Souvenirs d’un fantôme/Les Visions du vieux château

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C. Le Clère (tome IIp. 179-290).


Les Visions du vieux château.


Depuis longtemps les seigneurs de Tarabel jouissaient, en Bretagne, d’une haute réputation, tant par l’antiquité de leur race que par leur fortune et la renommée que leur avaient acquise d’innombrables exploits. En 1337, le seigneur de Tarabel, Alain V du nom, avait deux fils, espoir de sa vieillesse, et dont les rares qualités faisaient la publique admiration. Le sire Alain avait eu pareillement un frère qui, engagé dans le saint ordre de la prêtrise, fut loin de conserver la pureté qu’exige un si saint état. Lâchant la bride à ses passions, il allait ça et là, séduisant les pastourelles, les trompant par des faux-serments, et puis se riant de leurs larmes. Ses riches abbayes fournissaient abondamment à ses dépenses, et chaque jour était employé par lui à des fêtes et à des divertissements de toute espèce. Avant de s’engager dans les ordres, où son ambition l’avait conduit, vers sa trentième année il s’était marié, et avait eu de sa femme deux garçons et une fille qui coûta la vie à sa mère. Renaud de Tarabel abandonna ses enfants aux soins de sire Alain, son frère, et, espérant le riche évêché de Nantes, se fit ecclésiastique, comme nous l’avons dit. Son caractère inconsidéré le portant à chercher sans trêve de nouvelles aventures, il revêtait rarement le costume de son état ; et jeune et bel homme encore, les conquêtes ne lui manquaient pas.

Un jour où, emporté loin de sa demeure par une partie de chasse, il s’était égaré et n’avait pu se rendre à la halte qui était préparée, la faim le contraignit d’entrer chez un riche vavasseur, où, sans se faire connaître, il demanda quelques mets pour satisfaire son appétit. Les bonnes gens l’accueillirent de leur mieux ; et s’apercevant à ses éperons dorés que ce devait être un seigneur de haut lignage, s’empressèrent de le traiter convenablement. Damp Renaud (damp est le titre qu’on donnait alors aux abbés) demeura en son particulier frappé des attraits de la jeune fille de la maison. Alice était grande et bien faite ; elle portait sur sa figure l’empreinte d’une belle ame et d’un digne caractère. Ses yeux noirs lançaient d’imposantes flammes, et la nature eût dû faire naître Alice à la cour des ducs de Bretagne, pour la placer selon les qualités qu’elle avait fait croître dans cette jeune personne. Renaud déguisa d’abord son admiration pour ne point effrayer les parents d’Alice ; mais, dès le premier moment, il essaya de lui faire comprendre l’impression qu’elle avait faite sur son cœur. Dans tous les temps, le sexe aimable dont Alice faisait partie a eu une malheureuse pente à l’orgueil du rang ; et à l’époque dont nous parlons, un chevalier était réellement un être d’une classe si supérieure à la bourgeoisie, que les filles de vassaux ne soupiraient qu’après des conquêtes qui pussent les élever au noble titre de dame, seul objet de leur ambition. Alice était femme, et, moins que toute autre, elle pouvait souffrir la vanité, les airs méprisants des damoiselles de la contrée ; et quand Renaud lui eut fait entendre qu’il l’aimait, elle s’imagina tout de suite qu’elle porterait un jour à son doigt la bague de fin or, et qu’elle pourrait revêtir les robes de velours, garnies de fourrures et de zibelines.

Renaud, par lui-même, pouvait se flatter de plaire : aussi ne trouvait-il pas étrange qu’Alice parût le voir avec intérêt. Cependant il fallait qu’il s’éloignât d’elle : il le fit à regret, et lui ayant demandé si parfois elle allait se promener dans la campagne voisine, la jeune vassale lui répondit que presque tous les jours, vers le coucher du soleil, elle allait faire une prière à l’oratoire de la Vierge-du-Rocher. Le lieu ainsi désigné était dans l’épaisseur de la forêt, dont le château de Tarabel était entouré, à une distance à peu près égale de la demeure d’Alice et de l’abbaye où Renaud faisait sa résidence. Il en fut très joyeux ; et ; ayant témoigné son contentement par un regard que la jeune fille interpréta avec facilité, il s’élança sur son destrier rapide, le fit partir au grand galop, et disparut en peu de temps. Il ne rêva plus qu’à l’heure où il reverrait la pastourelle, car il se promettait bien de se trouver à l’oratoire ; et une fois encore oubliant les préceptes de la religion, il se prépara à ajouter un nouveau crime à ceux dont il s’était déjà souillé.

Alice, de son côté, dormit mal durant la nuit qui succéda à la journée où elle avait vu le prétendu chevalier ; elle se plaisait à repasser dans son ame les expressions dont il s’était servi, l’admiration qu’il avait fait paraître. Elle ne douta pas de sa sincérité ; car sur ce point toute belle est crédule, et difficilement leur amour-propre consent-il à entendre qu’il est possible qu’on veuille les tromper. « Ou’il est beau ! le noble sire, » se disait-elle ; « ah ! qu’il serait doux de devenir son épouse, et de se voir par lui dame de haut parage !… Comme une autre, je saurais tenir mon rang. »

Dans son idée, Alice passait en revue les demoiselles qu’elle mortifierait par son élévation inattendue, et les bourgeoises jeunes et jolies qui pourraient mourir de dépit. Plus elle rêvait à Renaud, plus elle sentait augmenter en elle sa dévotion à la Vierge-du-Rocher. Ainsi eût-il fallu que les éléments y eussent mis obstacle pour qu’elle ne se fût pas rendue au lieu où, le lendemain, elle avait la presque certitude de rencontrer le chevalier.

La nature parut d’intelligence avec le perfide ; le ciel fut sans nuage, et Alice put s’acheminer vers le lieu où Renaud l’attendait déjà. Cet homme dissimulé se promit une victoire complète, et nul frein ne devait le retenir. Il quitta son abbaye dans le même costume qu’il portait la veille ; et, suivi d’un varlet, son digne confident, il courût à l’oratoire, devançant l’heure où Alice devait y venir. Elle se montra flattée d’un si grand empressement ; et Renaud, entrant en conversation avec elle, commença à lui parler d’amour. Ce langage est si doux pour une novice bachelette, que rarement elle se refuse à l’écouter. La simple Alice n’eut garde de repousser qui lui promettait amour parfait et constance sans termes : elle ne déguisa pas non plus ce qui se passait dans son ame, et Renaud obtint la certitude qu’il serait aimé.

Plusieurs fois il revint à l’oratoire, et Alice, de son côté, s’y rendit exactement. Les serments les plus solennels furent échangés en face de la Vierge, et lee sacrilége Renaud ne craignit pas que la foudre le punît de son parjure et de son infâme séduction. Cependant le méchant était loin encore d’être satisfait. Alice restait pure, et son honneur n’était pas entaché. Espérant s’unir un jour à un chevalier qui l’abusait par mille tromperies, à chaque moment, elle perdait un peu de sa retenue. L’amour, habile à placer son bandeau sur les yeux de l’innocence, dérobait à Alice le danger vers lequel il l’entraînait. Tout entière à sa passion, elle brûlait de toutes les flammes de son âge, et la nature en elle combattait contre sa vertu.

Renaud s’apercevait des progrès qu’il faisait dans cette ame ingénue, et ne remarquant pas le ferme caractère qui était caché sous une simple enveloppe, il se figura pouvoir sans crainte abuser de son amie, et puis qu’elle n’exhalerait sa peine qu’en tristes larmes et regrets impuissants.

Durant deux jours de suite, il ne parut pas au rendez-vous, et cette absence imprévue plongea Alice dans la plus amère affliction. Elle croyait à la mort et non à l’inconstance de son ami ; et ce fut avec une joie sans pareille que, le troisième soir, elle le vit enfin de retour. Il s’excusa sur des occupations imprévues, et tout en causant il amena la jeune fille vers une grotte voisine, où il s’assit sur un siége de mousse qu’il avait fait préparer par les soins de son varlet. Alice, sans défiance, se trouva dans les bras de son amant, et quand elle connut le danger qui la menaçait, elle fut la première à proclamer sa défaite ; et, au sortir de ce lieu fatal, elle n’avait plus son innocence, et les démons avaient juré qu’il était temps de commencer à punir Renaud de tous les dérèglements de sa coupable vie. Tant que ce perfide fut avec son amie, celle-ci ne réfléchit pas à toute la perte qu’elle venait de faire. L’amour l’entraînait encore, et elle était heureuse du bonheur de son amant ; mais cette ivresse ne dura pas longtemps. Renaud, satisfait, s’éloigna d’elle ; et alors l’illusion se dissipant, Alice connut sa faute, et en rougit jusque dans le fond de son cœur. Lorsque Renaud, à leur première entrevue, voulut la ramener dans la grotte, théâtre de sa défaite, Alice eut la force de s’y refuser. Elle fit entendre au prétendu chevalier qu’il serait temps de lui tenir la promesse qu’il lui avait faite. « Je suis votre épouse, » lui dit-elle, « devant Dieu ; je dois la devenir devant les hommes ; et si vous m’aimez, il ne vous est plus permis d’exposer mon honneur, que je n’ai pas craint de vous confier. »

Ces paroles prononcées avec une fermeté à laquelle Renaud était loin de s’attendre le plongèrent dans une vide inquiétude, à la pensée de ce qu’Alice pourrait faire quand elle découvrirait la vérité. Loin de vouloir alors la détromper, et se flattant de se faire oublier d’elle lors d’un voyage prochain qu’il devait faire à Paris, il essaya de la jouer encore, et lui promit que, sous huit jours, il viendrait la prendre pour la conduire à l’autel, et la présenter à ses vassaux comme leur légitime souveraine. Alice aimait avec bonne foi, dès lors elle devait être confiante : elle ne douta point des paroles de son amant ; et se retira plus tranquille, se reposant entièrement sur ce qu’il lui avait juré.

Le surlendemain de cette entrevue, il y avait une fête solennelle au monastère, dont Renaud était abbé. Depuis longtemps, les parents de la jeune fille avaient fait le projet d’aller à l’abbaye faire leur dévotion, lors d’une principale festivité, et celle-ci se rencontrant, ils résolurent de s’y rendre. Alice les suivit avec plaisir, ne se doutant pas du malheur affreux dont elle allait être frappée. Par une rencontre bizarre, ce jour-là même, Renaud, qui ordinairement se déchargeait sur ses religieux du soin de célébrer les offices, fut cependant contraint de dire la messe, à cause de l’importance du saint jour ; et alors il s’entoura de tout le faste dont les ecclésiastiques aimaient alors tant à se parer.

Alice, tout occupée de ses pieuses réflexions, n’avait pas encore regardé le célébrant, lorsqu’une voix connue venant frapper son oreille, elle leva les yeux, et avec une inexprimable douleur, dans le damp abbé du saint monastère, elle reconnut le perfide chevalier qui si indignement l’avait abusée.

Non, nous ne nous flatterons pas de peindre convenablement son désespoir. Ne pouvant commander une première impression de sa douleur, elle se laissa tomber presque sans vie, et il fallut l’emporter hors de l’église pour essayer de lui faire reprendre ses sens. Son père et sa mère par qui elle était tendrement chérie la soignèrent, et recherchèrent quelle pouvait être la cause de cette subite indisposition. On le lui demanda quand elle fut revenue de son évanouissement ; mais elle n’avait garde de faire une révélation aussi imprudente : elle ne parla que du dérangement de sa santé, et conjura avec instance ses parents de la ramener dans sa demeure. Elle employa son énergie à contenir l’impétuosité de son désespoir ; mais, quand elle fut seule, elle se jeta à genoux, et, dans un transport de fureur inexprimable, elle jura de prendre une vengeance terrible de l’indigne trahison dont elle était la victime. Plus soulagée après cette résolution, elle acheva de dévorer ses larmes, et elle se promit de si bien cacher son projet, que nul ne pût en être témoin et n’eût les moyens d’y opposer les conseils de la raison ouïes obstacles de la prudence. Cependant elle brûlait de faire connaître à l’infame Renaud qu’elle était éclairée, et qu’elle pouvait apprécier toute l’étendue de son infortune. Elle redoutait que le monstre, ignorant ce qui s’était passé, ne cherchât à la revoir, et elle sentait qu’elle ne pourrait soutenir sa vue que dans l’instant où elle entreprendrait de le punir. Elle s’empressa donc de broder sur un morceau de canevas ces paroles : Je sais tout ; et le jour suivant, elle alla déposer cette manière de billet au pied de la statue de la Vierge-du-Rocher, à l’oratoire, bien assurée que nul ne se permettrait de l’enlever, tant alors la dévotion était grande, et que le coupable, en lisant ces caractères, reconnaîtrait aisément la main qui les avait tracés.

Ce qu’Alice avait prévu arriva. Renaud, ne la voyant point paraître, s’approcha de l’oratoire, et le morceau de canevas frappa sa vue : il se hâta de le prendre, et, ayant lu les mots accusateurs, il sentit le frisson du remords s’élever dans son cœur, et pendant un temps il pleura sur cette nouvelle victime ; mais bientôt son caractère reprenant le dessus, il ne tarda pas à continuer le cours de ses débordements.

Chaque jour Alice, abandonnée à sa douleur profonde, perdait une partie de ses charmes ; son teint se décolorait, son embonpoint disparaissait, et bientôt elle acquit l’affreuse certitude qu’elle portait dans son sein le fruit malheureux de sa faiblesse. Oh ! comme sa colère en redoubla ! avec quelle fureur nouvelle ajouta-t-elle à sa haine, et combien furent terribles les éclats de sa vengeance comprimée ! Elle aimait à aller gémir dans la grotte où elle avait perdu son repos ; elle en parcourait les sinuosités, et, remarquant dans une partie reculée de la caverne l’ouverture d’un nouveau souterrain, elle se promit de le franchir le jour suivant.

En effet, s’étant munie d’une lanterne, elle ne craignit pas d’entrer dans la seconde grotte, qui s’enfonçait considérablement dans les entrailles de la terre. En regardant avec beaucoup de soin autour, elle découvrit que le passage dans lequel elle était parvenue n’était point un ouvrage de la nature, mais que la main des hommes avait présidé à sa construction ; car, en plusieurs endroits, il était revêtu de maçonnerie.

Cette découverte, en piquant sa curiosité, l’engagea à pousser plus loin sa course ; elle continua son chemin, et, après dix minutes de marche, elle arriva dans une salle, dont le plafond avait à peine cinq pieds d élévation. Alice considéra la voûte avec attention, et, dans un coin de la pièce, elle vit un escalier qui allait aboutir à une trappe qui l’arrêta, car Alice ne put la soulever. En l’examinant avec attention, elle reconnut que les planches qui la composaient étaient plus qu’à moitié pourries. Alors, sans balancer, profitant de la lumière de sa lanterne, elle mit le feu à la trappe, qui s’enflamma rapidement. Alice, toujours plus intrépide, monta l’escalier : il s’élevait en serpentant dans l’épaisseur d’une muraille, et paraissait conduire aux divers étages d’un grand bâtiment. Elle franchit une soixantaine de marches ; et, voyant alors une porte de fer qui était fermée par des verrous, elle essaya de la tirer, et y étant parvenue, la porte s’ouvrit. Alice alors, soulevant une tapisserie de velours vert, entra dans une chambre dont les murs étaient revêtus d’une pareille étoffe. Et alors se rappelant ce qu’elle avait entendu dire à ses parents, qui plusieurs fois s’étaient entretenus devant elle de la magnificence des habitations de plusieurs seigneurs leurs voisins, elle ne douta pas qu’elle ne fût dans le château le plus près de la grotte, et ce devait être celui de Tarabel.

Alice, en voyant dans l’abbé du monastère, l’amant qui l’avait perdue, avait appris sur-le-champ à le connaître ; elle sut dès lors que le perfide était le frère puîné du baron de Tarabel, et elle put envisager d’un coup d’œil toute la perfidie de Renaud, dent l’exécrable réputation était parvenue jusqu’à elle. Cette découverte ajouta à son extrême désespoir, et raffermit de plus fort dans ses projets de vengeance.

Ce fut donc avec une joie véritable qu’elle se trouva amenée, par son voyage souterrain, dans l’intérieur du château où habitait la famille du perfide, et où sans doute lui-même devait souvent venir. Elle borna, pour cette fois, à la chambre verte, le terme de ses recherches ; et se retirant en silence, elle reprit le chemin qui l’avait amenée jusque-là. Elle eut grand soin de refermer la porte de fer, et elle descendit le petit escalier en regrettant d’avoir été forcée d’incendier la trappe qui lui avait donné entrée dans l’intérieur du château ; mais elle s’en consola en songeant que ce passage était peut-être oublié depuis bien longtemps, et qu’on pouvait laisser passer un long espace de jours avant de s’apercevoir qu’elle l’avait découvert. En revenant chez elle, elle forma le projet de paraître se retirer du monde, et de cacher dans la grotte de l’oratoire son désespoir et l’état funeste dans lequel un cruel l’avait plongée.

Elle ne tarda point à effectuer son dessein, en déclarant à sa famille que, touchée d’un rayon de la grâce, elle voulait se retirer du monde et consacrer désormais sa vie au culte de la sainte mère de Dieu. Vainement ses parents, désolés d’une résolution semblable, la conjurèrent de ne pas les abandonner ; vainement ils cherchèrent à s’opposer à son idée par toutes sortes de moyens. Alice demeura inflexible. Le clergé, qu’elle intéressa, combattit pour elle ; et, malgré les larmes de son père et de sa mère, deux mois après l’événement dont nous venons de rendre compte, elle fut solennellement installée dans la grotte, où on chercha à lui faire un logement passable. Le jour de la prise de la possession fut une fête pour la contrée : les prélats l’y conduisirent en procession ; on vanta le généreux dévouement de l’héroïne chrétienne, on la donna en exemple à toutes les filles du pays, et sa ténébreuse demeure fut placée sous la sauvegarde puissante de la religion.

Alice, livrée à elle-même, concentra sur un seul point toutes ses pensées ; elle chercha d’abord à dérober à tous les regards les progrès de sa grossesse, ce qui ne fut pas difficile. Elle était très grande et fort mince ; et, avec le secours d’un ample vêtement et de plusieurs voiles dont elle se couvrit, elle parvint à détourner jusqu’à l’apparence d’un soupçon. Le second but de ses pensées fut de prendre une connaissance plus exacte du château de Tarabel, Chaque nuit, elle s’y porta, et, par le moyen des secrets passages qu’elle parvint à découvrir, se rendit vraiment maîtresse des lieux. Plus d’une fois il lui vint dans la pensée de punir Renaud dans la personne de ses enfants. On les élevait par les soins de leur oncle, qui était leur curateur, avec les siens ; et Alice, pénétrant dans leur demeure, sentait, par intervalles, le barbare désir de leur plonger un poignard dans le sein ; mais, au moment d’exécuter ce crime atroce, elle reculait malgré elle, et remettait sans cesse au lendemain à commettre un forfait, aussi odieux au ciel et aux hommes.

Cependant l’époque de sa délivrance arriva. Elle avait, à l’avance, préparé ce qui lui était nécessaire ; et se retirant dans les cavernes intérieures de son domicile, elle donna le jour à une fille destinée à être, comme sa mère, la plus infortunée des créatures. Il fallut à Alice toute la force de son caractère réunie à celle de sa constitution pour ne pas succomber à ses souffrances cruelles ; elle les surmonta avec un héroïque courage ; elle implora le secours de la Divinité, qui ne pouvait l’appuyer dans ses desseins, et elle parvint enfin au terme marqué par la nature pour retrouver un peu d’allégement. Elle arrosa de larmes la fille qui naissait dans ce sombre séjour ; durant trois journées, elle la garda avec elle, ne pouvant se décider à s’en séparer. Elle vit pourtant que la chose était indispensable, et, après avoir mille fois renouvelé ses fureurs contre le monstre qui l’avait trahie et désolée de toute manière, elle se détermina à exécuter ce qu’elle avait arrêté. Ce n’était point en des mains étrangères qu’elle voulait confier le soin de veiller sur un trésor qui lui était si cher ; elle s’était déterminée à exposer sa fille dans l’intérieur du château de Tarabel, bien assurée que ses habitants ne repousseraient pas une pauvre enfant délaissée.

En conséquence de cette résolution ; dès que la nuit fut venue, Alice, enveloppant sa fille dans les plus riches langes qu’elle avait pu se procurer, et lui passant au cou une chaîne de fin or, que Renaud lui avait autrefois donnée, Alice s’en alla porter le fruit d’un amour malheureux au travers des passages qu’elle avait à franchir pour s’introduire dans le château. Elle arriva, le cœur oppressé, dans la chambre verte, et en y entrant, un coup d’œil rapide lui apprit qu’elle était habitée. Alice voulait précipitamment se retirer, quand elle jeta un regard sur le lit ; et quelles ne furent pas sa douleur et sa surprise en y apercevant le lâche Renaud, qui y goûtait un sommeil paisible, tandis que sa déplorable victime éprouvait tous les tourments des enfers ! Oh ! quelle fureur s’éleva dans l’ame ulcérée de la pénitente ! Le démon qui voulait consommer sa perte entra dans son cœur ; il lui offrit toutes les ressources de la vengeance ; il lui montra celui qui l’avait déshonorée, paisible, tandis qu’elle était consumée par des regrets qui ne finiraient qu’avec sa vie ; il lui représenta qu’il vivait heureux, que jamais il n’avait songé aux larmes qu’elle pouvait répandre, et, en même temps, il fit briller aux yeux d’Alice la dague que Renaud portait constamment, au mépris des lois ecclésiastiques qui le lui défendaient.

Nous ne dirons pas comment la recluse se décida à cet acte si coupable ; mais sa fille, dont elle allait se séparer, fut le plus vif stimulant que pût employer l’ennemi constant des hommes. Alice, posant son enfant sur une chaise longue, s’avança du lit du perfide ; et, trouvant dans sa rage toujours croissante l’énergie nécessaire au crime dont elle allait se souiller, elle saisit le poignard, s’approcha du lit et, n’écoutant que sa vengeance, elle frappa Renaud par trois fois. Les coups ne furent pas portés par une main mal assurée ; chacun d’eux aurait suffi pour arracher à Renaud une vie qu’il avait souillée de condamnables excès ; et sans se réveiller, sans pouvoir prendre soin de son âme, des bras du sommeil il passa dans les horreurs de l’éternité. Ce forfait consommé, Alice, jetant sur sa fille un regard farouche, se demanda à elle-même s’il y en avait bien assez d’un crime. Elle jeta avec force la dague dont elle s’était servie pour le commettre, dans la crainte d’aller plus loin encore ; et se retirant à pas précipités, elle quitta la chambre, témoin de ce meurtre, pour aller ailleurs trouver le remords. Il ne tarda pas à l’assaillir avec tous ses serpents, il descendit dans son sein, et bientôt il troubla sa tête ; l’infortunée aurait eu peine à dire comment elle put faire pour regarder son chemin. Hélas ! sa raison était troublée, elle s’empressa de sortir de sa grotte, où il lui semblait que le spectre de Renaud venait la poursuivre ; elle s’élança dans la campague et courut, poussée par le seul instinct qui la guidait alors, vers la demeure de sa famille.

À la pointe du jour, la première personne qui sortait de la maison trouva Alice étendue sur le seuil de la porte, et à moitié mourante. Son père, sa mère accoururent aux cris que poussait leur serviteur fidèle ; ils en apprécièrent trop le funeste sujet, ils relevèrent l’infortunée, dont les vêtements étaient souillés de sang ; et recommandant un profond silence à leur domestique, ils cherchèrent à rendre leur fille à la vie. Vains projets ! Les jours de cette pauvre abandonnée étaient comptés, elle ne sortit de son délire que pour retrouver ses remords ; et gardant un silence obstiné sur son crime, elle expira le troisième jour.

Ce funeste événement, dont la connaissance fut cachée à toute la contrée, laissa dans l’ignorance la noble famille de Tarabel sur la cause de l’assassinat de l’abbé, et jamais nul ne put percer les sanglantes horreurs de ce mystère. Les parents d’Alice eussent pu seuls parler, mais ce ne fut que longtemps après qu’ils en firent la confidence à un pieux ecclésiastique, qui se chargea du soin d’écrire cette lamentable histoire, pour être donnée en exemple aux jeunes filles imprudentes et aux religieux désordonnés.

Le lendemain de l’assassinat de Renaud, ses gens entrèrent dans sa chambre à l’heure accoutumée ; d’abord les vagissements de l’enfant attirèrent leur attention, ils coururent vers la petite fille, qui réclamait impérieusement sa nourriture accoutumée. Leur surprise en même temps était grande de la trouver dans la chambre de l’abbé, sans que celui-ci parût s’en occuper, ou sans que tant de bruit ne le tirât de son assoupissement peu ordinaire ; mais leur étonnement prit bientôt une autre direction, quand, en avançant vers le lit, ils aperçurent le cadavre inanimé de leur maître. Les cris affreux qu’ils poussèrent ne tardèrent pas à attirer tous les habitants du château. Le sire Alain principalement demeura plongé dans une douleur amère à la vue de son frère inhumainement égorgé. Vainement s’empressat-il de donner les ordres les plus précis pour faire retrouver l’assassin ; sa trace était entièrement perdue, et l’issue secrète qui eût pu amener à la connaissance de la vérité ne fut pas découverte ; chacun se perdait dans ses conjectures, auxquelles la petite-fille nouvellement née ajoutait une teinte merveilleuse bien propre à alimenter la curiosité.

La dame de Tarabel, prenant en ses bras cette innocente créature, l’amena dans sa chambre, et lui ayant d’abord donné du lait chaud, envoya chercher la femme d’un vilain qui était nourrice, et la chargea de donner son sein à l’enfant abandonné.

Le sir Alain et sa noble épouse, quand ils se retrouvèrent ensemble, se communiquèrent leurs réflexions sur ce sinistre événement. Tous les deux conclurent que leur frère avait péri sous les coups d’une vengeance peut-être excusable, et que sans doute la naissance de la petite fille avait été la cause première de ce forfait ; ils se résolurent, en conséquence, à l’élever avec soin, afin de réparer, du mieux qu’il leur serait possible, le mal que Renaud avait pu faire.

Plusieurs années se passèrent ainsi, durant lesquelles la baronne de Tarabel mourut, ainsi que son noble époux. Leur fils unique ; qu’on appelait Olivier, leur succéda ; mais il était bien jeune encore ; à peine atteignait-il sa dix-neuvième année. Son frère Salomon était parti pour aller faire ses vœux dans l’ordre des chevaliers de Saint-Jean de Rhodes, et ses cousins, les fils de Renaud, vivaient seuls auprès de lui. L’un portait le nom d’Arthur, l’autre celui de Raoul. La fille d’Alice avait été élevée avec un soin tout particulier, dans le château, avec la jeune demoiselle de Tarabel, dont elle était devenue la douce amie. Ces deux aimables enfants étaient inséparables, et toutes les deux se faisaient admirer par leur rare beauté.

La fille d’Alice avait reçu au saint sacrement du baptême le nom de Marcilie, et sa cousine-germaine celui de Béatrix. Le jeune baron Olivier ne pouvait voir tous les jours Marcilie sans être frappé de ses charmes. Le sir Alain, en mourant, ne lui avait point fait part de ses conjectures sur la naissance de l’orpheline, que toujours on avait fait passer comme l’enfant d’un chevalier allié aux barons de Tarabel, et mort depuis longtemps dans des contrées lointaines. L’amour, qui se plaît à braver toutes les convenances sociales, ne se contenta pas de troubler le cœur d’Olivier, il descendit dans celui du second des fils de Renaud, et Raoul peu à peu connut les ardeurs d’une flamme incestueuse.

Marcilie ne partageait pas cette passion ; elle eût choisi, pour l’objet de sa tendresse, l’aimable et vertueux Olivier ; mais encore tranquille, grâce à son jeune âge, à peine elle connaissait le pouvoir de ses dangereux attraits. Olivier, qui la voyait chaque jour se développer davantage, se livrait à une tendresse fatale. Vainement les conseils d’un ami de son père, qui faisait auprès d’Olivier office d’un tuteur, cherchaient à lui faire prendre le change ; car Olivier, plein d’amitié pour le chevalier Robert, lui faisait lire dans le fond de son ame. Emporté par sa passion, il se refusait à voir ce qu’exigeait de lui la splendeur de sa naissance ; mais la possession de la pauvre Marcilie lui offrait un bonheur bien supérieur à celui qu’il pourrait goûter dans une union avec la plus noble et la plus puissante damoiselle de la contrée.

Ce qui fatiguait le plus le baron de Tarabel était le tableau que le chevalier Robert lui faisait de son adolescence. « Vous êtes trop jeune, » lui disait ce respectable ami, « pour songer à vous marier encore, vous ne vous êtes fait connaître par aucun fait d’armes remarquable, et vous voulez avoir le droit de vous affranchir des devoirs que le monde vous impose ! Non, Olivier, non, vous ne pouvez le faire ; et d’ailleurs, connaissez-vous ce que c’est que l’amour ? vous est-il permis d’apprécier toute l’étendue de ce sentiment impérieux ? À peine sortez-vous de l’enfance ; un peu de temps encore, vous serez tout surpris de votre erreur, quand la maturité de l’âge vous ; permettra de l’apprécier. »

Olivier était loin de se rendre à des représentations semblables, il s’en irritait en secret et s’en affligeait devant son excellent ami ; il gardait encore en lui sa tendresse pour Marcilie, et, courant dans les solitudes de la forêt, il rêvait, avec un charme toujours nouveau, à l’état de son ame, et se rappelant les avis de Robert. Cependant il cachait sa tendresse au fond de son cœur ; la prudence et son amitié pour Robert lui commandaient ce sacrifice, ou plutôt cette retenue. D’ailleurs Marcilie avait à peine quinze ans ; pouvait-elle elle-même devenir susceptible d’un si doux feu ? Le délicat damoisel avait peine à le croire, et il voulait tout attendre du temps et de son amour.

Raoul, de son côté, nourrissait, comme nous l’avons dit, une flamme pareille. Avec toutes les mauvaises qualités de son père, il avait pareillement sa profonde duplicité. Les charmes de Marcilie étaient l’objet de ses désirs les plus violents ; et par une dissimulation perpétuelle, il ne paraissait pas s’apercevoir qu’il existât auprès de lui une si aimable personne.

Le château de Tarabel, où tant de jeunes caractères étaient réunis, eût dû être sans cesse le théâtre de la gaîté et des plaisirs ; néanmoins chacun y était grave et retenu, car des causes étrangères et surprenantes jetaient dans tous les esprits une constante impression de terreur. Depuis l’époque reculée du meurtre de l’abbé Renaud, nul n’avait voulu habiter sa chambre, où les apparitions les plus extraordinaires se manifestaient chaque nuit. Suivant le désir universel des commensaux de Tarabel, plusieurs fois, durant le régne des ténèbres, on avait entendu des cris s’élever de cet appartement redouté ; des lueurs sinistres l’éclairaient momentanément ; et à chaque anniversaire du meurtre, un éclat de rire effrayant retentissait dans les vastes galeries de cette partie du château.

Le concierge s’étant une nuit retardé dans la chambre de l’intendant, auquel il allait rendre ses comptes, vit venir à lui une femme vêtue d’une longue robe noire, qui, éclairée par une lumière blafarde, traversait le corridor menant à la salle verte ; elle paraissait verser d’amères larmes ; elle frappait avec véhémence sa poitrine, et tenait, de la main gauche, un poignard tout dégouttant de sang. À cette horrible vision, le pauvre concierge eut à peine la force de chercher son salut dans la fuite, et d’implorer le secours de tous les anges du paradis. Il rentra chez l’intendant qui, partageant son épouvante, fut contraint de le recevoir jusqu’au jour prochain.

On doit croire que sa langue ne fut pas muette, et qu’il raconta à chacun ce qu’il avait vu. Le sir Alain vivait alors ; lui-même, imbu de l’idée de son siècle, s’empressa de faire venir plusieurs saints religieux ; ils exorcisèrent les lieux, mais ils ne purent rien sur les prodiges qui s’y opéraient : un pouvoir divin s’y opposait ; le ciel voulait que la mesure des crimes fût comblée.

L’aumônier de Tarabel, dans une autre circonstance, devint le témoin d’un prodige à peu près pareil à celui que nous venons de raconter. Ce ne fut point une femme qui se montra à lui, mais bien damp Renaud en personne, se roulant au milieu d’immenses flammes, que ne pouvait éteindre le sang coulant à flots de ses trois profondes blessures. De temps en temps, ces fantômes se reproduisaient. Les enfants, auxquels on ne prit pas le soin de cacher ces prodiges effrayants, en conçurent, plus que tout autre, une crainte que l’âge ne leur fit plus surmonter. Marcilie, particulièrement, ne pouvait bannir de son imagination la figure de cette femme, que le concierge avait décrite avec tant de soin, et qui, depuis, s’était montrée à diverses reprises. Tantôt, dans son sommeil agité, Marcilie la voyait se traîner à pas lents vers la couche où elle-même reposait. L’habitante de la tombe, triste et silencieuse, se penchait vers elle, et malgré ses efforts déposait sur ses lèvres un froid baiser, qui, faisant tressaillir Marcilie, la réveillait en sursaut ; alors elle eût juré qu’une lueur éclairait encore la chambre, et qu’une agitation de l’air lui donnait l’assurance qu’une personne s’éloignait de son lit. Tantôt, lorsque vers le soir elle descendait à la chapelle du château pour y faire ses prières accoutumées, elle croyait entendre auprès d’elle un soupir étouffé, ou voir sur le plancher se dessiner une ombre informe qui semblait appartenir à un corps placé derrière elle. Marcilie se retournait avec vivacité, elle n’apercevait que l’espace, ou elle rejetait sur le trouble de son imagination la vapeur qui parfois se laissait apercevoir et se dissipait avec promptitude.

Tous ces faits qu’elle, croyait certains, se renouvelant sans cesse, faisaient naître dans son ame une sourde mélancolie qui l’empêchait de se livrer aux éclats de la joie. Rarement cherchait-elle à se distraire de ses travaux par des jeux folâtres, elle employait ses récréations à faire de pieuses lectures, à broder de riches vêtements pour la madone de la chapelle.

Béatrix, à son exemple, ne cherchait pas les amusements bruyants ; elle aimait, comme son amie, la tranquillité de la retraite ; et, pareillement effrayée des visions dont la paix du château était troublée, elle ne sortait plus de sa chambre quand la nuit était venue ; et là, son frère, ses deux cousins, ainsi que Marcilie, venaient la trouver : Robert s’y rendait pareillement avec le pieux chapelain, et tous les deux, pour intéresser la compagnie, leur racontaient tour à tour les exploits des chevaliers bretons à la Palestine, ou les histoires de tous les revenants que les pères de l’ordre de Saint-Benoît avaient fait entrer dans leur froide demeure. Certes ces derniers récits n’étaient point propres à bannir la terreur dont l’ame des jeunes filles était remplie. Les trois damoiseaux, plus braves, n’étaient point cependant à l’abri de toute émotion, quand le religieux représentait, en des propos superstitieux, la puissance et la malice du prince des ténèbres.

Un soir où, entre autres histoires, une plus épouvantable avait été racontée, Raoul remarqua que Marcilie regardait attentivement Olivier. Celui-ci, tout occupé de ce qu’on venait de dire, laissa éclater sur son visage le trouble intérieur de ses sens. Raoul crut le moment propice pour faire établir par Marcilie une comparaison à son avantage entre lui et Olivier ; il chercha à plaisanter le chapelain et à élever des doutes sur la vérité de sa narration. « Damoisel, » lui dit le vieillard, « gardez-vous de ces semences d’orgueil et d’incrédulité, que l’ennemi des hommes cherche à faire naître en vous. D’où pouvez-vous prendre tant d’assurance ? Avez-vous jamais été appelé au conseil du Très-Haut, et pourriez-vous nous fixer les manières précises dont il se sert pour exécuter ses inévitables jugements ?

Loin de se rendre à cette douce réprimande, Raoul commença de nouveau. « Hélas ! moins que tout autre, vous devriez tenir un pareil langage, » répliqua le chapelain ; « n’est-çc point dans ce château que damp abbé, votre père, fut assassiné par un meurtrier dont le crime ne fut jamais découvert ? et n’est-ce point ici encore que votre père revient parfois pour nous demander des prières, ou pour nous annoncer son éternelle perdition ? »

Ce propos intimida Raoul ; mais, voyant sur les lèvres de Marcilie un demi-sourire, où il voulut reconnaître un peu de moquerie, il s’en piqua, et poursuivit la conversation sur le point où il l’avait commencée : « Je sais comme vous, vénérable, que mon père est mort d’un forfait odieux ; je sais pareillement qu’on assure que son ame inquiète vient parfois errer dans ces murailles où le crime fut commis, mais pourquoi, si la chose est véritable, ni mon frère, ni moi n’avons vu l’ombre de ce père infortuné ? D’où vient qu’elle ne se montre visible que pour des varlets et pour des étrangers ? Ne formez point le désir de la voir, » dit le religieux avec empressement, « et gardez-vous de tenter les desseins de la Providence. »

Toute l’assemblée écoutait dans un silence profond les deux interlocuteurs ; chacun, en particulier, blâmait Raoul de son obstination, et le chevalier Robert essaya de le faire rentrer en lui-même. Ce fut en vain, un pouvoir étranger agissait sans doute sur le damoisel ; il reprit la parole en ces termes : « Non, on ne me prouvera jamais que de véritables apparitions se manifestent dans Tarabel, nous sommes les jouets de quelque téméraire qui profite, dans ses intérêts, d’une manière odieuse, de la terreur qu’il répand parmi nous. — Je puis vous le jurer, nous ne sommes pas déçus par le mensonge ; la volonté du ciel agit ici, et vous devez, de peur de vous rendre coupable, l’adorer et vous taire. — Certes, cela ne sera pas ; je ne me rendrai qu’à l’évidence. Si mon père est autour de vous, s’il peut entendre ma voix, eh bien ! qu’il se montre, qu’il se montre, qu’il paraisse, je veux le voir. Je douterai de la puissance dont vous me parlez si elle ne renouvelle pas pour moi les prodiges dont d’autres yeux sont les témoins. — Impie jeune homme ! ne tentez pas la Providence ! craignez d’attirer sur vous les traits redoutables de sa colère ! — Vous ne m’ébranlerez pas ! » s’écria Raoul, toujours plus emporté par son délire, « mon père, si tu es ici, viens, montre-toi, je te verrai sans épouvante, ou je taxe de mensonge tout ce qu’on nous a dit jusqu’à ce jour. »

L’insensé jeune homme n’avait pas laissé sortir ces dernières paroles de sa bouche quand, tout à coup, une commotion sans pareille ébranla le château jusque dans ses fondements. L’effroyable éclat de rire qui, parfois, troublait le calme des nuits retentit avec un nouveau bruit ; la porte de la chambre de Béatrix s’ouvrit avec violence. « Me voilà ! » dit une voix sépulcrale ; et dans la galerie, à la lueur d’un feu infernal, apparut l’ombre irritée de Renaud, qui, faisant de la main un geste de menace à son fils téméraire, s’évanouit dans les ténèbres épaisses.

Par un mouvement spontané, tous les témoins de cette scène épouvantable se précipitèrent aux pieds du saint religieux, espérant trouver près de lui plus de sûreté ; Marcilie et le damoisel tombèrent dans un profond évanouissement, tandis que Raoul, terrifié, restait immobile dans la position de l’effroi le plus marqué. Son frère et son cousin vinrent, le moment d’après, au secours de Béatrix et de l’orpheline, ils cherchèrent à les rendre à la vie et on eut de la peine à y parvenir. Cependant le chapelain, saisissant une croix placée dans l’oratoire de la chambre, courut vers la galerie pour exorciser le fantôme de Renaud : mais il avait disparu. Tout à l’intérieur était calme et une violente tempête venait de s’élever dans les airs. En ce moment, tous les habitants du château accoururent, car tous avaient ressenti le tremblement de la terre et entendu la foudroyante réponse de l’être surnaturel. Chacun demanda en grâce au chapelain de passer le reste de la nuit en prières ; il y consentit facilement ; et quand les deux amies furent un peu remises, on prit le chemin de la chapelle, où des exercices pieux eurent lieu jusqu’à la venue du jour. Depuis ce moment, l’indomptable Raoul partagea la gravité commune ; l’amour le cédant à un plus puissant que lui s’éloigna pour un temps de son ame ; mais peu à peu l’impression que le damoisel avait éprouvée perdant de sa force, il revint à aimer éperdument Marcilie.

Son frère, tout à la fois accoutumé à vivre auprès de Béatrix, s’aperçut enfin combien elle était digne qu’on lui rendit aussi de tendres hommages. Il aima sa cousine et souhaita ardemment de lui faire partager le sentiment auquel il s’abandonnait avec délice. Arthur n’osait point encore parier d’amour ; il cherchait seulement à se rapprocher non de Béatrix, mais de sa compagne. Il voulait intéresser Marçilie à le servir, et sans cesse il trouvait un nouveau prétexte pour l’aborder, dans la pensée qu’elle lui serait favorable. Une conduite si nouvelle ne tarda pas à être remarquée par les deux secrets prétendants au cœur de l’orpheline. Olivier en éprouva tout à la fois du plaisir et de l’inquiétude. Il voyait, par l’amour prétendu d’Arthur, son amour anobli ; car enfin il ne serait pas le seul à rendre justice à cette belle personne, et en même temps il redoutait que son cousin ne parvînt à plaire, puisque, comme lui, il ne cachait pas sa passion.

Raoul, de son côté, s’irritait de ce qu’il appelait l’audace de son frère, comme si Arthur eût dû deviner le secret de son cœur. La jalousie le tourmentait avec une fureur sans pareille, et il ne rêvait qu’à chercher les moyens de rendre sensible Marcilie, ou la posséder, si elle ne voulait point partager ses feux. Plus ce jeune homme avançait dans sa carrière, plus son impétuosité augmentait ; on eût dit que l’enfer avait résolu d’en faire sa proie, et de se servir de lui pour anéantir toute la postérité du coupable Renaud : aucune vertu ne brillait dans son caractère ; haine, envie étaient les deux sentiments auxquels il se livrait le plus volontiers. Depuis la sinistre apparition de son père, Raoul était loin de craindre les ténèbres et la solitude : tout au contraire, il se plaisait à errer dans les lieux les plus reculés et les plus sombres ; il ne s’avouait pas à lui-même ce qu’il y venait chercher ; mais l’ennemi des hommes connaissait ses pensées les plus cachées : il s’en applaudissait, et, avec une infernale joie, il se promit de le faire tomber dans les pièges qu’il lui tendrait.

Raoul très souvent allait prendre sa récréation sur une haute tour de Tarabel ; il lui semblait qu’à cette élévation son ame était moins oppressée, et qu’il respirait plus librement : c’était en ce lieu qu’il se plaisait à songer à Marcilie, à former les projets qui devaient lui soumettre cette belle personne. Là il haïssait plus à son aise son frère, dont il croyait connaître l’amour, et son cousin, dont également il soupçonnait la tendresse. Un jour que, plongé dans de profondes rêveries, il s’était rendu dans cet endroit, il s’assit sur un banc de pierre qui régnait en dedans des créneaux : le ciel était sombre, les nuages s’amassaient, et tout annonçait l’approche d’un orage. Raoul ne s’en apercevait pas ; il avait croisé ses mains, sa tête était penchée, et il demandait à l’enfer aussi bien qu’à la Providence de le rendre l’époux de l’orpheline. Ses regards errants çà et là se portèrent sur Une dalle de pierre, au milieu de laquelle était scellé un anneau de fer. Il y fit d’abord une médiocre attention ; mais peu à peu son esprit inquiet s’en occupa davantage, et enfin, quittant son siége, il voulut voir quel pouvait être le motif qui avait fait placer un anneau dans ce lieu. Il crut qu’on avait voulu s’en servir pour élever des fardeaux ; mais ce cercle lui parut trop faible pour avoir été destiné à soutenir un poids trop considérable, et il s’imagina que ce pouvait être une chambre secrète pratiquée dans l’épaisseur de la voûte. Il eut la curiosité de s’en assurer : il se servit de son poignard pour enlever la terre qui s’était glissée dans les interstices du carrelage ; puis, employant toute sa force, il parvint peu à peu à soulever la dalle, qui était d’une médiocre grandeur. Cette entreprise terminée, il reconnut l’ouverture d’un escalier dans lequel il s’engagea ; mais il ne tarda point à revenir sur ses pas, voulant aller chercher une lampe pour se donner la facilité de parcourir des lieux où la clarté du jour pénétrait difficilement, il se garda bien de donner connaissance de sa découverte avant de l’avoir entièrement explorée. Il parvint à se munir d’un flambeau de résine, et, l’ayant allumé, il pénétra dans l’escalier mystérieux. C’était celui par où Alice était entrée dans le château, celui qui lui avait servi à se venger d’un traître, et dont le démon voulait profiter pour faire retomber sur la race de Renaud les malédictions d’une amante infortunée.

Raoul, comme Alice, vit les portes cachées qui aboutissaient à chaque étage. Il poussa plus bas son voyage, et parvint à la trappe incendiée, qu’il dépassa pareillement. Enfin, continuant toujours sa route à travers les sinuosités du souterrain, il fut jusqu’à la grotte où Alice s’était retirée, et de là il aperçut la clarté du jour.

Raoul sentit toute l’importance d’une découverte de ce genre, et plus que jamais il se fit le serment de la garder pour lui seul. Dès lors il se crut le maître de Tarabel et de tous ses habitants, puisqu’il avait la facilité d’entrer et de sortir, lui et les siens, de cette forteresse, sans que personne pût mettre désormais le moindre obstacle à ses projets. Il connaissait l’histoire d’Alice ; il savait que, depuis sa mort, les paysans de la contrée n’osaient point approcher de la caverne où elle avait vécu ; et Raoul se flatta que cette crainte empêcherait toujours les curieux de découvrir ce passage secret. Il y entra, et malgré sa fermeté, il ne put se défendre d’un mouvement de terreur, lorsqu’à un angle de la route une espèce de figure blanchâtre se présenta à lui. Il mit avec empressement l’épée à la main ; mais sans doute son imagination l’avait abusé, car la vision s’était évanouie. Cependant il hâta ses pas.

Lorsqu’il fut parvenu à la hauteur du premier étage du château, il voulut voir où aboutissait la porte de fer qui était en ce lieu ; il en tira les verrous, et entra, avec une nouvelle épouvante, dans la chambre où son père avait perdu la vie. Alors il lui fut expliqué avec quelle facilité l’assassin avait pu s’introduire, et se retirer sans l’apparence du danger. La lueur de son flambeau se porta sur un objet placé à terre ; il voulut voir ce que ce pouvait être, et s’abaissa pour le ramasser. C’était une dague richement sculptée dans sa poignée — mais à l’instant où Raoul allait y porter la main, il sentit tout à coup l’impression d’une autre main, froide, mais invisible, qui se plaça sur la sienne, comme pour vouloir l’arrêter, et lui défendre de toucher à l’instrument avec lequel on avait tranché les jours de son père : c’était la même dague dont Alice s’était servie pour punir le traître Renaud. Tout le sang de Raoul se figea dans ses veines, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête en éprouvant cette résistance dont la cause lui était inconnue. Il se releva précipitamment et promena autour de lui un regard effrayé ; mais aucune vision ne s’offrit à sa vue. Cependant il n’osa pas tenter une seconde fois de saisir le fer couvert de rouille. Il se recula, et, reprenant le chemin de l’escalier, il acheva son enquête, et ce fut avec une vraie joie qu’il se retrouva sur le haut de la tour, à l’heure où le soleil allait se coucher : déjà les arbres de la forêt cachaient une partie de son disque étincelant.

Raoul replaça avec soin la pierre qui couvrait l’orifice de l’èscalier ; il remit la terre entre les jointures, et posa par dessus quelques brins d’herbes afin de les mieux déguiser.

Il ne savait pas encore à quel but pourrait le conduire ce qu’il venait de voir ; mais il songeait que l’orpheline deviendrait sa proie, soit qu’il l’enlevât du château, soit qu’il se contentât de l’enfermer dans une des obscures cavernes qu’il venait de parcourir. Parfois néanmoins il revenait au souvenir de cette blanche figure qu’il avait cru apercevoir, ou à celui de cette main invisible dont il était certain d’avoir senti le contact. Serait-il vrai que l’ombre de son père errât sans relâche dans les lieux où sa perte fut consommée, et s’opposerait-elle aux desseins de son fils ?

Piaoul eût sans doute dû songer davantage aux prodiges dont il avait été le témoin ; mais, aveuglé par celui qui voulait sa perte, il ne voyait que son propre contentement et ne songeait pas aux avertissements réitérés dont le ciel avait voulu employer les moyens pour l’éclairer au bord de l’abîme. Chaque jour ajoutait à sa passion ; la nuit, des rêves funestes lui représentaient les charmes de Marcilie ; il la voyait, parée de ses grâces, lui tendre les bras, sourire à ses discours, et bientôt, devenant moins pudique et plus criminelle, répondre à ses désirs et le recevoir dans ses bras. Tantôt elle paraissait s’éloigner de lui, elle l’évitait en la compagnie d’Arthur ou d’Olivier, et alors la jalousie déchirait Raoul ; elle lui donnait des conseils perfides : il s’élancait sur le couple heureux, le sang coulait, et le fratricide n’en avait pas toute l’horreur qu’un crime aussi détestable lui devait inspirer.

Cependant, plus Marcilie avançait en âge, et elle entrait dans sa seizième année, plus elle se sentait portée vers Olivier. Les soins délicats de cet aimable jeune homme, sa beauté, son excellent caractère le rendaient digne de l’amour qu’il inspirait à l’orpheline. Marcilie, à laquelle il dérobait celui qu’il éprouvait, était consumée par cette peine secrète, cette vague douleur inséparable d’un véritable sentiment ; elle aimait, appréciait la distance qui la séparait du baron de Tarabel ; aussi, loin de lui laisser connaître ce qui se passait en elle, ce n’était qu’à la solitude qu’elle faisait ses confidences, et elle ne parlait de son ardeur qu’à l’heure où nul ne pouvait l’entendre. Elle se plaisait à répéter dans ces moments une romance composée par un célèbre trouvère de Picardie, Savary de Mauléon ; elle la chantait cachée dans l’épaisseur de la forêt, où souvent elle promenait, comme Olivier, ses mélancoliques rêveries. Un jour Marcilie, épanchant son ame par ses purs accents, se croyait seule dans le lieu qu’elle avait choisi : elle était loin de penser que l’objet de son affection secrète, Olivier, l’avait suivie et l’avait entendue. Le tendre damoisel ; toujours occupé de l’orpheline, l’ayant aperçue prenant la route de la forêt, y avait couru après elle ; et, s’approchant à la faveur d’un épais feuillage, il ne perdait pas une parole de la romance dont nous venons de parler. L’expression que Marcilie y avait mise lui fit augurer qu’elle éprouvait ce fatal sentiment, et il trembla qu’un de ses cousins n’en fût l’objet. Il voulait d’abord s’éloigner pour échapper au trouble de son ame ; mais, réfléchissant que le moment était favorable, et qu’il valait mieux encore sortir de sa pénible incertitude, il se décida à faire connaître à la jeune fille la flamme qu’elle lui avait inspirée.

Son aspect imprévu, et auquel elle était loin de s’attendre, la plongea dans une vive émotion. Elle ne put douter qu’Olivier ne l’eût entendue ; et dès lors, persuadée qu’il pouvait deviner ce qui l’occupait, elle se livra à un embarras extrême, et une soudaine rougeur colora son charmant visage. « Je ne croyais pas, damoiselle, être importun, » lui dit le baron en s’approchant d’elle ; « et sans être taxé d’indiscrétion, je pensais pouvoir troubler votre solitude. — Celui, » répondit Marcilie en baissant ses yeux étincelants, « qui, par sa bienveillance pour une infortunée, lui donne le droit de s’imaginer être sa sœur peut-il croire la déranger jamais ? Il est vrai que, me croyant seule, je chantais plus librement que je ne le fais quand je suis en nombreuse compagnie. — Eh ! qui plus que vous, chère Marcilie, aurait pourtant le droit d’avoir partout une égale assurance ! Quelle autre pourrait se flatter de posséder une voix plus agréable, plus mélodieuse ! Ah ! que la modestie a de charmes quand elle s’allie à un si parfait talent ! — Est-ce qu’entre frères les compliments sont permis ? C’est aux étrangers à les faire, et d’eux seuls il convient de les écouter. — Si, pour vous chérir tendrement, on doit auprès de vous se taire, alors le titre que vous me donnez me serait moins précieux, puisqu’il m’empêcherait de faire éclater mon admiration ; mais je vois qu’un tel propos vous déplaît : je ne le prolongerai pas ; une seule question me sera-t-elle permise ? — N’avez-vous pas le droit de tout dire ? » répliqua Marcilie, bien loin de penser à ce qu’on allait lui demander. — Je voudrais, » poursuivit Olivier d’une voix plus altérée, « connaître le chevalier auquel vous adressiez les paroles de la romance que je viens d’entendre ; si, par hasard, il s’en trouvait un qui pût prétendre au bonheur dont vous parliez. — Hélas ! sire, voilà une question à laquelle j’aurais peine à répondre ; simple bachelette que je suis, dois-je songer à noble chevalier, et doit-on voir dans ce que j’ai chanté autre chose qu’un badinage ? — Ô Marcilie ! qu’il serait doux d’y démêler une pensée secrète et véritable, et que j’envie le bonheur d’Arthur ou de Raoul, si l’un ou si l’autre a obtenu cette tendresse à laquelle j’attacherais la prospérité de ma vie. »

Cette brusque déclaration était trop directe et trop précise pour ne pas surprendre l’orpheline et la ravir tout à la fois. Rien ne pouvait lui être plus doux que d’apprendre de la bouche d’Olivier l’existence d’une flamme qu’elle partageait si bien ; néanmoins une retenue impérieuse, venait lui ordonner de se taire, et elle craignait de laisser apercevoir toute sa joie : tremblante devant le damoisel, elle ne trouvait point de paroles pour lui répondre ; elle en connaissait cependant la nécessité : mais, quand la raison lui commandait le silence, l’amour se révoltait, d’une pareille vigueur.

Olivier, la voyant si profondément émue, et n’apercevant sur ses traits aucune marque d’aversion ou de mépris pour sa tendresse, en devint plus hardi et renouvela ses instances avec plus de vivacité ; il parla le langage séduisant d’une passion extrême, il se montra si amoureux, que Marciiie ne put lui présenter un front sévère ; et, cédant enfin au désir intérieur qui l’entraînait, — elle avoua au sire de Tarabel qu’elle n’était pas insensible à sa flamme, et que le même feu brûlait en son cœur. Oh ! quel délice fit éprouver cet aveu à celui qui le reçut ! Avec quelle ivresse s’abandonna-t-il aux espérances flatteuses de l’avenir ! Il se jeta aux genoux de son amie ; il lui jura une éternelle fidélité ; leurs bouches échangèrent les plus tendres serments, et en même temps Marcilie, toujours conduite par une entière modestie, demanda instamment à son ami de cacher encore sous les voiles du mystère leur mutuel attachement. L’impétueux jeune homme ne pouvait concevoir la nécessité de cette conduite ; il voulait, au contraire, apprendre son bonheur à tout l’univers ; il en était joyeux, il en tirait gloire, et le cacher lui déplaisait extrêmement. « Nous devons néanmoins, » lui dit l’orpheline, « ne pas exciter contre nous la haine de ceux qui pourraient nous être contraires : on peut craindre votre amour pour une fille sans nom, et si jamais, vous rendant à la voix de la sagesse, vous choisissez votre épouse parmi les damoiselles des hauts barons, du moins si ma faiblesse est inconnue, je n’aurai pas à rougir un jour de mon malheur. — Quoi ! » répondit Olivier, « est-ce là le motif outrageant qui vous porte à me demander le secret qui vous parait si nécessaire ? Craignez-vous donc de vous confier à moi, et m’accuserez-vous injustement de perfidie ? Si je vous aime, ma flamme ne sera point légère, et jamais les vassaux de Tarabel n’auront une autre suzeraine que Marcilie. »

Ainsi parla le jeune homme. Son amante chercha à l’apaiser, et tous les deux, en pleine intelligence, rentrent dans le château, où nul encore n’avait soupçonné leur absence, et où le seul Robert pouvait connaître l’amour du baron. La mélancolie naturelle de l’orpheline était quelque peu diminuée. Dès ce moment, elle songea moins à ses terreurs nocturnes et plus souvent à son ardeur, heureuse, d’être aimée de celui qu’elle chérissait ; elle ne voulait voir que le bonheur, et chassait constamment les sombres images dont parfois son cœur était rempli.

Arthur cherchait depuis longtemps à l’entretenir, et il avait grand’peine à en rencontrer l’occasion. Olivier d’un côté, Raoul et Béatrix de l’autre, laissaient rarement l’orpheline seule, et il n’était point facile de causer avec elle, lorqu’on avait besoin de le faire d’une manière à ne pas être entendu. Enfin, un jour où Arthur entrait dans la salle de travail, il éprouva un vif contentement à la vue de Marcilie, occupée seule au grand métier de broderie. Il se hâta de courir à elle ; et après l’avoir priée de l’écouter attentivement, il entama la conversation importante qu’il voulait avoir avec elle. Il lui parla de l’attachement sans bornes que lui inspiraient les charmes de Béatrix. Il lui témoigna le désir de mériter à son tour la tendresse de cette belle personne. Marcilie, à qui les soins d’Arthur avaient donné de l’inquiétude pour son propre compte, fut charmée d’apprendre que ce damoisel ne songeait pas à elle ; et, sans se faire beaucoup prier, elle lui promit de parler pour lui à mademoiselle de Tarabel. Arthur, enchanté de son extrême complaisance, la remercia avec une complète reconnaissance, et saisissant la belle main de Marcilie, il y déposa un baiser respectueux.

Le démon, ennemi de cette malheureuse famille, amena dans ce moment Raoul, qui revenait de la chasse. La vue de la caresse que son frère faisait à l’orpheline le met hors de lui-même ; et venant à celle-ci, tandis qu’Arthur se retirait, sans soupçonner avoir été surpris par le bouillant Raoul, ce dernier, disons-nous, s’adressa à Marcilie en ces termes : « À la chaleur que mettait mon frère dans les adieux qu’il vous faisait, je n’ai pas besoin de vous demander, mademoiselle, quel pouvait être le sujet de votre conversation. Je dois le deviner sans peine, et Arthur n’en eût pas agi ainsi s’il avait à se plaindre de vos rigueurs. — J’ignore, siré Raoul, » répliqua Marcilie, un peu moins craintive, depuis qu’elle connaissait son empire sur Olivier, « d’où peuvent naître les soupçons que vous vous permettez de me faire paraître. Est-ce la première fois qu’ont lieu ces légères marques d’hommage ou d’amitié ? et ne puis-je, sans vous déplaire, accueillir votre frère comme il le mérite si bien ? — Vous êtes la maîtresse de vos volontés, on n’a que le droit de se plaindre de vos rigueurs quand on les éprouve, et trop longtemps je me suis tu pour n’avoir pas laissé à un autre la facilité de me prévenir dans votre ame. — Vous vous plaignez à tort de ne pas avoir part à mon affection ; jugez-moi plus favorablement, je vous prie ; les compagnons de mon enfance me sont également chers, et je me croirais coupable si je n’avais pas pour eux une pareille amitié. — Marcilie, je vous en conjure, ne feignez pas de prendre ainsi le change ; ce n’est point, votre amitié que je réclame, j’ai besoin d’un sentiment plus entier, plus désirable ; que mon frère, que mon cousin soient vos amis, je les verrai sans peine ; mais c’est au don de votre cœur que je prétends, et c’est le don de mon amour que le mien vous offre. — Y pensez-vous, sire Raoul ? et devez-vous parler ainsi à une simple fille, que tant de causes doivent éloigner de vous ? Croyez-moi, souffrez que je rejette ce propos sur votre aimable galanterie et donnez un autre but à votre conversation. — Je n’ai garde d’y consentir, damoiselle ; ce sera désormais, jusqu’à la fin de ma vie le seul sujet dont je vous entretiendrai. Vous avez bien permis à mon frère de vous parler ; aurais-je moins de droit à votre complaisance, ou lui en avez-vous accordé de plus grands à votre cœur ? — Je vous le répète encore, votre frère n’est que mon ami. — Je ne pourrai jamais le croire, à moins que vous ne m’acceptiez pour votre époux. — Si, par ce seul moyen, je puis vous convaincre d’erreur, il me sera difficile de vous persuader, car il me semble impossible de me tirer de la paix et de la situation heureuse où je me trouve.

Raoul, dans son emportement jaloux, n’eut garde de laisser passer sans répondre une aussi pénible déclaration ; son ardeur délirante éclata par de fortes menaces ; il accusa Marcilie, il se plaignit de son frère ; il jura que jamais personne ne posséderait la femme de son choix ; et il se retira la rage dans l’ame, laissant la jeune fille épouvantée de tout ce qu’il lui avait dit. Elle ne crut pas devoir le répéter à Olivier et elle se contenta d’en frémir.

Raoul, furieux contre Marcilie et son frère, dont il croyait la passion réciproque, jura de se venger de ce que, mal à propos, il appelait l’injustice du jeune couple. Il forme, dans son courroux, le projet d’enlever Marcilie du lieu où elle était en sûreté contre ses entreprises, et de l’emmener dans un château qui lui appartenait en propriété, et là de contraindre par force l’orpheline, ou à lui céder, ou à lui donner sa main. Connaissant un moyen assuré de sortir de Tarabel, il pouvait facilement mener à bout cette coupable entreprise, et d’avance il se réjouit du succès qu’il en attendait. Cessant d’importuner l’objet de sa flamme amoureuse, il feignit de chercher dans le dépit le remède à sa guérison ; il se retira dans une entière solitude, et ne parut plus se soucier de se montrer avec les habitants ordinaires du château.

Parmi les varlets qui se trouvaient à son service, il en était un qu’il distinguait particulièrement. Le varlet Hillerain joignait à beaucoup d’astuce une audace à toute épreuve, dont il avait donné de hautes marques dans plusieurs circonstances. Entièrement dévoué à Raoul, chaque jour il se plaignait de ne pas recevoir des ordres assez difficiles pour pouvoir faire briller ses talents dans leur exécution. Ce fut donc à lui que Raoul s’adressa : il le fit venir dans sa chambre, et là, après lui avoir fait prononcer un terrible serment, il lui confia son amour pour Marcilie, son désir de la posséder, et la crainte où il était de se voir préférer le damoisel son frère. « Certes, monseigneur, » dit Hillerain, « vous êtes bien bon de vouloir épouser une jeune fille dont personne ne connaît les parents, qui ne vous apporterait en dot ni illustration, ni profit ; à peine la prendrais-je pour femme, moi qui ne suis qu’un vilain de père en fils. Croyez-moi, promettez-lui, quand vous la tiendrez en votre pouvoir, une forte somme pour qu’elle en puisse disposer à sa volonté, et alors vous verrez s’adoucir son humeur farouche ; mais, avant tout, il s’agit de l’enlever de ce fort, et cela me présente des difficultés que nous ne lèverons pas sans quelque peine ; mais tant mieux. Si l’on pouvait aisément tout ce qu’on désire, on perdrait la moitié du plaisir. Ou la chose ne pourra pas absolument se faire, ou je me charge de la conduire à bien ; nous trouverons un moyen de faire sortir l’orpheline de ces hautes murailles et une fois qu’elle sera dans la forêt, je lui donne en quatre fois pour entreprendre à y rentrer de nouveau.

Raoul dit alors à Hillerain que, grâce au hasard, il avait un moyen d’entrer et de sortir de Tarabel et il lui enseigna les secrets du souterrain. « Voilà tout notre affaire, dit le varlet ; « je ne vous demande pas autre chose ; convenons seulement du jour où nous enlèverons votre belle ; tout le reste ne nous manquera pas. » Raoul lui fit observer que, durant la clarté du soleil, de pareilles tentatives pouvaient être plus facilement déjouées, et qu’il valait mieux profiter des ombres de la nuit. « Vous avez bien raison, monseigneur, » répliqua le coupable complaisant ; « d’ailleurs nous laisserons croire que les follets, dont le château est rempli, ont voulu jouer ce mauvais tour à la damoiselle, et si l’on nous apercevait au moment de l’exécution de ce plan, eh bien ! il n’y aurait qu’à nous déguiser de manière à épouvanter le curieux, si bien qu’il n’eût plus envie de nous espionner de sa vie.

Ceci, comme on peut le croire, fut plus encore du goût de Raoul ; on décida que quatre hommes d’armes seraient introduits dans la forteresse par le passage de la grotte, que sous l’apparence d’un costume effrayant ils entreprendraient de ravir Marcilie à son amant autant qu’à ses amis. Raoul remit une forte somme à Hillerain ; celui-ci eut bientôt rencontré trois bandits, et il devait faire le quatrième.

La veille de la nuit convenue pour exécuter cet acte déloyal, Hillerain demanda publiquement à son maître la permission d’aller visiter ses parents, qui demeuraient dans un hameau au delà de Saint-Fulgens, et reçut l’autorisation qu’il sollicitait. Il était convenu avec Raoul que, réunissant ses trois satellites, tous vêtus de robes noires et rouges par dessus leurs armures, il se cacherait avec eux dans la grotte inférieure ; que là ils attendraient que son maître vînt les chercher.

Raoul, avec une ardente impatience, soupirait après l’heure indiquée. Ce soir-là, il lui semblait que la veillée se prolongeait outre mesure, et cependant finit-elle à dix heures, comme c’était le constant usage du château.

Marcilie avait causé plus particulièrement avec Arthur ; elle voulut lui rendre compte d’une conversation qu’elle avait eue dans la matinée avec Béatrix, et par des mots entendus de lui seul elle lui apprenait qu’il ne devait point perdre l’espérance, et que peut-être, avant peu, la damoiselle de Tarabel lui avouerait elle-même sa défaite.

La joie qu’Arthur éprouvait à ce récit ne touchait que faiblement Olivier, certain du cœur de Marcilie ; mais elle était un perpétuel coup de poignard pour Raoul, et il se confirmait davantage dans la pensée que son frère et Marcilie brûlaient du même feu. Aussi, dans ce moment, il se félicitait de l’obstacle prochain qu’il allait élever entre ces deux créatures, et son affreux caractère trouvait un nouveau plaisir dans les pleurs que ces amants répandraient.

Un orage s’élevait, en cet instant, sur la contrée ; les vents déchaînés tourbillonnaient en sifflant ; les nuées entassées dans l’air rendaient la nuit ténébreuse, lorsque des éclairs rapides ne venaient point parfois l’illuminer ; la pluie tombait avec force, et tout le déchaînement de la nature semblait à Raoul plus favorable à son dessein. Enfin la société se sépara ; chacun rentra dans sa chambre, et Marcilie ne fut point la dernière à prendre ce parti ; elle voulait, avant de se coucher, attendre la fin de la tempête, et elle emportait avec elle un manuscrit que le chapelain lui avait prêté, et qui était rempli des plus merveilleuses histoires. Dès qu’elle fut seule, elle ferma la porte, et, s’approchant d’une table, elle y déposa le volume, et ayant fait un signe de croix, elle commença son attachante lecture.

Dés que Raoul eut pris pareillement congé de la compagnie, il rentra chez lui, et se déshabillant en toute hâte, il eut l’air de vouloir se reposer ; mais, dès que ses gens l’eurent quitté, il reprit ses vêtements et attendit en silence que la cloche du beffroi eût sonné onze heures et demie : c’était le moment où il devait commencer son entreprise. Il sortit de sa chambre, tenant son épée d’une main et une lampe de l’autre. L’orage durait toujours, les fréquents éclats de la foudre étaient répétés par tous les échos voisins, et leur fureur parut au damoisel une circonstance heureuse qui devait empêcher les habitants du château d’entendre les cris de Marcilie, si l’on ne pouvait parvenir à étouffer les accents de sa juste terreur.

Raoul, malgré son assurance, ne put se trouver seul dans les vastes galeries du château sans éprouver un frisson involontaire, et tous les motifs de terreur qu’il pouvait avoir vinrent se représenter à son imagination. Il était loin pourtant de leur céder, et, bien résolu à pousser jusqu’au bout cette criminelle entreprise, il s’aventura plus avant.

Pour abréger son chemin, il devait traverser la chambre verte, celle où son père avait perdu la vie, et, au moment où il en ouvrit la porte, il lui sembla entendre un soupir étouffé. Il s’arrêta… et élevant son flambeau, il jeta un regard interrogateur dans la salle, et en parcourut d’un coup d’œil toute l’étendue. Il n’y avait rien qui dût l’intimider, la pluie frappait contre les vitraux, et nul autre bruit ne se faisait entendre. Il avança, et alors une voix, partant presque dans son oreille, murmura doucement ces mots : N’y va pas ! n’y va pas !!! Il interrompit encore sa marche ; mais le calme qui régnait dans l’intérieur de l’appartement le convainquit que son imagination échauffée lui avait seule adressé ces accents redoutables. Il se roidit contre elle, il traversa la chambre fatale, sans avoir songé à prier pour celui qui y avait péri.

Pour cette fois, le damoisel ne se soucia pas de ramasser la dague ensanglantée, quoiqu’elle fût toujours à la même place. Il évita même de passer auprès d’elle, et parvint jusqu’à la porte secrète. Il était bien assuré d’en avoir tiré les verrous extérieurs, et cependant il éprouva une résistance à l’ouvrir à laquelle il ne devait pas s’attendre : il eût pu croire qu’une main puissante les retenait par derrière. Une fois, il en eut presque la conviction ; car, l’ayant tirée violemment à lui, elle céda ; mais tout à coup elle se rejeta sur elle-même et se referma avec bruit. Raoul perdit sa force, et dans son délire il murmura une imprécation, et, avec désespoir agitant la porte massive, il la ramena enfin à lui, et soudain la chambre retentit de l’effroyable rire que souvent on entendait éclater dans le château. Il fut suivi d’un éclair bleuâtre et d’un coup de tonnerre tel que jamais Raoul n’en avait ouï de pareil. Certes, dans cet instant, il oublia toutes ses résolutions, et faisant plusieurs pas en arrière, il parut renoncer à son projet, tant était grand l’effroi qui descendait dans son ame. Cependant la tranquillité s’étant rétablie dans le ciel, il s’excita, et, ayant surmonté sa crainte, il reprit le chemin de l’escalier ; l’ayant atteint, il franchit rapidement les degrés, et ne s’arrêtant à aucun endroit, il parvint jusqu’au souterrain : là, il se vit contraint à reprendre haleine et à respirer une minute, se jurant bien de ne point repasser par la même route, s’il était obligé de la parcourir seul.

Tandis qu’il était dans ce lieu, un murmure de voix arriva jusqu’à lui et lui donna une nouvelle et vive émotion ; mais, ayant réfléchi que ce pouvaient être Hillerain et ses compagnons, il se hâta de les appeler, et un poids inexprimable lui fut ôté quand il en eut reçu la réponse qu’il en espérait. Son confident le premier arriva jusqu’à lui. Il lui apprit que, voyant son retard, il s’était hasardé à marcher en avant, afin de le rencontrer plus tôt. Il applaudit à ce zèle, et tous ensemble se dirigèrent vers le château ; le damoisel était à la tête du cortège et dirigeait la troupe.

Comme il parvenait au degré inférieur de l’escalier, il crut voir au plus haut, et bien au delà de la trappe, la figure d’une femme qui, vêtue d’une longue draperie blanche et noire, semblait avancer comme eux et suivait une route pareille. Raoul se rapprocha d’Hillerain, et à voix basse lui demanda : « Ne vois-tu rien ? ou mes yeux et mes sens seront-ils aujourd’hui la dupe d’une illusion continuelle ? — Ma foi, monseigneur, hors vous et nos trois hommes, il me semble que nous sommes bien seuls dans des passages où il faudrait être bien téméraire pour essayer de nous suivre ; et pensez-vous que quelqu’un en aurait la possibilité ou l’envie ?

Raoul ne dit rien, car il craignait de faire soupçonner son courage, et cependant il n’était pas moins certain pour lui qu’un être extraordinaire l’attendait à la cime de l’escalier. Cette vision tout d’un coup se retourna, et lui laissa voir la vive ressemblance de Marcilie, mais pâle, mais défigurée, et animée d’une infernale joie. Ah ! plus que jamais une affreuse épouvante s’empara de son cœur ; il fut incapable de poursuivre sa route, et, s’appuyant contre la muraille, il essaya de passer à plusieurs reprises sa main sur ses yeux, espérant par là chasser ou détruire l’illusion qui l’obsédait : « Allons, monseigneur, » lui dit Hillerain, pressons-nous ; le temps se passe, il faut se hâter d’achever notre besogne, il doit être bien au delà de minuit.

Ces mots excitèrent Raoul, il baissa la tête et continua de monter. Parvenu au haut des degrés, il pénétra dans la chambre, et là, plus distinctement encore, il put regarder cette vision épouvantable qui, se penchant, prit la dague qui, depuis tant d’années, était demeurée sur le plancher, et, la regardant avec un rire féroce, passa sous les rideaux du lit ; en même temps l’affreux éclat de rire retentit, et l’on entendit distinctement le fer retomber sur la terre, et il parut souillé d’un sang tout nouvellement versé….

Certes, cette fois, Hillerain partagea l’épouvante de son maître. Les trois soldats étrangers au château, et qui ignoraient l’histoire des apparitions dont il était le théâtre, devinèrent bien aisément que quelque chose de surnaturel agissait dans ce moment… Tous s’arrêtèrent à la fois, et machinalement portèrent la main sur leur épée, prêts à la tirer pour faire face à un danger dont ils ne voulaient pas apprécier l’étendue.

« Qu’est-ce donc qui rit si horriblement ? » dit un d’entre eux à Hillerain. « Bon, » répliqua celui-ci en cherchant à prendre une assurance qu’il n’avait pas, « tu prends pour une gaîté les éclats de la foudre. — En tous cas, si c’est le tonnerre que nous avons entendu, c’est pour la première fois de la vie qu’il gronde de cette façon-là ; mais on ne nous a pas fait venir ici pour avoir affaire avec les gens de l’autre monde ; car, dans ce cas, on peut quadrupler la récompense promise, et encore même je ne sais pas qui voudrait se charger de la gagner. — Je crois que tu as peur ? » répliqua Raoul avec hauteur ; « il fait beau voir un homme d’arme pâlir de crainte, parce qu’il se trouve dans une chambre abandonnée. — On a eu sans doute ses raisons pour cesser d’habiter une si belle demeure ; peut-être que les visites qu’on était forcé d’y recevoir n’étaient pas du goût de tout le monde. Quant au manque de courage que vous me reprochez, souhaitez, monseigneur, dans vos intérêts, de ne jamais en faire l’épreuve, et ne nous rencontrons point en rase campagne, chacun dans un parti opposé, mais combattant moi pour le grand roi de France et vous pour votre noble duc de Bretagne, il pourrait vous en mal arriver.

Hillerain, voyant la colère qui se peignait dans les traits de Raoul à cette apostrophe imprudente, s’adressa au soldat : « Il est bien convenable, Jacques, qu’un soldat tel que vous manque de respect à un damoisel tel que sire Raoul, surtout quand vous êtes à sa solde ; eh ! qui vous a dit que vous étiez sans bravoure ? il faudrait, pour tenir un pareil propos, ignorer que vous avez fait vos preuves, et si vous ne les aviez point faites, on ne vous eût pas choisi pour cette expédition. »

Ces adroites paroles calmèrent une discussion qui eût pu avoir des suites, et en même temps elles donnèrent une nouvelle direction aux idées, en empêchant de réfléchir sur ce qu’on avait pu entendre d’extraordinaire. Le fantôme avait disparu ; on n’entendait plus que le roulement du tonnerre qui ne cessait de gronder dans les cieux, et la tempête était loin d’être apaisée.

Raoul, après un moment de repos, crut pouvoir continuer son chemin. Il passa de la chambre verte dans la paierie, et soudain la voix faible et étrange qui s’était déjà fait entendre à lui, lorsqu’il allait chercher ses satellites, vint de nouveau répéter à son oreille : N’y va pas ! n’y va pas !!! Ce mystérieux avertissement le confondit encore, il ne savait à quoi il devait se résoudre, et penchait, déjà à admettre la possibilité que son audace déplaisait d’une façon particulière à la divine Providence, quand, dans l’éloignement, il revit cette femme mystérieuse qui, se tournant à demi, lui faisait un signe impérieux comme pour lui enjoindre de ne pas se laisser intimider. La singularité de cette injonction redonna à Raoul du courage dont il commençait a manquer. Il crut au contraire, dès ce moment, qu’un pouvoir supérieur lui devenait favorable, et il chemina moins effrayé. Ses gens le suivirent ; mais ils ne conservèrent pas longtemps leur sang-froid ; car, à l’instant où Raoul, approchant de la chambre de Marcilie, se préparait à y frapper, un nouvel objet d’épouvante se développa ; un spectre hideux sembla s’élever de terre et se plaça entre la porte et les audacieux… Oh ! Dieu !.. de quelle terreur Raoul ne fut-il pas saisi en reconnaissant les traits de son père tel qu’il s’était naguère montré à lui !

Pour cette fois, le coupable demeura immobile ; il ne fut pas possible de comprimer son effroi et moins encore de retenir près de lui les soldats qui, à la vue du fantôme sanglant, prirent la fuite avec une vitesse sans pareille, et, malgré les supplications d’Hillerain, qui cherchait à leur donner un peu de fermeté, ils reprirent le chemin de la chambre verte, de l’escalier et du souterrain, et ne se crurent en sûreté que quand, ils se trouvèrent en rase campagne. Vainement, le varlet, par l’appât de l’or, voulut les ramener avec lui, tous les trois lui jurèrent que de leur vie ils ne reviendraient dans le château de Tarabel, et que de ce pas ils allaient chercher un bon prêtre pour lui confesser leur péché et en faire pénitence. « Pouvons-nous espérer une longue vie, » disait Jacques, « nous qui avons vu la mort face à face ? car, hors elle, que pouvait être ce spectre effrayant ? »

Tout ce qu’Hillerain put obtenir fut la promesse d’une discrétion dont il leur démontra tous les avantages, et le cœur désolé, il se sépara d’eux, sans oser néanmoins retourner auprès de son maître ; car il éprouvait aussi sa part de cette épouvante si naturelle à ceux qui avaient été les témoins de ce qui s’était passé dans le château de Tarabel.

Laissons ces malheureux et retournons à Raoul, que nous avons montré en face de l’ombre sanglante de son père qui, d’un air irrité, lui ordonnait de s’éloigner. Le malheureux jeune homme, vaincu par sa terreur, ne pouvant plus commander à sa faiblesse, tomba à genoux, et, dans une posture suppliante, implora le pardon de sa faute. Il demeura longtemps dans cette position, et quand il releva sa tête abaissée, l’ombre vengeresse s’était évanouie. Raoul se trouvait seul avec ses remords et son amour.

D’un pas chancelant, il regagna sa chambre ; et cependant il eut assez d’énergie pour aller soigneusement refermer la chambre du meurtre, comme on appelait dans le château, celle dans laquelle venaient de se passer les véridiques événements dont nous venons de rendre compte. Mais à peine Raoul fut-il dans son lit, qu’une fièvre impétueuse venant à le dévorer, il fut livré au délire le plus pénible, et ses gens, le lendemain matin, le trouvèrent singulièrement affaibli.

Ce ne fut qu’avec une peine extrême qu’il put se lever, et quand il se montra au salon avec le reste de la famille, chacun demeura frappé de sa pâleur et de son air de souffrance ; mais c’était en vain que le ciel voulait l’éloigner de l’inceste ; plus une intervention naturelle se manifestait, plus les obstacles augmentaient, et plus la passion de Raoul était exaltée. Ce malheureux, possédé par un démon qui ne le laissait pas respirer, formait à tout instant de nouveaux plans et craignait de les mettre à exécution, ne peuvant perdre le souvenir des prodiges qui s’étaient manifestés à lui durant la nuit où il avait voulu enlever l’orpheline. Un pouvoir cruel en même temps lepoussait vers le crime.

Dans son sommeil, il revoyait souvent cette femme mystérieuse dont l’étonnante ressemblance avec Marcilie l’avait naguère frappé ; elle ne lui parlait que d’amour, elle le conduisait près de son amante, elle l’invitait à la presser dans ses bras ; et quand Raoul exécutait cet ordre qui lui paraissait si doux, un coup de tonnerre se faisait entendre, le sang ruisselait de toutes parts, et le damoisel était réveillé en sursaut par l’infernal éclat de rire que si souvent il avait entendu. Peu à peu il perdait la santé ; sa gaité avait disparu ; il ne rêvait qu’à un amour qu’il ne pouvait obtenir, qu’à un bien qu’il perdait l’espérance de posséder.

Hillerain était revenu près de son maître, et il avait pris un autre caractère ; ce n’était plus le même homme ; depuis la désastreuse nuit, ses conseils ne tendaient plus à la perte de son maître ; il redoutait pour lui-même le courroux du ciel et le juste châtiment qui en est l’inévilable suite ; aussi avait-il cessé de plaire à Raoul. Ce dernier préférait entendre dans ses rêves l’astucieuse créature qui, le portant au mal, flattait chaque nuit sa passion, et dans ses promenades solitaires il implorait ce génie, le suppliant de venir à son secours, et de lui prêter un appui assez fort pour qu’il pût parvenir à se rendre maître de l’innocence et des charmes de Marcilie.

Béatrix, ainsi que Marcilie l’avait annoncé à Arthur, commençait également à apprécier les soins que ce damoisel lui rendait et à payer sa flamme d’un sincère retour ; mais, par une manie ordinaire à un jeune cœur, elle s’obstinait à ne point révéler principalement à son frère ce qui se passait dans son ame, et, satisfaite de l’avouer à l’orpheline, elle aimait en silence.

Arthur cependant, instruit par cette dernière, connaissait une partie de son bonheur ; mais ce n’était pas assez, il voulait plus encore, il lui fallait obtenir, de la bouche même de Béatrix, cet aveu auquel un amant attache une si haute importance et que la damoiselle s’opiniâtrait à lui refuser. Dès lors, assidu plus que jamais auprès de Marcilie, il la suppliait de parler pour lui, d’engager son amie à mettre un terme à sa résistance, et Raoul, témoin de ces fréquentes conversations, plus que jamais se livrait à une impétueuse jalousie. Olivier lui-même n’en était point exempt ; les assiduités de son cousin auprès de son amie commencèrent à lui devenir importunes ; il pensait, ce bon jeune homme, que difficilement on pouvait voir Marcilie sans pouvoir s’éprendre pour elle ; et qui sait si, à son tour, l’orpheline ne finirait point par être inconstante ?

Guidé par cette pensée, il chercha et eut avec elle une explication où Marcilie, malgré son vif désir de garder le secret que les deux amants lui avaient confié, fut contrainte, pour calmer le souci du baron de Tarabel, de lui avouer toute la vérité dont, jusqu’à cet instant, elle ne lui avait fait connaître qu’une partie.

Olivier était loin de mettre obstacle à une tendresse si naturelle, il voulut chercher les moyens de forcer Arthur et Béatrix à le prendre à son tour pour confident de leur flamme ; et pour cela il imagina, ou plutôt la cruelle Alice, dont l’esprit malfaisant errait sans cesse dans le château, lui suggéra l’idée d’engager Marcilie à réunir nuitâmment la damoiselle et Arthur dans la chambre où lui, Olivier, irait les surprendre. Marcilie, poussée par je ne sais quel instinct, se refusa longtemps à se prêter à une supercherie pareille ; cependant Olivier insista si fort, qu’elle ne put toujours le combattre : mais il fallut décider Béatrix à une telle démarche, et ce n’était point facile, d’après surtout la connaissance que l’orpheline avait de l’extrême timidité de son amie. Cependant celle-ci aimait, et à son âge, quand l’amour nous gouverne, il est difficile de lui résister longtemps ; elle n’était pas fâchée d’entendre Arthur lui parler de sa passion, elle songeait aussi que le moment où il ne fallait plus dissimuler la sienne était enfin arrivé.

Marcilie, ayant obtenu son consentement pour cette entrevue, en parla à Arthur qu’elle combla de joie. L’aimable jeune homme en fit les plus sincères remercîments, et en se séparant : « À ce soir, » se dirent-ils l’un à l’autre ; « à minuit, et n’y manquez pas. »

Ce propos avait été tenu près de la porte de la grande salle qui se trouvait ouverte, et devant laquelle était une portière de riche velours, alors abattue. Favorisé par elle, Raoul s’était approché doucement de son frère et de son amie, et il entendit ces dernières paroles ; elles furent pour lui un coup affreux qui lui sembla celui de la mort. La rage surtout était extrême, d’apprendre tout à la fois, de la manière la mieux équivoque, que Marcilie aimait Arthur, et oubliait pour lui cette pudeur dont elle se parait avec une si impudente hypocrisie, « À ce soir, » murmurait-il tout bas, à ce soir. Oui, vous m’y verrez aussi, femme impudique et dissimulée ; je serai témoin à ton rendez-vous, ou plutôt je me charge de le troubler de telle sorte que tu ne puisses jamais le recommencer. »

L’enfer écouta ses menaces et tressaillit de plaisir ; les démons environnèrent Raoul et, durant tout le reste de la journée, le poursuivirent de leurs fureurs ; ils animèrent le désespoir dans son ame, ils y appelèrent la colère, la jalouse fureur, la haine la plus active et, par dessus tout, un impétueux besoin de vengeance. Ce malheureux ne s’appartenait plus ; poussé au crime, il s’y précipitait lui-même, et les décrets éternels qui punissent les crimes des pères sur les enfants allaient sans retour s’accomplir.

Durant cette journée et à diverses reprises, les habitants du château entendirent retentir les accents de la gaîté féroce de la vindicative Alice ; son fantôme, qui, sans trêve, errait dans Tarabel, se réjouissait horriblement de la catastrophe qui se préparait, tandis que l’ombre de Renaud, désespérée et silencieuse, tremblait de ne pouvoir empêcher l’anéantissement total de sa race. Plus d’une fois, il essaya de se montrer à l’un de ses fils ; mais toujours les démons dont il était la proie s’opposèrent a son projet ; un bras plus fort que le sien, sans l’écarter du fatal château, ne lui permettait pas de joindre Raoul ou Arthur, et en même temps Alice lui montrait son fils aîné prêt à succomber sous le fer du second. Une morne tristesse remplissait tous les esprits des humains habitants de Tarabel ; chacun, sans la deviner, redoutait quelque nouvelle infortune ; l’épouvante était si générale, que Béatrix supplia Marcilie de remettre à un autre temps l’entrevue qu’elle avait préparée ; mais la malheureuse orpheline, instrument, sans s’en douter, du complot infernal de sa mère, possédait seule, dans cette circonstance, la fermeté dont sa compagne manquait. Olivier, instruit par elle, se retira de bonne heure, et toute la compagnie suivit son exemple.

Il alla dans sa chambre attendre le moment convenu où il devait paraître devant les deux amants.

Raoul, comme nous l’avons dit, était plongé dans un effrayant délire ; il ne s’appartenait plus, il marchait à grands pas dans sa chambre, écoutant les premiers conseils que des êtres invisibles donnaient à son cœur. Enfin l’heure sonna, et sans plus attendre, muni d’une lanterne sourde, il s’élança par le corridor par où son frère devait passer. En cheminant, il entend du bruit devant lui, comme eût fait une robe traînante sur le plancher ; il dirige sur ce point la clarté qu’il porte avec lui, et voit en effet cette femme mystérieuse qui, à plusieurs fois, avait paru vouloir guider ses pas. Cet aspect, loin de porter l’effroi dans son cœur, lui parut une preuve qu’une puissance surnaturelle voulait l’encourager dans son projet ; il en sentit redoubler son ardeur furieuse et en marcha avec plus d’intrépidité. Comme il approchait de la chambre de Marcilie, il se rappela tout à coup que, dans son impatience à venir où l’appelait une cruelle inquiétude, il avait oublié de s’armer, et qu’il se trouvait sans moyens de se défendre ou plutôt de combattre. Le malheureux ! c’était son frère qu’il allait quereller, et il se plaignait de se voir hors d’état de lui arracher la vie ! Sa demeure était à une autre extrémité du château : il craignait, s’il y retournait, de donner à Arthur le temps d’entrer chez Marcilie, et c’était principalement ce qu’il ne voulait pas souffrir.

Dans le temps qu’il se plaignait de son oubli, une subite réflexion vint lui rappeler que, dans la chambre du meurtre, était la dague qui avait tranché la vie de son père et qu’il pourrait l’aller chercher. Il ne voulut pas se rappeler qu’une puissance inconnue l’avait empêché de s’en servir ; et, dans l’ivresse fatale qui l’égarait, il oublia pareillement de quel sang ce fer était souillé. Comme il se livrait à cette pensée, une lueur blafarde éclaira la galerie ; Alice se rencontra à lui ; et ouvrant la porte de la salle où était la dague, elle fit signe à Raoul de venir se saisir de cet instrument de mort. L’infortuné damoisel, que tout l’enfer poursuivait, ne recula pas d’horreur à cette odieuse invitation ; il marcha précipitamment vers la chambre du meurtre, et, y entrant, la même voix que par deux fois il avait entendue lui répéta ce sinistre avertissement : N’y va pas ! n’y va pas !!! Mais qui eût pu-l’arrêter ? Enivré par sa passion, il ne pouvait plus écouter qu’elle ; l’apparition d’Alice, qu’il ne connaissait nullement, semblait lui donner une protection assurée, et alors il ne voulait voir que ce qui flattait les désirs de son cœur. Il courut à la dague, et, la saisissant d’une main forte, il lutta un instant contre le bras invisible qui, de nouveau, s’obstinait à la lui arracher. Ici éclata encore le rire du démon qui s’applaudissait du forfait qu’on allait commettre.

Cette joie exécrable troubla Raoul. « Serait-ce ma perte qu’elle proclamerait ? » se dit-il ; et, en parlant ainsi, il fixait la méchante Alice, qui s’était retirée, dans la partie la moins éclairée de l’appartement. Elle devina facilement la pensée du damoisel, et glissant sur-le-champ devant lui, elle reprit le chemin de la galerie, comme pour le conduire à la demeure de Marcilie. Le beffroi fit entendre ses douze coups : c’était l’heure convenue ; et Arthur, qui l’attendait avec impatience, sortit de chez lui et se rendit où il était attendu.

À l’instant où la veillée avait fini, les deux jeunes personnes s’étaient retirées ensemble. Béatrix avait consenti à suivre Marcilie, et toutes deux après une fervente prière, cherchèrent à passer le temps en faisant à haute voix la lecture dans le manuscrit curieux que le chapelain avait prêté à Marcilie. Les deux amies s’occupaient en ce moment de l’histoire effrayante d’un roi d’Écosse, qui, à un bal où il avait appelé tous les grands de sa cour, y vit paraître les spectres de la mort et de la guerre, qui, semblant prendre part à la gaîté publique, dansèrent au milieu des spectateurs épouvantés. Cette narration effrayante ne mettait pas les damoiselles dans une situation paisible, lorsque la page du manuscrit se trouva tout à coup tachée de cinq gouttes de sang qui y tombèrent presqu’à la fois, et un profond gémissement se fit entendre dans la chambre. Par un mouvement spontané, Béatrix et Marcilie tombèrent dans les bras l’une de l’autre, en poussant un cri à demi étouffé par la terreur. Immobiles et tremblantes, elles n’osaient point jeter leurs regards autour d’elles, dans la crainte d’apercevoir une sinistre apparition ; et, du plus profond de leurs ames, elles implorèrent le secours du Tout-Puissant.

Dans cet instant, un tumulte épouvantable se fit entendre dans la galerie voisine ; bientôt tout le château fut en mouvement. Les femmes de Béatrix accoururent auprès de leur maîtresse, et l’on vit, à la clarté de plusieurs flambeaux, le plus épouvantable et le plus tragique de tous les spectacles

Nous avons laissé Arthur s’acheminant au coup de minuit vers la salle où il avait trouvé Marcilie et Béatrix. Il avançait sans précaution, éclairé dans sa marche par la pâle clarté de la lune, et ne soupçonnant pas qu’un fratricide veillait près de lui. Raoul, furieux et égaré par le fantôme qui avait juré la destruction totale de la race de Renaud, attendait le moment de frapper la victime ; et quand Arthur passa auprès de lui, il lui porta deux coups de dague, qui firent au damoisel une blessure mortelle. Tout à la fois Arthur crie au secours, et un dernier éclat de rire se fait entendre.

Olivier veillait, de son côté, à quelque distance de ce lieu ; la voix plaintive de son cousin parvenait jusqu’à lui, il se hâta d’accourir vers l’endroit d’où elle partait ; et mettant son épée à la main, il essaya de frapper l’assassin qui paraissait vouloir s’enfuir, mais qui ne le pouvait, car l’ombre d’Alice s’approchant de lui, par une force invincible, semblait le retenir à sa place et le contraignait à ne pas le quitter. Arthur cependant, quoique blessé à mort, avait tiré son glaive ; prévenant Olivier, il l’enfonça dans la poitrine de Raoul, qui tomba en poussant un profond soupir.

Cependant un éclat terrible de tonnerre se fit entendre ; toutes les portes du château furent spontanément ouvertes, et les fortes chaînes du pont-levis ne purent même les retenir. Olivier appelait à grands cris ses varlets. On accourut de toutes parts, et ce fut pour voir les deux frères perdant la vie avec leur sang. Cet événement funeste plongea tous les assistants dans une douleur profonde. Béatrix, éperdue, serrait dans ses bras le malheureux Arthur et déplorait la fatalité de sa destinée. Le chapelain, un goupillon à la main, exorcisait les esprits des ténèbres, et de lugubres hurlements répondaient à ses adjonctions. On vit plusieurs fois le fantôme d’Alice poursuivi par celui de Renaud passer et repasser rapidement dans la galerie et fuir vers la chambre du meurtre où toutes ses apparitions se terminèrent à la fois.

Dès cet instant, le damoisel Olivier forma le projet d’abandonner pour quelque temps le château de Tarabel qui lui devenait odieux, et bien lui en prit, car, dès la nuit suivante, après qu’il l’eut quitté, de nouvelles clameurs se firent entendre ; les spectres des deux frères se joignirent à ceux de leur père et de son amante impitoyable, et depuis ces époques reculées, tous les ans, aux deux anniversaires du double assassinat, le repos des nuits est troublé dans cette forteresse.

Marcilie, emmenée par Olivier, tomba dès lors dans une sombre mélancolie. Elle voyait auprès d’elle sans relâche une figure qui lui montrait la terre comme un asile prochain. Elle sentait sur son cœur un poids accablant qui l’étouffait ; son sommeil était constamment agité par des rêves horribles. Vainement Olivier lui témoignait un constant amour, rien ne pouvait la distraire ; chaque jour, elle descendait vers la tombe, où elle entra au bout de l’année révolue. Béatrix prit en même temps le voile, et le triste Olivier, que rien ne put consoler de cette douloureuse perte, ne chercha que longtemps après, dans un hymen auquel le contraignirent ses parents, à prolonger l’existence de sa race, qu’il eût souhaité de voir éteindre en lui.