Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Le maréchal de Richelieu

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CHAPITRE X

le maréchal de richelieu

Esprit né pour la cour, et maître en l’art de plaire.
Boileau, Épîtres.


Comme page de la chambre, j’ai été sous ses ordres. J’ai vu cet homme extraordinaire qui, pendant trois règnes, dont l’un eut une durée de près de soixante ans, fut le favori constant des rois ; qui, presque au sortir du berceau, vit pleuvoir sur lui la faveur des richesses, les roses de l’amour et les lauriers de la gloire. Je l’ai vu dans ses dernières années ; et, en le conduisant à sa dernière demeure, j’ai vu s’ouvrir pour lui ce fameux caveau de Sorbonne, tombeau de sa famille, où l’ombre du grand Armand semblait s’avancer, encore fière et menaçante, pour recevoir son petit-neveu. Comme l’immortel cardinal, il a régné sur le cœur de ses maîtres, mais d’une toute autre manière, moins par l’ascendant d’un génie puissant sur un esprit timide que par ses qualités aimables. Avec une éducation plus soignée, une enfance moins gâtée, et quelques traverses de plus dans sa fortune, il aurait pu, comme son grand-oncle, gouverner l’esprit de ses maîtres.

J’étais destiné, ce semble, à voir, cette année-là, la dépouille mortelle de tous nos grands ministres. Je conduisis également le cercueil du duc de Fleury à Saint-Thomas-du-Louvre ; je le vis déposer dans la tombe du cardinal de Fleury ; et si j’avais conduit un Mazarin à sa dernière demeure, j’aurais vu les restes des trois plus grands ministres de la France, qui, tous les trois, régnèrent par des moyens différents, mais qui, tous les trois, régnèrent en maîtres, nous prouvant, par leur exemple, que la rigidité, la finesse et la douceur peuvent parvenir au même but.

Je ne prendrai point le maréchal de Richelieu à la cour de Louis XIV, nourri de bonbons dans l’appartement de madame de Maintenon, où peu de belles, même sous l’aile de la vertu, surent lui rester cruelles. Je ne le suivrai, ni dans ses nombreux voyages amoureux, ni à Mahon et à Closter-Seven, où la victoire le couronna ; ses historiens, si médiocres qu’ils soient, suppléeront à mon silence. Je ne l’ai vu que caduc, et pour ainsi dire sur le bord de la tombe, mais encore doué de cette gaîté, de cette amabilité et de cette légèreté qui furent comme les artisans de ses succès en politique et en amour.

On le voyait peu à la cour de Louis XVI ; et quand il y paraissait, c’était toujours avec le costume recherché de sa jeunesse. Sa démarche n’avait rien de pénible ; il affectait même une allure sautillante qui contrastait avec celle du duc de Fronsac, son fils, qui pouvait à peine se traîner, tant il était infirme et podagre, avec trente ans de moins que son père. Mais les succès de l’un étaient à la cour ; l’autre cherchait les siens dans la plus vile débauche.

Le maréchal avait épousé, en troisièmes noces et presque octogénaire, la belle madame de Roth, qui, par ce mariage, avait cherché à faire la fortune de deux enfants : une fille, mariée depuis au marquis de Ravenel, et un fils, page de la chambre.

La santé du maréchal ne lui permettait plus de faire à la cour son service, parfois assez fatigant, de premier gentilhomme de la chambre. On sait, du reste, qu’il se soignait beaucoup et que l’éclat de ses galanteries lui plaisait autant que la réalité. On se rappelle ces fameux bains de lait qu’il prit à Bordeaux, et qui, pendant un certain temps, dégoûtèrent la ville d’en faire usage, à cause du bruit qu’on répandit que ses valets de chambre le revendaient ensuite. C’était là une mauvaise plaisanterie renouvelée des âges féodaux. N’avait on pas, en effet attribué la même fantaisie à une demoiselle de Rohan, abbesse de Marqueite, qui aurait fait faire de la soupe à ses religieuses avec le lait dans lequel elle s’était baignée ?

À son entrée à Bordeaux comme gouverneur de la province, le maréchal imagina de faire ferrer ses chevaux avec des fers d’argent attachés simplement avec des clous ; et défense était faite aux valets de ramasser ceux qui pourraient se détacher. Le maréchal de Richelieu fut le vrai modèle des grands seigneurs par cette noblesse et cette magnificence qui conviennent à une grande fortune ; il leur donna cet exemple, comme celui de l’amabilité et des grâces.

C’était son fils qui, quoique plus décrépit que son père, remplissait les devoirs de sa charge. Ses débauches en avaient fait un cadavre ambulant ; la corruption s’exhalait de ses lèvres livides ; il ne marchait, ou plutôt il ne se traînait qu’avec peine et à l’aide d’une canne. Avec un physique aussi repoussant et un caractère irascible à l’extrême, il avait néanmoins épousé la jolie demoiselle de Galliffet dont il avait deux filles. Il ne tarda point à suivre son père au tombeau. Je crois qu’il mourut en 1792 ; au moins fit-il encore son service en cette année.

Le vieux maréchal portait ses regards avec plus de complaisance sur son petit-fils, le comte de Chinon, fruit du premier mariage du duc de Fronsac avec mademoiselle de Saisfield[1]. Il avait hérité des grâces de son grand-père, aussi bien que de ses talents militaires. Marié jeune à mademoiselle de Rochechouart, toute contrefaite, on verra probablement s’éteindre en lui le grand nom de Richelieu. La gloire qu’il sut acquérir au siège d’Ismaïlof annonçait un digne successeur au vainqueur de Mahon, lorsqu’il se trouva attaché par les circonstances au service de la Russie, où il est lieutenant général.

Le maréchal de Richelieu naquit en 1696 ; il n’avait que dix-huit ans quand on le mit la première fois à la Bastille pour ne pas vouloir habiter avec sa femme, mademoiselle de Noailles. Madame de Maintenon, qui protégeait les deux familles, espérait que cette captivité le corrigerait de cette antipathie et de ses écarts. Mais ni l’ennui, ni la jeunesse, rien ne put l’obliger à céder, malgré la présence et les larmes de sa jolie femme qui, sous prétexte de le consoler, venait dans sa prison lui offrir un moyen de sortir, dont bien d’autres auraient profité. Il fut fait maréchal de France à cinquante-deux ans, cordon bleu a trente-trois, et mourut âgé de près de quatre-vingt-treize ans, le 8 septembre 1788.

Malgré l’éclat qui s’est attaché à son nom pendant sa longue carrière, il n’a eu jusqu’ici que de mauvais historiens. Il fallait une plume légère et badine comme celle d’Hamilton pour décrire ces intrigues où l’amour était toujours de compte avec la politique. Peu d’années avant la mort du maréchal, il parut sur le théâtre de la Comédie Italienne une petite pièce intitulée : les Dettes. Un acteur, nommé Narbonne, trouva plaisant de prendre, dans le rôle du tuteur, le costume et les manières du vieux maréchal ; et il le fit avec tant d’habileté que l’allusion fut comprise aussitôt, et le nom de Richelieu répété par toute la salle. Le duc de Fronsac, chargé de l’inspection de ce théâtre, comme gentilhomme de la chambre, chassa l’acteur insolent, et ne le laissa reparaître qu’après la mort de son père.

La charge de premier gentilhomme de la chambre fut instituée par François Ier, pour remplacer celle de chambrier, en 1545. Ils étaient alors au nombre de deux ; ce fut Louis XIII qui les porta à quatre. Cependant, sous Charles VII, il existait des chambellans ; et une ordonnance de ce règne les mentionne en ces termes, qui résument parfaitement leurs fonctions : « Chambellans couchant lez nous. » Louis XIV dispensa les premiers gentilshommes de coucher dans sa chambre. Ce service, fatigant à la vérité, passa aux premiers valets de chambre qui, bien souvent, trouvaient dans cette sujétion le moyen de gagner la confiance du maître.

De mon temps, les quatre premiers gentilshommes qui servaient par année, étaient :

M. le duc de Villequier et son fils, le duc de Piennes, en survivance ;

M. le maréchal de Duras et le marquis de Duras, son petit-fils ;

Le duc de Fleury et le marquis de Fleury, son petit-fils ;

Le maréchal de Richelieu, le duc de Fronsac et le comte de Chinon.

Les premiers gentilshommes remplaçaient le grand chambellan quand il était absent. Outre leur service, au lever et au coucher du roi, ils avaient l’inspection et la direction des fêtes, bals et spectacles qui se donnaient à la cour, et réglaient les dépenses concernant la chambre du roi et les menus plaisirs ; ils étaient également chargés des présentations, et montraient au roi les objets d’art qui lui étaient adressés.

Chaque place valait au moins dix-huit à vingt mille francs.

CHAPITRE XI

madame dubarry

Amour, tu perdis Troie !
La Fontaine, Fables.


J’ai encore vu madame Dubarry ! Cette ancienne sultane favorite de Louis XV fut traitée, à sa mort, par son successeur, avec une bonté qui avait sa source dans la douceur de Louis XVI et dans son respect pour son aïeul. Loin de sévir contre elle, on se contenta de lui retirer un service d’or qu’elle avait arraché à la faiblesse du feu roi, et qui était regardé comme le domaine inaliénable de la couronne. On lui laissa, avec ses grands biens, la faculté de fixer sa résidence où elle voudrait, excepté toutefois aux lieux où la cour avait l’habitude de se transporter. Soit par un effet de cette effronterie ordinaire à l’état ignoble d’où le caprice d’un monarque l’avait tirée, soit qu’elle y eût été

  1. Nous reproduisons fidèlement le texte, bien qu’il présente ici une assez grave inexactitude. La première femme du duc de Fronsac fut Adélaïde-Gabrielle de Hautefort, qu’il épousa le 25 février 1764, et qui mourut le 3 février 1767. De ce mariage naquit, le 25 septembre 1766, le comte de Chinon, depuis duc de Richelieu. Le second mariage du duc de Fronsac, avec mademoiselle de Galliffet, eut lieu au mois d’avril 1776. Le duc, en effet, en eut deux filles, qui furent madame de Jumilhac et madame de Montcalm. (Note des éditeurs.)