Souvenirs d’un homme de lettres/XV

La bibliothèque libre.
Marpon et Flammarion (p. 169-174).

MADAME ARNOULD-PLESSY


L’avez-vous vue dans Henriette Maréchal ? Vous la rappelez-vous devant son miroir, jetant un long regard désespéré à ce confident muet et implacable, et disant, avec une intonation déchirante : « Oh ! j’ai bien mon âge, aujourd’hui. » Ceux qui ont entendu cela ne pourront jamais l’oublier. C’était si profond, si humain ! Rien que dans ces quatre mots, accentués lentement, tombant l’un après l’autre comme les notes d’un glas, la comédienne faisait tenir tant de choses : le regret de la jeunesse disparue, l’angoisse navrée de la femme qui sent que son règne est fini et que, si elle n’abdique pas de bonne volonté, la vieillesse va venir tout à l’heure lui signer son renoncement d’un coup de griffe en pleine figure. Minute horrible pour la plus forte, pour la plus honnête ! C’est comme un exil subit, un changement de climat et la surprise d’une atmosphère glacée succédant à cet air embaumé et tiède, plein de murmures flatteurs et d’adulations passionnées, qui entoure la beauté de la femme dans le midi de son âge. Pour la comédienne, l’arrachement est encore plus cruel. Chez elle, la coquetterie s’accroît et s’exaspère d’un désir de gloire. Aussi, la plupart des actrices ne veulent jamais finir, n’ont pas le courage de se mettre une bonne fois devant leur glace et de se dire : « J’ai bien mon âge, aujourd’hui. » Celles-là sont vraiment à plaindre. Elles ont beau lutter, s’accrocher désespérément aux lambeaux défleuris de la couronne tombée, elles voient le public s’éloigner d’elles, l’admiration remplacée par l’indulgence, puis par la pitié, et, ce qui est plus navrant que tout, par l’indifférence.

Grâce à son esprit, grâce à sa fierté, la grande et vaillante Arnould-Plessy n’a pas attendu cette heure désolante. Ayant encore quelques années devant elle, elle a préféré disparaître en pleine gloire, comme un de ces beaux soleils d’octobre qui plongent sous l’horizon brusquement plutôt que de traîner leur agonie lumineuse dans un vague et lent crépuscule. Sa réputation y aura gagné ; mais nous y aurons perdu les belles soirées qu’elle pouvait nous donner encore. Avec elle, Marivaux est parti, et le charme de son art merveilleux, de cette phrase chatoyante et papillonnante qui a l’ampleur capricieuse d’un éventail déployé aux lumières. Toutes ces belles héroïnes qui s’appellent comme des princesses de Shakespeare, et qui ont quelque chose de leur élégance éthérée, sont rentrées dans le livre ; on les évoque, elles ne viennent plus. Finis aussi ces jolis jeux d’esprit et de langage, ces causeries un peu maniérées, un peu alambiquées, mais si françaises, comme Musset en a tant écrit, badinages charmants qui appuient sur le rebord d’une table à ouvrage leur coude chargé de dentelles traînantes et tous les caprices souriants de l’oisiveté amoureuse. Tout cela est mort maintenant ; on ne sait plus causer, marivauder au théâtre. C’est une tradition perdue, depuis qu’Arnould-Plessy n’est plus là. Et puis, à côté de l’artiste d’étude et de méthode, de la fidèle interprète des traditions de l’art français, il y avait dans cette excellente comédienne un talent original et chercheur, soit qu’elle se prît aux grandes créations tragiques comme dans cette Agrippine qu’elle jouait d’une façon si accentuée, bien plus selon Suétone que selon Racine, soit qu’elle créât en pleine vie moderne, en plein art réaliste, la Nany du drame de Meilhac, paysanne ignorante et mère passionnée. Je me souviens surtout d’une scène où, pour exprimer les mille sentiments confus qui se heurtaient dans son âme ambitieuse et jalouse, Nany, inculte, bègue, cherchant ses mots, avait un élan de rage folle contre elle-même et râlait en meurtrissant de coups sa poitrine : « Ah ! paysanne… paysanne !… » L’actrice disait cela à faire frissonner toute la salle. Notez que des cris pareils, des mouvements de cette vérité, ce n’est pas la tradition, ce n’est pas l’école qui les donne, mais la vie longtemps étudiée, regardée et sentie. Et n’est-ce pas un beau triomphe, la preuve d’un admirable pouvoir de création, qu’un drame sombre comme Nany, joué à peine une dizaine de fois, reste éternellement dans l’esprit et les yeux de ceux qui l’ont vu, parce que Mme Arnould-Plessy en a interprété le principal personnage.