Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Avis au lecteur
AVIS AU LECTEUR
L’intérêt toujours si vif qui s’attache, dans le public, aux derniers jours de l’ancienne monarchie est suffisamment attesté par le nombre et le succès des ouvrages, relatifs à cette période, qui ont paru dans ces derniers temps. Après les intéressants travaux de MM. de Goncourt et de Lescure sur Marie-Antoinette, le beau livre de M. de Beauchesne sur Louis XVII et la grande publication de M. Feuillet de Conches, après tant de mémoires et documents divers, la curiosité, loin d’être épuisée, n’a fait, il semble, que s’accroître, et que de choses, en effet, restent à apprendre !
Les Souvenirs que nous publions aujourd’hui sont-ils destinés à prendre rang parmi ces œuvres remarquables, en comblant, eux aussi, une lacune dans le domaine de l’histoire ? Nous n’avons pas la prétention de le penser ; mais ils peuvent avoir cependant leur utilité.
Les mémoires particuliers rendent, d’ordinaire, un double service.
Lorsque leurs auteurs sont placés un point de vue assez élevé pour apercevoir la connexion de certains actes individuels avec des faits d’un intérêt commun, ils éclairent l’histoire générale d’une lumière précieuse.
Si, au contraire, leurs moyens d’appréciation ne leur permettent pas de sortir du milieu auquel ils se trouvent rivés, pour ainsi dire, ces mémoires sont alors comme autant de suppléments aux chroniques nationales, où nous allons puiser les détails intimes qu’écarte la grande histoire.
Nous les lisons, dans le premier cas, pour nous instruire, dans le second pour nous récréer.
Et si ces particularités se rattachent, par hasard, à une époque de transition entre le régime ancien et consacré d’un peuple et ses institutions nouvelles, si elles font connaître dans leur vie privée d’augustes personnages, victimes d’une révolution qui a donné à leur gloire temporelle la consécration du martyre, elles feront plus que nous récréer, elles gagneront notre cœur, ayant pour auxiliaires bien puissants l’amour de la patrie et la majesté du malheur.
Or, tel est le caractère que présentent les Souvenirs d’un page. C’est pourquoi nous croyons à la sympathie qu’ils inspireront et à leur succès.
L’auteur de ces Souvenirs, Charles-Alexandre-François-Félix, comte de France d’Hézecques, baron de Mailly, naquit le 30 juillet 1774, au château de Radinghem, en Artois. Dans sa douzième année, le 1er janvier 1786, le jeune d’Hézecques, dont la famille était alliée au duc de Villequier, alors gentilhomme de la chambre, fut admis parmi les pages de la chambre du roi. C’est là qu’il fut élevé, et on lira avec intérêt, dans ses Souvenirs, l’éducation qu’il reçut dans ce poste d’honneur de la jeune noblesse française. La révolution ayant supprimé les pages de la chambre, il passa, le 1er janvier 1790, dans ceux de la grande écurie où il demeura jusqu’au mois d’avril 1791. À sa sortie, le roi lui donna un brevet de capitaine à la suite de ses gardes.
À cette époque, les gardes du corps et la plus grande partie de la noblesse de France avaient émigré. Par point d’honneur, pour faire preuve de royalisme, le jeune d’Hézecques, quittant le château de Mailly-Maillet, résidence de sa famille, ne tarda pas à aller les rejoindre. Il se rendit à Bruxelles, où il retrouva le duc de Villequier, et de là à Coblentz où s’étaient rassemblés les gardes du corps, ainsi qu’un grand nombre de volontaires des premières familles de France qui s’étaient joints à eux. La vie des émigrés, à Coblentz, lui plut médiocrement. C’était déjà à seize ans un esprit sage et posé. Il aimait les livres, l’étude ; l’oisiveté lui était à charge. Il n’avait d’ailleurs pas, comme ses compagnons d’exil, pour se soutenir, d’ardentes passions politiques avec leur cortége d’illusions ; son âge ne les comportait pas. Il profita donc des loisirs que lui donnait la situation des affaires pour visiter quelques-unes des principales villes d’Allemagne.
Vint la campagne de 92, si désastreuse pour les alliés, à laquelle il prit part. Sauf cette campagne, puis celle de 1794 où il servit sous M. de Choiseul-Stainville, son parent, il passa les années de son exil en pérégrinations studieuses, à travers l’Allemagne, puis la Belgique et encore l’Allemagne. Il les parcourut à plusieurs reprises, s’occupant sur la route et dans ses divers séjours, d’histoire, de géographie, d’archéologie.
Cependant la révolution française, après avoir épouvanté le monde de ses horreurs et de ses succès, était arrivée à sa période décroissante. Le ciel s’éclaircissait. Le 19 juillet 1795, il reçut la nouvelle que sa famille, incarcérée à Doullens, venait d’être rendue à la liberté après un emprisonnement de seize mois. L’exil était devenu lourd à Félix d’Hézecques, il avait hâte de revoir la patrie. Il y rentra enfin en septembre 1796, mais n’y trouva pas longtemps la sécurité qu’il avait espérée. Les événements de fructidor amenèrent une recrudescence de rigueurs à l’égard des émigrés. Sa situation devint si dangereuse qu’après s’être tenu, pendant dix-huit mois, caché à Amiens, dans l’hôtel de sa famille, rue Porte-Paris, il dut de nouveau s’exiler. En effet, il ne devait pas se faire illusion sur le sort qui l’attendait s’il venait à avoir le malheur d’être pris. Plusieurs de ses compagnons d’armes, tels que MM. de Ménars et d’Olliamson avaient été fusillés. On multipliait les visites domiciliaires ; mais grâce au bon esprit qui a toujours régné à Amiens, le proscrit en était toujours averti. Il réussit à gagner Rotterdam, où il resta jusqu’au 18 brumaire, qui rouvrit aux émigrés les portes de la France.
Pendant ces longues années passées sur le sol étranger, Félix d’Hézecques eut tout le temps de suivre la marche des événements, d’étudier le changement qui s’était opéré dans les esprits pendant cette grande révolution qui venait de bouleverser l’Europe, et de se façonner à ces idées de sage libéralisme en harmonie avec les sentiments et les besoins qui travaillaient la France nouvelle. Les voyages, la lecture, ses observations n’avaient pas été sans amener des réflexions. Il se soumit donc sans trop de peine à l’ordre nouveau. Dès 1804 il prit du service sous le drapeau qui était devenu celui de la France. En 1813 et 1814, il commandait la légion de la Somme, qui, comme la garde nationale des départements du nord, figura dans l’armée active. Elle prit une part glorieuse à l’héroïque campagne de France ; et, dans ce dernier et sublime effort tenté contre la honte et les désastres de l’invasion, Félix d’Hézecques combattit jusqu’à la fin à la tête de sa légion, incorporée dans la division Allix.
Là se termine sa carrière militaire. Le reste de sa vie, sous la restauration et la monarchie de Juillet, se passa dans l’exercice d’honorables fonctions administratives, où la loyauté, la franchise, la modération et l’aménité de son caractère lui gagnèrent l’estime et les sympathies de tous. Il mourut au mois d’août 1835.
Le lecteur voit dès à présent, sans qu’il soit nécessaire d’insister beaucoup, ce que peut être ce livre et la confiance qu’il mérite.
M. Félix d’Hézecques rédigea ses Souvenirs en 1804, à un âge où son esprit était déjà mûri, sans que sa mémoire eût rien perdu encore. C’est donc à cette date qu’il faut généralement se reporter. Toutefois, à la rédaction primitive, l’auteur a fait plus tard des additions dont quelques-unes datent visiblement de la restauration. Il ne faudra donc point s’étonner de ces petites discordances, qui sont comme le cachet de la sincérité de l’ouvrage.
Ces Souvenirs sont ceux d’un honnête homme qui n’a point de parti pris, si ce n’est de dire la vérité. Ils sont écrits sans prétention, avec candeur. L’auteur était parfaitement placé pour bien voir. Si son extrême jeunesse a nécessairement réduit la portée de ses observations, si elle en a un peu rétréci le champ, cet inconvénient est racheté par quelques avantages. Il n’en a que mieux vu ce que son âge lui permettait de voir, et il a recueilli bien des choses qui plus tard eussent échappé à son attention ou qu’il eût négligées. Ainsi il a été particulièrement frappé, comme cela était naturel, du côté extérieur des choses, des usages de la cour, des fêtes et cérémonies, du mobilier, etc., et sur ce sujet il abonde en détails que les curieux chercheraient longtemps ailleurs, et quelquefois inutilement.
Malgré ce que nous avons dit plus haut de son désir d’être toujours vrai et juste, de sa bonne foi parfaite, le lecteur ne doit pourtant pas s’attendre à trouver chez lui, dans l’appréciation des faits et surtout des personnes, cette équité, cette mesure qui, bien difficiles aujourd’hui même, étaient alors impossibles. Ses sentiments à l’égard des hommes de la Révolution sont ceux d’un page de Louis XVI, ceux de son parti et de son époque. Plus d’un détail trop facilement accueilli aurait besoin d’être rectifié, plus d’un jugement atténué. On l’a fait dans un petit nombre de notes et on aurait pu le faire plus souvent. Le lecteur y suppléera sans peine. Ces appréciations, d’ailleurs, à l’âge qu’avait l’auteur et dans sa position n’ont point grande importance ; c’est à peine si elles sont de lui. Tout autre est l’autorité de son témoignage, si ferme, si convaincu, en faveur de Louis XVI et de l’infortunée Marie-Antoinette. Il y a là un sentiment personnel très-vif, et qui certes fût resté moins vif s’il n’eût été général dans l’entourage intime du Roi et de la Reine.
Les Souvenirs d’un page de Louis XVI ne sont qu’une partie de ceux qu’a laissés à sa famille M. Félix d’Hézecques. Il a écrit de même ses Souvenirs de l’émigration. Les originaux de l’un et l’autre ouvrage sont entre nos mains. Si le présent volume reçoit du public, comme nous l’espérons, un accueil favorable, nous nous trouverons encouragés à lui offrir plus tard les Souvenirs d’un émigré.