Souvenirs d’une morte vivante/15

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Librairie A. Lapie (p. 91-98).


CHAPITRE XIII


Quelques mois plus tard nous quittâmes la place St-Georges pour aller habiter dans la maison de Mlle Lemaignant, rue de la Glacière, les loyers étaient moins chers et nous étions plus près de la campagne, cela était préférable pour la santé de mon mari.

Dès ce moment j’ai cessé d’aller dans les groupes, j’étais trop éloignée de la rue Mirrha.

Depuis l’affaire Baudin, je suivais pas à pas la décadence impériale. La Lanterne de Henri Rochefort venait à son tour saper la base de l’empire vermoulu ; nous lisions la Lanterne.

Du 23 au 24 mai 1869 fut une fameuse journée pour la France. L’empereur employa tous les moyens agitant le spectre rouge pour effrayer les campagnes (vieilles méthodes bonapartistes). On avait, pendant la période électorale, distribué par milliers des dessins représentant d’un côté, la ruine et le pillage avec ce mot République. De l’autre les moissons prospères avec ce vocable sauveur l’Empire. Rien n’y fit, l’étoile impériale pâlissait terriblement.

Les députés à Paris s’étaient affirmés de l’opposition. Cette soirée ou plutôt cette nuit, sur les boulevards il y avait une foule immense, nous sommes restés avec mon mari jusqu’à deux heures du matin, dans l’attente du résultat des élections ; rue du Croissant, les porteurs de journaux étaient assaillis, ils ne pouvaient circuler. Je me rapelle qu’un Monsieur, plus habile que les autres, était parvenu à obtenir un journal, la foule l’obligea de monter sur un banc, et de lire à haute voix le résultat des élections. Ces élections devinrent le signal des émeutes du boulevard, parodie des journées révolutionnaires, les blouses blanches défilaient à heures fixes, des sergents de ville le casse-tête en main assommant les passants paisibles. Le seul émeutier était Piétri, préfet de police, de sinistre mémoire.

En novembre, MM. Crémieux, Glais-Bizoin, Rochefort étaient nommés par les électeurs de Paris. L’empereur était furieux : « Que ce soit Pierre ou Paul, disait-il, ce sera toujours mauvais ». M. Thiers dans ces jours-là, disait à l’empereur. « Vous n’avez plus de fautes à commettre ! »

Hélas ! il devait en commettre de plus terribles.

Rochefort, dans sa Lanterne frappait avec force l’édifice impérial ; il attaquait la cour avec acharnement, il était acerbe et cruel envers l’impératrice. La puissance du gouvernement s’affaiblissait de plus en plus ; on sentait, de tout côté, se rompre les liens de la tyrannie ; chaque condamnation pour délit de presse ou de parole, ouvrait le gouffre, où devait s’engloutir l’empire. Chaque jour les mécontents manifestaient dans la rue, et osaient parler haut.

L’affaire Tropmann avait excité à un tel point la population parisienne, que beaucoup prétendaient que c’était un conte bleu, inventé par l’empire pour dêtourner l’opinion publique des affaires impériales.

Vers la fin de l’année on devait interpeller le gouvernement. Rochefort, pour avoir dit leur fait à la famille impériale et ses suppôts, fut provoqué en duel par le prince Pierre Bonaparte, lequel se raccommoda avec sa famille pour l’occasion. Rochefort reçut du prince une lettre, dont j’extrais ces lignes : « Si par hasard vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais, ni dans un château ; j’habite tout bonnement, 59, rue d’Auteuil, et je vous promets que, si vous vous présentez on ne vous dira pas que je n’y suis pas. »

Au reçu de cette lettre, il y eut réunion de comité de la Marseillaise, dont Rochefort était le rédacteur en chef.

Il fut décidé par le comité, que Rochefort enverrait un délégué au prince, pour lui proposer ses témoins, lui laissant le choix des armes. Victor Noir, jeune homme de vingt ans, fut désigné pour porter, non la parole, mais la missive qu’il devait remettre entre les mains du prince. Ce même jour, 10 janvier, j’étais malade, mon second fils venait de naître. Naturellement, je n’ai pu sortir.

Dans l’après-midi, j’entendis une grande effervescence dans la rue, les marchands de journaux criaient : « La grande nouvelle du jour : assassinat de Victor Noir, par le prince Pierre Bonaparte. » La surexcitation était à son comble.

L’empire fondé par le crime et le guet-apens devait nécessairement suivre sa tradition.

Voici ce qui était arrivé. M. Ulrich de Fonvielle et Victor Noir, devant être témoins de Rochefort, se présentèrent chez le prince ; Pierre Bonaparte parut, M. de Fonvielle et Victor Noir tenaient leur chapeau à la main.

— Vous venez de la part de Rochefort ! dit brusquement le prince Pierre.

— Non, nous venons de la part de Paschal Grousset.

Pierre Bonaparte parut surpris, on lui tendait la lettre, il la prit, fit quelques pas vers la fenêtre et il la lut, il revint du côté de Victor Noir :

— J’ai provoqué M. Rochefort, parce qu’il est le porte-drapeau de la crapule. Quant à M. Grousset, je n’ai rien à lui répondre. Est-ce que vous êtes solidaires de ces charognes ?

— Nous sommes solidaires de nos amis, répondit Victor Noir.

Aussitôt une scène épouvantable se produisit : le prince Bonaparte s’avançait subitement d’un pas, et sans aucune provocation, donna de la main gauche un soufflet à Victor Noir, en même temps de la main droite, il tira de sa poche un revolver à 10 coups et fit feu à bout portant sur Victor Noir, lequel put sortir de la maison et s’affaissa inanimé à la porte de sortie.

Ulrich de Fonvielle, le reçut dans ses bras.

Cette nouvelle m’avait excitée ; je regrettais de ne pouvoir sortir pour savoir ce qui se passait, mais étant malade, je ne pouvais que lire les journaux, c’est ce que j’avais fait.

Les affaires de l’empire allaient de mal en pis. D’abord l’acquittement du prince Pierre Bonaparte, par la haute cour de Blois. La condamnation de Rochemont. Tous ces faits avaient excité au plus haut point l’opinion publique.

Le 19 janvier de la même année, se déclara la grève du Creusot, usine dont Schneider, président du corps législatif, était le directeur.

Pour la première fois on entendit parler du mécanicien Assy.

On avait appris dans l’administration qu’il avait réorganisé la société de secours mutuel, de ce fait, il reçut son congé.

Il sortit, et tous ses camarades abandonnèrent les mines et le suivirent. La grève était déclarée.

Aussitôt on fit appel à la force armée pour protéger l’usine.

Pour la première fois aussi, B. Malon se fit connaître, comme correspondant de la Marseillaise. Ils furent poursuivis et arrêtés comme membres de l’Internationale des Travailleurs.

Il y eut beaucoup d’arrestations.

L’armée fit feu sur le peuple.


En février Mégy, mécanicien, fut surpris dans son lit avant l’heure officielle, étant sous le coup d’une arrestation, pour avoir pris part aux manifestations du 8, 9, 10 février ; un agent de police força la porte, Mégy, fort de son droit se défendit, il tira un coup de revolver et tua l’agent. Aussitôt il fut pris au collet, ligotté, et mis dans un fiacre, conduit rue de Jérusalem.

Le peuple approuva la conduite de Mégy.

Il avait choisi comme défenseur un jeune avocat nommé Protot, lequel fut arrêté rue de Prague, 6. Le commissaire de police Clément, tira un coup de pistolet en l’air, le bruit de l’arme attira l’attention du concierge, lequel ferma la porte cochère. Protot ne pouvant fuir, fut arrêté, baillonné et poussé dans un fiacre, conduit aussi à la préfecture de police.

Delescluse, rédacteur du Réveil, proclama que Mégy avait combattu et s’était sacrifié pour la liberté individuelle. L’approbation d’un tel homme suffisait !

Pour cet article, Delescluse fut accusé de complicité morale, et fut condamné à 13 mois de prison.

Au milieu de tous ces troubles, ma vie intérieure suivait son cours ordinaire, je m’occupais de mon cher petit garçon (lequel eut le malheur de naître dans une époque bien tourmentée).

Dans la maison où nous habitions, il arriva un malheur assez grand. (Le récit que je fais ici est nécessaire, et correspondra aux évènements futurs.)

Un soir nous vîmes une fumée très épaisse, sortir d’un appartement voisin, le locataire était absent, et la propriétaire de l’immeuble n’étant pas à Paris en ce moment, nous ne savions que faire, mon mari fit prévenir la police, voyant qu’elle ne se hâtait pas d’arriver, il résolut de donner une violente secousse, la porte céda, le courant d’air fit aussitôt briller la flamme, (c’était un incendie.) Enfin, la police et les pompiers arrivèrent, et le feu fut circonscrit ; l’immeuble ne fut pas endommagé, heureusement ! Mais après que le feu fut éteint, quel gâchis !…

Les flammes en léchant la muraille, avaient mis à nu des trous pratiqués de place en place, mon mari aperçut dans ces orifices des papiers noircis par le temps et la fumée, il tira les dits papiers, aussitôt il entendit un bruit métallique, il regarda : c’était des pièces d’or qui gisaient sur le plancher. Cela lui donna l’idée de dérouler les papiers salis. Quelle ne fut pas sa surprise, c’était des billets de 100 francs, roulés dans un morceau de journal sale ; il en trouva pour une valeur de 20 000 francs.

Le locataire était riche. Après le déblayage de la chambre incendiée, nous avons trouvé des fragments de billets et d’actions, desquels on ne pouvait tirer aucun parti.

Nous envoyâmes un télégramme à Mlle L. cette personne était la propriétaire de l’immeuble, elle nous eut beaucoup de reconnaissance d’avoir par nos soins préservé sa maison.

Le lendemain, le locataire rentra chez lui, il fut très surpris de voir tout bouleversé dans son appartement ; on lui raconta que mon mari lui avait sauvé 20 000 francs de l’incendie, tant en papier qu’en monnaie, et que ces valeurs étaient déposées chez le commissaire du quartier, lequel avait remis à mon mari un reçu du dépôt. Lorsque ce monsieur apprit cela, il alla réclamer ses 20 000 francs, mais le commissaire ne voulut pas les lui donner. Le locataire fut obligé de venir quérir mon marie, auquel on remit les valeurs et l’argent contre le reçu, et il donna le tout à leur propriétaire, lequel ne dit pas même merci. Au retour, chemin faisant, ce monsieur entra chez un marchand de vin : il fit servir sur le comptoir un petit verre de cognac, de 15 centimes, qu’il offrit à mon mari, celui-ci, offensé de la manière de faire de ce monsieur, paya les 15 centimes, et partit, laissant cet homme, et le verre plein.

Nous n’avons jamais revu cet individu, dans la nuit suivante, il quitta la maison sans rien dire à personne et ne paya pas son loyer.