Souvenirs d’une actrice/Tome 2/12

La bibliothèque libre.
Dumont, éditeur (Tome 2p. 189-205).


XII


Mon départ pour Moscou. — M. Lekain. — Madame Divoff, née comtesse Boutourline. — M. Effimowith. — Soirées d’artistes. — Tonchi. — Ses caricatures. — Rodde. — Anecdotes.


Je quittai Saint-Pétersbourg pendant l’hiver de 1807. Tout le monde me voyait partir avec un regret que je partageais vivement, et auquel j’étais bien sensible. Le prince Dolgourouky ayant des propriétés à Moscou, me donna un de ses gens pour m’accompagner, car j’aurais été fort embarrassée si j’eusse été seule, ne comprenant pas un mot de la langue du pays, et cette manière de voyager étant toute nouvelle pour moi.

M. Demetry Narichkine[1] avait fait garnir mon kibick avec des peaux de loup de Sibérie, dont beaucoup d’honnêtes bourgeois se seraient contentés pour leurs fourrures d’hiver. J’avais des couvertures d’oursin. Le grand veneur m’avait même proposé un joli petit louveteau vivant, pour me tenir les pieds chauds, mais je m’en souciais peu.

Mon kibick était rempli de provisions de toute espèce, mais la plupart gelèrent en route. Par bonheur Ivan, garçon intelligent, savait y suppléer. Je voyageais comme un portemanteau, ne sachant rien, ne comprenant rien. Je dormais dans mon kibick comme dans mon lit, et je n’en sortais que pour manger et marcher un peu, car je me sentais engourdie. Enfin ce fut vers le soir que j’entrai dans cette ville, où il devait m’arriver tant de choses extraordinaires, et que j’étais loin de prévoir !… Je descendis chez M. Lekain, Français qui logeait toutes les personnes du théâtre impérial, à leur arrivée. M. Lekain avait la prétention de descendre en droite ligne de l’acteur célèbre de ce nom, ce qu’il ne manquait jamais d’apprendre aux nouveaux arrivés. C’était bien le cas de lui dire :


Que ce vertueux pèreQuoi ! le ciel a permis
Que ce vertueux père eût cet indigne fils !


Il ne se vantait point d’une parenté aussi rapprochée : il disait qu’il n’était qu’un arrière-petit-cousin.

Je restai chez lui jusqu’à ce que je fusse logée assez convenablement pour recevoir. J’avais une quantité de lettres pour des personnes de la société de Moscou, et cette fois je trouvai tout le monde. Je fus d’abord chez madame Divoff, née comtesse Boutourline : c’était une personne charmante qui avait été élevée à la cour de la grande Catherine et en avait conservé la grâce, le bon goût et la magnificence. Madame Divoff fut pour moi non-seulement un puissant appui, mais une véritable amie, car c’est toujours ainsi que j’ai été traitée par elle et son aimable famille[2].

Le comte Théodore m’avait aussi donné des lettres pour plusieurs personnes, et particulièrement pour madame de Golofkine. Ce n’était pas de ces vaines formules de grand seigneur ; elles étaient remplies d’un intérêt qui ne manque jamais son effet, surtout lorsqu’il vient d’un homme aussi distingué sous tous les rapports que l’était le comte Théodore.

La comtesse était une personne de beaucoup d’esprit, fort instruite, connaissant parfaitement notre littérature, ayant même composé quelques jolis ouvrages en français. Ses soirées étaient agréables, quoiqu’on l’accusât d’être un peu madame Dudeffant ; mais il faut bien qu’il se mêle toujours de la jalousie dans les succès, même dans ceux de société ; la médiocrité ne souffrant rien qui la dépasse.

Depuis que j’avais perdu une partie de l’étendue de ma voix, je m’étais attachée à perfectionner les cordes du médium, et surtout à faire valoir la musique expressive ; c’est celle qui influe le plus sur les organes de la multitude, et il n’est pas nécessaire d’être connaisseur pour la comprendre. La romance exige de jolies paroles, une musique simple et analogue au sujet ; elle veut surtout être dite avec expression. J’étais à Moscou lorsque la romance de Joseph me fut envoyée. Je ne puis rendre l’effet qu’elle produisit, de même que l’Émigré montagnard, de M. de Châteaubriand.


Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance !


M. Effimowith avait composé un air simple et touchant, bien adapté aux paroles. Je ne le chantais jamais sans voir couler des larmes : c’était surtout sur mes compatriotes qu’elle produisait le plus d’effet. Ces talents de société sont fort recherchés à l’étranger, où ils ne sont pas en aussi grand nombre qu’en France. J’avais apporté de Paris de la musique nouvelle, qui avait en un grand succès de salon à Saint-Pétersbourg, et par cela même ne pouvait manquer d’obtenir son effet à Moscou. Je devins bientôt la chanteuse à la mode ; mes chansonnettes faisaient fureur, et on en dessinait les sujets dans les albums. Tous nos chants d’alors n’étaient que des peintures de chevaliers, de bachelettes, de damoiselles. J’avais sur mon album la Sentinelle appuyée sur sa lance, le Départ pour la Syrie, le Troubadour, son épée et sa harpe se croisant sur son cœur.

Si mes légers talents commencèrent mes succès et me firent désirer, je dois dire qu’avec le temps je fus admise dans de grandes familles, comme une amie de la maison. Je donnais aux jeunes demoiselles des leçons de lecture à haute voix ; je dirigeais le choix des ouvrages qu’on mettait entre leurs mains, et leur faisais chanter les morceaux de musique qui étaient le plus en vogue. Il y avait en Russie de charmants compositeurs dans la haute société : M. Effimowith, le prince Galitzine et beaucoup d’autres.

Je ne mettais à ma complaisance d’autre prix et d’autre intérêt que celui de répondre à l’accueil que je recevais de ces dames. C’était en 1807, les artistes qui méritaient d’être distingués par leur éducation, par leurs mœurs et leur tenue dans le monde y étaient parfaitement appréciés et traités avec considération.

Lorsque j’avais bénéfice ou concert, c’étaient ces dames qui plaçaient mes loges ou mes billets de souscription, toujours payés fort au-dessus du prix annoncé. Je n’ai jamais été aussi heureuse à Moscou que dans ces premiers temps où je n’avais encore aucun établissement. Insouciante et rieuse, je ne songeais pas au lendemain.

Nous avions dans la colonie française une foule de gens aimables, et on se réunissait les uns chez les autres. Chacun prenait son jour et choisissait sa société. Comme le dimanche il n’y a pas de leçons, et que les affaires de commerce sont suspendues, c’était mon jour de réception. Mon cercle se trouvait souvent plus nombreux que l’exiguïté de mon département ne le permettait, quoique j’eusse plusieurs pièces, mais elles étaient petites. Heureusement elles donnaient l’une dans l’autre, et n’étaient séparées que par des portières qu’on enlevait ce jour-là pour faciliter la circulation. J’étais logée dans la maison d’un pope[3] ; j’occupais seule un joli pavillon entre cour et jardin. C’était charmant l’été, mais l’hiver, lorsque la neige arrivait à une certaine hauteur, j’aurais risqué d’y rester enterrée comme dans une hutte de Lapons, si l’on ne fût venu la déblayer pour rendre le jour à mes fenêtres.

Ma société se composait d’artistes de tous pays, d’émigrés donnant des leçons, en faisant le commerce. Je veux faire connaître à mes lecteurs les personnes qui composaient ce petit cercle du dimanche : elles en valent bien la peine, et d’ailleurs j’aurai plus d’une fois l’occasion d’en parler. D’abord Fild et mademoiselle Percheron de Mouchi, qui auront plus loin un chapitre à part ; Tonchi, peintre d’histoire, d’un talent distingué, aimable, rempli de gaieté, de trait ; il avait de ces mots piquants qui se retiennent et courent tous les salons. Musicien, comme tous les Italiens, il chantait d’une façon charmante des petits airs de sa composition, en s’accompagnant sur la guitare ; il faisait de jolis contes dans le genre de Boccace. Il avait la prétention d’être philosophe à sa manière, et déraisonnait avec beaucoup d’esprit.

Tonchi était l’âme de toutes les sociétés ; mais il était bien plus aimable encore dans la nôtre, car il apportait plus d’abandon et de gaieté que dans les soirées de grands seigneurs, où il savait conserver la dignité d’artiste. Fait comme un modèle d’académie, son œil d’aigle, sa chevelure de neige, sa belle taille, ses dents blanches, en faisaient, à soixante ans, un homme remarquable.

C’est à cet âge qu’il a fait la conquête de la princesse Gagarine, plus jeune que lui, et qui l’a épousé, malgré tous les efforts de sa famille pour empêcher ce mariage.

Il y avait à cette époque, dans tous les salons, une table couverte d’albums, de papiers, d’écritoires, de crayons. Ceux qui ne faisaient pas de musique écoutaient en dessinant, ou bien écrivaient quelques folies.

Nos albums étaient remplis de dessins fantasques, de caricatures de Tonchi. Il avait fait dans le mien un diable qui s’enfuyait par la croisée, emportant la figure de son ami Garenghi, architecte de la cour, qu’il avait placée sur une partie du corps que le diable et l’amour ont seuls le droit de montrer à nu. Il avait fait aussi mon cœur à compartiments, partagé par la moitié. Dans la première, chaque case portait le nom d’un de mes amis, et l’autre moitié était pour le comte Théodore Golofkine, qu’il savait que j’aimais beaucoup, et Tonchi en petites lettres imperceptibles.

J’avais la prétention de donner à souper à ma société, quoique mon ménage fût assez mal monté. Je plaçais les dames autour d’une table ronde et les hommes où ils pouvaient : sur un coin de mon piano, sur ma toilette et sur une jardinière, dont ils froissaient impitoyablement les fleurs. Parlait-on d’un rondeau, d’un duo de Boïeldieu, le mélomane Ducret[4] quittait son aile de poulet pour se mettre au piano, dérangeait les soupeurs, et nous chantait :


De toi, Frontin, je me défie.

On lui répondait de la table des dames :

Tu crois du moins à tes appas :
Comme toi, quand on est jolie…


Alors les possesseurs du piano le chassaient et reprenaient leurs places. Ces messieurs se disaient : « Passez-moi le couteau. » (Je n’en avais que quatre à leur service.)

M. Moreau[5] nous racontait l’inconvénient de porter le même nom, quand il y a deux églises catholiques où l’on baptise, où l’on marie et où l’on enterre ; deux églises enfin où les chefs sont à l’affût des événements de ce genre, afin de se gagner de primauté.

Le père de M. Moreau avait été fort malade, mais il était parfaitement rétabli : il logeait dans le quartier de l’église française. Une autre personne du nom de Moreau vint à mourir à quelque temps de là. L’église de la Slabode allemande, située à l’autre bout de la ville, en ayant connaissance, accourt avec tout son bagage, pour réclamer la préférence, et veut absolument rendre les honneurs de la sépulture au père de notre ami. — Mais, leur dit ce brave homme, qui déjeunait en ce moment de fort bon appétit, je ne puis me rendre à votre invitation, car vous voyez que je ne suis rien moins que mort.

L’envoyé n’en voulait rien croire, il prétendait qu’on s’entendait avec ceux de l’église française pour frauder les Allemands. On eut beaucoup de peine à s’en débarrasser.

« À propos d’histoires de mort, nous dit Antonolini[6], savez-vous celle qui arriva à Rodde pendant son voyage à Kiow, où il allait donner des concerts. Il fut pris par un fort mauvais temps, et obligé de s’arrêter dans un hisbach de paysan, où de loin il avait aperçu de la lumière. Après avoir frappé assez long-temps, une vieille femme aux yeux éraillés, à la figure ridée, véritable portrait d’une sorcière de Macbeth, vient entr’ouvrir la porte. Le domestique de Rodde lui demande si elle peut donner à coucher à son maître. Elle semble se consulter, elle hésite ; enfin on lui offre dix roubles, somme énorme pour une pauvre paysanne.

« Je n’ai que mon lit, dit-elle, je le donnerai à ce monsieur, et je coucherai par terre dans l’autre chambre. — Vous irez à l’écurie si vous voulez. »

Les domestiques et les paysans ne sont pas difficiles pour leur coucher ; ils dorment fort bien par terre ou sur une planche.

Rodde tombait de fatigue. Son domestique mit la voiture et le cheval dans un hangar, et fut s’y coucher. Son maître se jette tout habillé sur ce lit, qui était très bas. À moitié endormi, il étend le bras, comme pour chercher quelque chose, et saisit une main glacée. La frayeur le réveille en sursaut, et oubliant fatigue et sommeil, il saute à bas du lit, et découvrant un corps mort, il se croit dans un coupe-gorge. Il appelle à grands cris et en jurant comme un possédé : la vieille accourt plus morte que vive.

« — Misérable ! s’écrie-t-il, il y a sous ce lit un homme assassiné ?

« — Hélas ! monsieur, pardonnez-moi ; c’est mon mari. Il est mort ce matin, et, pour gagner les dix roubles, je vous ai donné son lit, et je l’ai fourré dessous. »

Vous devez penser que Rodde s’empressa de quitter le toit hospitalier de cette épouse inconsolable, et que, malgré le mauvais temps, il se remit en route.

Les moindres choses servent de pâture à la conversation, dans l’étranger comme en province. Mes soirées occupaient beaucoup ces dames. Elles n’eussent certainement pas produit cet effet, si elles eussent été comme celles de tout le monde ; mais la gaieté en faisait seule les frais. Chaque dimanche madame Diwoff m’envoyait des glaces, des confitures et des pâtisseries de toute espèce. La comtesse de Broglie m’avait fait cadeau de plusieurs douzaines de couteaux et de fourchettes anglaises de ses manufactures. Ma maison commençait à se monter sur un pied imposant.

Quelques Russes fort aimables me reprochaient de ne pas les inviter :

— Non, leur disais-je, point d’étrangers, c’est convenu entre nous ; s’il en était autrement, ces soirées seraient comme toutes les autres : vous feriez fuir la gaieté et le sans-façon, et vous ne vous amuseriez pas.

— Mais, me disait M. Effimowich, je suis un artiste, ne chantons-nous pas ensemble mes romances à deux voix ?

— Oui, et même avec grand plaisir, car elles sont charmantes, et vous les chantez à ravir ; mais chez moi nous faisons de la musique pour rire.

Il y avait à Moscou dans ce même temps un certain M. Relly, homme riche, magnifique, et tenant un très grand état de maison ; il possédait le meilleur cuisinier de la ville : aussi tous les grands seigneurs (qui sont assez gourmands) allaient-ils dîner chez lui. On le croyait Anglais ou Italien, car il parlait parfaitement ces deux langues ; il allait dans la haute société, et jouait gros jeu.

Comme je le voyais souvent chez ces dames, il me demanda la permission de me faire faire un petit pâté aux truffes, par son cuisinier, pour mes petits soupers, dont on n’avait pas manqué de lui parler. J’acceptai, et j’eus grand soin d’en prévenir mes convives, car les truffes étaient un grand luxe dans un temps où les communications n’étaient ni si promptes ni si faciles qu’à présent. On ne pouvait s’imaginer d’où venait cette magnificence.

On commençait à se rassembler, lorsque le fameux petit pâté arriva ; il était d’une telle dimension, qu’on fut obligé de le pencher sur le côté pour le faire passer par la porte ; je vis le moment où la salle à manger ne pourrait le contenir. On rassembla force papier pour le couper sur le rond de bois qui avait servi à le transporter.

On ne peut se faire une idée de toutes les folies qui furent dites autour de ce pâté. Je fus généreuse : le lendemain j’en envoyai à toutes mes connaissances. Ce pâté avait fait du bruit, car, lorsque M. de Narichkine vint à Moscou, il me parla de mon petit pâté. Il était connaisseur, et dans le cas d’apprécier le mérite d’un semblable cadeau.

— Je suis seulement inquiet, me dit-il, de savoir comment vous avez pu vous en tirer avec vos trois couteaux.

— La comtesse de Broglie y avait pourvu.

— Savez-vous, me dit le grand-chambellan, que vous devriez me remercier de vous avoir laissé venir à Moscou, car il parait que vous y passez joyeusement la vie.

— C’est à peu de frais, excellence ; quand je n’ai qu’un mauvais souper à donner à mes convives, je fais comme la veuve Scarron : je leur raconte des histoires.

  1. Grand-veneur, frère du grand-chambellan Alexandre Narichkine, qui dirigeait les théâtres impériaux.
  2. Madame Divoff vint en France dans le temps de l’empire ; elle était journellement chez l’impératrice Joséphine. Son séjour à Paris a été remarquable par l’agrément de sa maison et la société qui s’y réunissait.
  3. Prêtre de la religion grecque.
  4. Émigré, professeur de piano.
  5. Émigré. Il ne s’appelait pas Moreau ; il cachait son nom sous ce pseudonyme. Il était gouverneur d’un jeune prince.
  6. Compositeur, célèbre professeur de chant.