Souvenirs d’un fantôme/Monsieur du Château

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C. Le Clère (tome 1p. 47-54).

Monsieur du Château.


Dans le Roussillon, sur les bords de la mer, entre Salces et Perpignan, s’élevait le château Rollin, habité par l’ancienne famille de ce nom. De temps immémorial, un être surnaturel, lutin, fantastique, démon, y avait établi sa demeure ; il s’appelait Monsieur tout court, répondait à ce nom, et eût été blessé si on l’eût qualifié d’une autre manière. Nul ne pouvait se vanter de l’avoir vu en face ; mais on le rencontrait souvent enveloppé d’un manteau de taffetas noir, qui criait dans les ténèbres. Monsieur portait une vaste perruque. Il inspectait l’écurie, veillait aux chevaux, rossait les palefreniers qui ne les soignaient pas bien, et avait toujours quelque petit présent à faire à celui qui était intelligent et honnête. On l’avait vu souvent bercer les enfants en bas âge, mais toujours tourner le dos à ceux qui le regardaient. Monsieur allait et venait dans le château comme un habitué, on avait soin de lui livrer passage ; car, malgré ses gentillesses, il était capricieux à outrance. Il soufflait les lumières, jouait avec les bouteilles d’huile, faisait trébucher les gens dans les escaliers. Qui se fâchait était plus maltraité encore ; qui se montrait jovial en recevait toujours quelques petites douceurs. Les choses en étaient ainsi, et les habitants de Rollin, à peu près accoutumés aux malices du farfadet, ne s’en tourmentaient guère, et le bénissaient presque d’avoir établi son séjour parmi eux.

Voilà qu’un soir on frappe à la porte du château, un moine se présente, sale, puant, laid à faire plaisir. Dans le Roussillon, on est très pieux, et chaque fois qu’un habitant de monastère y demande l’hospitalité, il est accueilli et bien traité. On donne à celui-ci une chambre où Monsieur faisait ordinairement ses ébats. Le moine se couche ; mais quoi ? il ne peut dormir : le lit a été semé de morceaux de vergettes coupées menu ; et puis, avec une seringue, on injecte sa barbe d’une telle liqueur, qu’il infecte ses proches voisins. Au point du jour, frère Hilarion se lève et se plaint de l’impiété des domystiques ; chacun se récrie, et tous, d’un commun accord, déclarent Monsieur coupable des faits et gestes dont les accusait le saint religieux.

« Un lutin ! s’écria le moine, un lutin ici, et on l’y tolère ! et on ne le chasse pas comme un misérable réprouvé qu’il est ! »

Il pérora tant, que le seigneur de Rollin consentit à ce que Monsieur fût exorcisé. Le père Hilarion, muni d’eau bénite, d’un goupillon, d’un crucifix, de trois cierges bénits, s’enferma nuitamment dans la chambre et commença ses opérations. Un bruit effroyable agita le château ; des cris lugubres, un fracas de chaînes se firent entendre. La voix du père Hilarion s’élevait par dessus, nul n’osait venir à son secours, car il l’avait sévèrement interdit. La nuit s’écoula dans l’effroi et l’attente. Le lendemain, le moine parut le froc déchiré, la figure égratignée, mais tenant à la main, et en trophée, la belle perruque de Monsieur, et son manteau de taffetas qui criait dans les ténèbres ; il assura avoir si bien accommodé le drôle qui, d’ailleurs, s’était vigoureusement défendu qu’oncques il ne se représenterait dans le château de Rollin. Quoique ce fut un allégement pour les habitants de cette forte demeure, il y en eut qui regrettèrent Monsieur ; plusieurs mois s’écoulèrent, un an même, et le follet ne se montrait plus, il était réellement en fuite. Cependant une jeune fille de service prétendit avoir vu rôder, à l’entour du berceau du dernier né, une petite créature chétive, la tête pelée, en chausses et pourpoint, mais sans manteau.

Quelque temps après, dans l’écurie, un palefrenier vit la même figure : « Oh ! oh ! oh ! Monsieur, s’écria-t-il ; c’est donc comme cela que le père Hilarion t’a accommodé ? »

Il en fit cent gorges chaudes : les rustres ne ménagent pas les infortunés. Le lendemain matin, le palefrenier ne se montrant point, on l’appela, il se taisait ; on se mit à la recherche, et on le trouva étranglé dans son lit.

La terreur se répandit dans le château, nul ne douta que Monsieur n’eût immolé ce drôle, pour se venger de ses railleries : dès lors on prit en haine le lutin ; on se munit de reliques, de chapelets, d’eau bénite, et on le poursuivit à outrance. Quelques soirs après, un des fils du seigneur, enfant âgé de dix ans, très précoce et d’une beauté peu commune, se montra pâle et soucieux. Sa mère le questionna ; l’enfant, avec un torrent de larmes, finit par lui dire qu’il avait vu Monsieur, qu’il l’avait vu face à face, dans le cours de la journée ; qu’il était laid à faire horreur, et qu’il lui avait dit :

« Je n’avais jamais fait de mal à personne du château ; on n’a pas eu pitié de ma misère ; on se rue après moi ; je quitte Rollin pour ne plus y revenir, et je n’en partirai pas seul : toi tu viendras avec moi. »

L’enfant acheva : qu’on juge de l’épouvante de sa famille. Cependant, on espérait encore ; car le petit garçon, quoique maladif, n’était pas en danger ; un médecin consulté, se moqua des terreurs de la famille : il répondit de la vie de celui qu’on croyait près de périr, et par là rassura complètement le seigneur et la dame de Rollin. On passa d’un excès à l’autre : les mauvaises plaisanteries recommencèrent sur le compte de Monsieur ; on siffla sa colère, on défia sa vengeance, et le reste de la journée s’écoula dans une sécurité d’autant plus grande, que le début avait été tourmenté. À minuit précis, un coup de tonnerre ébranla le château : des hurlements se firent entendre. Une voix effrayante cria : Adieu !… et alors même, l’enfant expira !… Depuis lors, Monsieur ne reparut plus au château de Rollin, ni dans les environs[1].

  1. Cette anecdote se trouve tronquée dans les Imaginations de M. Ouffle ; elle est extraite d’une chronique originale conservée avant la révolution au monastère de la Grasse, ordre de Saint-Benoît, et situé dans les montagnes des Corbières, appendice de la chaîne des Pyrénées-Orientales. Ce volume précieux, est aujourd’hui dans la bibliothèque d’un ami de l’auteur ; c’est d’une mine aussi riche qu’il a tiré les contes fantastiques ou histoires réelles qui, dans ces deux volumes, se rattachent au midi de la France.