Souvenirs d’un homme de lettres/XIII

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Marpon et Flammarion (p. 161-164).

LESUEUR


Bien des choses avaient manqué à Lesueur pour acquérir d’emblée l’autorité d’un grand comédien. Sa voix était sourde, voilée, d’un mauvais métal qui s’éraillait aux efforts de sonorité. Un défaut de mémoire le tourmentait aussi, l’amenait à tout moment devant la boîte du souffleur. Enfin, grêle, fluet, presque petit, il manquait de cette prestance qui, aux instants pathétiques, domine et tient toute la scène. Non seulement Lesueur triomphait de tant de défauts, mais il donnait raison à la théorie de Régnier, qui veut que l’acteur soit obligé de lutter contre certains obstacles physiques. Les finesses où sa voix échouait se retrouvaient dans ses yeux jaseurs, dans les détails de sa mimique ; et si des parties du rôle lui échappaient, il n’avait jamais de loups dans son jeu, parce qu’il était toujours à la situation, et qu’il savait ce que tant de comédiens ignorent : l’art d’écouter. Quant à la taille, comment arriva-t-il à y suppléer ? Ce qui est sûr, c’est que dans certaines pièces, Don Quichotte, par exemple, il paraissait très grand et remplissait le théâtre de l’ampleur de son geste. Toute proportion gardée, on retrouvait en lui du Frédérick : cette même souplesse à endosser tous les costumes de la comédie humaine, à porter la vareuse d’un rapin, la pourpre burlesque d’un roi de féerie, l’habit noir mondain, avec une aisance parfaite et une égale distinction. Tous deux avaient de commun aussi une fantaisie qui donnait à leurs créations quelque chose d’excessif, marquait leurs rôles d’une empreinte ineffaçable et en rendait la reprise très difficile après eux. Demandez à Got, qui est lui-même un parfait artiste, le mal qu’il a eu à faire sien le personnage du père Poirier, créé, il y a quarante ans, par le comédien du Gymnase. Quand Lesueur jouait dans une pièce, l’auteur pouvait se dire que, même en cas de désastre, tout son effort ne serait pas perdu et qu’un rôle survivrait toujours du naufrage, le rôle de Lesueur. Qui se souviendrait aujourd’hui des Fous d’Édouard Plouvier, s’il n’y avait joué son magnifique buveur d’absinthe ? Qu’il était beau devant son verre, la lèvre humide et grelottante, tenant haut la carafe qui tremblait dans sa main et distillant goutte à goutte le poison vert dont on suivait les effets sur son masque hébété et blafard. C’était d’abord une bouffée de chaleur, une convulsion de la vie dans ce squelette gelé, desséché par l’alcool, un peu de sang arrivait aux joues, un éclair allumait les yeux ; mais bientôt le regard redevenait vitreux, s’embuait, la bouche détendue laissait retomber ses coins. Mime merveilleux, il savait à fond l’outillage, les fils cachés de la pauvre marionnette humaine, et il les maniait avec une dextérité, une précision ! Lorsqu’il pleurait, tout sanglotait en lui, ses mains, ses épaules. Rappelez-vous la façon dont il détalait, dans le Chapeau d’un Horloger, ses jambes qui se précipitaient, se multipliaient, comme s’il avait eu dix, vingt, trente paires de jambes : une vision de gyroscope. Et quel poème que son regard quand il se réveillait, dans la partie de piquet !… Ah ! Lesueur ! Lesueur !…