Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre I

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Adrien Le Clere (Tome 1p. 15-50).
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VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE PREMIER


Mission française de Péking. — Coup d’œil sur le royaume de Ouniot. — Préparatifs du départ. — Hôtellerie tartaro-chinoise. — Changement de costume. — Portrait et caractère de Samdadchiemba. — Sain-Oula (la bonne montagne). — Frimas et brigands de Sain-Oula. — Premier campement dans le désert. — Grande forêt impériale. — Monuments bouddhiques sur le sommet des montagnes. — Topographie du royaume de Gechekten. — Caractère de ses habitants. — Tragique exploitation d’une mine d’or. — Deux Mongols demandent qu’on leur tire l’horoscope. — Aventure de Samdadchiemba. — Environs de la ville de Tolon-Noor.
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La Mission française de Péking, jadis si florissante sous les premiers empereurs de la dynastie tartare-mandchoue, avait été désolée et presque détruite par les nombreuses persécutions de Kia-King[1]. Les Missionnaires avaient été chassés ou mis à mort ; et en ce temps l’Europe était dans de trop grandes agitations, pour qu’on pût aller au secours de ces chrétientés lointaines. Longtemps elles furent presque abandonnées ; aussi, quand les Lazaristes français reparurent à Péking, ils ne trouvèrent plus que débris et ruines. Grand nombre de chrétiens, pour se soustraire aux poursuites de l’autorité chinoise, avaient passé la grande muraille, et étaient allés demander aux déserts de la Tartarie un peu de paix et de liberté, vivant çà et là de quelques coins de terre que les Mongols leur permettaient de cultiver. A force de persévérance, les Missionnaires finirent par réunir ces chrétiens dispersés, se fixèrent au milieu d’eux, et dirigèrent de là l’ancienne Mission de Péking, confiée immédiatement aux soins de quelques Lazaristes chinois. Les Missionnaires français n’auraient pu sans imprudence, s’établir comme autrefois au sein de la capitale de l’Empire. Leur présence eût compromis l’avenir de cette Mission à peine renaissante.

En visitant les chrétiens chinois de la Mongolie, plus d’une fois nous eûmes occasion de faire des excursions dans la Terre-des-herbes[2], et d’aller nous asseoir sous la tente des Mongols. Aussitôt que nous eûmes connu ce peuple nomade, nous l’aimâmes et nous nous sentîmes au cœur un grand désir de lui annoncer la loi évangélique. Nous consacrâmes dès lors tous nos loisirs à l’étude des langues tartares. Dans le courant de l’année 1842, le saint-siège vint mettre enfin le comble à nos vœux, en érigeant la Mongolie en vicariat apostolique.

Vers le commencement de l’année 1844, arrivèrent les courriers de Si-Wang[3], petite chrétienté chinoise, où le Vicaire apostolique de Mongolie a fixé sa résidence épiscopale. Le Prélat nous envoyait ses instructions pour le grand voyage que nous étions sur le point d’entreprendre, dans le dessein d’étudier le caractère et les mœurs des Tartares, et de reconnaître, s’il était possible, l’étendue et les limites du vicariat. Ce voyage, que nous méditions depuis longtemps, fut enfin arrêté ; et nous envoyâmes un jeune Lama, nouvellement converti, à la recherche de quelques chameaux que nous avions mis au pâturage dans le royaume de Naiman, En attendant son retour, nous nous hâtâmes de terminer les ouvrages mongols, dont la rédaction nous occupait depuis quelque temps.

Nos petits livres de prières et de doctrine étaient prêts ; mais notre jeune Lama n’avait pas encore paru. Nous pensions pourtant qu’il ne pouvait guère tarder. Nous quittâmes donc la vallée des Eaux-Noires[4], pour aller l’attendre aux Gorges-contiguës[5]. Ce dernier poste nous paraissait plus favorable pour faire les préparatifs de notre voyage. Cependant les jours s’écoulaient dans une vaine attente ; les fraîcheurs de l’automne commençaient à se faire piquantes, et nous redoutions beaucoup de commencer nos courses à travers les déserts de la Tartarie, pendant les froidures de l’hiver. Nous résolûmes donc d’envoyer à la découverte de nos chameaux et de notre Lama. Un Catéchiste de bonne volonté, homme d’expédition et bon marcheur, se mit en route. Au jour fixé il fut de retour. Mais ses recherches avaient été à peu près infructueuses. Seulement il avait appris d’un Tartare, que notre Lama était parti depuis quelques jours pour nous reconduire nos chameaux. Aussi, grande fut la surprise du courrier, quand il sut que personne n’avait encore paru… Comment, disait-il, est-ce donc que j’ai le jarret meilleur qu’un chameau ? Ils sont partis de Naiman avant moi…., et me voici arrivé avant eux ! Mes Pères spirituels, encore un jour de patience ; je réponds que chameaux et Lama tout sera ici demain… Plusieurs jours se passèrent, et nous étions toujours dans la même position. Nous renvoyâmes le courrier encore une fois à la découverte, en lui recommandant d’aller jusque sur les lieux mêmes où les chameaux avaient été mis au pâturage, de voir les choses de ses propres yeux, sans se fier aux rapports de qui que ce fût.

Pendant ces jours de pénible attente, nous continuâmes d’habiter les Gorges-contiguës, pays tartare dépendant du royaume Ouniot[6]. Ces contrées paraissent avoir été bouleversées par de grandes révolutions. Les habitants actuels prétendent que, dans les temps anciens, le pays était occupé par des tribus coréennes. Elles en auraient été chassées par les guerres, et se seraient réfugiées dans la presqu’île qu’elles possèdent encore aujourd’hui, entre la mer Jaune et la mer du Japon. On rencontre assez souvent, dans cette partie de la Tartarie, des restes de grandes villes, et des débris de châteaux-forts assez semblables à ceux du moyen-âge de l’Europe. Quand on fouille parmi ces décombres, il n’est pas rare de trouver des lances, des flèches, des débris d’instruments aratoires, et des urnes remplies de monnaies coréennes.

Vers le milieu du dix-septième siècle, les Chinois commencèrent à pénétrer dans ce pays. À cette époque il était encore magnifique ; les montagnes étaient couronnées de belles forêts, les tentes mongoles étaient disséminées çà et là dans le fond des vallées parmi de gras pâturages. Pour un prix très-modique, les Chinois obtinrent la permission de défricher le désert. Peu à peu la culture fit des progrès ; les Tartares furent obligés d’émigrer, et de pousser ailleurs leurs troupeaux. Dès lors le pays changea bientôt de face. Tous les arbres furent arrachés, les forêts disparurent du sommet des montagnes, les prairies furent incendiées, et les nouveaux cultivateurs se hâtèrent d’épuiser la fécondité de cette terre.

Maintenant ces contrées ont été presque entièrement envahies par les Chinois ; et c’est peut-être à leur système de dévastation, qu’on doit attribuer cette grande irrégularité des saisons qui désole ce malheureux pays. Les sécheresses y sont fréquentes, presque chaque année les vents du printemps dessèchent les terres. Le ciel prend un aspect sinistre, et les peuples effrayés sont dans l’attente de grandes calamités. Les vents redoublent de violence, et durent quelquefois jusque bien avant dans la saison de l’été. On voit alors la poussière s’élever par tourbillons au haut des airs ; l’atmosphère devient obscure et ténébreuse ; et souvent en plein midi on est environné des horreurs de la nuit, ou plutôt d’une obscurité épaisse, palpable, en quelque sorte, et mille fois plus affreuse que la nuit la plus sombre. Après ces ouragans, la pluie ne se fait pas longtemps attendre. Mais alors on la redoute plus qu’on ne la désire ; car d’ordinaire elle tombe avec fureur. Quelquefois le ciel se brise et s’ouvre brusquement, en laissant échapper tout à coup, comme une immense cascade, toute l’eau dont il était chargé ; bientôt les champs et les moissons disparaissent sous une mer boueuse, dont les énormes vagues suivent la pente des vallées, et entraînent tout sur leur passage. Le torrent s’écoule avec vitesse, et quelques heures suffisent pour que le sol reparaisse. Mais plus de moissons, presque plus même de terres végétales. Il ne reste que des ravins profonds, encombrés de graviers, et où il n’y a plus d’espérance de pouvoir désormais faire passer la charrue.

La grêle tombe fréquemment dans ce malheureux pays, et souvent elle est d’une grosseur extraordinaire. Nous y avons vu des grêlons de la pesanteur de douze livres. Il suffit quelquefois d’un instant pour exterminer des troupeaux entiers. En 1843, pendant le temps d’un grand orage, on entendit dans les airs comme le bruit d’un vent terrible ; et bientôt après il tomba dans un champ, non loin de notre maison, un morceau de glace plus gros qu’une meule de moulin. On le cassa avec des haches, et quoiqu’on fût au temps des plus fortes chaleurs, il fut trois jours à se fondre entièrement.

Les sécheresses et les inondations occasionnent quelquefois des famines qui exterminent les habitants. Celle de 1832, douzième année du règne de Tao-Kouang[7], est la plus terrible dont on ait entendu parler. Les Chinois disent qu’elle fut partout annoncée par un pressentiment général dont on n’a jamais pu se rendre compte. Pendant l’hiver de 1831, il se répandit une sinistre rumeur. L’année prochaine, disait-on, il n’y aura ni pauvre ni riche ; le sang couvrira les montagnes ; les ossements rempliront les vallées : ou fou, ou kioung ; hue man chan, kou man tchouan. Ces paroles étaient dans toutes les bouches, et les enfants les répétaient dans leurs jeux. On était dominé par ces sinistres appréhensions, quand commença l’année 1832. Le printemps et l’été se passèrent sans pluies ; en automne les gelées arrivèrent, que les moissons étaient encore en herbe ; tout périt, la récolte fut entièrement nulle. La population se trouva bientôt réduite au plus grand dénûment. Maisons, champs, animaux, tout fut échangé contre du grain, qui se vendait alors au poids de l’or. Quand on eut achevé de dévorer l’herbe des montagnes, on fouilla dans la terre pour en extraire jusqu’aux racines. L’effrayant pronostic, qui avait été répété si souvent, eut tout son accomplissement. Plusieurs trouvèrent la mort sur les montagnes, où ils s’étaient traînés pour ramasser quelques brins d’herbe. Les cadavres jonchaient les chemins, les maisons en étaient encombrées, des villages entiers furent éteints jusqu’au dernier habitant. Il n’y avait ni pauvre ni riche ; la famine avait passé sur tout le monde son impitoyable niveau.

C’était dans ce triste pays que nous attendions avec quelque impatience le courrier que nous avions envoyé dans le royaume de Naiman. Le jour que nous avions fixé pour son retour arriva ; beaucoup d’autres s’écoulèrent encore ; mais toujours point de chameaux, point de Lama, et ce qui nous paraissait le plus étonnant, point de courrier non plus. Nous étions poussés à bout ; nous ne pouvions vivre plus longtemps dans cette douloureuse et inutile attente. Nous imaginâmes d’autres moyens, puisque ceux que nous pensions avoir entre les mains s’étaient évanouis. Le jour du départ fut irrévocablement fixé ; il fut en outre réglé, qu’un chrétien nous conduirait avec son charriot jusqu’à Tolon-Noor, éloigné des Gorges-contiguës de près de cinquante lieues. A Tolon-Noor, nous renverrions ce conducteur temporaire, pour nous enfoncer seuls dans le désert, et poursuivre ainsi notre pèlerinage. Ce projet faisait peur aux chrétiens ; ils ne comprenaient pas comment deux Européens pouvaient seuls entreprendre un long voyage dans un pays inconnu et ennemi ; mais nous avions des raisons pour tenir à notre résolution. Nous ne voulions pas de Chinois pour nous accompagner. Il nous paraissait absolument nécessaire de briser enfin les entraves dont on a su envelopper les Missionnaires de Chine. Les soins précautionneux, ou plutôt la pusillanimité d’un Catéchiste ne nous valait rien dans les pays Tartares ; un Chinois eût été pour nous un embarras.

Le dimanche, veille de notre départ, tout était prêt ; nos deux petites malles étaient cadenassées, et les chrétiens étaient déjà venus nous faire leurs adieux. Cependant, à la grande surprise de tout le monde, ce dimanche même, au soleil couchant, le courrier arriva. A peine eut-il paru, que, sur sa figure triste et déconcertée, il nous fut aisé de lire les fâcheuses nouvelles qu’il apportait. — Mes Pères spirituels, dit-il, les choses sont mauvaises ; tout est perdu, il n’y a plus rien à attendre ; dans le royaume de Naiman, il n’existe plus de chameaux de la sainte Église. Le Lama, sans doute, a été tué ; à mon avis, le diable est pour beaucoup dans cette affaire.

Les doutes et les craintes font souvent plus souffrir que la certitude du mal. Ces nouvelles, quoique accablantes, nous tirèrent de notre perplexité, sans changer en rien le plan que nous avions arrêté. Après avoir subi les longues condoléances de nos chrétiens, nous allâmes nous coucher, bien persuadés que cette nuit serait enfin celle qui précèderait notre vie nomade.

La nuit était déjà bien avancée, lorsque, tout à coup, des voix nombreuses se firent entendre au dehors ; des coups bruyants et multipliés ébranlaient la porte de notre habitation. Tout le monde se lève à la hâte ; notre jeune Lama, les chameaux, tout était arrivé ! ce fut comme une petite révolution. L’ordre du jour fut spontanément changé. Ce ne serait plus le lundi qu’on partirait, mais bien le mardi ; ce ne serait pas en charrette, mais bien avec des chameaux, et tout-à-fait à la manière tartare. On alla donc se recoucher avec enthousiasme, mais on se garda bien de dormir ; chacun de son côté dépensa les rapides heures de la nuit à former des plans sur le plus prompt équipement possible de la caravane.

Le lendemain, tout en faisant les préparatifs pour le départ, notre Lama nous donna les raisons de son inexplicable retard. D’abord il avait éprouvé une longue maladie ; ensuite il avait été longtemps à la poursuite d’un chameau qui s’était échappé dans le désert ; enfin il avait été obligé de se rendre au tribunal pour se faire restituer un mulet qu’on lui avait volé. Un procès, une maladie, des animaux perdus, étaient des raisons plus que suffisantes pour le faire absoudre de son retard. Notre courrier était le seul qui ne participât point à la joie générale ; car il était clair pour tout le monde, qu’il s’était malhabilement tiré de la mission qui lui avait été confiée.

La journée du lundi fut entièrement employée à l’équipement de la caravane. Tout le monde fut mis à contribution. Les uns travaillaient à la réparation de notre maison de voyage, on pour parler plus clairement, les uns rapiéçaient une tente de grosse toile bleue, pendant que d’autres nous taillaient une bonne provision de clous de bois. Ici on récurait un chaudron de cuivre jaune, on consolidait un trépied disloqué ; ailleurs on nous fabriquait des cordes, on rajustait les mille et une pièces des bâts de chameaux. Tailleurs, charpentiers, chaudronniers, cordiers, bourreliers ; gens de tout art et de tout métier abondaient dans la petite cour de notre habitation. Car enfin, grands et petits, tous nos chrétiens voulaient et entendaient que leurs Pères spirituels ne se missent en route que munis de tout le confortable possible.

Le mardi matin, il ne restait plus qu’à perforer les naseaux des chameaux, et faire passer dans le trou une cheville de bois qui devait en quelque façon servir de mors. Ce soin fut laissé à notre jeune Lama. Les cris sauvages et perçants que poussaient nos pauvres dromadaires, pendant cette douloureuse opération, eurent bientôt rassemblé tous les chrétiens du village. En ce moment notre Lama devint exclusivement le héros de l’expédition. La foule était rangée en cercle autour de lui. Chacun voulait voir comment, en tirant par petits coups la corde qui était attachée à la cheville enclavée dans le nez des chameaux, il savait les faire obéir et les faire accroupir à volonté. C’était chose nouvelle et curieuse pour les Chinois, que de voir notre Lama arranger et ficeler sur le dos des chameaux les bagages des deux Missionnaires voyageurs. Quand tout fut prêt, nous bûmes une tasse de thé, et nous nous rendîmes à la chapelle. Les chrétiens chantèrent les prières du départ ; nous reçûmes leurs adieux mêlés de larmes, et nous nous mîmes en route. Samdadchiemba[8], gravement placé sur un mulet noir de taille rabougrie, ouvrait la marche en traînant après lui deux chameaux chargés de nos bagages, puis suivaient les deux Missionnaires, MM. Gabet et Huc : le premier, monté sur une grande chamelle ; l’autre sur un cheval blanc.

Nous partîmes, bien décidés à abdiquer nos anciens usages, et à nous faire Tartares. Cependant nous ne fûmes pas tout d’un coup, et dès notre premier pas, entièrement débarrassés du système chinois. Outre que nous nous étions mis en marche, escortés de chrétiens chinois, qui les uns à pied, les autres à cheval, nous accompagnaient un instant par honneur, nous devions prendre pour étape de notre première journée une auberge tenue par le grand Catéchiste des Gorges-contigües.

La marche de notre petite caravane ne s’exécuta pas tout d’abord avec un plein succès. Nous étions encore novices, et tout-à-fait inexpérimentés dans l’art de seller et de conduire des chameaux ; aussi presque à chaque instant nous étions obligés de faire halte, tantôt pour arranger quelque bout de corde ou de bois qui blessait les animaux, tantôt pour consolider nos bagages mal assurés, et qui sans cesse menaçaient de chavirer. Malgré ces retards continuels nous avancions pourtant ; mais c’était toujours avec une inexprimable lenteur. Après avoir parcouru trente-cinq lis[9], nous sortîmes des champs cultivés, pour entrer dans la Terre-des-herbes. La marche fut alors plus régulière, les chameaux se trouvaient plus à leur aise au milieu du désert, et leurs pas semblaient devenir plus rapides.

Nous gravîmes une haute montagne ; mais les dromadaires savaient se dédommager de la peine qu’ils prenaient, en broutant à droite et à gauche de tendres tiges de sureau, ou quelques feuilles de rosier sauvage. Les cris que nous étions obligés de pousser, pour aiguillonner ces animaux nonchalants, allaient donner l’épouvante à des renards, qui sortaient de leurs tanières et s’enfuyaient à notre approche. A peine fûmes-nous arrivés sur le sommet de cette montagne escarpée, que nous aperçûmes dans l’enfoncement l’auberge chrétienne de Yan-Pa-Eul. Nous nous y acheminâmes, et la route nous fut continuellement tracée par de fraîches et limpides eaux, qui, sortant des flancs de la montagne, vont se réunir à ses pieds et forment un magnifique ruisseau qui entoure l’auberge. Nous fûmes reçus par l’aubergiste en chef, ou, en style chinois, par l’intendant de la caisse.

On rencontre quelquefois dans la Tartarie, non loin des frontières de Chine, quelques auberges isolées au milieu du désert ; elles se composent ordinairement d’une immense enceinte carrée, formée par de longues perches entrelacées de broussailles. Au milieu de ce carré est une maison de terre, haute tout au plus de dix pieds. A part quelques misérables petites chambres à droite et à gauche, le tout consiste en un vaste appartement, qui sert à la fois de cuisine, de réfectoire et de dortoir. Quand les voyageurs arrivent, ils se rendent tous dans cette grande salle essentiellement sale, puante et enfumée. Un long et large kang est la place qui leur est destinée. Ou appelle kang une façon de fourneau qui occupe plus des trois quarts de la salle. Il s’élève à la hauteur de quatre pieds, et la voûte en est plate et unie : sur ce kang est une natte en roseaux ; les personnes riches étendent de plus sur cette natte des tapis de feutre ou des pelleteries. Sur le devant, trois immenses chaudières incrustées dans de la terre glaise servent à préparer le brouet des voyageurs. Les ouvertures par où l’on chauffe ces marmites monstrueuses, communiquent avec l’intérieur du kang, et y transmettent la chaleur : de sorte que continuellement, même pendant les terribles froids de l’hiver, la température y est très-élevée. Aussitôt que les voyageurs arrivent, l’intendant de la caisse les invite à monter sur le kang ; on va s’y asseoir, les jambes croisées à la manière des tailleurs, autour d’une grande table dont les pieds ont tout au plus cinq ou six pouces de hauteur. La partie basse de la salle est réservée pour les gens de l’auberge, qui vont et viennent, entretiennent le feu sous les chaudières, font bouillir le thé, ou pétrissent la farine d’avoine et de sarrasin pour le repas des voyageurs. Le kang de ces auberges tartaro-chinoises est le théâtre le plus animé et le plus pittoresque qu’on puisse imaginer : c’est là qu’on mange, qu’on boit, qu’on fume, qu’on joue, qu’on crie et qu’on se bat. Quand le soir arrive, ce kang, qui a servi tour à tour, pendant la journée, de restaurant, d’estaminet et de tripot, se transforme tout à coup en dortoir. Les voyageurs déroulent leurs couvertures s’ils en ont, ou bien ils s’arrangent sous leurs habits les uns à côté des autres. Quand les hôtes sont nombreux, on se place sur deux lignes, mais toujours de manière à ce que les pieds soient opposés. Quoique tout le monde se couche, il ne s’ensuit pas que tout le monde s’endort ; pendant que quelques-uns ronflent consciencieusement, les autres fument, boivent du thé, ou s’abandonnent à de bruyantes causeries. Ce fantastique tableau, à demi éclairé par la lueur terne et blafarde de la lampe, pénètre l’âme d’un vif sentiment d’horreur et de crainte. La lampe de ces hôtelleries est peu remarquable par son élégance ; ordinairement c’est une tasse cassée, contenant une longue mêche qui serpente dans une huile épaisse et nauséabonde. Ce fragment de porcelaine est niché dans un trou pratiqué dans le mur, ou bien placé entre deux chevilles de bois qui lui servent de piédestal.

L’intendant de la caisse nous avait préparé pour logement son petit cabinet particulier. Nous y soupâmes, mais nous ne voulûmes pas y coucher ; puisque nous étions voyageurs tartares, et en possession d’une bonne et belle tente, nous entendions la dresser pour faire notre apprentissage. Cette résolution ne fâcha personne ; on comprit que nous agissions ainsi, non pas par mépris de l’auberge, mais par amour de la vie patriarcale. Quand donc la tente fut tendue, quand nous eûmes déroulé par terre nos peaux de bouc, nous allumâmes un grand feu de broussailles pour nous réchauffer un peu, car les nuits commençaient déjà à être froides. Aussitôt que nous fûmes couchés, l’inspecteur des ténèbres se mit à frapper à coups redoublés sur un tamtam. Le bruit vibrant et sonore de cet instrument d’airain, allait se répercuter dans les vallons, et donner l’épouvante aux tigres et aux loups qui fréquentent ces déserts.

Le jour n’avait pas encore paru, que nous étions sur pied. Avant de nous mettre en route, nous avions à faire une opération de grande importance ; nous devions changer de costume, et en quelque sorte nous métamorphoser. Les Missionnaires qui résident en Chine, portent tous, sans exception, les habits des Chinois ; rien ne les distingue des séculiers, des marchands, rien ne leur donne extérieurement le moindre caractère religieux. Il est fâcheux qu’on soit obligé de s’en tenir à ces habits séculiers ; car ils sont un grand obstacle à la prédication de l’Evangile. Parmi les Tartares, un homme noir[10] qui se mêle de parler de religion, n’excite que le rire ou le mépris. Un homme noir est censé s’occuper des choses du monde ; les affaires religieuses ne le regardent pas ; elles appartiennent exclusivement aux Lamas. Les raisons qui semblent avoir établi et conservé l’usage de l’habit mondain parmi les Missionnaires de Chine n’existant plus pour nous, nous crûmes pouvoir nous en dépouiller. Nous pensâmes que le temps était venu de nous donner enfin un extérieur ecclésiastique, et conforme à la sainteté de notre ministère. Les intentions que nous manifesta à ce sujet notre Vicaire apostolique dans ses instructions écrites, étant conformes à notre désir, nous ne balançâmes point. Nous résolûmes d’adopter le costume séculier des Lamas thibétains ; nous disons costume séculier, parce qu’ils en ont un spécialement religieux, dont ils se revêtent quand ils prient dans les pagodes ou assistent à leurs cérémonies idolâtriques. Le costume des Lamas thibétains fixa par préférence notre attention, parce qu’il était conforme aux habits que portait le jeune néophyte Samdadchiemba.

Nous annonçâmes aux chrétiens de l’hôtellerie, que nous étions décidés à ne plus ressembler à des marchands chinois ; que nous voulions retrancher la queue, et raser entièrement la tête. Cette nouvelle mit en mouvement leur sensiblerie ; il y en eut qui parurent verser des larmes ; quelques-uns même cherchèrent par leurs discours à nous faire changer de résolution : mais leurs pathétiques paroles ne firent que glisser sur nos cœurs ; un rasoir, que nous prîmes dans un petit paquet, fut la réponse que nous donnâmes à leur argumentation. Nous le mîmes entre les mains de Samdadchiemba, et il suffit d’un instant pour faire tomber la longue tresse de cheveux que nous laissions croître depuis notre départ de France. Nous revêtîmes une grande robe jaune, qui s’ajustait sur le côté droit par cinq boutons dorés ; elle était serrée aux reins par une longue ceinture rouge ; par-dessus cette robe nous passâmes un gilet rouge, terminé à sa partie supérieure par un petit collet de velours violet ; un bonnet jaune surmonté d’une pommette rouge complétait notre nouveau costume.

Le déjeuner suivit cette opération décisive ; mais il fut morne et silencieux. Quand l’intendant de la caisse apporta les petits verres et l’urne où fumait le vin chaud des Chinois, nous lui déclarâmes qu’ayant changé d’habit, nous devions aussi modifier nos habitudes de vivre. — Emporte, lui dîmes-nous, ce vin et ce réchaud ; dès aujourd’hui nous renonçons au vin et à la pipe. Tu sais, ajoutâmes-nous en riant, que les bons Lamas s’abstiennent de fumer et de boire du vin. Les chrétiens chinois dont nous étions entourés ne riaient pas, eux ; ils nous regardaient sans rien dire, et d’un œil de commisération : car ils étaient persuadés au fond du cœur, que nous mourrions de privations et de misère dans les déserts de la Tartarie. Quand le déjeuner fut fini, pendant que les gens de l’auberge pliaient la tente, sellaient les chameaux et organisaient le départ, nous prîmes quelques petits pains cuits à la vapeur d’eau, et nous allâmes cueillir le dessert sur des groseillers sauvages, le long du ruisseau voisin. Bientôt on vint nous avertir que tout était prêt. Nous enfourchâmes nos montures, et nous prîmes la route de Tolon-Noor, accompagnés de notre seul Samdadchiemba.

Voilà donc que nous étions lancés seuls et sans guide au milieu d’un monde nouveau ! Désormais nous ne devions plus trouver devant nous des sentiers battus par des Missionnaires anciens ; car nous marchions à travers un pays où nul n’avait encore prêché la vérité évangélique. C’en était fait ; nous n’aurions plus à nos côtés ces chrétiens si empressés à nous servir, et cherchant toujours par leurs soins à former autour du Missionnaire comme une atmosphère de la patrie. Nous étions abandonnés à nous-mêmes, sur une terre ennemie, condamnés désormais à traiter nous-mêmes nos affaires, sans espoir d’entendre jamais sur notre route une voix de frère et d’ami… Mais qu’importe ? nous nous sentions au cœur courage et énergie ; nous marchions en la force de celui qui a dit : Allez, et instruisez toutes les nations ; voilà que je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles !

Comme nous l’avons dit plus haut, Samdadchiemba était notre seul compagnon de voyage. Ce jeune homme n’était ni Chinois, ni Tartare, ni Thibétain. Cependant, au premier coup d’œil, il était facile de saisir en lui les traits qui distinguent ce qu’on est convenu d’appeler la race mongolique. Un nez large et insolemment retroussé, une grande bouche fendue en ligne droite, des lèvres épaisses et saillantes, un teint fortement bronzé, tout contribuait à donner à sa physionomie un aspect sauvage et dédaigneux. Quand ses petits yeux sortaient de dessous de longues paupières entièrement dépouillées de cils, et qu’il vous regardait en plissant la peau de son front, il inspirait tout à la fois des sentiments de confiance et de peur. Rien de tranché sur cette étrange figure : ce n’était ni la malicieuse ruse du Chinois, ni la franche bonhomie du Tartare, ni la courageuse énergie du Thibétain ; mais il y avait un peu de tout cela. Samdadchiemba était un Dchiahour. Dans la suite nous aurons occasion de parler avec quelques détails de la patrie de notre jeune chamelier.

A l’âge de onze ans, Samdadchiemba s’était échappé de sa lamaserie, pour se soustraire aux coups d’un maître dont il trouvait, disait-il, les corrections trop sévères. Il avait ensuite passé la plus grande partie de sa jeunesse errant et vagabond, tantôt dans les villes chinoises, tantôt dans les déserts de la Tartarie. Il était aisé de comprendre que cette vie d’indépendance avait peu poli l’aspérité naturelle de son caractère ; son intelligence était entièrement inculte ; mais en retour sa puissance musculaire était exorbitante, et il n’était pas peu fier de cette qualité, dont il aimait à faire parade. Après avoir été instruit et baptisé par M. Gabet, il voulut s’attacher au service des Missionnaires. Le voyage que nous venions d’entreprendre était tout-à-fait en harmonie avec son humeur errante et aventureuse. Ce jeune homme ne nous était d’aucun secours pour nous diriger à travers les déserts de la Tartarie ; le pays ne lui était pas plus connu qu’à nous. Nous avions donc pour seuls guide une boussole et l’excellente carte de l’empire chinois par Andriveau-Goujon.

Dès notre sortie de l’auberge Yan-Pa-Eul, nous cheminâmes sans encombre et avec assez de succès, si on en excepte quelques malédictions que nous eûmes à essuyer de divers marchands chinois, en traversant une montagne. Les nombreux mulets, attelés aux lourds chariots qu’ils conduisaient, prenaient le mors aux dents, aussitôt qu’ils apercevaient venir à eux notre petite file de chameaux. Saisis d’épouvante, ils cherchaient à fuir à droite ou à gauche, mettaient le désordre dans l’attelage, et quelquefois renversaient la voiture. Les conducteurs se vengeaient alors de ce contretemps, par mille imprécations contre la grosseur des chameaux et la couleur jaune de nos habits.

La montagne que nous gravissions est appelée Sain-Oula c’est-à-dire la Bonne montagne. Il est probable que c’est par opposition qu’on lui donne ce nom ; car elle est fameuse et renommée dans le pays, par les accidents funestes et les aventures tragiques dont elle est le théâtre. Nous en fîmes l’ascension par un chemin rude, escarpé, et en grande partie encombré de débris de rochers. Vers le milieu de la montée, est un petit temple idolâtrique dédié à la déesse de la montagne, appelée Sain-Nai (la bonne vieille). Dans ce temple réside un religieux dont l’occupation est de jeter de temps en temps quelques pelletées de terre aux endroits du chemin que les eaux ont rendus tout-à-fait impraticables. Cette bonne action lui donne le droit d’exiger des voituriers qui passent devant sa cellule, une légère rétribution qui suffit à son entretien.

Après avoir grimpé pendant près de trois heures, nous nous trouvâmes enfin au haut de la montagne, sur un immense plateau, qui de l’est à l’ouest compte une grande journée de chemin. Du nord au midi, le prolongement est incommensurable. Du haut de ce plateau on découvre au loin, dans les plaines de la Tartarie, les tentes des Mongols, rangées en amphithéâtre sur le penchant des collines, et ressemblant dans le lointain à de nombreuses ruches d’abeilles. Plusieurs fleuves prennent leur source aux flancs de cette montagne. On distingue entre tous les autres le Chara-Mouren (fleuve Jaune), que la vue peut suivre au loin dans son cours capricieux à travers le royaume de Gechekten. (Le Chara-Mouren ne doit pas être confondu avec le Hoang-Ho, fameux fleuve Jaune de la Chine.) Après avoir arrosé les royaumes de Gechekten et de Naiman, il traverse la barrière de pieux pour entrer en Mantchourie, et coule du nord au midi jusqu’à la mer. À son embouchure, il prend le nom de Léao Ho.

La Bonne montagne est fameuse par ses frimas. Il n’y a pas d’hiver que le froid n’y tue un nombre considérable de voyageurs. Souvent des convois entiers n’arrivant pas aux jours marqués, sont retrouvés sur la montagne ; mais hommes et animaux tout est mort de froid. Aux dangers de la température se joignent ceux des voleurs et des bêtes féroces. Les brigands y sont, pour ainsi parler, à demeure fixe, attendant les voyageurs qui se rendent à Tolon-Noor, ou qui en reviennent. Malheur à l’homme qui tombe entre les mains de ces brigands ! Ils ne se contentent pas d’enlever l’argent et les animaux ; ils arrachent même les habits, et abandonnent le malheureux détroussé, à la merci du froid et de la faim.

Les voleurs de ces contrées savent assaisonner leur brigandage de politesse et de courtoisie. Ils n’ont pas la malhonnêteté de vous braquer un pistolet sur la gorge, et de vous crier brutalement : La bourse ou la vie ! Ils se présentent modestement, et puis : Mon vieux frère aîné, je suis las d’aller à pied, veuille me prêter ton cheval… Je suis sans argent, veuille me prêter ta bourse… Il fait aujourd’hui bien froid, veuille me prêter ton habit. Si le vieux frère aîné a assez de charité pour prêter tout cela, on lui dit : Merci, mon frère ; sinon, l’humble requête est spontanément appuyée de quelques coups de trique. Si cela ne suffit pas, on a recours au sabre.

Le soleil commençait à baisser, que nous n’étions pas encore descendus du plateau. Nous songeâmes néanmoins à camper. Notre premier soin fut de chercher dans ces lieux sauvages un poste convenable, c’est-à-dire un endroit où il y eût du combustible, de l’eau et du pâturage, trois choses essentielles dans un campement. De plus, vu le mauvais renom de la Bonne montagne, nous désirions trouver un site solitaire et isolé. Peu aguerris encore, et tout-à-fait novices dans la vie nomade, la pensée des voleurs nous préoccupait sans cesse. Nous avions toujours peur de camper en vue des passants qui auraient bien pu venir nuitamment nous dévaliser et enlever nos animaux. Un enfoncement entouré de grands arbres fut le lieu que nous adoptâmes. Après avoir fait accroupir nos chameaux et avoir mis bas les charges, nous allâmes essayer de dresser notre tente sur une place bien unie que nous avions remarquée au bord de la forêt impériale, et à côté d’une petite fontaine qui sortait de dessous le tronc d’un pin séculaire. La construction de notre petit palais de toile nous donna du tracas et de la fatigue.

D’abord on s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
____Puis enfin il n’y manqua rien.

Après ce premier travail, nous installâmes notre portier. Car nous avons oublié de dire qu’un portier faisait partie de notre caravane. Un gros clou de fer fut enfoncé en terre jusqu’à la tête. La tête du clou était traversée d’un anneau suivi d’une longue chaîne, et au bout de la chaîne était retenu par un collier notre fidèle Arsalan[11], dont l’office était d’aboyer à l’approche des étrangers. Ayant ainsi assuré l’inviolabilité du territoire dont nous venions de prendre possession, nous allâmes recueillir des argols[12], et faire quelques fagots de branches sèches. Bientôt la cuisine fut en train. Dès que nous vîmes l’eau de notre chaudière entrer en ébullition, nous y précipitâmes quelques paquets de Kouamien, ou pâte préparée d’avance, et tirée en fil à peu près à la façon du vermicelle. En guise d’assaisonnement, nous y ajoutâmes quelques rognures d’une assez belle tranche de lard, dont nous avaient fait hommage les chrétiens de Yan-Pa-Eul. A peine le ragoût fut-il soupçonné cuit à point, que chacun exhiba de son sein son écuelle de bois, et la remplit de Kouamien. Notre souper était détestable, immangeable ! Nous nous regardâmes en riant, mais au fond du cœur un peu contrariés, car nous sentions que nos entrailles se tordaient de faim. Les fabricants de Kouamien le salent ordinairement, pour le rendre incorruptible, et pouvoir le conserver longtemps en magasin. Celui que nous avions acheté était horriblement salé. Il fallut donc se résigner à recommencer l’opération. Nous donnâmes le premier bouillon à Arsalan qui n’en voulut pas, et après avoir fait le lavage à grande eau de cette misérable soupe, nous la fîmes bouillir une seconde fois. Cette seconde expérience ne fut guère plus heureuse que la première. Le potage demeurant toujours excessivement salé, nous fûmes contraints d’y renoncer. Mais Samdadchiemba dont l’estomac était accoutumé et aguerri à toute sorte de cuisine, se précipita avec héroïsme sur la chaudière. Pour nous, dans ce contre temps, nous eûmes recours au sec et au froid, comme disent les Chinois. Nous prîmes quelques petits pains dans le sac des provisions, et nous dirigeant vers la forêt de l’empereur, nous cherchâmes à assaisonner au moins notre repas d’une agréable promenade.

Notre premier souper de la vie nomade fut moins triste que nous l’avions craint tout d’abord. La providence nous fit rencontrer dans la forêt des fruits délicieux, des Ngao-lu-Eul et des Chan-ly-Houng. Le premier de ces fruits est une espèce de cerise sauvage, mais dont le goût est très-agréable. Il croît sur une petite tige qui n’a guère que quatre ou cinq pouces de hauteur. Le Chan-ly-Houng est une toute petite pomme, rouge ponceau, et d’une saveur aigrelette ; on en fait une compote vraiment succulente. L’arbre qui produit le Chan-ly-Houng est petit, mais très-rameux.

La forêt impériale comprend plus de cent lieues du nord au midi, et près de quatre-vingts de l’est à l’ouest. L’empereur Khan-Hi, dans une de ses expéditions en Mongolie, la détermina pour le lieu de ses chasses. Il s’y rendait tous les ans ; et les empereurs qui lui ont succédé ont toujours suivi son exemple jusqu’à Kia-King, qui, durant une partie de chasse, fut frappé de la foudre à Ge-ho-Eul, Il y a maintenant vingt-sept ans que ces grandes chasses sont interrompues. Tao-Kouang, fils et successeur de Kia-King, s’est persuadé qu’une fatalité de mort était désormais attachée aux exercices de la chasse. Depuis qu’il est monté sur le trône, il n’a jamais mis le pied à Ge-ho-Eul, qu’on pourrait regarder comme le Versailles des potentats chinois. Cependant la forêt et les animaux qui l’habitent n’y ont pas gagné. Malgré la peine d’exil perpétuel portée contre quiconque sera surpris les armes à la main dans la forêt, elle est continuellement encombrée de braconniers et de bûcherons. Des gardiens sont partout distribués de distance en distance ; mais ils semblent n’être là que pour avoir le monopole de la vente du bois et du gibier. Ils favorisent le vol de tout leur pouvoir, à condition qu’on leur en laissera la plus grosse part. Les braconniers sont surtout innombrables depuis la quatrième lune jusqu’à la septième. À cette époque, le bois des cerfs pousse de nouveaux rameaux qui contiennent une espèce de sang à moitié coagulé. C’est ce qu’on appelle Lou-joung dans le pays. Ces nouvelles pousses de bois de cerf jouent un grand rôle dans la médecine chinoise, et sont à cause de cela d’une cherté exorbitante. Un Lou-joung se vend jusqu’à cent cinquante onces d’argent.

Les cerfs et les chevreuils se promènent dans cet immense parc, par troupeaux innombrables. Les tigres, les sangliers, les ours, les panthères et les loups n’y sont guère moins nombreux. Malheur aux bûcherons et aux chasseurs qui s’aventurent seuls ou en petit nombre dans les labyrinthes de la forêt ; ils disparaissent, sans que jamais on en puisse découvrir les moindres vestiges.

La crainte de rencontrer quelqu’une de ces bêtes féroces nous empêcha de prolonger trop longtemps notre promenade. La nuit d’ailleurs commençant déjà à se faire, nous nous hâtâmes de regagner notre tente.

Notre premier sommeil dans le désert fut assez paisible. A peine le jour commençait à blanchir, que nous nous levâmes. Une poignée de farine d’avoine détrempée dans du thé bouillant nous servit de déjeuner, et après avoir chargé nos chameaux, nous nous remîmes en marche. Nous étions toujours sur le plateau de la Bonne montagne, Bientôt nous nous trouvâmes en présence du grand obo, au pied duquel les Tartares viennent adorer l’esprit de la montagne. Ce monument n’est autre chose qu’un énorme tas de pierres amoncelées sans ordre. A la base est une grande urne de granit dans laquelle on brûle de l’encens. Le sommet est couronné d’un grand nombre de branches desséchées, fixées au hasard parmi les pierres. Au-dessus de ces branches sont suspendus des ossements et des banderolles, chamarrés de sentences thibétaines ou mongoles. Les dévots qui passent devant l’obo ne se contentent pas de faire des prostrations et de brûler des parfums, ils jettent encore de l’argent en assez grande quantité sur ce tas de pierres. Les Chinois qui passent par cette route, ne manquent pas non plus de s’arrêter devant l’obo ; mais après avoir fait quelques génuflexions, ils ont soin de recueillir les offrandes que les Mongols ont eu la bonhomie d’y déposer.

Dans toutes les contrées de la Tartarie on rencontre fréquemment de ces monuments informes ; toutes les montagnes en sont couronnées, et les Mongols en font l’objet de fréquents pèlerinages. Ces obo nous rappelaient involontairement ces lieux élevés, loca excelsa, dont parle la Bible, et où les Juifs portaient souvent leurs adorations, contre la défense des prophètes.

Il était près de midi quand le terrain, commençant à s’incliner, nous avertit que nous touchions à la fin du plateau. Nous descendîmes par une pente rapide dans une vallée profonde, où nous trouvâmes une petite station mongole. Nous passâmes sans nous y arrêter, et nous allâmes dresser notre tente sur les bords d’un petit étang. Nous étions dans le royaume de Gechekten, pays coupé de collines, et arrosé par de nombreux ruisseaux. Les pâturages et le bois de chauffage s’y rencontrent partout en abondance. Mais les voleurs désolent incessamment ces malheureuses contrées. Les Chinois les ont envahies depuis longtemps, et en ont fait comme l’asile de tous les malfaiteurs. Habitant de Gechekten est devenu maintenant synonyme d’homme sans foi ni loi, qui n’a horreur d’aucun meurtre, et ne recule devant aucun crime. On dirait que, dans ce pays, la nature a vu avec regret les hommes empiéter sur ses droits. Partout où la charrue a passé, le terrain est devenu triste, aride et sablonneux. On n’y récolte que de l’avoine, dont les habitants se nourrissent habituellement. Dans le pays, il n’y a qu’un seul endroit de commerce, appelé en mongol Altan-Somé (temple d’or). C’était d’abord une grande lamaserie qui contenait près de deux mille Lamas. Peu à peu les Chinois s’y sont transportés, pour trafiquer avec les Tartares. En 1843, nous eûmes occasion de visiter ce poste ; il avait déjà acquis l’importance d’une ville. Une grande route part de Altan-Somé, et se dirige vers le nord. Elle traverse le pays des Khalkha, le fleuve Keroulan, les monts Kinggan, et va jusqu’à Nertechinck, ville de la Sibérie.

Le soleil venait de se coucher, et nous étions occupés dans l’intérieur de la tente à faire bouillir notre thé, lorsque Arsalan nous avertit par ses aboiements de la venue d’un étranger. Bientôt nous entendîmes le trot d’un cheval, et un cavalier parut à la porte. — Mendou ! nous cria le Tartare, en portant ses deux mains jointes au front. L’ayant invité à boire une tasse de thé, il attacha son cheval à un clou de la tente, et vint prendre place autour du foyer. Seigneurs Lamas, nous dit-il aussitôt qu’il fut assis, sous quelle partie du ciel êtes-vous nés ? — Nous sommes du ciel d’occident. Et toi, quelle est ta patrie ? — Ma pauvre ïourte est vers le nord, au fond de cette grande vallée qui est à notre droite. — Ton pays de Gechekten est un beau pays. Le Mongol secoua la tête avec tristesse, et ne répondit pas. — Frère, ajoutâmes-nous, après un moment de silence, la terre des herbes est encore très-étendue dans le royaume de Gechekten. Ne vaudrait-il pas mieux ensemencer vos prairies ? Que faites-vous de ces pays incultes ? de belles moissons ne sont-elles pas préférables à ces herbes ? Il nous répondit avec un ton de conviction profonde : Les Mongols sont faits pour vivre sous la tente et faire paître les troupeaux. Tant que cet usage s’est conservé dans notre royaume de Gechekten, nous avons été riches et heureux. Maintenant, depuis que les Mongols se sont mis à cultiver la terre et à bâtir des maisons, ils sont devenus pauvres. Les Kitat (Chinois) ont envahi le pays. Troupeaux, terres, maisons, tout a passé entre leurs mains. Il nous reste encore quelques prairies ; c’est là que vivent encore sous la tente ceux des Mongols qui n’ont pas été forcés par la misère à émigrer dans d’autres contrées. — Puisque les Chinois vous sont si funestes, pourquoi les avez-vous laissés pénétrer dans votre pays ? — Cette parole est une vérité ; mais vous ne l’ignorez pas, Seigneurs Lamas, les Mongols sont simples ; ils ont le cœur faible. Nous avons eu pitié de ces méchants Kitat, qui sont venus en pleurant nous demander l’aumône. On leur a laissé cultiver, par compassion, quelque peu de terre. Les Mongols ont insensiblement suivi leur exemple, et abandonné la vie nomade. Ils ont bu leur vin et fumé leur tabac à crédit ; ils ont acheté leur toile. Mais quand le temps est venu de faire les comptes, tout a été fixé au quarante, au cinquante pour cent. Ils ont alors usé de violence, et les Mongols ont été forcés de leur abandonner tout, maisons, terres et troupeaux. — Vous ne pouvez donc pas demander justice aux tribunaux ? — Justice aux tribunaux ! oh, c’est impossible ; les Kitat savent parler et mentir. Il est impossible qu’un Mongol gagne un procès contre un Kitat… Seigneurs Lamas, tout est perdu pour le royaume de Gechekten… À ces mots, le Mongol se leva, nous fit une génuflexion, monta à cheval, et disparut promptement dans le désert.

Nous fîmes encore route pendant deux jours à travers le pays de Gechekten, et partout nous eûmes à remarquer le malaise et la souffrance de ses pauvres habitants. Cependant cette contrée est naturellement d’une richesse étonnante, surtout en mines d’or et d’argent ; mais ces trésors eux-mêmes ont été souvent la cause des plus grandes calamités. Malgré la sévère défense d’exploiter les mines, il arrive quelquefois que les bandits Chinois se réunissent par grandes troupes, et s’en vont les armes à la main fouiller les montagnes. Il existe des hommes qui ont une capacité remarquable pour découvrir des mines d’or ; ils se guident, dit-on, d’après la conformation des montagnes et l’espèce des plantes qu’elles produisent. Il suffit d’un homme doué de ce funeste talent, pour porter la désolation dans de vastes contrées ; il se voit bientôt suivi de gens sans aveu qui arrivent par milliers, et alors le pays qui est assigné devient le théâtre des plus grands crimes. Pendant que quelques-uns s’occupent de l’exploitation de la mine, les autres vont exercer leur brigandage dans les alentours ; ils ne respectent ni les propriétés, ni les personnes ; et se portent à des excès qui surpassent tout ce qu’on peut imaginer ; le désordre dure jusqu’à ce que leur audace se soit adressée à quelque mandarin assez courageux et assez puissant pour les écraser.

Des calamités de ce genre ont souvent désolé le pays de Gechekten ; mais rien n’est comparable à ce qui eut lieu dans le royaume de Ouniot en 1841. À cette époque, un Chinois, regardeur de mines d’or, se transporta sur une montagne, et après avoir constaté la présence du métal qu’il cherchait, il fit appel à ses compatriotes. Aussitôt les bandits et les vagabonds accoururent de toute part jusqu’au nombre de douze mille ; cette hideuse armée subjugua en quelque sorte le pays, et y exerça en toute liberté, son brigandage pendant deux ans. La montagne presque tout entière passa au creuset ; l’or en fut extrait en si grande quantité, qu’en Chine sa valeur diminua tout à coup de moitié. Les habitants de ces contrées portèrent en vain leur plainte aux mandarins Chinois ; ceux-ci, ne voyant aucun profit à se mêler de cette affaire, refusèrent d’y porter remède, Le roi de Ouniot n’osa pas non plus se mesurer avec ces brigands dont le nombre augmentait toujours davantage.

Un jour la reine, se rendant à la sépulture de ses ancêtres, fut obligée de traverser le vallon où se trouvait réunie l’armée des mineurs ; son char fui bientôt environné ; on la contraignit brutalement d’en descendre, et ce ne fut que par le sacrifice de ses joyaux, qu’elle put obtenir de continuer sa route. De retour dans sa demeure, la reine manifesta hautement son indignation ; elle reprocha amèrement au roi sa lâcheté : Quelle honte ! disait-elle, dans votre royaume, votre épouse même ne peut maintenant voyager en sûreté ! Le roi de Ouniot, piqué de ces reproches, convoqua les hommes de ses deux bannières et marcha incontinent contre les mineurs ; ceux-ci ayant l’avantage du terrain et du nombre se défendirent longtemps ; mais enfin ils furent enfoncés par la cavalerie Tartare qui en fit une horrible boucherie. Un grand nombre alla chercher une retraite dans l’intérieur de la mine ; les Mongols s’en aperçurent, et en bouchèrent l’entrée avec de grosses pierres. Pendant plusieurs jours on entendit les hurlements de ces malheureux ; mais on n’en eut pas pitié, et on les laissa mourir dans cet affreux réduit. Ceux qu’on prit vivants furent conduits au roi, qui leur fit crever les yeux et les laissa ensuite aller.

Nous venions de quitter le royaume de Gechekten pour entrer dans le Thakar, lorsque nous rencontrâmes un camp militaire, où stationnent quelques soldats Chinois chargés de veiller à la sûreté publique. L’heure de camper était venue ; mais ces soldats, au lieu de nous rassurer par leur présence, ne faisaient, au contraire, qu’accroître nos craintes, car nous savions qu’ils étaient eux-mêmes les plus hardis voleurs de la contrée. Nous allâmes donc nous blottir entre deux rochers, où nous trouvâmes juste ce qu’il fallait de place pour dresser notre tente. A peine eûmes-nous achevé d’organiser notre petite habitation, que nous aperçûmes dans le lointain, sur le flanc des montagnes environnantes, courir, au grand galop, de nombreux cavaliers. Dans leurs évolutions brusques fit rapides, ils semblaient poursuivre une proie qui leur échappait sans cesse. Deux de ces cavaliers, qui sans doute nous avaient remarqués, coururent vers nous avec rapidité ; ils mirent pied à terre, et se prosternèrent à l’entrée de notre tente ; ces deux cavaliers étaient Tartares-Mongols. Hommes de prière, nous dirent-ils pleins d’émotion, nous venons vous inviter à tirer un horoscope. Aujourd’hui on nous a volé deux chevaux ; il y a longtemps que nous cherchons en vain les traces des voleurs ; hommes dont le pouvoir et la science sont sans bornes, enseignez-nous dans quel endroit nous retrouverons nos chevaux. — Frères, leur répondîmes-nous, nous ne sommes pas Lamas de Bouddha ; nous ne croyons pas aux horoscopes. Dire qu’on a le pouvoir de faire trouver les choses perdues, c’est proférer une parole mensongère et trompeuse… Ces pauvres Tartares redoublèrent de sollicitations ; mais quand ils virent que nous étions inébranlables dans notre résolution, ils remontèrent à cheval pour regagner les montagnes.

Samdadchiemba avait gardé le silence, et n’avait paru faire aucunement attention à cet incident. Il était toujours resté accroupi auprès du foyer, sans détacher de ses lèvres une tasse de thé qu’il tenait embrassée de ses deux mains. Il fronça enfin les sourcils, se leva brusquement, et alla à la porte de la tente. Les cavaliers étaient déjà loin, mais le Dchiahour poussa de grands cris, et fit signe de la main pour les engager à revenir. Les Mongols, s’imaginant qu’on s’était décidé à leur tirer l’horoscope, ne balancèrent pas à rebrousser chemin. Aussitôt qu’ils furent à portée de la voix : « Mes frères Mongols, leur cria Samdadchiemba, à l’avenir soyez plus prudents ; veillez exactement auprès de vos troupeaux, et on ne vous volera pas. Retenez bien ces paroles, car elles valent mieux que toua les horoscopes du monde… » Après cette petite allocution, il rentra gravement dans la tente, et alla auprès du foyer continuer de boire son thé.

Nous fûmes tout d’abord contrariés de ce singulier procédé ; mais comme les deux cavaliers n’en parurent pas choqués, nous finîmes par en rire. « Voilà qui est singulier, grommelait Samdadchiemba ; ces Mongols ne se donnent pas la peine de veiller sur leurs animaux ; et puis, quand on les leur a volés, ils courent partout se faire tirer des horoscopes. Personne ne leur parle franchement comme nous ; les Lamas les entretiennent dans cette crédulité, qui est pour eux une source d’un bon revenu. Au reste, ajouta Samdadchiemba, en faisant un geste d’impatience, il n’y a pas moyen de faire autrement. Si vous leur dites que vous ne savez pas tirer l’horoscope, ils ne vous croient pas ; ils demeurent convaincus qu’on est peu disposé à les obliger. Pour se débarrasser d’eux, le plus court parti c’est de leur donner une réponse à l’aventure… » À ces mots, Samdadchiemba se prit à rire, mais d’un rire si expansif, que ses petits yeux en furent totalement masqués. « Est-ce que, par hasard, lui dîmes-nous, tu aurais quelquefois tiré l’horoscope ? — J’étais encore bien jeune ; j’avais tout au plus quinze ans ; je traversais alors la bannière rouge du Thakar. Je fus appelé par quelques Mongols, qui me conduisirent dans leur tente. Là, ils me prièrent de leur deviner où s’était sauvé un bœuf qu’ils avaient perdu depuis trois jours. J’avais beau leur protester que je ne savais pas deviner, que je n’avais pas même appris à lire, « Tu nous trompes, me disaient-ils ; tu es un Dchiahour, et nous savons que les Lamas qui viennent de l’occident savent toujours deviner un peu. » Comme je n’avais pas moyen de me tirer de cet embarras, je m’avisai de singer ce que j’avais vu quelquefois pratiquer par des Lamas, en pareille circonstance. Je chargeai quelqu’un d’aller chercher onze crottins de mouton, les plus secs qu’il pourrait rencontrer. Je fus servi à l’instant. Je m’assis alors gravement ; je comptai les crottins, je les divisai par catégories ; je les comptai de nouveau ; je les fis rouler sur ma robe ; enfin je dis aux Mongols, qui attendaient avec impatience le résultat de l’horoscope : Si vous voulez trouver votre bœuf, allez le chercher du côté du nord. Aussitôt que j’eus prononcé ces paroles, quatre chevaux furent sellés, quatre hommes montèrent dessus, et s’en allèrent au grand galop à travers le désert, se dirigeant toujours vers le nord. Par le plus grand des hasards, le bœuf fut retrouvé ; on me fêta pendant huit jours, et je ne partis qu’avec une bonne provision de beurre et de feuilles de thé. Maintenant que j’appartiens à la sainte Église, je sais que ces choses sont mauvaises et défendues. Sans cela, j’aurais bien dit un mot d’horoscope à ces deux cavaliers, et cela nous aurait peut-être valu de boire ce soir un bon thé au beurre.

Ces chevaux volés ne justifiaient que trop le mauvais renom du pays où nous avions campé. Nous crûmes donc devoir prendre plus de précautions que les jours précédents. Avant que la nuit se fît, nous ramenâmes le cheval et le mulet, et nous les attachâmes à deux clous fixés à l’entrée de la tente. Nous fîmes accroupir nos chameaux à l’entour, de manière à intercepter tout passage. D’après ces dispositions, personne ne pouvait venir jusqu’à nous sans que nous en fussions avertis par les chameaux qui, au moindre bruit, poussent des cris capables d’éveiller l’homme le plus profondément endormi. Enfin, après avoir suspendu à une des colonnes de la tente notre lanterne de voyage, que nous laissâmes allumée durant la nuit entière, nous essayâmes de prendre un peu de repos. Cette nuit fut pour nous une longue insomnie ; quant au Dchiahour, que rien ne troublait jamais, nous l’entendîmes ronfler de toute la force de ses poumons jusqu’à l’aube du jour.

Nous fîmes de grand matin nos préparatifs de départ ; car nous avions hâte de quitter cet endroit mal famé, et d’arriver à Tolon-Noor, dont nous n’étions plus éloignés que de quelques lieues.

Sur la route, un cavalier, qui venait avec impétuosité, s’arrêta brusquement devant nous. Après nous avoir fixés un instant : « Vous êtes les chefs des chrétiens des Gorges-contiguës ? » nous dit-il. Sur notre réponse affirmative, il continua sa route au galop, en tournant quelquefois la tête pour nous considérer encore. C’était un Mongol, qui avait l’intendance des troupeaux des Gorges-contiguës. Il nous avait souvent vus dans cette chrétienté ; mais l’étrangeté de notre nouveau costume l’avait empêché de nous reconnaître. Nous fîmes encore la rencontre des Tartares, qui, la veille, étaient venus nous prier de leur tirer l’horoscope. Ils s’étaient rendus avant le jour sur la foire aux chevaux de Tolon-Noor, dans l’espérance d’y découvrir leurs animaux volés. Leurs recherches avaient été infructueuses.

Les nombreux voyageurs tartares et chinois que nous rencontrions sur notre route, étaient un indice que nous étions peu éloignés de la grande ville de Tolon-Noor. Déjà nous apercevions, loin devant nous, reluire aux rayons du soleil la toiture dorée de deux magnifiques lamaseries, qui sont bâties au nord de la ville. Nous cheminâmes longtemps à travers des tombeaux ; car partout les hommes se trouvent environnés des débris des générations éteintes. En voyant cette population nombreuse comme enveloppée dans une vaste enceinte d’ossements et de pierres tumulaires, on eût dit la mort travaillant sans cesse au blocus des vivants. Dans cet immense cimetière, qui semble étreindre la ville, nous remarquâmes ça et là quelques petits jardins, où, à force de soins et de peines, on parvient à cultiver quelques méchants légumes : des porreaux, de épinards, des laitues dures et amères, et des choux pommés, qui, depuis quelques années venus de Russie, se sont merveilleusement acclimatés dans le nord de la Chine.

Si on excepte ces quelques plantes potagères, les environs de Tolon-Noor ne produisent absolument rien. Le sol est aride et sablonneux. Les eaux y sont extrêmement rares. Sur certains points seulement, on aperçoit quelques sources peu abondantes, et qui se dessèchent à la saison des chaleurs.


  1. Cinquième empereur de la dynastie tartare-mandchoue. Il monta sur le trône en 1799.
  2. Nom par lequel on désigne les pays incultes de la Tartarie. — Tsao-Ti.
  3. Petit village chinois, situé au nord de la grande muraille, et éloigné de Suen-Hoa-Fou d’une journée de chemin.
  4. Hé-Chuy.
  5. Pié-lié-Keou.
  6. Malgré le peu d’importance des tribus tartares, on leur donnera le nom de royaume, parce que le chef de ces tribus est appelé Wang (Roi).
  7. Sixième empereur de la dynastie tartare-mandchoue. Il occupe aujourd’hui le trône impérial. — Il est mort en 1851. Son fils âgé de dix-neuf ans lui a succédé et a donné au nouveau règne le nom de Hien-Fong. (Prospérité universelle).. Tao-Kouang. signifie splendeur de la raison — 1852.
  8. Nom thibétain de notre chamelier.
  9. Le li chinois est le dixième de la lieue de France.
  10. Les Tartares appellent hara-houmou (homme noir) les séculiers, peut-être à cause des cheveux qu’ils laissent croître. C’est par opposition à la tête blanche des Lamas, qui sont obliges de se raser la tête.
  11. Mot tartare-mongol qui signifie lion.
  12. Les Tartares appellent argol la fiente des animaux, lorsqu’elle est desséchée et propre au chauffage.