Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre II

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Adrien Le Clere (Tome 1p. 51-95).
VOLUME I, TARTARIE

CHAPITRE II.


Restaurant de Tolon-Noor. — Aspect de la ville. — Grande fonderie de cloches et d’idoles. — Entretiens avec les Lamas de Tolon-Noor. — Campement. — Thé en brique. — Rencontre de la reine Mourguevan. — Goût des Mongols pour les pélerinages. — Violent orage. — Guerre des Anglais contre la Chine, racontée par un chef Mongol. — Topographie des huit bannières du Tchakar. — Troupeaux de l’Empereur. — Forme et ameublement des tentes. — Mœurs et coutumes tartares. — Campement aux trois lacs. — Apparitions nocturnes. — Samdadchiemba raconte les aventures de sa jeunesse. — Écureuils gris de la Tartarie. — Arrivée à Chaborté.
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Notre entrée dans la ville de Tolon-Noor fut fatigante et pleine de perplexités ; car nous ne savions nullement où aller mettre pied à terre. Nous errâmes longtemps comme dans un labyrinthe, en suivant des rues étroites, tortueuses, et où nos chameaux avaient peine à se faire jour au milieu d’un perpétuel encombrement d’hommes et de choses, Enfin nous entrâmes dans une auberge. Décharger nos chameaux, entasser notre bagage dans la petite chambre qu’on nous avait donnée, aller au marché acheter de l’herbe, la distribuer aux animaux, tout cela se fit sans prendre haleine. Le chef d’hôtellerie vint, selon l’usage, nous remettre un cadenas ; après avoir cadenassé la porte de notre chambre, nous allâmes, sans perdre de temps, diner en ville ; car nous étions affamés. Nous ne fûmes pas longtemps à découvrir un drapeau triangulaire, flottant devant une maison : c’était un restaurant. Nous y entrâmes, et un long corridor nous conduisit dans une salle spacieuse, où étaient distribuées avec ordre et symétrie de nombreuses petites tables. Nous nous assîmes et aussitôt on vint placer une théière devant chacun de nous ; c’est le prélude obligé de tous les repas. Il faut boire beaucoup, et boire toujours bouillant, avant de prendre la moindre chose. Pendant qu’on est ainsi occupé à se gonfler de thé, on reçoit la visite de l’intendant de la table. C’est ordinairement un personnage aux manières élégantes, et doué d’une prodigieuse volubilité de langue ; il connaît du reste tous les pays et les affaires de tout le monde. Il finit cependant par vous demander l’ordre du service ; à mesure qu’on énonce les plats qu’on désire, il en répète les noms en chantant, afin de l’annoncer au gouverneur de la marmite. On est servi avec une admirable promptitude ; mais, avant de commencer le repas, l’étiquette exige qu’on se lève et qu’on aille inviter à la ronde tous les convives qui se trouvent dans la salle. Venez, venez tous ensemble, leur crie-t-on en les conviant du geste, venez boire un petit verre de vin et manger un peu de riz. — Merci, merci, répond l’assemblée, venez plutôt vous asseoir à notre table, c’est nous qui vous invitons. — Après cette formule cérémonieuse, on a manifesté son honneur, comme on dit dans le pays, et on peut prendre son repas en homme de qualité.

Aussitôt qu’on se lève pour partir, l’intendant de la table paraît ; pendant qu’on traverse la salle, il chante de nouveau la nomenclature des mets qu’on a demandés, et termine en proclamant la dépense totale, d’une voix haute et intelligible. On passe ensuite au bureau, et on verse à la caisse la somme désignée. En général, les restaurateurs chinois sont aussi habiles que ceux d’Europe pour exciter la vanité des convives, et pousser à la consommation des vivres.

Deux motifs nous avaient engagés à diriger d’abord notre marche vers Tolon-Noor. En premier lieu, nous avions à y faire quelques achats pour compléter nos ustensiles de voyage. De plus, il nous paraissait nécessaire de nous mettre en rapport avec les Lamas du pays, et de prendre des renseignements sur les points les plus importants de la Tartarie.

Les petites provisions que nous avions à faire nous fournirent l’occasion de parcourir les divers quartiers de la ville. Tolon-Noor (Sept-Lacs) est appelé par les Chinois Lama-Miao, c’est-à dire, Couvent-de-Lamas. Les Mantchoux la nomment Nadan-Omo, et les Thibétains, Tsot-Dun. Ces noms ne sont que la traduction de Tolon-Noor, et veulent dire également Sept-Lacs. Sur la carte publiée par M. Andriveau-Goujon[1], cette ville est appelée Djo-Naiman-Soumé en mongol, Cent-Huit-Couvents. Nous avons inutilement cherché d’où pouvait lui venir ce nom, que personne ne lui donne dans le pays.

Tolon-Noor n’est pas une ville murée, c’est une vaste agglomération de maisons laides et mal distribuées. Au milieu de ses rues étroites et tortueuses, on ne voit que bourbiers et cloaques. Pendant que les piétons marchent des deux côtés, à la file les uns des autres, sur un périlleux trottoir, les charrettes, les caravanes de chameaux et de mulets se traînent péniblement dans une boue noire, puante et profonde. Il arrive assez souvent que les voitures versent ; et alors il serait difficile d’exprimer le désordre et l’encombrement de ces misérables rues. Les animaux meurent étouffés dans la boue ; les marchandises périssent, ou tombent entre les mains des filous qui accourent en foule augmenter la confusion.

Malgré le peu d’agréments que présente Tolon-Noor, malgré la stérilité de ses environs, l’extrême froidure de l’hiver et les chaleurs étouffantes de l’été, la population de cette ville est immense, et le commerce y est prodigieux. Les marchandises russes y descendent par la route de Kiakta ; les Tartares y conduisent incessamment de nombreux troupeaux de bœufs, de chameaux et de chevaux ; à leur retour, ils emportent du tabac, des toiles et du thé en briques. Ce perpétuel va-et-vient d’étrangers, donne à la population de Tolon-Noor un aspect vivant et animé. Les colporteurs courent dans les rues offrir aux passants les objets de leur petit commerce ; les marchands, du fond de leurs boutiques, appellent et agacent les acheteurs par des paroles flatteuses et courtoises ; les Lamas, aux habits éclatants de rouge et de jaune, cherchent à se faire admirer par leur adresse à conduire au galop, dans des passages difficiles, des chevaux fougueux et indomptés.

Les commerçants de la province du Chan-Si sont ceux qui sont en plus grand nombre dans la ville de Tolon-Noor ; mais il en est peu qui s’y établissent d’une manière définitive. Après quelques années, quand leur coffre-fort est suffisamment rempli, ils s’en retournent dans leur pays. Sur cette vaste place de commerce, les Chinois finissent toujours par faire fortune, et lez Tartares par se ruiner. Tolon-Noor est comme une monstrueuse pompe pneumatique, qui réussit merveilleusement à faire le vide dans les bourses mongoles.

Les magnifiques statues en fer et en airain qui sortent des grandes fonderies de Tolon-Noor sont renommées, non-seulement dans toute la Tartarie, mais encore dans les contrées les plus reculées du Thibet. Ses immenses ateliers envoient dans tous les pays soumis au culte de Bouddha des idoles, des cloches, et divers vases usités dans les cérémonies idolâtriques. Les petites statues sont d’une seule pièce, mais les grandes sont coulées par parties, qui sont ensuite soudées ensemble. Pendant que nous étions à Tolon-Noor, nous vîmes partir pour le Thibet un convoi vraiment monstrueux : c’était une seule statue de Bouddha, chargée par pièces sur quatre-vingt-quatre chameaux. Un prince du royaume de Oudchou-Mourdchin, allant en pèlerinage à Lha-Ssa, devait en faire hommage au Talé-Lama.

Nous profitâmes de notre passage à Tolon-Noor pour faire exécuter un Christ sur un magnifique modèle en bronze, venu de France. On l’avait si bien réussi, qu’il était assez difficile de pouvoir distinguer la copie du modèle. Ces ouvriers chinois travaillent promptement, à bon marché, mais surtout avec une étonnante complaisance ; ils sont bien loin d’avoir l’amour-propre et l’entêtement de certains artistes d’Europe. Toujours ils se conforment au goût de leurs pratiques, et font aisément le sacrifice de leurs propres idées. Ils font d’abord leur ouvrage en pâte ; si on ne le trouve pas à sa fantaisie, ils recommencent jusqu’à ce qu’on leur permette de travailler au moule.

Durant notre séjour à Tolon-Noor, nous eûmes souvent occasion de visiter les lamaseries, et de nous mettre en rapport avec les prêtres idolâtres du bouddhisme. Les Lamas nous parurent peu instruits. En général, leur symbolisme n’est guère plus épuré que les croyances du vulgaire. Leur doctrine est toujours indécise et flottante au milieu d’un vaste panthéisme dont ils ne peuvent se rendre compte. Quand nous leur demandions quelque chose de net et de positif, ils étaient toujours dans un embarras extrême, et se rejetaient les uns sur les autres. Les disciples nous disaient que leurs maîtres savaient tout ; les maîtres invoquaient la toute-science des grands Lamas ; les grands Lamas eux-mêmes se regardaient comme des ignorants à côté des saints de certaines fameuses lamaseries. Toutefois, disciples et maîtres, grands et petits Lamas, tous s’accordaient à dire que la doctrine venait de l’Occident ; ils étaient unanimes sur ce point. Plus vous avancerez vers l’Occident, nous disaient-ils, plus la doctrine se manifestera pure et lumineuse. Quand nous leur avions fait l’exposé des vérités chrétiennes, ils ne discutaient jamais ; ils se contentaient de dire avec calme : Nous autres, nous n’avons pas là toutes les prières. Les Lamas de l’Occident vous expliqueront tout, vous rendront compte de tout ; nous avons foi aux traditions venues de l’Occident.

Au reste, ces paroles ne sont que la confirmation d’un fait qu’il est aisé de remarquer sur tous les points de la Tartarie. Il n’est pas une seule lamaserie de quelque importance, dont le grand Lama ou supérieur ne soit un homme venu du Thibet. Un Lama quelconque, qui a fait un voyage à Lha-Ssa, est assuré d’obtenir à son retour la confiance de tous les Tartares. Il est regardé comme un homme supérieur, comme un voyant aux yeux duquel ont été dévoilés tous les mystères des vies passées et futures, au sein même de l’éternel sanctuaire, et dans la terre des esprits[2].

Après avoir mûrement réfléchi sur tous les renseignements que nous avions obtenus des Lamas, il fut décidé que nous dirigerions notre marche vers l’Occident. Le 1er octobre, nous partîmes de Tolon-Noor ; et ce ne fut pas sans peine que nous parvînmes à traverser cette misérable ville. Nos chameaux ne pouvaient avancer à travers ces bourbiers, que par trébuchements et soubresauts. Les charges chancelaient, branlaient sans cesse ; à chaque pas, nous tremblions de voir nos pauvres bêtes de somme perdre l’équilibre, et aller rouler dans la boue. Nous étions heureux, quand nous pouvions rencontrer quelque part une place un peu sèche pour faire accroupir les chameaux, et sangler de nouveau notre bagage. Samdadchiemba enrageait ; il allait et venait sans proférer une seule parole, il se contentait de manifester son dépit en mordant ses lèvres.

Quand nous fûmes arrivés à l’extrémité de la ville, vers la partie occidentale, nous n’avions plus de cloaques à traverser ; mais nous tombions dans un autre embarras. Devant nous, point de route tracée, pas le moindre sentier ; c’était une longue et interminable chaîne de petites collines, d’un sable fin et mouvant, sur lequel nous ne pouvions avancer qu’avec beaucoup de peine et de fatigue. Au milieu de ces sablières, nous étions écrasés par une chaleur étouffante, Nos bêtes de charge étaient fumantes de sueur, et nous-mêmes nous étions dévorés par une soif ardente ; mais c’était en vain que nous cherchions autour de nous quelques gouttes d’eau pour nous rafraîchir.

Il était déjà tard, et nous commencions à craindre de ne pouvoir rencontrer un endroit propice pour dresser notre tente. Le terrain se raffermit pourtant peu à peu, et nous pûmes découvrir enfin quelques traces de végétation. Bientôt les sables diminuèrent, et le sol devint de plus en plus beau et verdoyant. Nous aperçûmes sur notre gauche, et non loin de nous, l’ouverture d’une gorge. M. Gabet pressa sa chamelle, et courut au galop examiner ce poste. Il reparut bientôt sur le sommet d’une colline, il poussa un grand cri, et nous fit signe de la main. Nous nous dirigeâmes vers lui ; car la Providence lui avait fait rencontrer un assez bon gîte. Un petit étang dont les eaux étaient à moitié cachées par des joncs épais et des plantes marécageuses, quelques broussailles disséminées çà et là sur les coteaux, c’était tout ce qu’il nous fallait. Altérés, affamés, fatigués comme nous l’étions, nous ne pouvions ambitionner rien de mieux.

A peine les chameaux furent-ils accroupis, que chacun de nous, spontanément et sans délibérer, n’eut rien de plus pressé que de prendre sa petite écuelle de bois, et d’aller puiser quelques gorgées d’eau entre les joncs du marais ; l’eau était assez fraîche, mais elle saisissait violemment le nez par une forte odeur hydrosulfurique. Je me ressouvins d’en avoir bu de semblable aux Pyrénées, dans la bonne ville d’Ax, et d’en avoir vu vendre dans les pharmacies de France : cette eau se vendait au moins quinze sous la bouteille, tant elle était puante et nauséabonde.

Après nous être suffisamment désaltérés, les forces revinrent petit à petit. Nous pûmes alors dresser la tente, et nous mettre avec énergie chacun à notre ouvrage. M. Gabet alla faire quelques petits fagots parmi les charmilles ; Samdadchiemba ramassait des argols dans le pan de sa robe, et M. Huc, assis à l’entrée de la tente, essayait de s’initier à l’art culinaire, en vidant une poule dont Arsalan convoitait les entrailles d’un œil avide et attentif. Nous voulions au moins une fois, à travers les déserts, nous donner le luxe d’un petit festin ; nous voulions, par patriotisme, régaler notre Dchiahour d’un mets conditionné d’après les règles du Cuisinier français. La volaille fut donc artistement dépecée et plongée au fond de notre grande chaudière. Quelques racines de sinapis confites dans de l’eau salée, des oignons, une gousse d’ail et un piment rouge complétèrent l’assaisonnement. Bientôt le tout fut mis sans peine en ébullition ; car ce jour-là nous étions riches en combustible. Samdadchiemba, après avoir plongé sa main dans la marmite ; en retira un fragment de volaille dont il fit l’inspection : il annonça aux convives que l’heure était venue : alors la marmite fut aussitôt retirée de dessus le trépied, et placée sur le gazon. Nous nous assîmes tout auprès, de manière à pouvoir la toucher de nos genoux, et chacun des convives, armé de deux bâtonnets, s’efforça de saisir les morceaux qui flottaient à la surface d’un abondant liquide. Quand le repas fut achevé, et après avoir remercié le bon Dieu du festin qu’il nous avait servi dans le désert, Samdadchiemba alla rincer le chaudron sur les bords de l’étang. Bientôt, pour compléter la fête, nous fîmes bouillir le thé mongol. Le thé dont usent les Tartares mongols n’est pas préparé de la même manière que celui qui est consommé par les Chinois. Ces derniers, comme on sait, se servent, en général, des feuilles les plus petites et les plus tendres, qu’ils font simplement infuser dans l’eau bouillante, de manière à lui donner une teinte dorée. Les feuilles grossières, auxquelles se trouvent mêlées les branches les plus déliées, sont pressées et coagulées ensemble dans un moule, où elles prennent la forme et l’épaisseur des briques qui sont en usage dans la maçonnerie. Ainsi préparé, on le livre au commerce sous le nom de thé tartare, parce qu’il est presque exclusivement employé par ce peuple, si on en excepte toutefois les Russes, qui en font une grande consommation. Quand les Tartares veulent faire le thé, ils cassent un morceau de leur brique, le pulvérisent, et le font bouillir dans leur marmite, jusqu’à ce que l’eau devienne rougeâtre. Ils y jettent alors une poignée de sel, et l’ébullition recommence. Dès que le liquide est presque noir, on ajoute plein une écuelle de lait, puis on décante dans une grande urne cette boisson qui fait les délices des Tartares. Samdadchiemba en était enthousiaste ; pour nous, nous en buvions par nécessité, et faute de mieux.

Le lendemain, après avoir roulé notre tente, nous nous éloignâmes de cet asile où nous avions demeuré quelques heures. Nous le quittâmes sans regret, parce que nous l’avions choisi et occupé sans affection. Cependant, avant d’abandonner cette terre hospitalière, sur laquelle nous avions dormi une nuit de notre vie, nous voulûmes y laisser un souvenir, un ex-voto de reconnaissance : nous plantâmes une petite croix de bois à l’endroit où avait été notre foyer de la veille, et cette règle fut dans la suite suivie dans tous nos autres campements. Des Missionnaires pouvaient-ils laisser une autre trace de leur rapide passage à travers le désert ?

Nous avions fait tout au plus une heure de chemin, lorsque nous entendîmes derrière nous comme le piétinement de nombreux chevaux, et le bruit confus et indéterminé de plusieurs voix. Nous tournâmes la tête, et nous aperçûmes dans le lointain une nombreuse caravane, qui s’avançait vers nous, à pas rapides. Bientôt nous fûmes atteints par trois cavaliers, et l’un d’eux, qu’à son costume nous reconnûmes pour un Mandarin tartare, s’écria d’une voix étourdissante : « Seigneurs Lamas, votre patrie où est-elle ? — Nous sommes du ciel d’occident. — Sur quelle contrée avez-vous fait passer votre ombre bienfaitrice ? — Nous venons de la ville de Tolon-Noor. — La paix a-t-elle accompagné votre route ? — Jusqu’ici nous avons chevauché avec bonheur… Et vous autres, êtes-vous en paix ; quelle est votre patrie ? — Nous sommes Khalkhas, du royaume de Mourguevan. — Les pluies ont-elles été abondantes ? vos troupeaux sont-ils en prospérité ? — Tout est en paix dans nos pâturages. — Où se dirige votre caravane ? — Nous allons courber nos fronts devant les Cinq-Tours… » Pendant cette conversation brusque et rapide, le reste de la troupe arriva. Nous étions tout près d’un ruisseau dont le rivage était bordé de broussailles. Le chef de la caravane donna ordre de faire halte ; et aussitôt les chameaux, arrivant à la file, décrivirent une grande circonférence, au centre de laquelle vint se placer un char à quatre roues. Sok, sok, s'écrièrent les chameliers ! et les chameaux, obéissant à cet ordre, s'accroupirent spontanément, comme frappés d'un même coup. Pendant que des tentes nombreuses s'élevaient comme par enchantement sur les bords du ruisseau, deux Mandarins décorés du globule bleu s'approchèrent de la voiture, en ouvrirent la portière, et aussitôt nous vîmes descendre une femme tartare, revêtue d'une longue robe de soie verte. C'était une reine du pays des Khalkhas, qui se rendait en pèlerinage à la fameuse lamaserie des Cinq-Tours, dans la province du Chan-Si, Aussitôt qu'elle nous aperçut, elle nous salua, en élevant ses deux mains. « Seigneurs Lamas, nous dit-elle, nous allons camper ici, cet endroit est-il heureux ? — Royale pèlerine de Mourguevan, lui répondîmes-nous, tu peux allumer en paix ton foyer en ce lien. Pour nous, nous allons continuer notre route ; car le soleil était déjà haut quand nous avons plié la tente. A ces mots, nous prîmes congé de la nombreuse caravane des Tartares de Mourguevan.

Cependant mille pensées préoccupaient notre esprit, en voyant cette reine et sa nombreuse suite, poursuivant ainsi dans le désert leur lointain pèlerinage. Les dépenses ne les arrêtaient pas plus que les dangers, les fatigues et les privations du voyage. C'est que ces bons Mongols ont l'âme essentiellement religieuse ; la vie future les occupe sans cesse, les choses d'ici-bas ne sont rien à leurs yeux ; aussi vivent-ils dans ce monde comme n'y vivant pas. Ils ne cultivent pas la terre, ils ne bâtissent pas de maisons ; ils se regardent partout comme des étrangers qui ne font que passer ; et ce vif sentiment, dont ils sont profondément pénétrés, se traduit toujours par de longs voyages.

C'est une chose bien digne d'attention, que ce goût des pèlerinages, qui, dans tous les temps, s'est emparé des peuples religieux, Le culte du vrai Dieu conduisait les Juifs, plusieurs fois par an, au temple de Jérusalem. Dans l'antiquité, les hommes qui se donnaient quelque souci des croyances religieuses, s'en allaient en Egypte se faire initier aux mystères, et demander des leçons de sagesse aux prêtres d'Osiris. C'est aux voyageurs que le Sphinx mystérieux du mont Phicéus proposait la profonde énigme dont Œdipe trouva la solution. Au moyen-âge, l'esprit de pèlerinage était dominant en Europe, et les chrétiens de cette époque étaient pleins de ferveur pour ce genre de dévotion. Les Turcs, quand ils étaient encore croyants, se rendaient à la Mecque par grandes caravanes ; et de nos jours enfin, dans l'Asie centrale, on rencontre sans cesse de nombreux pèlerins qui vont et viennent, toujours poussés, toujours mus par un sentiment profond et sincère de religion. Il est à remarquer que les pèlerinages ont diminué en Europe, à mesure que la foi s'est faite rationaliste, et qu'on s'est mis à discuter la vérité religieuse. Au contraire, plus la foi a été vive et simple parmi les peuples, plus aussi les pèlerinages ont été en vigueur. C'est que la vivacité et la simplicité de la foi donnent un sentiment plus profond et plus énergique de la condition de l'homme voyageur sur la terre, et alors il est naturel que ce sentiment se manifeste par de saints voyages. Au reste, l'Eglise catholique, qui conserve dans son sein toutes les vérités, a introduit dans la liturgie les processions, comme un souvenir des pèlerinages, et pour rappeler aux hommes que cette terre est comme un désert, où nous commençons tous en naissant le sérieux voyage de l'éternité.

Nous avions laissé, loin derrière nous, les pèlerins de Mourguevan ; et déjà nous commencions à regretter de n'avoir pas campé avec eux, sur les bords du joli ruisseau et parmi les gras pâturages où ils avaient dressé leur tente. Des sentiments de crainte s'élevaient insensiblement dans nos cœurs, à mesure que nous apercevions de gros nuages noirs monter de l'horizon, s'étendre et obscurcir le ciel. Nous cherchions avec anxiété, de tout côté, un endroit où nous pussions faire halte ; mais nulle part, nous ne rencontrions de l'eau. Pendant que nous étions dans cette perplexité, quelques grosses gouttes vinrent nous avertir que nous n'avions pas de temps à perdre. Campons vite, campons vite, s'écria Samdadchiemba avec impétuosité.... A quoi bon nous amuser à chercher de l'eau ? campons avant que le ciel ne tombe. — Tu parles à merveille ; mais où abreuver les animaux ? A toi seul tu bois chaque soir un chaudron de thé ; où iras-tu prendre de l'eau ? De l'eau ? Mes Pères, tout à l'heure il va en tomber plus qu'il ne nous en faut. Campons vite, n'ayez pas peur. Certainement aujourd'hui personne ne mourra de soif ; nous ferons promptement des creux, et nous boirons l'eau de pluie. Non, non, reprit Samdadchiemba, pas besoin de faire des creux. Voyez-vous là-bas ce berger ? voyez-vous ce troupeau ? à coup sûr il y a de l'eau là-bas. Nous aperçûmes, en effet, dans un vallon, un homme qui poussait devant lui un grand troupeau de moutons. Nous quittâmes aussitôt notre route, et nous nous dirigeâmes de ce côté à pas précipités. La pluie, qui commença à tomber par torrents, vint encore redoubler la célérité de notre marche. Pour surcroît d'infortune, la charge d'un de nos chameaux chavira, et passa d'entre ses bosses au dessous du ventre ; nous fûmes obligés de faire accroupir le chameau, et de rajuster les bagages sur son dos. Nos habits étaient ruisselants, lorsque nous arrivâmes à un petit lac dont l'eau était troublée et grossie par la pluie. Il n'y eut pas besoin de délibérer ce soir-là sur l'endroit où nous devions dresser la tente, car nous n'avions pas à choisir : la terre était partout imbibée à une grande profondeur.

La violence de la pluie avait beaucoup diminué ; mais la force du vent était devenue plus intense. Nous eûmes une peine horrible pour dérouler notre misérable tente, devenue semblable à un paquet de linge qu'on retirerait d'un cuvier de lessive. Les difficultés augmentèrent encore, quand nous voulûmes essayer de la tendre ; et sans le secours de la force extraordinaire dont était doué Samdadchiemba, nous n'y serions jamais parvenus. Enfin nous eûmes un abri contre le vent et une petite pluie glaciale qui ne cessait de tomber. Aussitôt que le logement fut disposé, Samdadchiemba nous adressa ces consolantes paroles : Mes Pères spirituels, je vous ai prédit qu'aujourd'hui nous ne mourrions pas de soif... ; mais mourir de faim, je n'en réponds pas. — C'est qu'en effet nous étions dans l'impossibilité de pouvoir faire du feu. Dans cet endroit on n'apercevait pas une branche, pas une racine. Aller à la recherche des argols, c'était peine perdue ; la pluie avait réduit en bouillie cet unique chauffage du désert.

Nous avions pris notre parti, et nous étions sur le point de faire notre souper avec un peu de farine délayée dans de l'eau froide, lorsque nous vîmes venir vers nous deux Tartares, qui conduisaient un petit chameau. Après les saints d'usage, l'un d'eux nous dit : Seigneurs Lamas, aujourd'hui le ciel est tombé ; vous ne pouvez pas sans doute dresser votre foyer. — Hélas! comment pourrions-nous dresser un foyer puisque nous n'avons pas d'argols !—Les hommes sont tous frères et s'appartiennent entre eux. Mais les hommes noirs doivent honorer et servir les saints ; voilà pourquoi nous sommes venus pour allumer votre feu ... Ces bons Tartares nous avaient aperçus pendant que nous cherchions un campement ; et présumant notre embarras, ils s'étaient hâtés de venir nous offrir deux hottes d'argols. Nous remerciâmes la Providence de ce secours inespéré, et le Dchiahour se mit aussitôt à préparer la farine pour le souper. La dose fut un peu augmentée, en faveur des deux convives qui nous étaient survenus.

Pendant notre modeste repas, nous remarquâmes que l'un de ces Tartares était l'objet de beaucoup de prévenances de la part de son compagnon. Nous lui demandâmes quel grade militaire il occupait dans la bannière bleue. — Quand les bannières du Tchakar ont marché, il y a deux ans, contre les rebelles du midi (1)[3], j'avais le grade de Tchouanda. — Comment tu étais de cette fameuse guerre du midi ! Mais comment vous autres bergers, pouvez-vous avoir le courage des soldats ? Accoutumés à une vie paisible, vous devriez être étrangers à ce terrible métier, qui consiste à tuer les autres, ou à se faire tuer. — Oui, oui, nous sommes bergers, c'est vrai : mais nous n'oublions pas non plus que nous sommes soldats, et que les huit bannières composent l'armée de réserve du Grand-Maître (l'Empereur). Vous savez la règle de l'empire : quand l'ennemi paraît, on envoie d'abord les milices des Kitai. En second lieu, les bannières du pays des Solon se mettent en mouvement. Si la guerre ne finit pas, alors on n'a qu'à donner un signal aux bannières du Tchakar, le bruit de leur marche suffit toujours pour faire rentrer les rebelles dans l'ordre. — Est-ce que, pour cette guerre du midi, toutes les bannières du Tchakar ont été convoquées ? — Oui, toutes. Au commencement, on pensait que c'était peu de chose ; chacun disait qu'on ne toucherait pas au Tchakar. Les milices des Kitat sont parties les premières, mais elles n'ont rien fait ; les bannières des Solon ont aussi marché, mais elles n'ont pu résister aux chaleurs du midi : alors l'Empereur nous envoya sa sainte ordonnance. Chacun courut aussitôt dans les troupeaux saisir son meilleur cheval ; on secoua la poussière dont les arcs et les carquois étaient recouverts ; on gratta la rouille des lances. Dans chaque tente on tua promptement des moutons, pour faire le repas des adieux. Nos femmes et nos enfants pleuraient : mais nous autres, nous leur adressions des paroles de raison. Voilà six générations, leur disions-nous, que nous recevons les bienfaits du Saint-Maître, sans qu'il nous ait jamais rien demandé. Aujourd'hui qu'il a besoin de nous, comment pourrions-nous reculer ? Il nous a donné le beau pays du Tchakar pour faire paître nos troupeaux, et lui servir en même temps de barrière contre les Khalkhas. Maintenant, puisque c'est du midi que viennent les rebelles, nous devons marcher au midi. N'est-ce pas, Seigneurs Lamas, que la raison se trouve dans ces paroles ? Oui, nous devions marcher ... La sainte ordonnance parut au soleil levant, et déjà à midi les Bochehons, à la tête de leurs hommes, se grouppèrent autour des Tchouanda ;les Tchouanda se réunirent au Nourou-Tchayn ; là, nous attendait le Ougourda, et le jour même nous marchâmes sur Péking : de Péking on nous conduisit à Tien-Tsin-Veï où nous sommes restés trois mois. — Vous êtes-vous battus ? avez-vous vu l'ennemi, demanda Samdadchiemba ? — Non, il n'a pas osé paraître. Les Kitat nous répétaient partout, que nous marchions à une mort certaine et inutile. Que ferez-vous, nous disaient-ils, contre des monstres marins ? Ils vivent dans l'eau, comme des poissons ; quand on s'y attend le moins, ils paraissent à la surface, et lancent des Si-Koua (1)[4] enflammés. Aussitôt qu'on bande l'arc pour leur envoyer des flèches, ils se replongent dans l'eau comme des grenouilles. Ils cherchaient ainsi à nous effrayer ; mais nous autres soldats des huit bannières, nous n'avons pas peur. Avant notre départ, les grands Lamas avaient ouvert le livre des secrets célestes, et nous avaient assuré que l'affaire aurait une heureuse issue. L'empereur avait donné à chaque Tchouanda un Lama instruit dans la médecine et initié à tous les prestiges sacrés ; ils devaient nous guérir des maladies du climat, et nous protéger contre la magie des monstres marins. Qu'avions-nous donc à craindre? Les rebelles, ayant appris que les invincibles milices du Tchakar approchaient, ont été effrayés et ont demandé la paix. Le Saint-Maître, dans son immense miséricorde, la leur a accordée, et alors nous sommes revenus dans nos prairies veiller à la garde de nos troupeaux.

Le récit de cette illustre épée était pour nous palpitant d'intérêt. Nous oubliâmes pendant quelque temps la misère de notre position au milieu du désert. Nous eussions vivement désiré recueillir encore quelques détails sur l'expédition des Anglais contre la Chine ; mais la nuit commençant à tomber, les deux Tartares reprirent la route de leurs ïourtes.

Quand nous fûmes seuls, nos pensées devinrent tristes et sombres. Ce n'était qu'en frémissant que nous songions à cette longue nuit qui commençait à peine. Comment prendre un peu de repos ? L'intérieur de la tente était comme un bourbier. Le grand feu que nous avions fait pendant longtemps, n'avait pu sécher les habits que nous portions. Il avait seulement suffi pour vaporiser une partie de l'eau dont ils étaient imbibés. La fourrure que nous déroulions la nuit sur la terre, afin de nous préserver de l'humidité pendant le sommeil, était dans un état affreux ; elle ressemblait à la peau d'un animal noyé. Dans cette triste situation, une pensée pleine d'une douce mélancolie venait pourtant nous consoler. Nous nous disions au fond du cœur, que nous étions les disciples de celui qui a dit : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête ...

Nous étions tellement fatigués, qu'après avoir veillé pendant la plus grande partie de la nuit, nos forces nous abandonnèrent. Vaincus enfin par le sommeil, nous nous assoupîmes quelques instants, accroupis sur les cendres, les bras serrés contre la poitrine, et la téte appuyée sur les genoux.

Ce fut avec un inexprimable plaisir, que nous vîmes arriver la fin de cette longue et triste nuit. A l'aube du jour, le ciel tout bleu et sans nuages nous présageait une heureuse compensation des misères de la veille. Bientôt un soleil pur et brillant vint nous donner l'espérance que nos habits encore mouillés se sècheraient facilement en route. Nous fîmes avec diligence les préparatifs du départ, et la caravane se mit en mouvement. Le temps était magnifique. Petit à petit les grandes herbes des prairies relevaient leur tête courbée par les eaux de la pluie ; le chemin commençait à se raffermir, et nous sentions déjà avec délices la douce chaleur des rayons du soleil. Enfin, pour achever d'épanouir nos cœurs, nous entrions dans les belles plaines de la bannière rouge, la plus pittoresque du Tchakar.

Tchakar signifie en mongol pays limitrophe. Cette contrée est bornée, à l'est, par le royaume de Gechekten ; à l'ouest, par le Toumet occidental ; au nord, par le Souniout, et au midi par la grande muraille. Son étendue est de cent-cinquante lieues en longueur, sur cent en largeur. Les habitants du Tchakar sont tous soldats de l'Empereur, et reçoivent annuellement une somme réglée d'après leurs titres. Les soldats à pied touchent douze onces d'argent par an, et les soldats à cheval vingt-quatre.

Le Tchakar est divisé en huit bannières — en chinois pa-ki — qu'on distingue par le nom de huit couleurs, savoir : bannière blanche, bleue, rouge, jaune, blanchâtre, bleuâtre, rougeâtre, jaunâtre. Chaque bannière a son terriloire séparé, et possède une espèce de tribunal, nommé Nourou-Tchayn, préposé à la connaissance des affaires qui peuvent survenir dans la bannière. Outre ce tribunal, dans chacune des huit bannières, il y a un chef appelé Ou-Gourdha. Enfin, parmi ces huit Ou-Gourdha, on en choisit un, qui est en même temps gouverneur-général des huit bannières. Tous ces dignitaires sont établis et soldés par l'empereur de Chine. Au fond, le Tchakar n'est qu'un vaste camp, où stationne une armée de réserve. Afm sans doute que cette armée soit toujours prête à marcher au premier signal, il est sévèrement défendu à ces Tartares de cultiver la terre. Ils doivent vivre de leur solde et du revenu de leurs troupeaux. Tout le terrain des huit bannières est inaliénable. Quelquefois il arrive qu'on en vend aux Chinois ; mais toujours la vente est déclarée nulle et invalide par les tribunaux.

C'est dans les pâturages du Tchakar, que se trouvent les nombreux et magnifiques troupeaux de l'Empereur. Ces troupeaux se composent de chameaux, de chevaux, de bœufs et de moutons. Il y a trois cent soixante troupeaux, qui contiennent chacun douze cents chevaux. D'après ce nombre, il est facile d'évaluer l'innombrable multitude d'animaux que possède l'Empereur. Un Tartare, décoré du globule blanc, est préposé à la garde de chaque troupeau, A de certaines époques, les inspecteurs généraux viennent en faire la visite ; et, s'ils trouvent un déficit dans le nombre, le berger en chef est tenu de compléter le troupeau à ses frais. Malgré cette mesure, les Tartares ne se font pas faute d'exploiter, à leur profit, les richesses du Saint-Maître ; ils ont recours à un échange frauduleux. Quand les Chinois ont un mauvais cheval ou un bœuf décrépit, ils le conduisent aux bergers de l’Empereur qui, pour une somme très-modique, leur permettent de choisir à volonté dans les troupeaux. Par ce moyen, ayant toujours le même nombre d’animaux, ils peuvent jouir de leur fraude avec paix et assurance.

Jamais par un plus beau temps nous n’avions parcouru de plus belles contrées. Le désert est quelquefois hideux et horrible ; quelquefois aussi il a ses charmes, charmes d’autant mieux sentis qu’ils sont plus rares, et qu’on les chercherait vainement dans les contrées habitées. La Tartarie a un aspect tout particulier ; rien au monde ne ressemble à un pays Tartare. Chez les nations civilisées, on rencontre partout sur ses pas des villes populeuses, une culture riche et variée, les mille produits des arts et de l’industrie, et les agitations incessantes du commerce. On s’y sent toujours entraîné et emporté comme dans un immense tourbillon. Dans les pays au contraire où la civilisation n’a pu encore se faire jour, ce ne sont que des forêts séculaires, avec toute la pompe de leur exubérante et gigantesque végétation ; l’âme est comme écrasée par cette puissante et majestueuse nature. La Tartarie ne ressemble en rien à tout cela. Point de villes, point d’édifices, point d’arts, point d’industrie, point de culture, point de forêts ; toujours et partout c’est une prairie, quelquefois entrecoupée de lacs immenses, de fleuves majestueux, de hardies et imposantes montagnes ; quelquefois se déroulant en vastes et incommensurables plaines. Alors, quand on se trouve dans ces vertes solitudes, dont les bords vont se perdre bien loin dans l’horizon, on croirait être, par un temps calme, au milieu de l’Océan. L’aspect des prairies de la Mongolie n’excite ni la joie ni la tristesse, mais plutôt un mélange de l’une et de l’autre, un sentiment mélancolique et religieux, qui peu à peu élève l’âme, sans lui faire perdre entièrement de vue les choses d’ici-bas : sentiment qui tient plus du ciel que de la terre, et qui paraît bien conforme à la nature d’une intelligence servie par des organes.

On rencontre quelquefois dans la Tartarie des plaines plus vivantes et plus animées qu’à l’ordinaire ; c’est lorsque la beauté des eaux et des pâturages y attire de nombreuses familles. On voit alors s’élever, de toute part, des tentes de diverses grosseurs, semblables à des ballons gonflés par le gaz, et déjà prêts à s’élancer dans les airs. Les enfants, le dos surmonté d’une hotte, courent çà et là dans les environs, à la recherche des argols, qu’ils vont amonceler tout à l’entour de la tente. Les matrones donnent la chasse aux jeunes veaux, font bouillir le thé au grand air, ou préparent le laitage ; tandis que les hommes montés sur des chevaux fougueux, et armés d’une longue perche, galoppent dans tous les sens, pour diriger dans les bons pâturages les grands troupeaux qu’on voit se mouvoir et ondoyer dans le lointain, comme les flots de la mer.

Toutefois, ces tableaux si animés disparaissent souvent tout à coup, et on ne rencontre plus rien de ce qui naguère était si plein de vie. Hommes, tentes, troupeaux, tout semble s’être brusquement évanoui. On aperçoit seulement dans le désert des cendres amoncelées, des foyers mal éteints, quelques ossements que se disputent les oiseaux de proie, seuls vestiges qui annoncent que le nomade Mongol a la veille passé par là. Et si on demande la raison de ces migrations subites, il n’y en a pas d’autre que celle-ci : Les animaux avaient dévoré l’herbe qui recouvrait le sol ; le chef a donc donné le signal du départ, et tous ces pasteurs ont plié leur tente ; ils ont poussé devant eux leurs troupeaux, et sont allés chercher ailleurs, n’importe où, de nouveaux et plus frais pâturages.

Après avoir cheminé pendant la journée entière, à travers les délicieuses prairies de la bannière rouge, nous allâmes camper dans un vallon qui paraissait assez habité. À peine eûmes-nous mis pied à terre, que de nombreux Tartares s’empressèrent de venir à nous, et de nous offrir leurs services. Après nous avoir aidés à décharger nos chameaux, et à construire notre maison de toile bleue, ils nous prièrent d’aller prendre le thé sous leurs tentes. Comme il était déjà tard, nous demeurâmes chez nous. Les visites furent remises au lendemain ; car les hospitalières invitations de nos voisins nous déterminèrent à stationner un jour parmi eux. Nous étions d’ailleurs bien aises de profiter de la beauté du temps et du site, pour réparer complétement les avaries que nous avions essuyées la veille.

Le lendemain, le temps qui ne fut pas employé à notre petit ménage et à la récitation du Bréviaire, nous le consacrâmes à visiter les tentes mongoles. Pendant que Samdadchiemba gardait le logis, nous nous mîmes en tournée. Nous dûmes d’abord veiller avec le plus grand soin à la sûreté de nos jambes, contre lesquelles s’élançaient avec rage des troupes de chiens énormes. Un petit bâton suffisait pour notre défense ; mais, aussitôt que nous étions arrivés à l’entré e d'une tente, nous devions déposer nos armes en dehors du seuil de la porte ; ainsi l'exige le cérémonial tartare. Entrer dans l'intérieur de la tente la main armée d'un fouet ou d'un bâton, c'est l'injure la plus sanglante qu'on puisse faire à la famille ; c'est leur dire, en style figuré : Vous êtes tous des chiens.

La manière de se présenter chez les Tartares est franche, simple, et débarrassée des innombrables formalités de l'urbanité chinoise. En entrant, on souhaite la paix à tout le monde en général, en disant : Amor ou Mendou ; puis on va s'asseoir rondement à droite du chef de famille, qui est accroupi à l'opposite de la porte. Chacun alors prend, dans une bourse suspendue à la ceinture, la petite fiole de tabac à priser ; on se la présente mutuellement, en accompagnant l'offre de quelques paroles de politesse. — Les pâturages sont-ils gras et abondants ? vos troupeaux sont-ils en bon état ? les cavales sont-elles fécondes ? — Avez-vous chevauché en paix ? la tranquillité règne-t-elle en route, etc. Après ces paroles d'usage, prononcées de part et d'autre avec une excessive gravité, la ménagère tend la main aux étrangers, sans rien dire. Ceux-ci retirent promptement de leur sein leur écuelle de bois, indispensable vade-mecum des Tartares, la présentent à la ménagère, qui la leur rend bientôt après remplie de thé au lait. Dans les familles un peu aisées, on sert ordinairement devant les visiteurs une tablette chargée d'une modeste collation : du beurre, de la farine d'avoine, du petit millet grillé et des tranches de fromage ; le tout distribué séparément dans quatre petits coffres en bois vernissé. On choisit à volonté quelques-unes de ces friandises tartares, qu'on mélange avec le thé. Ceux qui veulent traiter leurs hôtes magnifiquement, et de la manière la plus splendide, enfoncent à côté du foyer, dans les cendres chaudes, une petite bouteille en terre cuite, remplie de vin mongol. Ce vin n'est autre chose que du petit lait, qui après avoir été soumis pendant quelque temps à une fermentation vineuse, est enfin grossièrement traité par la distillation, dans un appareil qui fait office d'alambic. Il faut vraiment être né Tartare pour s'accoutumer à une pareille boisson ; la saveur en est fade, et l'odeur empyreumatique.

La tente mongole affecte la forme cylindrique, depuis le sol jusqu'à demi-hauteur d'homme. Sur ce cylindre de huit à dix pieds de diamètre, est ajusté un cône tronqué, qui représente assez bien le chapeau d'un quinquet. La charpente de la tente se compose, pour la partie inférieure, d'un treillis fait avec des barreaux croisés les uns sur les autres, de manière à pouvoir se resserrer et s'étendre comme un filet. Des barres de bois partent de la circonférence conique, et vont se réunir au sommet, à peu près comme les baguettes d'un parapluie. Cette charpente est ensuite enveloppée d'un ou de plusieurs épais tapis de laine grossièrement foulée. La porte est basse, étroite, mais pourtant elle a deux battants ; une traverse de bois assez élevée en forme le seuil, de sorte que, pour entrer dans la tente, il faut en même temps lever le pied et baisser la tête. Outre la porte, il y a une autre ouverture pratiquée au-dessus du cône. C'est par là que s'échappe la fumée du foyer. Un morceau de feutre peut la fermer à volonté, par le moyen d'une corde, dont l'extrémité est attachée sur le devant de la porte.

L'intérieur de la tente est comme divisé en deux parties : le côté gauche, en entrant, est réservé aux hommes ; c'est là que doivent se rendre les étrangers. Un homme qui passerait par le côté droit commettrait plus qu'une grossière inconvenance. La droite est occupée par les femmes ; et c'est là que se trouvent réunis tous les ustensiles du ménage : une grande urne en terre cuite pour conserver la provision d'eau ; des troncs d'arbres de diverses grosseurs creusés en forme de seau, et destinés à renfermer le laitage, suivant les diverses transformations qu'on lui fait subir. Au centre de la tente est un large trépied planté dans la terre, et toujours prêt à recevoir une grande marmite mobile, que l'on peut placer et retirer à volonté. Cette marmite est en fer, et de la forme d'une cloche. Derrière le foyer, et faisant face à la porte, est une espèce de canapé, meuble le plus bizarre que nous ayons rencontré chez les Tartares. Aux deux extrémités sont deux oreillers terminés à leur bout par des plaques de cuivre doré et habilement ciselé. Il n'existe peut-être pas une seule tente où on ne trouve ce petit lit, qui parait être un meuble de nécessité absolue ; mais, chose étrange et inexplicable! durant notre long voyage nous n'en avons jamais vu un seul qui parût fabriqué de fraîche date. Nous avons eu occasion de visiter des familles mongoles où tout portait l'empreinte de l'aisance, de l'opulence même ; mais toujours ce singulier canapé nous a paru une chose guenilleuse et d'une vétusté inexprimable. Quoique ce meuble s'en aille toujours en lambeaux, il dure pourtant toujours, et ne cesse de se transmettre de générations en générations. Dans les villes où se fait le commerce tartare, on a beau parcourir les magasins, les friperies et les dépôts de Mont-de-Piété, on ne rencontre jamais de ces meubles ni vieux ni neufs.

A côté du canapé, vers le quartier des hommes, on place ordinairement une petite armoire carrée, où sont renfermées les mille et une bagatelles qui servent à enjoliver le costume de ce peuple simple et enfant. Cette armoire tient aussi lieu d'autel à une petite idole de Bouddha : cette divinité, en bois ou en cuivre doré, est ordinairement accroupie, les jambes croisées, et emmaillottée jusqu'au cou d'une écharpe de vieux taffetas jaune. Neuf vases en cuivre, de la grosseur et de la forme de nos petits verres à liqueur, sont symétriquement alignés devant Bouddha : c'est dans ces petits calices, que les Tartares font journellement à leur idole des offrandes d'eau, de lait, de beurre et de farine ; enfin quelques livres thibétains enveloppés de soie jaune, complètent l'ornement de la petite pagode. Ceux dont la tête est rasée, et qui gardent le célibat, ont seuls le privilége de toucher ces prières ; un homme noir commettrait un sacrilége, s'il s'avisait d'y porter ses mains impures et profanes.

De nombreuses cornes de bouc, fixées à la charpente de la tente, complètent l'ameublement des habitations mongoles : c'est là que sont suspendus des quartiers de viande de bœuf ou de mouton, des vessies remplies de beurre, des flèches, des arcs et un fusil à mèche ; car il n'est presque pas de famille tartare qui ne possède au moins une arme à feu. Aussi nous avons été bien surpris, que M. Timkouski ait pu écrire, dans la relation de son voyage à Péking (1)[5], ces mots étranges : Le bruit de nos armes à feu attira les Mongols ; ils ne connaissent que leurs arcs et leurs flèches... L'écrivain russe aurait pu savoir que les armes à feu ne sont pas si étrangères aux Tartares qu'il se l'imagine ; puisqu'il est actuellement prouvé que déjà, vers le commencement du treizième siècle, Tcheng-Kis-Khan avait de l'artillerie dans ses armées.

L'odeur qu'on respire dans l'intérieur des tentes mongoles est rebutante et presque insupportable, quand on n'y est pas accoutumé. Cette odeur forte, et capable quelquefois de faire bondir le cœur, provient de la graisse et du beurre dont sont imprégnés les habits et les objets qui sont à l'usage des Tartares. A cause de cette saleté habituelle, ils ont été nommés Tsao-Ta-Dze (Tartares puants) par les Chinois, qui eux-mêmes ne sont pas inodores, ni très-scrupuleux en fait de propreté.

Parmi les Tartares, le» soins de la famille et du ménage reposent entièrement sur la femme ; c'est elle qui doit traire les vaches et préparer le laitage, aller puiser l'eau quelquefois à une distance éloignée, ramasser les argols, les faire sécher, et puis les entasser autour de la tente. La confection des habits, le tannage des pelleteries, le foulage des laines, tout lui est abandonné ; elle est seulement aidée, dans ces travaux divers, par ses enfants, quand ils sont encore jeunes.

Les occupations des hommes sont très-bornées ; elles consistent uniquement à diriger les troupeaux dans les bons pâturages, et ce soin est plutôt un plaisir qu'une peine, pour des hommes accoutumés dès leur enfance à monter à cheval. Ils ne se donnent de la fatigue, que lorsqu' ils sont obligés de poursuivre des animaux échappés. Alors ils se mettent au grand galop sur la piste ; ils volent plutôt qu'ils ne courent, tantôt sur le sommet des montagnes, tantôt dans de profonds ravins, jusqu'à ce qu'ils aient ramené au troupeau la bête qui s'était enfuie. Les Tartares vont quelquefois à la chasse ; mais dans cet exercice ils ont toujours plutôt en vue l'intérêt que le plaisir ; ils ne s'arment du fusil ou de l'arc, que pour tuer des chevreuils, des cerfs et des faisans, dont ils font ordinairement cadeau à leurs rois. Pour les renards, ils les prennent toujours à la course ; ils craindraient autrement de gâter la peau, qui est très-estimée parmi eux. Les Tartares se moquent beaucoup des Chinois, quand ils les voient prendre des renards par ruse, et en faisant des chausse-trapes, où ces animaux vont se précipiter pendant la nuit. Pour nous, disait en notre présence un chasseur renommé de la bannière rouge, nous y allons franchement : quand nous apercevons le renard, nous sautons à cheval, et nous lui courons sus, jusqu'à ce que nous l'ayons atteint.

A part les courses à cheval, les Tartares mongols vivent habituellement dans une profonde oisiveté, ils passent une grande partie de la journée accroupis dans leur tente, dormant, buvant du thé au lait, ou fumant la pipe. Pourtant le Tartare, lui aussi, est parfois flaneur, et peut-être autant qu'un Parisien ; mais il flane d'une autre manière ; il n'a besoin ni de canne, ni de lorgnon. Quand il lui vient en tête d'aller voir un peu ce qui se passe par le mondé, il décroche son fouet, suspendu au-dessus de la porte ; il monte sur un cheval toujours sellé à cet effet, et attaché à un poteau planté à l'entrée de la tente. Alors il s'élance dans le désert, n'importe de quel côté ; s'il aperçoit un cavalier dans le lointain, il se dirige vers lui ; s'il voit s'élever la fumée de quelque tente, il y court, et toujours sans autre but que de pouvoir causer un instant avec quelque étranger.

Les deux jours que nous passâmes dans ces belles plaines du Tchakar, ne furent pas pour nous sans utilité. Nous pûmes à loisir sécher et remettre en bon état nos habits et notre bagage ; mais surtout nous eûmes occasion d'étudier de près les Tartares, et de nous initier aux habitudes des peuples nomades. Quand nous fîmes les préparatifs du départ, nos voisins Tartares vinrent nous aider à plier la tente et à charger nos chameaux. Seigneurs Lamas, nous dirent-ils, vous camperez aujourd'hui aux Trois lacs ; les pâturages y sont bons et abondants. Si vous marchez bien, vous y arriverez avant que le soleil disparaisse. En deçà et au delà des Trois lacs, on ne trouve de l'eau que fort loin. Seigneurs Lamas, bonne route. — Vous autres, soyez assis en paix, leur répondimes-nous.... Et Samdadchiemba ouvrit de nouveau la marche, monté sur son petit mulet noir. Nous nous éloignâmes de ce campement sans regret, et comme nous avions quitté tous les autres ; à la seule différence que nous laissâmes sur l'endroit où nous avions dressé la tente, une plus grande quantité de cendres, et que les herbes d'alentour étaient plus foulées aux pieds que de coutume.

Pendant la matinée le temps fut magnifique, quoique un peu frais. Mais après midi le vent du nord se leva, et se mit à souffler avec violence. Bientôt il devint si piquant, que nous avions à regretter de n'être pas munis de nos grands bonnets à poil, pour mettre un peu la figure à couvert. Nous pressâmes la marche, afin d'arriver tôt aux Trois lacs, et de nous faire un abri de notre chère tente. Dans l'espérance d'apercevoir ces lacs qu'on nous avait indiqués, nous tournions sans cesse nos regards à droite et à gauche ; mais c'était toujours en vain. Il était déjà tard ; et d'après ce que nous avaient dit les Tartares, nous avions à craindre d'avoir dépassé l'unique campement que nous pouvions rencontrer ce jour-là. Cependant, à force de regarder, nous aperçûmes un cavalier qui s'en allait lentement dans le fond d'un ravin. Il était très-éloigné de nous ; mais nous ne pouvions nous dispenser d'aller lui demander quelques renseignements. M. Gabet s'élança de ce côté, de toute la vitesse des longues jambes de sa monture. Le cavalier entendit les cris de la chamelle, il tourna la tête ; et voyant qu'on allait vers lui, il fit volte-face, et courut ventre à terre à l’encontre de M. Gabet. Aussitôt qu'il fut à portée de se faire entendre : Saint personnage, s'écria-t-il, ton œil a-t-il aperçu les chèvres jaunes ; j'ai perdu leurs traces. — Je n'ai pas vu les chèvres jaunes ; je cherche l'eau et je ne la trouve pas ; est-elle loin d'ici ? — Mais d'où es-tu ? où vas-tu ? — Je suis de cette petite caravane que tu vois là-bas. On nous a dit qu'aujourd'hui nous trouverions des lacs sur notre route, que nous pourrions camper auprès. Jusqu'ici nous n'avons rien vu. — Comment peut-il en être ainsi ? Il y a à peine un instant que vous êtes passés non loin de l'eau. Seigneur Lama, permets que je marche à côté de ton ombre ; je vais t'indiquer les Trois lacs. Et aussitôt il excite son cheval de trois rudes coups de fouet, pour le mettre en état de suivre les grandes enjambées de la chamelle. Dans un instant ils eurent atteint la petite caravane, qui les attendait. Hommes de prière, nous dit le chasseur, vous êtes venus un peu trop loin ; il vous faut rebrousser chemin. Voyez-vous là-bas, et il nous montrait la route du bout de son arc ; voyez-vous ces cigognes qui planent au-dessus des herbes ; c'est là que sont les Trois lacs... Merci, frère, lui répondîmes-nous, nous sommes attristés de ne pouvoir l'indiquer les chèvres jaunes, aussi bien que tu nous as montré les Trois lacs. Le chasseur mongol nous salua, en portant au front ses deux mains jointes, et nous nous dirigeâmes avec confiance vers l'endroit qu'il nous avait indiqué. A peine avions-nous fait quelques pas vers cette direction, que nous pûmes remarquer les indices de la présence des lacs. Les herbes étaient plus rares et moins vertes ; elles craquaient comme des branches sèches sous les pas des animaux ; les blanches efflorescences du salpêtre devenaient de plus en plus épaisses. Enfin nous nous trouvâmes auprès d'un lac, et à quelque distance nous en aperçûmes deux autres. Nous mîmes promptement pied à terre, et nous essayâmes de dresser notre tente, Comme le vent était d'une violence extrême, ce ne fut qu'à force de peine et de patience, que nous vînmes à bout de la consolider. Pendant que Samdadchiemba nous faisait bouillir le thé, nous nous délassions des fatigues de la journée, en examinant nos chameaux lécher voluptueusement le salpêtre dont le terrain était comme saupoudré. Nous aimions surtout à les regarder se pencher sur les bords du lac, et boire à longs traits et insatiablement cette eau saumâtre, qui montait dans leur long cou comme dans un corps de pompe. Il y avait déjà assez longtemps que nous nous donnions ce pittoresque délassement, lorsque tout à coup, nous entendîmes derrière nous un bruit confus, tumultueux, et semblable au retentissement désordonné des voiles d'un navire qui sont agitées par des vents contraires et violents. Bientôt nous pûmes distinguer, au milieu de cette tempête, les grands cris que poussait Samdadchiemba. Nous courûmes en toute hâte, et nous arrivâmes fort heureusement avant que le typhon eût décloué et emporté notre louvre. Depuis notre arrivée, le vent, en augmentant de force, avait aussi changé de direction. Il s'était mis à souffler précisément du côté où nous avions tourné l'ouverture de la tente. Un incendie était surtout à craindre, à cause des argols enflammés que le vent poussait de toute part. Il fallut donc aussitôt faire la manœuvre, et chercher à virer de bord. Enfin nous parvînmes à mettre notre tente en sûreté, et nous n'eûmes que la peur et un peu de fatigue pour tout mal. Ce contre-temps avait pourtant rembruni le caractère de notre Samdadchiemba. Il fut d'une humeur détestable pendant toute la soirée ; car le vent avait éteint le feu, et retardé par conséquent la préparation de son thé.

Le vent se calma à mesure que la nuit se faisait, et le temps finit par devenir magnifique. Le ciel était pur, la lune belle, et les étoiles scintillantes. Seuls dans cette vaste solitude, nous n'apercevions dans le lointain que les formes bizarres et indéterminées des montagnes qui se dessinaient à l'horizon comme de gigantesques fantômes. Nous n'entendions que les mille voix des oiseaux aquatiques, qui se disputaient, sur la surface des lacs, l'extrémité des joncs et les larges feuilles de nénuphar. Samdadchiemba n'était pas homme à goûter les charmes de cette paix du désert. Il était parvenu à rallumer son feu, et la préparation du thé l'absorbait entièrement. Nous le laissâmes donc accroupi auprès de la marmite ; et nous allâmes réciter le chapelet, en nous promenant autour du grand lac qui avait à peu près une demi-lieue de circuit. Déjà nous avions parcouru la moitié de la circonférence du lac, priant alternativement, lorsque peu à peu nos voix s'altérèrent et notre marche se ralentit. Nous nous arrêtâmes sans rien dire, et nous prêtâmes un instant l'oreille, sans oser proférer une seule parole, faisant même des efforts pour empêcher le bruit de notre respiration. Enfin nous nous exprimâmes l'un à l'autre le sujet de notre mutuelle terreur. Mais cela se fit d'une voix basse, et pleine d'émotion.... — N'avez-vous pas entendu tout à l'heure, et tout près de nous, comme des voix humaines ? — Oui, comme des voix nombreuses qui parleraient en secret. — Cependant nous sommes seuls, ici ; la chose est bien surprenante... : ne parlons pas ; prêtons encore l'oreille. — On n'entend plus rien : sans doute nous nous sommes fait, illusion... Nous nous remîmes en marche, et nous continuâmes la récitation de notre prière. Mais à peine avions-nous fait quelques pas, que nous nous arrêtâmes de nouveau. Nous entendîmes fort distinctement le même bruit. C'était comme le murmure confus et vague de plusieurs personnes qui discuteraient à voix médiocre. Cependant nous n'apercevions rien. Nous montâmes alors sur un tertre, et à la faveur de la lune, nous vîmes, à peu de distance de nous, se mouvoir dans les grandes herbes, comme des formes humaines. Nous entendîmes clairement leur voix, mais non pas d'une manière assez distincte pour savoir si c'était du chinois ou du tartare. Nous prîmes en toute hâte le chemin de notre tente, avançant sur la pointe des pieds et sans faire le moindre bruit. Nous pensâmes que c'était une bande de voleurs, qui, ayant aperçu notre tente, délibéraient sur les moyens de nous piller.

Nous ne sommes pas ici en sûreté, dîmes-nous à Samdadchiemba. Nous avons découvert ici tout près une troupe d'hommes ; nous avons entendu leur voix. Cours vite à la recherche des animaux, et ramène-les auprès de la tente. — Mais, dit Samdadchiemba en fronçant les sourcils, si les voleurs viennent, que ferons-nous ? faudra-t-il se battre ? pourrons-nous les tuer ? la sainte Eglise permet-elle cela ? — Va d'abord chercher les animaux ; nous te dirons plus tard ce qu'il faudra faire... Quand les animaux furent tous de retour, et attachés auprès de la tente, nous dîmes à notre intrépide Dchiahour de boire tranquillement son thé, et nous retournâmes vers l'endroit où nous avions entendu et aperçu nos mystérieux personnages. Nous dirigeâmes nos perquisitions dans tous les sens, sans rien entendre, sans rien apercevoir. On remarquait seulement à quelques pas du grand lac un sentier assez fréquenté ; nous conjecturâmes alors que ceux qui nous avaient donné l'alarme étaient tout simplement des passants inoffensifs, qui avaient suivi cette petite route cachée parmi les herbes Nous retournâmes donc en paix vers la tente, où nous trouvâmes notre valeureux Samdadchiemba aiguisant avec activité sur le retroussis de ses bottes en cuir, le grand coutelas russe qu'il avait acheté à Tolon-Noor. Hé bien ! nous dit-il avec l'accent de la colère, où sont les brigands ; et en même temps il tâtait avec son pouce le tranchant de son couteau. — Il n'y a pas de voleurs, déroule les peaux de bouc, que nous prenions un peu de repos. — C'est dommage ; car ceci me paraît bien pointu et bien taillant. — C'est bien, c'est bien, Samdadchiemba ; voilà que tu fais le brave, parce que tu sais qu il n'y a pas de voleur. — O mes Pères spirituels, ce n'est pas cela ; il faut toujours dire des paroles de franchise. Je ne disconviens pas que j'ai la mémoire très-mauvaise et que je n'ai jamais pu apprendre beaucoup de prières ; mais en fait de courage, je puis me vanter d'en avoir autant qu'un autre... Nous nous mîmes à rire, en entendant ce singulier et imprévu rapprochement... Vous riez, mes Pères, reprit Samdadchiemba, oh, c'est que vous ne connaissez pas les Dchiahours. Dans l'Occident, le pays des Trois-Vallons (1)[6] a un grand renom. Mes compatriotes tiennent la vie pour peu de chose ; ils ne marchent jamais qu'armés d'un grand sabre et d'un fusil à mèche. Pour un mot, pour un regard, les voilà à se battre, à se massacrer. Un homme qui dans sa vie n'a tué personne, n'a pas le droit de marcher le front haut. On ne peut pas dire que c'est un brave. — Voilà qui est admirable ! Toi, tu es un brave, nous as-tu dit ; combien donc as-tu tué d'hommes quand tu étais dans le pays des Trois-Vallons ?... Samdadchiemba parut déconcerté par cette question ; il tournait la tête de côté et d'autre, il riait d'un rire forcé. Enfin, pour faire diversion, il plongea son écuelle dans la marmite, et la retira pleine de thé... Voyons, voyons, lui dîmes-nous, avale vite ton thé, et puis raconte-nous quelque chose de tes bravoures.

Samdadchiemba essuya l'écuelle du pan de sa robe, et après l'avoir replacée dans son sein, il nous parla de la sorte : Mes Pères spirituels, puisque vous voulez que je vous parle de moi, je vais vous dire une histoire ; c'est un gros péché que j'ai commis : mais je pense que Jéhovah me l'a pardonné, quand je suis entré dans la sainte Eglise.

J'étais un tout jeune enfant ; j'avais alors tout au plus sept ans. J'étais dans les champs qui avoisinent la maison de mon père, occupé à faire paître une vieille ânesse ; la seule bête que nous eussions chez nous. En de mes camarades, enfant du voisinage, et à peu près de mon âge, vint jouer avec moi. Bientôt nous nous prîmes de querelle ; des malédictions nous en vînmes aux coups. En le frappant d'une grosse racine d'arbre que je tenais à la main, je lui donnai un si rude coup sur la tête, qu'il tomba sans mouvement à mes pieds. Quand je vis mon camarade étendu par terre, je demeurai un instant immobile et sans savoir ce que je devais faire. La peur s'empara de moi ; car je pensais qu'on allait me prendre et me tuer. J'examinai d'abord quelque temps autour de moi, si je ne trouverais pas quelque trou pour cacher mon camarade ; mais ce fut en vain. Je songeai alors à me cacher moi-même ; à quelques pas de notre maison il y avait un grand tas de broussailles qu'on réservait pour le chauffage. Je me dirigeai vers ces broussailles, et je travaillai à faire un trou qui pût aller à peu près jusqu'au centre. Enfin, après m'être bien ensanglanté la figure et les mains à cette pénible besogne, je m'enfonçai dans ma cachette, bien décidé à ne plus en sortir.

Quand la nuit fut venue, je compris qu'on me cherchait, j'entendais ma mère m'appeler à grands cris ; mais je me gardais bien de répondre. J'étais même attentif à ne pas faire remuer les broussailles, de peur qu'on ne reconnût ma retraite, et qu'on ne vînt me tuer. Ce qui m'effrayait le plus, c'est que j'entendais beaucoup de monde crier et se disputer. Quand la nuit fut passée, je sentis dès le matin une faim dévorante ; je me mis alors à pleurer ; encore même je n'osais pas pleurer tout à mon aise, j'avais toujours peur d'être entendu par les personnes qui passaient sans cesse à mes côtés. J'étais bien déterminé à ne pas sortir de dessous ces broussailles. — Mais est-ce que tu n'avais pas peur de mourir de faim ? — Cette pensée ne m'est jamais venue ; j'avais faim, et voilà tout. Je m'étais caché pour ne pas mourir ; car je pensais que si on ne me trouvait pas, on ne pourrait pas me tuer. — Voyons, achève vite ton histoire ; combien de temps restas-tu dans tes broussailles ? — Tenez, j'ai entendu souvent dire au monde qu'on ne pouvait pas rester longtemps sans manger ; mais on dit ça sans avoir essayé. Pour moi, je suis sûr qu'un enfant de sept ans peut vivre au moins trois jours et quatre nuits sans manger absolument rien.

Après la quatrième nuit, dès le grand matin, on me trouva dans les broussailles. Quand je sentis qu'on venait me prendre, alors je commençai à me remuer ; je mis tout en désordre ; je cherchais à m'échapper. Aussitôt que mon père m'eut saisi par le bras, je me mis à pleurer et à sanglotter. « Ne me tuez pas, ne me tuez pas, criais-je à mon père ; ce n'est pas moi qui ai tué Nasamboyan... »

On m'emporta à la maison, car je ne voulais pas marcher. Pendant que je pleurais, que je me désolais, tout le monde riait. Enfin, on me dit de n'avoir pas peur, que Nasamboyan n'était pas mort. Un instant après Nasamboyan parut ; il était en effet plein de vie. Il avait pourtant à la figure une large meurtrissure. Le coup que je lui avais donné l'avait seulement étourdi et renversé...

Quand le Dchiahour eut terminé sa narration, il nous regardait, tantôt l'un, tantôt l'autre, riant et répétant sans cesse, qu'un homme pouvait vivre trois jours sans manger. « Samdadchiemba, lui dîmes-nous, voilà, sans contredit, qui est un beau commencement. Mais tu n'as pas encore dit combien tu avais tué d'hommes. — Je n'ai tué personne ; et c'est, je crois, parce que je suis resté peu longtemps dans mon pays des Trois-Vallons. A l'âge de dix ans, on me fit entrer dans une grande lamaserie. J'eus pour maître un vieux Lama très-rude ; tous les jours, il me donnait des coups de barre, parce que je ne savais pas répéter les prières qu'il m'enseignait. Mais il avait beau me battre, c'était inutilement ; je n'apprenais jamais rien. Alors il cessa de me faire étudier, et je fus chargé d'aller chercher de l'eau et de ramasser des argols, Cependant je n'étais pas pour cela à l'abri des coups. Cette vie finit par me devenir insupportable. Un jour je m'échappai, et je courus du côté de la Tartarie. Après avoir marché quelques jours à l'aventure, et sans savoir où j'allais, je fis la rencontre d'un grand Lama qui se rendait à Péking. Je me mis à la suite de cette nombreuse caravane, et je fus employé à chasser un troupeau de moutons qui servait à la nourriture de la troupe. Il n'y avait pas de place pour moi sous les tentes, et j'étais obligé de dormir en plein air. Un jour, j'avais été me coucher, à l'abri du vent, derrière un groupe de rochers ; le lendemain je me réveillai fort tard, et je ne trouvai plus personne au campement ; la caravane était partie ; j'étais abandonné seul dans le désert. A cette époque, je ne savais pas distinguer les quatre points du ciel. Je fus donc obligé d'errer longtemps au hasard, jusqu'à ce que j'eusse rencontré une station tartare. J'ai vécu ainsi pendant trois ans, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, payant de quelques légers services ceux qui me donnaient l'hospitalité. Enfin j'arrivai à Péking. Je me présentai aussitôt à la grande lamaserie de Hoang-Sse, uniquement composée de Lamas Dchiahours et Thibétains. J'y fus facilement reçu ; et mes compatriotes s'étant cotisés pour m'acheter «ne écharpe rouge et un grand bonnet jaune, je pus assister au chœur à la récitation des prières, et avoir ainsi part aux distributions des aumônes. — A ce mot de récitation de prières, nous demandâmes à Samdadchiemba comment il pouvait assister au chœur, puisqu'il n'avait appris ni à lire ni à prier. — La chose était fort aisée, reprit-il ; un de mes amis m'avait prêté son livre. Je le tenais sur mes genoux, et en bourdonnant entre mes lèvres, j'essayais d'imiter le ton de mes voisins ; quand les autres tournaient un feuillet, j'en faisais autant. Ainsi il était difficile que le président du chœur s'aperçût de ma tricherie.

« A ce sujet, il m'arriva une affaire assez grave, qui faillit me faire chasser de la lamaserie. Un méchant Lama, qui avait remarqué la manière dont je récitais les prières, aimait beaucoup à s'en moquer et à faire rire les autres à mes dépens. Quand la mère de l'Empereur mourut, nous fûmes tous invités au Palais jaune pour réciter les prières. Avant que la cérémonie commençât, j'étais fort tranquille à ma place, tenant mon livre sur mes genoux, lorsque ce méchant Lama s'avança tout doucement derrière moi. Il approcha sa tête par-dessus mon épaule, comme pour lire dans le livre, ou plutôt pour me contrefaire ; car il essayait d'imiter ma manière de bourdonner au chœur. Alors, la vapeur me montant à la tête, je lui donnai avec le poing un si rude coup sur la figure, qu'il alla tomber à la renverse, à quelques pas de moi. Cette aventure fit un grand éclat dans le Palais jaune. Les supérieurs en furent instruits, et d'après les règlements sévères de la discipline thibétaine, je devais être flagellé pendant trois jours avec le fouet noir ; puis, les fers aux pieds et aux mains, enfermé dans la tour de la lamaserie pendant un an. Un des chefs, qui me connaissait et s'intéressait un peu à moi, se fit entremetteur. Il alla trouver les Lamas du tribunal de discipline, et leur dit, — ce qui était très-conforme à la vérité, — que le disciple que j'avais frappé aimait à vexer tout le monde, qu'il m'avait poussé à bout. Il parla si bien en ma faveur, qu'il finit enfin par obtenir ma grâce. J'en fus quitte pour faire une réparation. Je fis en sorte de rencontrer sur mes pas le Lama que j'avais offensé. « Frère aîné, lui dis-je, est-ce qu'aujourd'hui nous ne boirons pas ensemble une tasse de thé ?... — Sortons boire du thé, me répondit-il ; quelle raison aurais-je pour n'aller pas boire du thé ?... Nous nous rendîmes donc dans la rue voisine, et nous entrâmes dans la première maison à thé que nous rencontrâmes. Après nous être assis à une des tables qui se trouvaient dans la salle, je présentai à mon compagnon ma petite fiole à tabac, en lui disant : « Frère aîné, l'autre jour nous eûmes ensemble un peu d'affaire ; cela n'est pas bien. Il faut avouer d'abord que tu avais eu tort ; pour moi, j'en conviens, j'eus la main un peu trop pesante. Au reste, cette affaire est déjà vieille, il ne faut plus y penser... Après ces quelques mots, nous nous mîmes à boire le thé, en disant de part et d'autre des paroles oiseuses. »

Les anecdotes de notre Dchiahour nous avaient conduits bien avant dans la nuit. Déjà les chameaux s'étaient relevés pour aller brouter leur déjeuner sur les bords du lac. Il nous restait peu de temps à donner au repos. « Je ne me couche pas, dit Samdadchiemba ; je veillerai sur les chameaux. Le jour d'ailleurs paraîtra bientôt. En attendant, je vais faire bon feu et préparer le pan-tan.

Samdadchiemba ne tarda pas à crier que le ciel blanchissait, et que le pan-tan était préparé. Nous nous levâmes promptement : et après avoir mangé une écuellée de pan-tan, ou, en d'autres termes, de farine d'avoine délayée dans de l'eau bouillante, nous plantâmes notre petite croix. sur un tertre, et nous continuâmes notre pèlerinage.

Il était déjà plus de midi, lorsque nous fîmes la rencontre de trois puits qui avaient été creusés à peu de distance l'un de l'autre. Quoiqu'il fût encore de bonne heure, nous songeâmes néanmoins à camper. Une vaste plaine, où l'on n'apercevait aucune habitation, s'étendait devant nous jusqu'à l'horizon ; et on pouvait conjecturer qu'elle était dépourvue d'eau, puisque les Tartares y avaient creusé des puits. Nous dressâmes donc notre tente. Mais nous vîmes bientôt que nous avions choisi un campement détestable. A la mauvaiseté d'une eau salée et fétide, vint se joindre la rareté du chauffage. Nous cherchâmes longtemps des argols, mais inutilement. Enfin Samdadchiemba, qui avait l'œil bon, crut découvrir au loin comme un vaste enclos, où, disait-il, avaient dû parquer des troupeaux de bœufs. Il y conduisit un chameau dans l'espoir do faire une bonne provision de chauffage. Quand il fut de retour, il avait en effet ses sacs remplis de magnifiques argols. Par malheur, ils n'étaient pas assez secs ; il était impossible de les faire brûler. Notre Dchiahour essaya d'un expédient. Il s'empara de la pelle en fer, et creusa une espèce de fourneau, surmonté d'une cheminée bâtie avec du gazon. Cette petite cuisine était en vérité fort champêtre, fort jolie à voir ; mais elle avait l'énorme inconvénient d'être d'une complète inutilité. Samdadchiemba avait beau arranger, et arranger encore son combustible, il avait beau l'exciter sans relâche, de toute la puissance de son souffle, c'était peine et temps perdus. Nous avions de la fumée, une fumée abondante, dont nous étions enveloppés, mais point de feu. L'eau de la marmite conservait toujours son immobilité désespérante. Nous dûmes renoncer à faire bouillir le thé et à préparer notre farine. Pourtant nous désirions dégourdir au moins notre eau, ne fût-ce que pour masquer un peu, par la chaleur, son goût saumâtre et son odeur insupportable. Or voici le moyen que nous mîmes en usage.

On rencontre, dans les plaines de la Mongolie une espèce d'écureuil à poil gris, et vivant dans des trous, à la façon des rats. Ces animaux pratiquent au-dessus de l'ouverture de leur petite tanière, comme un dôme en miniature, composé d'herbes entrelacées avec art. Ils se mettent ainsi à l' l'abri de la pluie et du mauvais temps. Ces petites élévations d’herbes sèches et brûlées par le soleil, ont la forme et la grosseur des monticules de terre mobile soulevés par les taupes. L’endroit où nous avions dressé la tente était fréquenté par un grand nombre d’écureuils gris. La soif nous rendit cruels, et nous nous mîmes à dégrader la demeure de ces pauvres petites bêtes, qui couraient se sauver dans leur trou à mesure que nous approchions pour nous emparer de leur toit. A force de vandalisme, nous fîmes un fagot assez gros pour pouvoir chauffer l’eau du puits, qui fut notre seul aliment pendant cette journée.

Quoique l’impossibilité de faire du feu nous forçât parfois à des économies, nos provisions diminuaient pourtant. Il nous restait fort peu de farine et de petit millet grillé. Un cavalier tartare, dont nous fîmes la rencontre, nous avertit que nous étions à peu de distance d’une station de commerce, nommée Chaborté (Bourbier). Cet endroit nous détournait de la route que nous suivions : mais nous ne pouvions nous approvisionner ailleurs, avant d’arriver à la Ville Bleue, dont nous étions encore éloignés d’une centaine de lieues. Nous marchâmes donc un peu obliquement sur la gauche, et nous arrivâmes à Chaborté.


  1. (1)A part quelques rares inexactitudes, la carte de l’empire chinois publiée par M. Andriveau-Goujon est excellente. Nous devons déclarer ici qu’elle nous a été d’un grand secours durant notre long voyage.
  2. (l) Lha-Ssa (terre des esprits) est appelé en langue mongole Monhe-Dchot (sanctuaire éternel).
  3. (1) Les Anglais, qui à cette époque faisaient la guerre à la Chine, étaient généralement appelés par les Tartare : Rebelles du midi.
  4. Si-Koua veut dire citrouille d'occident ; c'est le nom qu'on donne au melon d'eau. Les Chinois ont nommé Si-koua-pao, les bombes européennes.
  5. (1) Voyage à Péking, à travers la Mongolie, par M. G. Timkouski, chp. II, pag. 57.
  6. (l) San-Tchouan.