Souvenirs d’un hugolâtre/8

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 34-37)
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VIII

Lorsque Dumas fit jouer Henri III, on prétendit que « c’était encore Henri III à la Marivaux » ; l’auteur, ajoutait-on, n’était pas si novateur que ses amis voulaient bien le dire ; il se montrait moins hardi que plusieurs faiseurs de tragédies, que Népomucène Lemercier avec son Pinto, que Casimir Delavigne, dont le Marino Faliero et le Louis XI n’allaient pas tarder à constituer le « juste milieu » en littérature.

Alexandre Dumas faussait l’histoire, selon quelques critiques, en présentant au public un duc de Guise lâche et assassin ; dans les Barricades et les États de Blois, scènes dramatiques publiées quelques années auparavant par Vitet, mi-classique, mi-romantique, la grande figure du duc et le caractère hésitant du roi semblaient avoir été mieux tracés. Ludovic Vitet possédait de nombreux amis dans le libéralisme.

Les critiques piquèrent au vif Alexandre Dumas, dont le Théâtre-Français avait reçu une Christine de Suède ; et il se promit de ne plus commettre de marivaudages.

Son Henri III avait cependant obtenu un tel succès que l’alarme était au camp des soutiens de la tradition, — Arnault père, Étienne, Jouy, Delrieu, Viennet et tutti quanti.

Ces messieurs rédigèrent une Supplique au roi Charles X, qu’ils prièrent de maintenir le théâtre dans son antique dignité, d’éloigner par sa toute-puissance la tempête romantique, de repousser au delà des frontières les conceptions anglaises ou allemandes, la barbarie de Shakespeare et la rêverie de Goethe, de faire respecter les lois d’Aristote et les ordonnances de Boileau.

« Que voulez-vous que j’y fasse ? avait répondu Charles X. Je n’ai comme vous qu’une place au parterre. »

Cette phrase spirituelle nous charma ; la guerre littéraire suivit son cours.

Soit au cénacle de Victor Hugo, formé depuis peu, soit dans les rangs des irréguliers de la nouvelle École, on se prêta assistance, on se serra les coudes pour marcher au feu. La camaraderie s’établit parmi les nouveaux contre la camaraderie des anciens. Jugez-en par ces exemples.

Frédéric Soulié, encore tout enivré du triomphe qu’il avait obtenu en 1828 avec sa tragédie de Roméo et Juliette, imitée de Shakespeare, fit représenter à l’Odéon, un an après, Christine à Fontainebleau, qui tomba complètement.

Alexandre Dumas, sur la demande d’Harel, directeur de ce théâtre, porta sa Christine de Suède de la rive droite sur la rive gauche, non sans hésitation et procès, parce qu’il ne voulait pas être désagréable à son co-lutteur Frédéric Soulié.

Celui-ci, faisant taire l’intérêt devant l’amitié, lui écrivit alors :

« Ramasse les morceaux de ma Christine, fais balayer le théâtre, prends-les, je te les donne. Tout à toi. »

Et il demanda cinquante places de parterre pour ses scieurs de long, — car le romantique Frédéric Soulié dirigeait une scierie mécanique près du pont d’Austerlitz. Les scieurs de long applaudirent vigoureusement l’œuvre d’Alexandre Dumas, dans le lieu où celle de leur patron avait été sifflée. L’œuvre nouvelle était intitulée Stockholm, Fontainebleau et Rome, trilogie dramatique sur la vie de Christine. Elle contient des beautés, noyées dans trop de longueurs.

Le surlendemain, Lamartine, le poète des Méditations et des Harmonies, prononçait son discours de réception à l’Académie française.

Sa brillante renommée, ses sympathies pour Victor Hugo, ses efforts afin d’élargir le domaine de la poésie, le désignaient, à nos yeux, pour remplacer avantageusement « l’immortel » Daru.

Le grand Cuvier, chargé de lui répondre, déclara « que l’Académie se ferait une loi d’appeler dans son sein tous les hommes qui, sans offenser la raison ou la langue, sauraient jeter dans leurs œuvres un intérêt de nouveauté véritable… ».

Allusion à l’auteur d’Hernani, qui attirait la foule, mais que le savant auteur des Révolutions du globe goûtait médiocrement.

Je ne vous parlerai pas d’Antony, de Charles VII, de Térésa, d’Angèle, qui valurent à Alexandre Dumas la réputation d’un auteur dramatique de talent, mais romantique, érigeant l’immoralité en système, — ce qui nous le fit placer parmi les maîtres, parmi les frondeurs des infâmes injustices de la société.

Révolutionnaires en littérature, nous ne reculions point devant le socialisme, quand nos auteurs aimés s’avisaient de vouloir réformer l’humanité, à leur manière, selon leurs fantaisies.


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