Souvenirs d’un hugolâtre/9

La bibliothèque libre.
Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 38-42)
◄   Chapitre VIII Chapitre X   ►


IX

La Tour de Nesle, qui fut jouée le 29 mai 1832, mit toute notre pension en émoi.

Plusieurs de mes camarades avaient assisté à la première représentation ; j’assistai à la troisième, sans prévenir mes parents, entraîné que j’avais été par deux « grands » dans une escapade coupable, puisque je ne revins qu’à une heure du matin au logis, où ma bonne mère m’attendait anxieusement.

« D’où viens-tu, malheureux enfant ? me demanda-t-elle… (J’avais quatorze ans.) Ton père s’est couché… Il est fort en colère…

— Maman, je viens de voir un chef-d’œuvre, à la Porte-Saint-Martin… Oh ! quelle magnifique pièce !… la Tour de Nesle !… Marguerite de Bourgogne et Buridan… Le cachot ! »

Ma mère n’ajouta rien. Elle me voyait enthousiasmé.

Au lever, mon père me tança vertement. Je ne répondis mot. Que m’importait !… J’avais encore dans les oreilles les phrases terribles de Mlle Georges et de Bocage, de Marguerite et de Buridan, ainsi que l’apostrophe de Lockroy :

« Qui dit que Gauthier d’Aulnay est un bâtard ! »

Mon ivresse de la veille n’avait pas disparu le lendemain.

Huit jours après, loin d’être refroidi à l’endroit du drame où l’assassinat, l’adultère, l’inceste, le parricide, s’accumulent, je poursuivis une idée fixe : avoir sur ma tête un « chapeau à la Buridan », un feutre à retroussis sur le côté et pointu par le haut.

On en voyait beaucoup dans le quartier Latin. Ce chapeau avait toute l’importance d’une manifestation ; quiconque l’adoptait prouvait par là son amour du moyen âge. Or, le moyen âge nous envahissait depuis la publication de Notre-Dame de Paris, surtout depuis l’Écolier de Cluny, de Roger de Beauvoir, et les Mauvais Garçons, d’Alphonse Royer.

Je n’ai jamais obtenu ce « chapeau à la Buridan », tant désiré. Mes parents ont tenu bon contre mon effréné désir. Mais j’ai gardé les longs cheveux, comme bien d’autres adolescents de l’époque, et je me suis acheté un poignard semblable à celui d’Antony, une « bonne lame de Tolède », avec les « semaines » qu’on me donnait.

Il faut rappeler, ici, que le feutre à retroussis sur le côté distinguait tout de suite un artiste ou un poète d’un bourgeois, et qu’il produisait le plus bel effet du monde au parterre des théâtres.

Avec cela, quelque juron haut en couleur vous plaçait presque au niveau des maîtres en herbe ou des génies incompris. On vous regardait autant qu’on regardait l’actrice en renom.

Chose remarquable, le chapeau ne fut pas seulement un signe de ralliement artistique ou littéraire ; il eut aussi sa signification politique, lorsque parurent les couvre-chefs gris dont se coiffèrent les républicains, pourvus également de gilets à la Robespierre, et se plaisant à évoquer les souvenirs de 93.

Pour le coup, les bourgeois s’indignèrent, et le chapeau gris fit sensation.

Il était porté par une foule de « bousingots », affichant leurs opinions démocratiques, métamorphosant certains estaminets en clubs, bravant avec crânerie les sergents de ville, déjà fort mal vus par la jeunesse turbulente.

En maintes occasions, les partisans de la royauté citoyenne coururent sus aux chapeaux gris ; dans les jours d’émotion, ils en défoncèrent plusieurs, sans se contenter de lancer sur les bousingots des « regards de mépris » ; de réaliser ainsi le type de Joseph Prudhomme, nouvellement créé par Henri Monnier, et devenu immortel plus qu’une foule d’académiciens aujourd’hui oubliés.

Dans les promenades, dans les salles de spectacle, dans les rues passantes ou désertes, partout le chapeau gris attirait la foudre ; et si quelque « proclamation incendiaire » était répandue publiquement ou secrètement, on accusait en masse ceux qui s’en coiffaient de conspirer contre la sûreté de l’État, de mijoter une levée de boucliers.

Combien de chapeaux gris la Conciergerie d’abord, puis la prison de Sainte-Pélagie ont abrités de la pluie pendant des mois et des années ! Combien de chapeaux gris, plus tard, aux jours d’insurrection, ont été criblés de balles sur les barricades !

Avec des apparences frivoles et singulières, la jeunesse d’alors avait des convictions sérieuses, en politique comme en littérature. Poursuivant un idéal, et décidée à combattre pour le faire triompher, elle ne s’endormait pas dans les jouissances matérielles.

D’imberbes républicains, principalement, ne voulaient reculer ni devant la persécution ni devant la mort pour atteindre le but proposé. Leur foi les conduisait au martyre.

De là une succession d’émeutes, pendant les dix premières années du règne de Louis-Philippe, émeutes motivées par les désillusions, quand les démocrates s’aperçurent que bien des députés, en 1830, ne cherchaient qu’à renverser un ministère, et qu’après avoir brisé une couronne, il leur suffisait d’un changement de roi.

Les Rhapsodies de Petrus Borel le Lycanthrope, en stigmatisant les bourgeois, « stupides escompteurs, marchands de fusils », en maudissant un monarque, « ayant pour légende et exergue : Dieu soit loué et mes boutiques aussi ! » avait parlé en chef de républicains du romantisme, variété très distincte des amoureux « de l’art pour l’art ».

Auguste Luchet et Théophile Thoré emboîtèrent le pas. Félix Pyat, malgré sa douce figure, se posa en ennemi implacable de la bourgeoisie et l’épouvanta.


◄   Chapitre VIII Chapitre X   ►