Souvenirs d’un page de la cour de Louis XVI/Lever du roi

La bibliothèque libre.

CHAPITRE V

lever du roi

Mille gens à peine connus font la foule, au lever, pour être vus du prince qui n’en saurait voir mille à la fois ; et s’il ne voit aujourd’hui que ceux qu’il vit hier et qu’il verra demain, que de malheureux !
La Bruyère, Caractères.


Le cérémonial du lever du roi pourra paraître d’autant plus curieux qu’il est déjà plus loin de nous, et que bien des gens demanderaient volontiers si ce lever était réellement l’instant où le roi quittait son lit.

Il est à croire que, dans des temps plus reculés, les courtisans moins paresseux que de nos jours se trouvaient au réveil du prince. Aman, à la porte d’Assuérus, devançait le jour. Mais, successivement, l’heure se sera trouvée reculée, et le lever était devenu la toilette du roi ; car, sous Louis XVI, qui quittait son lit à sept ou huit heures du matin, le lever était à onze heures et demie, à moins que des chasses ou des cérémonies n’en avançassent l’instant ; et je l’ai vu, dans quelques circonstances, à cinq heures du matin.

C’était à l’heure du lever que se rendait au château la foule des courtisans, soit de Versailles, soit de Paris. Les uns venaient se faire remarquer, ceux-ci chercher un regard du prince, d’autres se répandaient ensuite dans les bureaux, chez les ministres, pour y solliciter des faveurs, souvent demander de l’avancement, et n’y obtenir que des refus ou de la hauteur ; car, de tout temps, les subalternes croyaient s’acquérir de la considération par leur fierté, prenant presque toujours la morgue pour le talent.

Tout ce monde attendait le moment du lever dans l’antichambre ou la galerie et ceux que leur service appelait, ou qui avaient ce qu’on nommait les entrées de la chambre, étaient reçus dans l’Œil-de Bœuf, vaste salon qui, comme je l’ai dit, précédait la chambre du roi, ainsi appelé d’une croisée ovale placée dans la voûte. C’était le vrai temple de l’ambition, des intrigues, de la fausseté. Quelquefois, des provinciaux éblouis, des gens distraits ou ignorants, attirés par l’énorme feu de la cheminée ou par la curiosité de voir de plus près cette quantité de cordons bleus, rouges ou verts, qui faisaient groupe près du foyer, avançaient malgré les avertissements multipliés du Suisse et les cris de : « Passez, Monsieur, passez dans la galerie ! » Mais, ô prodige de l’urbanité française passée dans l’âme d’un Helvétien ! le bon Suisse saisissait un prétexte, et, faisant semblant de ranimer le feu, de fermer un rideau, il louvoyait autour de vous et, finalement, vous instruisait à l’oreille de votre méprise et vous épargnait la honte d’un renvoi public. L’honnête provincial rougissait, baissait la tête et souvent remerciait, tandis que le petit-maître qui, malgré son bel habit, n’en était pas moins un intrus dans cette brillante réunion, relevait la tête et fuyait comme de son gré.

Ce gros Suisse végétait derrière un énorme poêle placé au bout de l’Œil-de-Bœuf ; il y mangeait et digérait à la barbe des princes et des ducs. Le soir, il tendait son petit lit dans la grande galerie, et pouvait se dire l’homme le plus magnifiquement logé de France. Il dormait au milieu des glaces, et, au point du jour, son œil entr’ouvert pouvait contempler les chefs-d’œuvre de Lebrun, moins précieux pour lui assurément que le vin de son pays et les étrennes qu’il recevait le jour de l’an. Ce jour-là, son attention redoublait pour ouvrir la porte et tenir la portière aux grands seigneurs qui récompensaient ce service de quelques louis. Un de ces Suisses, au commencement du règne de Louis XVI, se nommait Buchs ; on conservait encore le souvenir de sa malice, de sa franchise et de son originalité.

Quoique le salon de l’Œil-de-Bœuf fût très-vaste, il y avait des jours où il avait peine à contenir la foule des courtisans. Quelques banquettes, trois ou quatre tableaux de Paul Véronèse en faisaient tout l’ornement

La foule enfin rassemblée, onze heures et demie sonnent. Peu de minutes après, le roi sort de son intérieur en habit du matin et arrive dans la chambre de parade. Un garçon de la chambre se présente à la porte et crie à haute voix : « La garde-robe, Messieurs ! » Alors se glissent les princes du sang, les grands officiers de la couronne, les officiers de la garde-robe, et les seigneurs qui ont obtenu les grandes entrées. De ce nombre sont ceux qui ont présidé à l’éducation du roi.

La toilette commence ; le roi se chausse et passe sa chemise. Alors, la même voix rouvre la porte sur l’ordre du premier gentilhomme de la chambre, et demande : « La première entrée ! » À cet appel, arrivent la Faculté, les valets de garde-robe hors de service et le porte-chaise d’affaires, avec lequel, plus tard, je ferai faire au lecteur une plus ample connaissance.

Aussitôt que le roi n’a plus que son habit à passer, on appelle : « La chambre ! » Alors entrent tous les officiers de la chambre, les pages, leur gouverneur, les écuyers, les aumôniers, enfin les courtisans admis aux entrées de la chambre, c’est-à-dire de l’Œil-de-Bœuf.

Le roi étant tout habillé, on ouvre les deux battants et on laisse entrer le reste des officiers, les étrangers, les curieux mis décemment, et selon le costume, le modeste auteur qui vient humblement offrir une dédicace, etc… Le roi passe alors dans la balustrade qui entoure le lit, se met à genoux sur un coussin, et, entouré des aumôniers et du clergé, récite une courte prière ; après quoi, il écoute toutes les présentations, et entre dans le cabinet du conseil, où ceux qui ont les entrées de la chambre le suivent. Le reste de la foule va dans la galerie, attendre le moment où le roi sortira pour aller à la messe.

Par un usage très-singulier, et qui remontait, je crois, au temps où l’on portait les immenses perruques dont j’ai déjà parlé, Louis XVI ne se faisait coiffer qu’étant tout habillé. Il passait, après son lever, dans un cabinet où il enveloppait d’un immense peignoir son habit brodé, et le valet de chambre barbier qui avait préparé les cheveux au lever, finissait la frisure et mettait la poudre.

Après avoir assisté au lever du roi, voyons ce qui se pratiquait à son coucher. Celui-ci était bien le véritable ; mais une occupation, souvent un léger somme, retenait le roi plus longtemps.

À onze heures, arrivaient le service et les courtisans. Tout était préparé : une magnifique toilette de brocard d’or et de dentelle ; sur un fauteuil de maroquin rouge, la robe de chambre en étoffe de soie blanche brodée à Lyon ; la chemise, enveloppée dans un morceau de taffetas ; sur la balustrade, un double coussin de drap d’or appelé sultan, sur lequel on posait la coiffe de nuit et les mouchoirs. À côté, les pantoufles, de la même étoffe que la robe, étaient placées près des pages de la chambre qui se tenaient contre la balustrade.

Le monarque arrivait ; le premier gentilhomme de la chambre recevait son chapeau et son épée, qu’il remettait à un sous-ordre. Le roi commençait, avec les courtisans, une conversation plus ou moins longue, suivant le plaisir qu’il y trouvait, et qui, souvent, se prolongeait trop au gré de notre sommeil et de nos jambes. Après avoir causé, le roi passait dans la balustrade, se mettait à genoux avec l’aumônier de quartier seul, qui tenait un long bougeoir de vermeil à deux bougies, tandis que les princes n’en pouvaient avoir qu’une. L’aumônier récitait l’oraison : Quæsumus, omnipotens Deus ; et, la prière terminée, le bougeoir était remis au premier valet de chambre qui, sur l’ordre du roi, le donnait à un des seigneurs qu’il voulait distinguer. Cet honneur était si fort apprécié en France, que beaucoup de ceux qui y prétendaient ne pouvaient déguiser leur dépit quand ils en étaient privés. Le maréchal de Broglie, le vainqueur de Bergen, cordon bleu et maréchal de France, à quarante ans, comblé de gloire, était plus que personne sensible à cette privation. Sa rougeur, son embarras, décelaient le cruel chagrin qu’il éprouvait, tant le cœur de l’homme est incompréhensible, et renferme de petites faiblesses à côté des plus grandes qualités !

Ce bougeoir me rappelle un trait assez plaisant dont j’ai été témoin. Le marquis de Conflans, très-aimé du roi, soupait chez la duchesse de Polignac, rendez-vous d’une partie de la cour. L’abbé de Montazet, aumônier de service, s’y trouvait, ainsi que le marquis de Belsunce. La conversation amena un pari qui, de ces deux courtisans, également en faveur, aurait le bougeoir au coucher du roi ? M. de Conflans, très-accoutumé à cet honneur, soutenait que M. de Belsunce l’aurait plutôt que lui. On se rend au coucher. M. l’abbé de Montazet, intéressé dans le pari, d’ailleurs aussi gai qu’aimable, se proposa bien de faire gagner son parti, c’est-à-dire M. de Belsunce. En effet, après la prière, le roi envoie le bougeoir à M. de Conflans, très-étonné de se voir découvert dans un coin où il tâchait de se cacher. Le malin abbé, au lieu de réciter à demi-voix l’oraison, avait prévenu le roi de ce qui s’était passé chez Madame de Polignac.

Ce marquis de Conflans, fils du maréchal d’Armentières, était un des plus beaux hommes de France, et le meilleur officier de troupes légères de l’armée. Une transpiration abondante à la tête l’obligeait à ne point porter de poudre, et à faire usage d’une coiffure aussi extraordinaire alors qu’elle est commune de nos jours. Mais cette simplicité demandait à M. de Conflans beaucoup de temps et de soins, par l’art qu’il y apportait. Très-estimé du roi, en faveur chez la reine, il mourut subitement, en se lavant les mains pour se mettre à table, dans un âge encore peu avancé.

Revenons au coucher. La prière finie, le roi ôtait son habit, dont la manche droite était tirée par le grand-maître de la garde-robe, le duc de Liancourt, et la gauche, par un premier-maître, M. de Boisgelin ou de Chauvelin, et toujours en descendant, si les premiers officiers ne s’y trouvaient pas. Le roi prenait ensuite sa chemise ; elle lui était donnée par le premier gentilhomme de la chambre. Mais si l’un des princes du sang était présent, c’était lui qui avait le droit de passer la chemise, ce qu’on regardait comme un grand honneur. Le premier gentilhomme de la chambre présentait alors la robe de chambre au roi, qui ôtait de ses poches sa bourse, un énorme trousseau de clefs, sa lunette et son couteau ; il laissait tomber son haut-de-chausses sur ses talons, et dans cet état causait encore assez longtemps. Enfin, il venait se placer dans un fauteuil ; un garçon de la chambre, à droite, un de la garde-robe, à gauche, se mettaient à genoux et prenaient chacun un pied du roi pour le déchausser. Alors les deux pages de la chambre s’avançaient et mettaient les pantoufles ; c’était le signal de la retraite. L’huissier le donnait, en disant : « Passez, Messieurs ! » Il ne restait plus que les princes, le service particulier et ceux qui avaient les petites entrées. Ils entretenaient le monarque pendant qu’on le coiffait de nuit. C’était l’instant des joyeux propos, des petites anecdotes ; et souvent le rire franc et bruyant du bon Louis XVI venait frapper nos oreilles dans l’Œil-de-Bœuf, où nous attendions l’ordre pour le lendemain.

Avant que Louis XVI ne fut absorbé par ses peines, le coucher était le moment de ses délassements et de ses jeux. Il y faisait des niches aux pages, agaçait le capitaine Laroche, ou faisait chatouiller un vieux valet de chambre si sensible que la peur seule le faisait enfuir.

Quand le roi rentrait de la chasse, il y avait ce qu’on appelait le débotté. C’était la toilette que le roi faisait alors ; et les usages étaient à peu près les mêmes qu’au lever.

Le garde-robe du roi était dans un petit appartement, sur une petite cour, derrière l’escalier de marbre. C’était là qu’on conservait les habits, le linge et les vêtements du monarque. Tous les jours, on apportait, dans de grands tapis de velours, ce qui était nécessaire pour la toilette du soir et du matin.

Après son lever, le roi recevait souvent des députations, soit du Parlement, soit des États provinciaux. C’est dans une de ces circonstances que je le vis remettre lui-même à l’avocat-général Séguier un exemplaire de l’ouvrage de Mirabeau sur la cour de Berlin, pour donner plus de solennité à l’arrêt qui le condamnait à être brûlé par la main du bourreau. C’est alors que le prince Henri de Prusse, très-maltraité dans ce libelle, dit à M. Séguier : « Vous tenez là de la boue. — Oui, monseigneur, répondit le spirituel magistrat, mais elle ne tache pas. »