rugissements de la tempête ; ils semblaient sommeiller et par la main ils conduisaient un vengeur à la malheureuse Rosamaure.

Cette même nuit, le baron Jules, qui habitait le château de Ferdonna, avait voulu y revenir de Sarzanne, malgré le temps horrible qu’il faisait. Monté sur un cheval accoutumé à gravir les montagnes des Apennins, accompagné de quatre valets armés, il revenait, vers sa demeure, bravant les fureurs du Libeccio et les éclats de la foudre. Il était déjà au commencement du chemin tournant, par lequel on montait au château, lorsqu’il aperçut devant lui, à la lueur d’un éclair, deux hommes de mauvaise mine qui portaient dans leurs bras une personne évanouie. Les brigands auraient bien voulu l’éviter ; mais le bruit de l’ouragan était si considérable, qu’ils n’avaient pas entendu les pas des chevaux.

« Où donc allez-vous sur mes terres, paysans étrangers, » leur cria le baron, « à cette heure reculée, et pendant cette nuit dangereuse ?

Cette simple interrogation les troubla ; un coup de vent, à l’instant où ils allaient répondre, souleva le manteau qu’ils avaient jeté sur Rosamaure, et un nouvel éclair montra la figure de cette merveilleuse beauté.

« Ah ! » s’écria un des suivants de Jules, « c’est la vierge de Lérici, que les coquins enlèvent (car on donnait ce nom à la jeune beauté). « Il dit, et sans attendre l’ordre de son maître, il court sur les bandits, suivi de ses camarades et du signor lui-même. Les bandits, pris au dépourvu, voulurent se défendre ; mais le combat ne dura pas longtemps ; plusieurs coups les jetèrent sans vie sur le rocher, et, après leur chute, on s’aperçut que la belle Rosamaure non seulement avait perdu l’usage de ses sens, mais était encore accablée par un bâillon qu’on avait placé dans sa bouche pour l’empêcher de pousser des cris si, par hasard, elle était revenue à elle. On se hâta de l’en délivrer, et alors moins oppressée, elle commença à ouvrir ses beaux yeux. Jules ne connaissait point Rosamaure ; il la voyait pour la première fois, et tant de charmes ne manquèrent pas de produire leur effet ordinaire.

Le baron, voyant l’état de faiblesse de cette jeune fille, ne voulut pas confier à d’autres le soin de la porter au château, ou il préféra se rendre plutôt que d’aller dans la ville dont il était d’ailleurs assez éloigné ; remontant donc sur son cheval, il en pressa la course, et enfin arriva bientôt, avec son doux fardeau, dans l’intérieur de Ferdonna, et là tous les soins furent prodigués à Rosamaure.

Elle revint peu à peu à elle ; et, dès que ses forces se furent rétablies, elle chercha à se jeter au bas du lit dans lequel on l’avait placée, pour implorer la pitié du signor Jules, le conjurant, par les saints anges, de la rendre à sa malheureuse mère.

« Je vois, belle signora, » lui dit Jules, ce que votre erreur m’outrage sans assurément le vouloir. Non, je ne suis pas l’auteur de vos chagrins, et vous me devez votre délivrance. Je vous ai ravie aux monstres qui vous entraînaient ; ils ont payé de leur vie l’infame complot qu’ils avaient formé, et vous êtes dans le château de Ferdonna, dont je suis le propriétaire, maîtresse absolue de vos actions ; car dorénavant je me ferai gloire de me compter au nombre de vos plus zélés serviteurs. »

Ces paroles, auxquelles Rosamaure était loin de s’attendre, la firent subitement passer d’un désespoir extrême à un parfait contentement. La noble figure du signor, la douceur de sa voix, la fierté de ses regards parlaient en sa faveur ; et la jeune fille, croyant n’éprouver que des sentiments de reconnaissance, laissa l’amour s’introduire furtivement dans son cœur.

Cependant, troublée encore de l’évènenement affreux dont elle était la victime, peut-être un soupçon injurieux s’élevait en elle, lorsqu’elle fut entièrement rassurée sur la sincérité du beau chevalier par l’entrée, dans sa chambre, du chapelain de Ferdonna, vieillard respectable, et que Rosamaure avait souvent aperçu à Lérici, dans les fêtes principales de l’année. Plus libre, alors, de s’abandonner à la joie, elle n’éprouva qu’un seul déplaisir, celui du chagrin que devait ressentir sa mère.

À peine en eut-elle dit quelques mots, que soudain Jules se hâta de faire partir un écuyer (le jour venant de se lever) pour aller à Lérici porter des consolations à cette dame respectable ; il ne voulut pas souffrir que Rosamaure s’éloignât ; la tempête n’était pas achevée et le Libeccio soufflait avec violence.

Combien fut grande la joie que la mère de Rosamaure éprouva ! Elle avait cru perdre sans retour sa fille, et des voisins, en sortant le matin de très bonne heure, ayant vu la porte de cette signora ouverte, étaient entrés, et, à leur grande surprise, l’avaient trouvée attachée, ainsi que sa servante, et poussant de pitoyables cris : ils s’empressèrent de les délivrer, puis, se répandant dans les rues, ils proclamèrent l’enlèvement de la vierge de Lérici ; et à la nouvelle de cet attentat, toute la jeunesse de cette ville prit les armes.

On allait parcourir la campagne voisine, bien certain qu’on n’avait pas emmené Rosamaure par mer, lorsque la venue de l’écuyer du baron de Ferdonna dissipa ces inquiétudes. Il raconta ce qui s’était passé ; on s’empressa de se rendre au lieu où les bandits avaient été immolés, et on les y trouva sans vie, ce qui ne permit point de savoir quel motif les avait poussés à commettre cette action détestable.

La signora, touchée de ces marques d’affection, en remercia vivement ses compatriotes ; mais pressée de revoir sa fille, elle se hâta de partir pour aller la rejoindre dans le château de Ferdonna.

Depuis le premier moment où Rosarnaure avait frappé les regards du baron Jules, ce seigneur n’était plus tranquille ; l’amour était descendu dans son cœur avec toutes ses flammes, avec toute sa tendresse, et la belle fille lui paraissait nécessaire au complément de sa félicité.

Sous prétexte de lui donner le temps de se remettre de sa terreur, il l’engagea à prolonger son séjour dans Ferdonna, lui laissant redouter une nouvelle tentative de la part du malheureux qui avait dirigé son enlèvement. Rosamaure et sa mère étaient bien faciles à épouvanter sur ce point, et la jeune personne, sans se l’avouer à elle-même, ne semblait pas fâchée d’une résolution qui la retenait auprès du noble signor.

Cependant, au bout de plusieurs jours, il fallut bien songer à la retraite, et l’heure du départ fut arrêtée à l’aurore suivante. Jules en éprouva la plus vive douleur ; mais l’amour qui l’agitait ne voulut pas rester tranquille dans son ame ; il lui parlait des plaisirs de l’hymen, et le décida de proposer à la belle Rosamaure et sa main et son cœur.

Lorsque ce dessein fut arrêté, Jules alla trouver le pieux chapelain de Ferdonna, son précepteur dans sa jeunesse et maintenant son ami… « Père, » lui dit-il, « voilà que le départ prochain de la signora Rosamaure me rend déjà le plus infortuné des hommes ; je sens qu’après l’avoir connue il me sera impossible de l’oublier, elle est élevée dans la crainte de Dieu ; ses mérites en tout genre se montrent assez ; elle est de noble naissance, mais elle manque de fortune. Que peut me faire ce dernier article ? n’en ai-je pas assez pour nous deux ? Que me conseillez-vous ? Croyez-vous que je puisse jamais prendre une épouse qui sache mieux répandre les bénédictions du ciel sur ma maison ?

— Mon fils, » répliqua le chapelain, « déjà plus d’une fois j’ai songé au bonheur que goûterait l’époux de cette pieuse fille, aussi je n’aurai garde de vous détourner de votre projet. Elle est pauvre ; dites-vous, ne croyez pas une erreur pareille ; on a plus que la richesse quand on apporte en mariage tant de vertus et de si précieuses qualités.

— Eh bien ! » reprit Jules, « puisque vous ne m’êtes pas contraire, vous ne me refuserez pas à me servir. Allez trouver la vieille signora, faites-lui connaître ma pensée, et dites-lui que je n’ai eu garde de parler à sa fille avant d’avoir obtenu son consentement. »

Le chapelain, charmé d’une résolution aussi sage, partit sur-le-champ pour aller trouver la mère de Rosamaure dans la chambre qu’elle occupait ; il s’acquitta de sa mission. On doit croire que la signora ne fit pas de grandes difficultés pour donner un pareil époux à sa fille ; et Rosamaure, en apprenant qu’il l’avait demandée, laissa dans sa confusion virginale éclater sa modeste joie.

Les diverses parties étaient d’accord ; Jules, impatient de conclure son bonheur, voulut que la même journée où les signora devaient les quitter fût aussi celui où Rosamaure s’unirait à lui par des liens indissolubles ; vainement la pudique fille, demanda plus de temps pour se recueillir, ses instances furent vaines ; il lui fallut céder au plus doux empressement. Le vieux chapelain bénit lui-même cette union et souhaita toutes sortes de prospérités aux deux époux. Certes, mieux que personne, ils étaient en droit d’en jouir.

Une si prospère journée s’écoula dans les transports de l’allégresse. Tous les vassaux de Jules, les principaux habitants de Lérici furent appelés à prendre part à la fête ; partout la joie se montrait ; on enviait la félicité du noble époux ; les femmes mêmes convenaient que Rosamaure, par ses vertus, était digne de la haute fortune a laquelle elle était parvenue.

Cependant la soirée s’avancait, la mère de la jeune épouse l’appela pour la conduire dans la chambre nuptiale ; deux femmes l’attendaient pour la déshabiller, mais elle ne voulut pas que personne prît cette peine. Tremblante d’amour et de pudeur, elle engagea sa mère à la quitter un instant, là suppliant de retarder quelque peu la venue de son bien-aimé.

Demeurée seule, elle peigna ses beaux cheveux, puis s’agenouillant sur le plancher, elle implora pour elle et pour le baron Jules la protection du ciel.

Le jeune signor, pendant un peu de temps, respecta la solitude de Rosamaure ; mais, comme elle se prolongeait, sa patience fut à son terme ; il n’hésita plus à entrer dans la chambre où l’appelaient l’amour et les désirs. Il poussé la porte et voit son épouse étendue sur le carreau, baignée dans son sang et percée de cinq à six coups de poignard. Ses yeux ne contemplèrent pas longtemps ce funeste spectacle ; ils se fermèrent ; et, poussant un cri d’horreur, il tomba inanimé sur le cadavre de l’infortunée Rosamaure.

À cet accent lamentable, on accourut, et Dieu seul peut apprécier la grandeur de la tristesse générale. On voulut essayer de rappeler les deux époux à la vie. Hélas ! tous les deux étaient allés achever leur union dans le ciel. On prétend que tout à coup une lumière éclatante remplit la chambre ; que des concerts aériens se firent entendre ; et un moine d’un couvent voisin, qui mourut depuis en odeur de sainteté, assura par serment avoir vu cette nuit même, se trouvant en prière sur une montagne assez proche, les ames de Jules et de Rosamaure s’élever dans le ciel brillantés de splendeur et accompagnées d’un cortège nombreux d’esprits célestes.

En cherchant par où les meurtriers avaient pu s’introduire, on découvrit la trappe fatale qui les avait conduits dans le château. On prit des torches pour les poursuivre, on parcourut les profondeurs des souterrains, mais sans découvrir l’issue qui donnait sur la campagne, à la première recherche. Le chapelain la connaissait ; il ne jugea pas prudent de la montrer à une si grande multitude.

Par la mort du baron Jules, sans postérité, sa fortune passait tout entière à son frère Astolphe. On lui dépêcha un courrier ; mais nulle part n’était Astolphe ; ses gens ignoraient le lieu vers lequel il avait porté ses pas. Durant quinze jours, on demeura dans cette incertitude ; enfin, vers le seizième, un pâtre, conduisant son troupeau de chèvres dans la montagne, aperçut un cadavre, vêtu de riches habits, dans le fond d’un précipice : il en parla, on se transporta à l’endroit par lui indiqué, et l’on reconnut les restes du baron Astolphe, horriblement défiguré, tout meurtri, et la tête tordue, ce qui faisait frémir les spectateurs.

Un bruit accusateur s’éleva soudain parmi la foule ; on ne douta pas que ce jeune homme vicieux ne fût tombé victime de la malice des esprits infernaux. La chose, néanmoins, n’eût pas été prouvée sans une révélation qui instruisit le saint religieux, dont nous avons déjà parlé, de tous les détails de la vérité, et nous allons les faire connaître.

Astolphe, suivi de son ami Bramante, attendait dans les souterrains de Ferdonna le moment où sa proie lui serait amenée ; enivré d’un féroce amour, il comptait les heures ; les minutes ; cent fois sa vivacité ramena vers l’embouchure de la caverne, mais ses agents ne paraissaient pas ; l’attente était affreuse pour une ame aussi emportée. Enfin le jour brillant sans qu’on arrivât lui donna la pénible certitude que le coup avait dû manquer, et, sans vouloir plus écouter les représentations de Bramante, il voulut lui-même aller à Lérici pour essayer de découvrir ce qui s’était passé.

Il ne lui fut pas nécessaire de courir si loin ; car, en traversant le chemin, il reconnut les cadavres des deux brigands ; et dès lors devina qu’on était parvenu à leur enlever leur victime. Furieux d’un tel événement, redoutant que les bandits ne l’eussent accusé avant de mourir, il ne songea plus à pousser sa route jusqu’à Lérici ; et tournant du côté de son château le plus voisin, il alla y attendre ce qui pouvait sulter de cette entreprise si téméraire, et qui avait complètement échoué.

Mais ses craintes étaient vaines, nul ne l’accusait ; car on ne pouvait même le soupçonner. Il ne tarda pas à voir que ses émissaires, en perdant la vie, avaient emporté son secret.

Bramante l’avait quitté, voulant, lui avait-il dit, aller s’informer en personne si Rosamaure était encore tranquille à Lérici. Peu de jours après il revint : « Je sais tout, » dit-il au baron Astolphe en l’abordant ; « votre belle vous a été ravie, tandis que nos deux hommes vous la conduisaient fidèlement ; et savez-vous quel est celui qui vous a privé du bonheur de posséder une si charmante fille ? c’est le même dont déjà vous avez tant à vous plaindre.

— Je n’ai pas besoin » s’écria Astolphe, « d’en apprendre davantage ; ma haine en redoublant dans mon cœur vient de me le nommer : c’est mon frère Jules.

— Oui, c’est lui qui s’enrichit de tout ce qui est à votre convenance ; il a rencontré les brigands sur son chemin, il les a immolés, a pris Rosamaure avec lui, l’a conduite tout éplorée dans son château de Ferdonna ; et pour l’y retenir de manière à ce qu’elle ne vous soit jamais ravie, il l’épouse demain matin ; et dès lors il se flatte de jouir près d’elle du bonheur que vous n’avez fait qu’entrevoir.

— Oh ! non, » dit Astolphe en laissant errer sur ses lèvres pâles un atroce sourire, « oh ! non ; le bonheur qu’il espère n’est pas encore si certain ; il peut épouser Rosamaure, mais il ne la possédera jamais.

— Vous voudriez ?…

— Va, Bramante, laisse-moi faire ; si tu m’aimes, tu ne m’abandonneras point, et je me charge alors de te procurer la vue d’un spectacle auquel on n’est pas accoutumé dans la Germanie. »

En disant ces mots, Astolphe posa la main sur son poignard, et ses yeux prirent tout à coup une expression plus féroce. Bramante ne répliqua que ces mots : « Fais ce que tu souhaites, et sois sûr que je ne te quitterai jamais. » Il dit, et regarda Astolphe avec un regard tellement étrange, que le baron en tressaillit malgré lui.

Ces deux monstres se rendirent pendant la nuit dans les souterrains de Ferdonna par l’issue qui leur était connue ; là ils attendirent patiemment que les fêtes de la noce touchassent à leur fin. Alors ils se rapprochèrent de l’escalier par où l’on pouvait parvenir à la trappe, jugeant le moment favorable, et que les nouveaux époux devaient être dans le lit nuptial.

« Il est temps, » dit Bramante d’une voix sépulcrale ; en même temps, et pour la première fois, il embrasse le baron que, durant toute la journée, il avait entretenu de tous les détails qui pouvaient augmenter sa fureur.

L’embrassement de Bramante produisit un effet extraordinaire sur Astolphe ; ses yeux furent éblouis, la rage inonda son cœur : ce n’était plus un homme, c’était un démon déchaîné. Il soulève la trappe, pénètre dans la chambre, poussé par une fureur que rien ne peut arrêter. Ô surprise ! la vierge est encore seule, son époux ne l’a pas encore approchée. Combien plus le désespoir de Jules en sera grandi ! Ainsi pense ce monstre, et, se ruant sur l’innocente beauté, par cinq coups de poignard, en lui arrachant la vie, il donne à son ame le droit d’aller prendre place au rang des esprits bienheureux.

Dès qu’il a vu couler le sang, son délire se dissipe ; l’horreur d’un tel crime se présente tout entière à lui, il se recule épouvanté, il veut secourir sa victime ; déjà sa voix s’élève pour appeler du secours, pour s’accuser lui-même ; mais tout à coup, Bramante, qui était resté dans le souterrain, paraît auprès de lui : « Viens, lâche, » lui crie-t-il d’une voix tonnante, « sortons ; nous n’avons plus rien à faire dans un lieu dont les anges vont s’emparer. »

Il dit, sa forte main saisit Astolphe ; il l’entraîne par l’escalier, sous les voûtes profondes, et les fait retentir de ses horribles éclats de rire.

Astolphe, en les entendant, a connu son compagnon ; il sait déjà celui qui l’entraîne hors du château, mais il ne peut se débattre, sa langue est glacée par la terreur, sa pensée, confondue, ne sait plus prier : hélas ! le malheureux ne se trompait point ; la clarté de la lune lui fait, apercevoir, en sortant des souterrains, le changement qui s’est opéré dans les traits de Bramante : « Ce n’est plus un homme, c’est Satan lui-même avec toute sa malignité. »

« Viens, » crie-t-il encore à Astolphe ; « tu m’as demandé de rester toujours avec toi, je te l’ai promis, je tiens ma parole ; viens, mon digne émule, partons pour des lieux où nous ne nous quitterons jamais. »

Il achève, et sa main puissante arrache la vie au coupable, abandonné de son ange gardien, et puis il lance dans un abîme le corps, dont il a ravi sans retour l’ame destinée à d’insupportables, à d’éternels tourments.

On ne voulut pas donner une sépulture sainte aux restes du misérable Astolphe ; ils furent inhumés tout auprès de l’ouverture de la grotte, non loin du précipice où on les avait trouvés, tandis que le chapelain de Ferdonna, ayant béni une des salles souterraines, y déposa avec grande pompe le corps des deux époux. Depuis, ce lieu a été choisi de préférence par les seigneurs de Ferdonna pour être celui de leur sépulture.

Un an, jour pour jour, après ce funeste événement, et durant le calme de la nuit, d’épouvantables clameurs furent entendues dans la chambre du meurtre (ce nom avait été donné par la commune voix à la pièce où périrent Rosamaure et son époux) ; une terreur soudaine se répandit dans le château. Dès lors, il se fit nuitamment dans cette chambre d’étranges bruits ; on entendait d’affreux blasphèmes ; on y voyait brûler des flammes sulfureuses ; et parfois des ombres sanglantes en franchissaient le seuil. Vainement des prières furent faites, vainement des exorcistes célèbres essayèrent d’en chasser les êtres surnaturels qui s’en étaient emparés : leur piété, leurs prières furent inutiles ; on sut que ces apparitions dureraient tant que le château de Ferdonna existerait sur ses fondements inébranlables.

Ainsi l’ordonnait la volonté du Tout-Puissant, afin que ce prodige perpétuel, jetant dans les cœurs une crainte salutaire, les empêchât de se livrer à de pareils excès, par lesquels la race du vieux baron de Ferdonna avait été anéantie.

Et généralement on attribuait au refus que ce seigneur avait fait de faire aucun don aux églises ou aux prêtres, quêtant en Europe pour le saint-sépulcre, l’arrêt qui détruisit sa postérité.