Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Le Roi

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CHAPITRE PREMIER

le roi

Beaucoup en ont parlé, mais peu l’ont bien connu
Henriade, chant II


Lorsqu’une fois la calomnie s’est attachée à poursuivre les actions d’un homme, vainement s’efforce-t-il, par une conduite sans reproche, d’en repousser les traits. Tel fut le sort de Louis XVI. La droiture de ses principes, le mobile de ses actions, ses vertus, sa bonté même, tout fut mal interprété. On fit peser sur lui la responsabilité de tous les événements ; on voulut même lui imputer les crimes et les turpitudes des méchants. Et qu’on ne croie pas que ces attaques lui vinssent seulement d’une faction régicide, ennemie de tout ordre social ; il en reçut la plus grande partie de ces hommes qui, attachés de fait à la monarchie, couverts de ses bienfaits, la déchiraient dans la personne du souverain.

Louis XVI fut un bon roi. Il vécut malheureusement dans un temps où ses vertus mêmes devaient l’entraîner à sa perte, et où les défauts reprochés à tant de souverains, défauts dont il n’était que trop exempt, eussent sauvé la monarchie et l’eussent préservé lui-même de son triste sort. D’ailleurs, en admettant qu’il eût des défauts, pourquoi méconnaître qu’ils étaient la suite de qualités précieuses ? et parce qu’elles sont sur le trône, pourquoi les vertus n’auraient-elles plus droit au respect dont on les entoure dans les simples particuliers ? Si l’on veut être juste, il faut donc convenir que Louis XVI n’a succombé que par trop de bonté et que s’il eût eu la tenace volonté et les violences d’un despote, son trône n’eût point été renversé. Au reste, il nous a montré, dans la chute la plus étonnante dont l’histoire fasse mention, l’exemple d’un courage, d’une résignation au-dessus des forces humaines.

À un caractère timide, fruit d’une éducation négligée, ce prince joignait une telle bonté de cœur que, dans ce siècle d’égoïsme, on ne le vit en aucune circonstance, pas même au moment du danger, mettre son intérêt personnel en balance avec celui de ses sujets. Mal conseillé, il ne vit pas que toute attaque faite à la majesté royale retombait sur la monarchie, et que le bonheur et la gloire du royaume tenaient à la gloire de son représentant. De là les nombreuses circonstances où un peu de sang justement répandu aurait pu nous préserver de tant de troubles, mais où Louis XVI aima mieux exposer sa tête que de compromettre la sûreté d’un seul homme : singulière conduite que la politique condamne, mais que la philanthropie devrait admirer !

Simple particulier, Louis XVI eût été le modèle des hommes ; et personne ne doit lui en vouloir d’une faiblesse que chacun s’empressait d’entretenir en lui par les conseils les plus pusillanimes. Tous tant que nous sommes, Français de toutes les classes, nous avons plus que lui contribué à nos malheurs ; nous en avons été les premiers artisans. Un jour viendra, – il faut pour cela qu’une génération se passe, – où les vertus de ce prince seront appréciées ; où la justice la plus complète lui sera rendue ; et l’admiration de nos neveux, leurs autels expiatoires, offriront une tardive mais éclatante réparation de l’injustice et de l’horreur des persécutions qu’on lui fit éprouver.

Louis XVI avait trente-deux ans lorsque je lui fus présenté. Après une jeunesse faible, son tempérament s’était fortifié au point d’en faire un des hommes les plus robustes du royaume. L’exercice multiplié qu’exigeait sa santé, contribuait à sa force ; tout en lui montrait cette vigueur, suite d’une vie chaste et réglée. Son embonpoint, que chacun s’étudiait à présenter comme une suite de sa mollesse et de ses débauches, loin de lui nuire, donnait plutôt à sa personne une dignité qu’il n’avait jamais eue étant dauphin. Assis sur son trône, Louis XVI ne manqua point de représentation. Il avait, il est vrai, contre lui, quand il marchait, un balancement désagréable que toute sa famille partageait, et c’en était assez pour le faire mal juger par quelques hommes superficiels qui, dans ce siècle si vanté de lumières et de sagesse, s’obstinaient toujours à juger leurs souverains d’après leur extérieur, et à compter pour rien les qualités de leur âme.

Louis XVI avait la jambe très-forte, mais belle. Sa figure était agréable ; mais ses dents, mal rangées, rendaient son rire peu gracieux. Ses yeux, qu’aucun peintre n’a jamais pu rendre avec vérité, avaient, malgré cette couleur claire que la mode avait consacrée sous le nom d’œil de roi, une douceur et une bonté qu’on n’apercevait pas d’abord, parce que sa vue myope l’empêchait de regarder avec assurance.

L’éducation de Louis XVI avait été entièrement négligée après la mort de son père ; mais il l’avait perfectionnée lui-même. Exempt de grandes passions, il se délassait d’un exercice violent par quelques heures d’étude. Il lisait prodigieusement. On sait que peu de jours avant sa mort, récapitulant le nombre de volumes qu’il avait lus pendant quatre mois de captivité, il en compta plus de deux cent cinquante. C’est à force de travail qu’il était parvenu à connaître à fond les lois du royaume et l’histoire des différents peuples, à posséder la géographie au plus haut degré de perfection, et à devenir même, par l’étude de plusieurs langues étrangères, un assez bon littérateur. On connaît sa traduction de l’anglais de Richard III, par Horace Walpole ; et cet ouvrage n’est pas sans mérite. C’était à lui seul qu’il devait tous ses talents. Et voilà pourtant le prince qu’on nous a toujours représenté comme un ignorant, un brutal et un homme adonné à l’ivrognerie !

J’ai passé près de six ans à la cour ; dans aucune circonstance je n’ai vu le roi se conduire grossièrement à l’égard du plus mince de ses serviteurs. La force de sa constitution rendait, il est vrai, ses mouvements un peu brusques. Ce qui était de sa part une simple plaisanterie laissait souvent un souvenir quelque peu douloureux ; mais s’il avait cru faire le moindre mal, il se serait interdit la plus légère gaieté.

Tous les soirs, pendant six ans, moi ou mes camarades avons vu Louis XVI se coucher en public. Quelques indispositions ou des journées de troubles et de malheurs ont seules interrompu ce cérémonial ; encore ne l’ai-je pas vu suspendre dix fois. Souvent le roi sortait de souper avec des chasseurs qui n’avaient pas eu sa tempérance ; jamais je ne l’ai vu plus gai que de coutume ; toujours je l’entendis causer avec la même liberté et le même sang-froid. Il y a pourtant des hommes, même de ceux qui l’approchaient de très près, qui l’ont fait passer pour être la moitié du temps hors d’état de se tenir debout ; mais ces hommes étaient ou aveuglés ou perfides. Qu’importait la vérité ? les bruits se répandaient, l’impression restait et la conspiration allait son train.

Quand le roi revenait de chasser à Rambouillet, où il restait à souper, c’était très-avant dans la nuit. En arrivant, à moitié endormi, les jambes engourdies, ébloui par l’éclat des lumières et des flambeaux, il avait peine à monter son escalier. Les valets qui le voyaient, déjà imbus de l’idée de ses débauches, le croyaient dans l’ivresse la plus profonde ; tandis que, rentré dans ses appartements, et revenu de son assoupissement, il reprenait la conversation et parlait de sa chasse avec des détails que nous trouvions bien longs à trois heures du matin.

Tous ceux qui ont assisté au grand couvert ont pu se convaincre de la sobriété du roi. Il mangeait beaucoup, parce que son tempérament et sa constitution lui en faisaient un besoin ; mais il ne buvait de vin pur qu’à son dessert. Souvent c’était un grand verre de malaga avec une croûte de pain grillé ; mais cette quantité même était proportionnée aux aliments qu’il prenait. Il était, au reste, d’une force peu commune ; j’en puis donner des preuves qui paraîtront peut-être puériles, mais qui nous étonnaient beaucoup. Il y avait, dans l’Œil-de-Bœuf, une pelle si lourde qu’il fallait un homme vigoureux pour l’enlever, ce qu’on appelle à bras tendu. J’ai vu souvent le roi faire ce tour de force en mettant encore sur la pelle un petit page. Un des Suisses du parc avait conservé de ses montages une de ces lourdes carabines qui exigeaient autant de force pour les mettre en joue que pour résister à la commotion qu’elles donnent. Le roi, qui en avait entendu parler, s’échappa un jour à la chasse, alla trouver le Suisse, se fit donner la carabine, et l’ayant épaulée avec la plus grande facilité, la fit partir, sans être nullement ébranlé par l’explosion.

Je n’ai point vu Louis XVI malade sérieusement. Quelques fluxions et un érysipèle à la tête qui le retint une fois plusieurs jours au lit, furent les seules indispositions qu’il éprouva pendant mon séjour à la cour ; hors de là il n’était jamais question de drogues ni de médecines. L’exercice était son remède le plus ordinaire, et la tempérance son préservatif contre tous les maux. Ce prince, très-simple dans ses mœurs, l’était aussi dans ses habits. Lorsqu’il monta sur le trône, M. le duc d’Estissac, grand-maître de la garde-robe, vint lui demander ses ordres pour ses habits.

— Combien en fait-on ordinairement chaque quartier ?

— Sire, six.

— Eh bien ! qu’on me fasse six habits de ratine.

Il fallut que le duc d’Estissac lui représentât qu’il était des circonstances où la majesté du trône exigeait d’autres habits que des habits de ratine. Le matin, le roi portait un habit gris jusqu’à l’heure de son lever ou de sa toilette. Alors il prenait un habit habillé de drap uni, souvent brun, avec une épée d’acier ou d’argent. Mais les dimanches et les jours de cérémonies, les plus belles étoffes, les broderies les plus précieuses, en soie, en or ou en paillettes, servaient à la parure du monarque. Bien souvent, suivant le goût d’alors, l’habit de velours était entièrement couvert de petits paillons qui le rendaient éblouissant. Les diamants de la couronne venaient y joindre leur éclat. Le fameux parangon, connu sous le nom de Régent, formait le bouton du chapeau ; et celui appelé le Sancy était à l’extrémité d’une épaulette, et servait à retenir le cordon bleu qu’on portait sur l’habit dans les grandes cérémonies.

Le goût dominant de Louis XVI était la chasse. Il y prenait le plus grand intérêt, indiquait lui-même les cantons, tenait note des cerfs forcés, de leur âge et des circonstances de leur prise. Ce noble amusement, si salutaire à sa santé, était sa seule passion. Il allait aussi très-fréquemment à la chasse au fusil, et, malgré sa mauvaise vue, il tirait avec une grande précision, et un si grand nombre de coups, que je l’ai vu souvent revenir avec la figure toute noircie par la poudre. Quant à la chasse au faucon ou au vol, elle n’avait lieu qu’une fois chaque année, avec une grande solennité. Le roi montait mal à cheval et sans beaucoup de hardiesse. Il arrivait souvent que les demi-bottes fortes, appelées bottes à chaudrons, dont il avait l’habitude de se servir, effarouchaient les chevaux, pour peu qu’ils eussent les aides fines ; mais un cheval qui lui faisait une sottise était sur-le-champ réformé des rangs du roi.

Bien loin de passer sa vie dans la débauche, ou livré aux occupations d’un travail tout mécanique, le roi employait à la chasse ou consacrait à l’étude le temps qui n’était point réclamé par les affaires et les conseils. Ceux qui, par leur service ou par curiosité, pénétraient dans son cabinet, pouvaient s’en convaincre par la quantité de papiers, de livres usés, épars sur son bureau, et s’assurer qu’il était loin d’être aussi oisif qu’on voulait le faire paraître. S’il se mêlait parfois de forger une clef ou un cadenas, c’était par mode de récréation, pour se délasser un instant et diminuer la tension de son esprit. Au reste, les ouvrages sortis de ses mains ne prouvaient ni une grande adresse ni une longue habitude.

Le genre d’étude qui plaisait le plus à Louis XVI était la géographie, les relations de voyages, et ce qui avait rapport à la marine. Dans son voyage de Cherbourg, il étonna beaucoup d’officiers de mer par ses connaissances et en embarrassa plusieurs par ses questions. J’ai entendu dire au roi, au retour de cette excursion qui l’avait autant intéressé que flatté par les preuves d’attachement qu’il y avait reçues, qu’il espérait en faire un semblable tous les ans, surtout sur les côtes, voulant donner grande attention à sa marine : projet que nos malheurs ont empêché, et qui, outre l’avantage de faire connaître au monarque les vices de l’administration, ne pouvait qu’attacher les peuples à leur souverain.

On a acquis la certitude que plusieurs des discours du roi, surtout ceux qui passent pour les plus remarquables, avaient été rédigés par lui. De ce nombre était sa fameuse déclaration en quittant Paris, chef d’œuvre de précision et de logique. Ce fut encore lui qui donna à M. de la Pérouse ses dernières instructions sur son voyage, et des avis aussi justes que lumineux qui étonnèrent ce fameux navigateur. Quand, au coucher, la conversation s’engageait sur la géographie et la navigation, et surtout avec le sous-gouverneur du dauphin, M. du Puget, il n’y avait plus alors de raison pour qu’elle se terminât ; et la pendule sonnait plus souvent une heure du matin que minuit, lorsqu’on se décidait à s’arrêter.

Louis XVI n’eut point de favoris. Il avait beaucoup de considération pour quelques vieux seigneurs qui avaient rendu des services à l’État, et des préférences pour ceux de son âge qui lui avaient été attachés lorsqu’il était dauphin. De ce nombre étaient le duc de Laval, M. de Belzunce, le chevalier de Coigny, le marquis de Conflans ; mais la seule marque de faveur qu’il leur donnât, était de chasser ou de souper plus souvent avec lui. Quand il soupait avec ceux de sa chasse et qu’il jouait avec eux, son jeu était toujours modéré ; ils venaient au coucher, et le roi, en traversant ses cabinets, prenait l’argent nécessaire pour payer sa perte, et jamais je ne l’ai vu remettre plus de vingt écus au duc de Laval, contre qui il jouait presque toujours au billard ou au trictrac. Il y avait aussi quelques jeunes gens que le roi protégeait beaucoup, soit à cause de leurs mérites, soit en considération des services de leurs pères. C’étaient le duc de Richelieu, alors comte de Chinon, aujourd’hui au service de la Russie ; de Saint-Blancart, de la famille des Biron ; le jeune Chauvelin, qui, à vingt ans, avait une des plus belles places de la cour ; il la devait à la mort frappante de son père aux pieds de Louis XV, et il n’a su depuis payer ce bienfait que par la plus basse ingratitude.

Louis XVI n’avait pas plus de maîtresses que de favoris. La méchanceté elle-même l’a épargné sur ce point. Bon père, époux fidèle, il trouvait le bonheur dans les caresses de sa famille, et la force de supporter ses peines dans une piété solide et éclairée qu’il savait allier aux devoirs de la royauté.

Dans maintes circonstances, aux jours mauvais de la Révolution, Louis XVI eût reconquis son autorité avec un peu d’énergie ; mais l’horreur que lui inspirait toute idée de massacre, la crainte de compromettre sa famille et ses serviteurs le retenaient, tandis que ses dangers personnels n’étaient rien à ses yeux. Peut-être que, plus éclairé que nous, il avait vu de bonne heure que la Révolution était l’hydre de la fable ; qu’une tête abattue en produirait mille autres et qu’il fallait se résigner au malheur. La lâcheté qu’on lui reprocha disparut, lorsqu’il fut sous la main de fer de l’adversité. Il a su mourir en roi, sans bassesse, en chrétien, sans trouble et sans effroi ; il a donné l’exemple du courage le plus sublime, du pardon le plus généreux. Sa mort, en couvrant la France de honte, n’en sera pas moins une des plus belles pages de l’histoire. Ses derniers souhaits, ses dernières paroles, retentiront dans les siècles futurs, commanderont à la postérité l’admiration la plus profonde. Sans doute la France leur doit sa gloire et ses succès : du haut du ciel, Louis XVI lui pardonne et veille à ses destinées.