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Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/04

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SOUVENIRS D’UNE STATION


DANS


LES MERS DE L’INDO-CHINE.




LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS L’ARCHIPEL INDIEN.




Notre long séjour sur les côtes de l’île de Luçon<ref> Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1852, l’étude sur la Domination espagnole à Luçon et dans les Philippines. </<ref> ne nous avait fait connaître qu’une des faces de la colonisation européenne dans l’archipel indien : la transformation morale de la race malaise. Nous avions à observer encore cette action civilisatrice cherchant à se combiner avec les exigences d’une habile exploitation, et appuyant ses progrès sur le développement continu d’une admirable prospérité matérielle. C’est dans les possessions hollandaises que ce grand spectacle devait nous être offert; c’est au milieu de ce groupe d’îles fécondes, réunies par le génie de la Hollande en un vaste faisceau, que la Bayonnaise allait passer une des périodes les mieux remplies de sa longue campagne.

Sur deux millions de kilomètres carrés et 23 millions d’habitans qu’une évaluation approximative attribue à la totalité de l’archipel indien, la Hollande revendique la possession ou la suzeraineté de près de quinze cent mille kilomètres et de 16 millions de sujets. Au sud de l’équateur, elle ne reconnaît pour frontières que l’Océan austral et la mer Pacifique; sa suprématie s’étend du 3e degré de latitude nord au 10e degré de latitude sud, du 95e au 133e degré de longitude orientale. Ce cadre immense embrasse près des trois quarts de Bornéo et des quatre cinquièmes de Sumatra; il comprend la majeure partie de l’île Célèbes, presque aussi vaste que la monarchie prussienne; — Java, qui occupe sur la carte du monde plus d’espace que la Bavière et le Hanovre réunis ; Timor, égale en étendue au royaume des Pays-Bas; Florès et Sumbawa, Banca et Sandalwood, moindres que la Sardaigne, plus grandes que la Corse ; Bali et Lombok, dont la superficie représenterait cinq fois celle de l’île de Rhodes; les Moluques enfin, au milieu desquelles la plus importante des îles Baléares, Majorque, tiendrait à peine la place de Waigiou, de Batchian ou de Misole, et ne formerait que le tiers de Bourou, que la cinquième partie de Gilolo et de Céram. La plupart des îles que nous venons de nommer relient par un long soulèvement volcanique les rivages de l’Hindoustan à ceux de l’Australie, ou rattachent les côtes de la Nouvelle-Guinée au groupe des Philippines. Les autres, telles que Célèbes et Bornéo, se trouvent enclavées au milieu de cette partie de la mer des Indes, transformée en lac hollandais. Tel est dans son ensemble l’empire colonial dont les traités du 14 août 1814 et du 17 mars 1824, conclus entre l’Angleterre et le gouvernement des Pays-Bas, ont, à deux reprises différentes, réglé les limites.

Il ne faudrait point cependant se laisser éblouir par l’immense développement de ces possessions. Les îles de Java et de Banca à l’entrée de la mer de Chine, celles de Banda et d’Amboine dans la mer des Moluques, sont encore aujourd’hui les seules portions de ce vaste empire sur lesquelles s’exerce dans toute sa plénitude l’autorité de la métropole, les seules dont les revenus aient jusqu’ici excédé les dépenses. La domination de la Hollande est loin d’offrir l’unité politique qui distingue dans ces parages les possessions de l’Espagne. Rien n’est au contraire plus complexe que les liens qui rattachent l’un à l’autre les divers groupes des Indes néerlandaises. Pour comprendre de quelle façon s’est propagée d’île en île cette suprématie si variable dans ses formes et dans ses conditions, pour apprécier la réalité des droits et l’étendue des privilèges qu’elle confère, il faut se rappeler quelle était, sous le gouvernement des princes malais, l’organisation de l’archipel indien : c’est l’histoire même de cet archipel, avant et depuis l’arrivée des Européens, qu’il faut interroger. On arrive ainsi à saisir le vrai caractère des relations établies entre la Hollande et ses populations coloniales; on embrasse, dans toute la diversité de ses combinaisons, la politique appelée à maintenir ou à étendre sur tous les points de ces lointaines contrées l’action vivifiante du génie hollandais. Cette étude du passé peut seule expliquer les tendances et les actes d’une administration qui n’a point toujours été bien comprise en Europe. Nous nous l’étions imposée avant de songer à pénétrer dans les colonies dont le spectacle avait provoqué des jugemens si divers. Nous devons la faire servir d’introduction au récit de nos courses dans la partie hollandaise de l’archipel indien, immense arène qui s’ouvrait à nous éclairée et comme élargie par les grands enseignemens de l’histoire.


I.

Aux débuts de ce qu’on pourrait appeler les annales de l’archipel indien, nous trouvons deux forces en présence : d’une part la civilisation hindoue, de l’autre la civilisation musulmane. L’île de Sumatra, voisine de la presqu’île de Malacca, paraît avoir été le principal foyer de la propagande musulmane; la partie orientale de Java fut au contraire le centre où vinrent aboutir, de la côte de Coromandel, les dernières migrations des Hindous. Les brahmes et les sectateurs de Bouddha ont laissé à Java de nombreux monumens de leur passage; ils y ont fondé des villes, élevé des temples, institué des souverains. L’empire de Modjopahit, qui vers la fin du XIVe siècle étendait sa domination jusque sur la côte méridionale de Bornéo et la partie orientale de Sumatra, était un empire hindou. C’est à l’influence de ces migrations que les Javanais ont dû probablement leurs allures patientes et doucement résignées, leur goût pour les travaux agricoles. Il fallut plus d’un siècle à l’islamisme, qui venait d’envahir l’Hindoustan, pour triompher de cette antique civilisation. Enfin en 1476 l’invasion mahométane remporta une victoire décisive. Les princes de Modjopahit s’enfuirent vers l’extrémité orientale de Java, ou cherchèrent un refuge dans l’île de Bali. La destruction de l’empire hindou se trouva consommée, et sur les débris de cet empire s’élevèrent deux dominations distinctes : les provinces de l’est appartinrent au sultan de Demak, celles de l’ouest au sultan de Cheribon. Ces deux états ne tardèrent pas eux-mêmes à se morceler, et Bantam, Jacatra, eurent ainsi que Crissé, Pajang et Mataram, leurs princes indépendans.

L’époque qui suivit la destruction de l’empire hindou fut la période d’expansion de la race malaise. Convertie à l’islamisme, dirigée par des prêtres ou des aventuriers arabes, elle porta le glaive et le Coran jusqu’aux îles Soulou et jusqu’aux bords lointains de Mindanao. Bornéo, Célèbes, les Moluques, les moindres îles de l’archipel indien virent ces guerriers fanatiques inonder leurs rivages et y jeter les fondemens de principautés belliqueuses. Le sultan d’Achem au nord de Sumatra, celui de Ternate au centre des Moluques, les princes de Boni et de Goa dans l’île de Célèbes, balancèrent même pendant long-temps la puissance des sultans javanais; ils eurent des flottes et des armées, et Cherchèrent à étendre leur prépondérance sur les autres îles de la Malaisie. Les Portugais se mêlèrent à ces querelles et s’en servirent pour hâter les progrès qui, avant l’apparition des Hollandais, avaient assis leur domination sur une partie de l’archipel indien.

Ce fut en 1596 que le pavillon des Provinces-Unies se montra pour la première fois dans les mers où il était destiné à jouer bientôt le premier rôle; il trouva la société javanaise se défendant par la force de ses traditions contre les causes d’affaiblissement que lui créaient des agitations toujours renaissantes. L’empire de Mataram, consolidé après de longues luttes intérieures, remplaçait alors à Java l’empire hindou de Modjopahit. Malheureusement la suprématie que le souverain de Mataram, sous le nom de sousouhounan, exerçait sur les divers états du littoral, n’avait point délivré les Javanais du fléau des guerres intestines. Les sultans installés sur les autres points de l’île n’en donnaient pas un moins libre cours à leurs rivalités. L’instinct de soumission propre aux races orientales et le culte des anciennes coutumes maintenaient cependant une apparence d’ordre et un certain bien-être dans cette société si divisée. L’anarchie n’était qu’à la surface. Les princes se trahissaient, s’égorgeaient mutuellement : leur personne demeurait toujours sacrée pour le peuple. La société javanaise reposait alors sur cette base qui, après tant de siècles et d’événemens, la supporte encore aujourd’hui : le respect superstitieux des masses pour tout homme dans les veines duquel coulait le sang des anciens chefs.

La noblesse javanaise ne ressemble en aucune façon à la noblesse européenne; celle-ci s’est constituée par la force des armes, en dépit des protestations tacites d’un peuple plus civilisé que ses vainqueurs; l’autre est moins une institution politique qu’un dogme religieux, elle a son origine dans la reconnaissance et l’étonnement des tribus primitives arrachées par leurs conquérans à la barbarie. Les honneurs héréditaires qu’elle a conférés furent, dans le principe, le premier pas de hordes sauvages vers la civilisation. Le Coran ne fit point disparaître ces inégalités sociales, il les compliqua. Les nombreux descendans des prêtres arabes qui vinrent prêcher l’islamisme à Java formèrent, à côté de la noblesse princière, déjà multipliée à l’infini par une polygamie féconde, une sorte de noblesse hiératique. Les titres de radin , radin mas, radin mas hario, indiquaient, à des degrés divers, la parenté impériale. Les fils du sousouhounan étaient des pangherans, ses filles des radin-hagous. Les mésalliances étaient rares à Java; on n’y avait point cependant poussé le fanatisme nobiliaire au même point qu’à Bali, et le sousouhounan ne se croyait point obligé, comme le prince balinais de Klong-Kong, d’épouser une de ses sœurs pour perpétuer la pureté de sa race. La société javanaise n’avait rien non plus qui rappelât les castes de l’Inde; elle ignorait les élévations subites et les brusques reviremens de fortune. Le gouvernement des provinces, l’administration de la justice, le commandement des armées, n’appartenaient qu’aux hommes dont la vénération publique avait inscrit les titres de noblesse au livre d’or de la tradition. Depuis la fin du XVe siècle, le Coran était devenu à Java la loi écrite, sans altérer en rien les rapports des diverses classes entre elles. La loi orale, l’adat, profondément empreinte du caractère immuable des coutumes hindoues, assignait encore à chacun des habitans la limite de ses droits et de ses devoirs. L’adat réglait, avec autant de minutie que le Tcheou-li des Chinois, les privilèges et les attributs de la souveraineté ; il était à la fois un code judiciaire et un code d’étiquette. C’est grâce à lui que la constitution primitive de la société javanaise a survécu aux troubles intérieurs et aux invasions étrangères. Depuis le jour où elle a reçu de l’Inde les premiers élémens de la civilisation, l’île de Java n’a connu pour ainsi dire que des révolutions de palais. La hiérarchie sociale n’en a reçu nulle atteinte, et c’est encore elle qui préside aujourd’hui à l’organisation de la propriété.

D’après l’adat, la terre appartenait au souverain. Les communes ou dessas n’en avaient que l’usufruit. En vertu de son droit de propriétaire, le prince prélevait le cinquième épi de la moisson ; en sa qualité de chef politique, il pouvait exiger que chacun de ses sujets employât un jour sur quatre à son service; mais le droit de propriété du souverain était fictif; celui des dessas, établi par les travaux d’irrigation et de défrichement exécutés en commun, était très-réel et très-sérieusement respecté. La propriété existait donc à Java; seulement, au lieu d’être individuelle, elle était collective. Le terrain arrosé, la sawa, était un terrain communal. La commune était divisée en groupes ou tjatjas de vingt-deux personnes, la sawa en parcelles. Il fallait être reconnu membre d’une commune, être un orang-dessa, pour pouvoir être compris dans la distribution des terres que le chef du village, le kappoula-campong, répartissait chaque année entre les tjafjas. Le cultivateur que son inconduite ou l’insuffisance du terrain communal obligeait à quitter la dessa se trouvait, par le fait seul de cet exil, déclassé. Il cessait d’être un orang-dessa pour devenir un orang-menoumpang, véritable paria déshérité de sa part du territoire et condamné à errer de commune en commune pour offrir ses services aux usufruitiers privilégiés du sol. Au-dessous de la classe nobiliaire, on rencontrait donc à Java deux classes distinctes de cultivateurs : les uns, fermiers héréditaires, se trouvaient assujettis, en échange de leur privilège, au paiement de l’impôt; les autres, simples journaliers, n’avaient d’obligations à remplir qu’envers le maître qui les admettait à cultiver son champ et qui se chargeait de leur fournir les instrumens de travail. Le droit de commercer avec les étrangers était encore dans l’archipel indien un des attributs de la souveraineté. Le Javanais avait la libre disposition des produits destinés à sa subsistance; les épices, le poivre, les plantes coloniales étaient, comme aujourd’hui le coton en Égypte, le sucre en Cochinchine, l’objet d’un monopole[1].

Les premiers navires hollandais avaient été expédiés à Java par une société de marchands qui ne pouvait avoir d’autre but que le commerce. Toutefois les transactions commerciales avaient toujours dans l’Inde et dans la Malaisie un caractère essentiellement politique. La compagnie néerlandaise fut entraînée sur la pente qui devait, dans des circonstances analogues, conduire les marchands anglais à la conquête de l’Hindoustan. Ce fut le monopole exercé par le souverain javanais qui substitua forcément à des opérations pacifiques des démonstrations militaires, à des échanges librement consentis les livraisons forcées et les contingens obligatoires. Après avoir fondé des factoreries à Bantam et à Jacatra, ce fut dans l’île d’Amboine, arrachée à la domination du sultan de Ternate et des portugais, que les négocians des Provinces-Unies jetèrent les premiers fondemens de leur puissance politique. Bientôt cependant, mieux instruits de l’importance prépondérante de Java, ils cherchèrent un point de station plus rapproché de cette île que le port d’Amboine, situé à quatre cent cinquante lieues du détroit de la Sonde. Après de longues hésitations, ils firent choix de la factorerie de Jacatra, et, vers la fin de l’année 1618, ils entourèrent d’un fossé et d’un retranchement l’emplacement sur lequel s’élevaient leurs magasins.

Les Portugais, qu’il avait fallu vaincre avant de songer à commercer, ne s’étaient retirés des mers de l’Indo-Chine que pour faire place à des rivaux plus redoutables. Ce fut une flotte anglaise qui vint au secours des sultans de Bantam et de Jacatra conjurés contre l’établissement hollandais. L’enceinte inachevée de la factorerie renfermait heureusement une garnison héroïque. Ces braves soldats défièrent pendant six mois tous les efforts des princes indigènes et de leurs alliés européens; ils furent délivrés par les secours qui leur arrivèrent des Moluques, aussitôt que la mousson d’est eut rouvert à l’escadre d’Amboine l’accès de la mer de Java. Sur l’emplacement de la ville de Jacatra livrée aux flammes, les Hollandais élevèrent la future capitale des Indes, la ville actuelle de Batavia. Cette célèbre cité ne grandit point sans combats. L’empereur de Mataram vint deux fois l’assiéger en personne ; deux fois il laissa son armée sous les murs qu’il s’était flatté de détruire. Vingt-sept ans après la fondation de Batavia, ce même souverain acceptait l’alliance ou plutôt le joug impérieux de la compagnie.

Le trône de l’empereur de Mataram était sans cesse menacé par des insurrections ou par les attaques des chefs belliqueux de Célèbes. La compagnie entretint une armée pour défendre le prince qu’elle avait pris sous son patronage. Si elle avait eu des idées de conquête, elle eût livré l’île de Java à l’anarchie. Elle n’avait alors en vue que les bénéfices d’un commerce paisible; elle protégea donc de tout son pouvoir l’autorité légitime, comme la seule garantie de l’ordre et de la sécurité, sans lesquels ce commerce ne pouvait prospérer. C’est ainsi que chaque jour engagea davantage la compagnie dans les questions de gouvernement auxquelles son intérêt semblait lui commander de rester étrangère. En 1676, quand l’empereur, fuyant devant les rebelles, abandonnait sa capitale et allait mourir au milieu des forêts de l’intérieur, la compagnie plaçait sur le trône le fils du souverain vaincu, et, après de longs efforts, réussissait à l’y affermir. A la fin du XVIIe siècle, elle était déjà l’arbitre des querelles et des destinées de tous les princes javanais. C’était elle qui choisissait entre les membres de la famille impériale le successeur du sousouhounan. Les sultans de Bantam et de Cheribon d’alliés incertains étaient devenus ses feudataires; les princes de Madura commandaient les cohortes fidèles qui formaient le noyau de ses armées. Chaque révolte étendait sa souveraineté et grandissait sa puissance. Deux princes du sang de Mataram résistèrent cependant de 1741 à 1755 à cet ascendant victorieux. Plus d’une fois ils mirent en péril le trône du sousouhounan et le pouvoir de la compagnie. Il fallut pactiser avec ces adversaires trop redoutables. Le sousouhounan conserva la dignité /suprême et sa capitale Sourakarta; mais un des princes rebelles fut élevé à la dignité de sultan, et devint à Djokjokarta le chef d’une dynastie rivale de la souche antique des souverains de Mataram ; le second prince obtint le titre de pangheran et un riche apanage, sous la condition de ne point quitter la cour de Sourakarta.

On peut regarder cette époque comme l’apogée du pouvoir de la compagnie néerlandaise. Des traités successifs l’avaient substituée, sur la majeure partie du territoire, aux droits des souverains javanais, et la puissance politique était passée tout entière dans ses mains ; mais cette puissance qu’elle avait conquise à regret, la compagnie n’en comprenait ni les avantages ni les obligations. Contente d’avoir assuré par des contrats, trop empreints de l’esprit mercantile pour être équitables, les livraisons qui devaient annuellement remplir ses magasins, elle abandonnait entièrement à l’aristocratie indigène l’administration intérieure de ses possessions. Ce despotisme local ne tarda point à produire ses fruits. Livrée aux caprices des régens héréditaires, assujettie, dans la vaste province des Preangers, premier apanage de la compagnie, à la culture forcée du café, la population javanaise se dégoûta des travaux agricoles. Aussi la dernière moitié du XVIIIe siècle fut-elle une époque de décadence pour la prospérité de Java et pour les finances de la compagnie. On peut croire cependant que, s’ils n’eussent possédé que l’île de Java, les négocians hollandais, malgré les fautes qu’ils avaient commises, auraient encore trouvé, dans les inépuisables ressources de ce sol fécond et de cette population laborieuse, le moyen de faire face à leurs embarras pécuniaires ; mais les plus grandes entreprises ont leur fatalité, et celle de la compagnie des Indes, basée sur de fausses doctrines économiques, était condamnée à un développement illimité. Le commerce des épices, dont la compagnie voulait s’arroger le monopole, devait la conduire inévitablement à étendre sa suprématie sur la plupart des îles de l’archipel indien. De cette prétention, conforme aux préjugés de l’époque, naquirent de longues guerres, des occupations dispendieuses, une domination politique dont les bénéfices du commerce se trouvèrent impuissans à solder les frais. C’est cependant à ce principe erroné, qui précipita la ruine de la compagnie, que la génération actuelle doit le magnifique héritage sans lequel, avec ses 3 millions d’habitans et son territoire à peine égal à celui de cinq départemens français, le royaume des Pays-Bas n’aurait guère plus d’importance en Europe que la Suisse ou qu’un des états secondaires de l’Allemagne. Les droits incontestés de la Hollande sur les immenses territoires de Célèbes, de Sumatra et de Bornéo sont le fruit d’une politique condamnée à juste titre par le philosophe et par l’homme d’état, mais presque légitimée aujourd’hui par ses admirables conséquences. Il importe donc d’indiquer ici rapidement par quel enchaînement de circonstances ces trois grandes îles, dont les princes malais ou les aventuriers arabes avaient successivement conquis le littoral, se trouvèrent bientôt enveloppées dans la sphère d’influence dont le centre s’était fixé à Batavia.

La partie septentrionale de l’île Célèbes reconnaissait la suzeraineté du sultan de Ternate; elle accepta sans résistance la domination de la compagnie, dès que la compagnie fut maîtresse aux Moluques. Le sud de l’île était divisé en deux états principaux : le royaume de Goa ou de Macassar, qui, depuis sa conversion à l’islamisme, était considéré comme le plus puissant gouvernement de la Malaisie, et le royaume de Boni, dont les sujets, sous le nom de Bouguis, sont encore aujourd’hui les plus intrépides navigateurs de l’archipel. Avec l’aide des Bouguis, la compagnie humilia le pouvoir du roi de Goa, et lui imposa un de ces traités d’alliance par lesquels elle préludait à une domination plus absolue : elle fonda, non loin de la capitale de ce sultan vaincu, le fort de Rotterdam et la ville de Vlardingen ; puis, mettant de nouveau à profit les rivalités des princes indigènes, elle brisa l’orgueil des Bouguis avec le concours des populations mêmes que l’assistance du roi de Boni lui avait permis de dompter.

A Célèbes, aussi bien qu’à Ternate, c’était le monopole des épices que la compagnie poursuivait. Ses agens parcoururent les forêts du littoral pour en extirper les girofliers et les muscadiers, et des croisières actives s’occupèrent de mettre un terme au commerce interlope des bateaux indigènes. Dès que ce but fut atteint, les Hollandais refusèrent de pousser plus loin leurs avantages. A l’exception des trois districts de Maros, de Macassar et de Bonthain, que les péripéties d’une longue guerre avaient mis en leur pouvoir, ils laissèrent le reste de l’île sous l’autorité des chefs idolâtres, qui, avec les princes musulmans de Goa et de Boni, s’en partageaient la souveraineté.

Dans l’île de Sumatra, la compagnie avait à faire valoir les droits que le sultan de Bantam lui avait transmis sur le district des Lampongs, qui forme un des côtés du détroit de la Sonde, et ceux que les empereurs de Mataram s’attribuaient sur le royaume de Palembang, fondé par un des princes de la dynastie de Modjopahit à l’embouchure du fleuve qui se jette dans le détroit de Banca. Ces droits, d’une légitimité suspecte, n’assuraient à la compagnie qu’une autorité contestée qu’elle exerçait depuis de longues années sans profit. Sur la côte occidentale de l’île que baigne la mer des Indes, son pouvoir était encore plus limité ; car il se faisait à peine sentir à quelques milles des postes fortifiés, sous le canon desquels les navires hollandais venaient chercher, au commencement de la mousson favorable, le poivre dont le monopole avait jadis enrichi le roi d’Achem. Padang était le plus important de ces comptoirs ; mais Padang, ville de cinq ou six mille âmes, avait à subir la rivalité de la factorerie anglaise de Bencoulen, qui s’opposait, par tous les moyens possibles, à l’extension de la puissance hollandaise sur la côte occidentale de Sumatra.

Les négocians hollandais, qu’un intérêt purement commercial avait attirés dans les mers de l’Indo-Chine, semblèrent dirigés à cette époque par une sorte d’instinct providentiel. Ils n’eurent pas plus tôt posé à Célèbes et à Sumatra les pierres d’attente sur lesquelles la métropole devait appuyer un jour sa domination, qu’ils se hâtèrent d’aborder un territoire plus important encore par son étendue, celui de Bornéo. Dans cette île comme sur les autres points de l’archipel, les Hollandais avaient été précédés par les portugais et par les Arabes. L’invasion musulmane y avait trouvé une population douce et inoffensive, les Dayaks, qu’elle avait refoulée dans l’intérieur. Ce peuple opprimé, auquel les Hindous et les Javanais avaient apporté les premiers élémens de la civilisation, conservait tous les signes. extérieurs d’une origine mongole : le front large et aplati, l’angle externe des paupières relevé, les pommettes proéminentes, le teint jaune tirant plus ou moins sur le brun. Depuis que les chefs malais s’étaient partagé le littoral de Bornéo, la plupart des tribus indigènes avaient adopté une existence nomade. La chasse et la pêche leur tenaient lieu des travaux prévoyans de l’agriculture. Elles erraient, sans jamais se fixer nulle part, au milieu de ces terrains d’alluvion qui occupent, dans l’île de Bornéo, de si vastes espaces, et qui rattachent l’un à l’autre les plateaux élevés de l’intérieur; terrains à demi submergés pendant la mousson d’ouest, mais entrecoupés en toute saison d’innombrables cours d’eau, sur les bords desquels se pressent des forêts impénétrables. C’était dans ces déserts marécageux qu’on rencontrait la population dépossédée par la race malaise. Quant aux Malais eux-mêmes, ils s’écartaient peu du rivage de la mer. Ils occupaient en général l’embouchure des fleuves, vivant agglomérés dans de grands villages, dont les maisons, bâties sur pilotis, voyaient, à la marée montante, des pros et des pirogues circuler entre leurs longues rangées de pieux, comme les noires gondoles dans les canaux de Venise. Les Malais de Bornéo n’avaient rien perdu des instincts féroces de leur race ; ils passaient à juste titre pour les plus audacieux forbans de l’archipel, et leurs chefs n’avaient guère d’autres ressources que la part de butin et d’esclaves prélevée sur le produit d’expéditions qui tenaient en émoi toutes les côtes voisines.

Sous la protection équivoque de ces chefs musulmans, les Chinois du Fo-Kien étaient venus, vers le milieu du XVIIIe siècle, exploiter les richesses minérales que recèle en abondance le sol de Bornéo. Ces industrieux émigrans formaient sur divers points de l’île des communautés populaires dans lesquelles chaque membre, lié par un serment mystérieux, acquérait un droit égal aux profits de l’entreprise, et se tenait prêt à courir aux armes dès que les chefs en donnaient le signal. Quelques-unes de ces communautés pouvaient compter jusqu’à cinq ou six mille combattans et justifiaient par leur turbulence les inquiétudes qu’elles inspiraient aux souverains qui les avaient imprudemment accueillies.

Les frontières des principautés malaises de Bornéo n’avaient jamais été, on le comprendra sans peine, bien exactement définies. Sur le littoral, elles étaient quelquefois marquées par un cap avancé, colonnes d’Hercule que n’avait pu dépasser l’invasion; le plus souvent elles étaient fixées par la vaste et fangeuse embouchure d’un fleuve; mais, en s’avançant vers le centre de l’île, on eût vainement cherché la ligne de démarcation de ces états barbares. On n’eût pu recueillir à cet égard que de vagues et incohérentes traditions. Le sultan de Soulou, du fond de son nid de pirates, réclamait la possession de toute la partie septentrionale de Bornéo ; le sultan de Bruni occupait sur la côte du nord-ouest une longue zone resserrée entre les montagnes et la mer. A l’ouest, et faisant face à la presqu’île de Malacca, s’étendaient les états des sultans de Sambas et l’empire javanais de Succadana; — au sud, non loin de l’entrée du détroit de Macassar, la principauté de Banjermassing. Livrés à de perpétuelles dissensions, inquiétés par les migrations indociles des Chinois, habitués d’ailleurs à la suprématie politique et religieuse des souverains javanais, les sultans de Sambas et de Banjermassing implorèrent plutôt qu’ils ne subirent la tutelle de la compagnie. La principauté de Pontianak, qu’un Arabe avait fondée, vers la fin du XVIIIe siècle, sur les ruines de l’empire de Succadana, se rangea également sous ce joug protecteur. Tels furent les premiers titres de la Hollande à la possession d’une des plus vastes et des plus fertiles portions de la Malaisie. La plupart des colonies européennes, à l’est du cap de Bonne-Espérance, n’ont pas eu de fondemens plus sérieux et plus respectables[2].

Bornéo, Célèbes et Sumatra, malgré les ressources naturelles de leur immense territoire, étaient loin sans doute d’avoir, aux yeux de la compagnie, la même importance que les Moluques : les îles à épices laissaient à Java le premier rang et ne cédaient le second à aucune des autres possessions néerlandaises. Néanmoins, quelque embarrassés que pussent être les marchands d’Amsterdam de l’étendue de leur domination, ils n’étaient plus libres de la restreindre. Le soin d’étouffer dans l’archipel toute concurrence commerciale et d’en éloigner toute influence européenne leur avait successivement commandé l’occupation de Timor, conquête inachevée qu’ils partageaient avec la couronne de Portugal ; — de Banca, dépendance de l’état de Palembang, dont les mines d’étain commencèrent à être exploitées par les Chinois à peu près à la même époque que les mines d’or de Bornéo ; — de Bintang et de Linga, situées en face de l’île alors déserte de Singapore.

Les princes de Sumbawa et de Florès, les sultans de Céram, les chefs indigènes de Bouton et de Salayer se trouvaient également liés envers la compagnie par des traités dont le réseau flexible s’était insensiblement étendu jusqu’à eux. La seule île cependant dont la possession eût pu avoir un intérêt immédiat pour la sécurité des maîtres de Java, Bali, malgré l’apparente déférence de certains hommages, conservait en réalité la plus complète indépendance. Cette île n’est séparée que par un canal étroit de la province javanaise de Besouki. Avant de recueillir les fugitifs de Modjopahit, elle avait déjà subi l’influence de la civilisation hindoue. Un prince javanais y avait fondé l’état de Klong-Kong, et les descendans de ce premier souverain exercent encore aujourd’hui une sorte de suprématie morale sur les chefs qui gouvernent les huit autres principautés. Le culte de Siwa et l’institution brahmanique des quatre castes se perpétuèrent à Bali pendant que l’islamisme envahissait toutes les îles voisines. La densité de la population, ses mœurs belliqueuses, le dévouement fanatique qu’elle professait pour des chefs revêtus à ses yeux d’un caractère sacré, sauvèrent sa nationalité de l’irruption étrangère.

A l’exception de ce dernier vestige des royaumes hindous, le pouvoir de la compagnie embrassait donc, vers la fin du XVIIIe siècle, la portion de la Malaisie qui s’étend au sud de l’équateur. Il avait suivi pour ainsi dire pas à pas l’invasion musulmane et les progrès de la race malaise; il avait dû s’arrêter partout où ces singuliers pionniers de la civilisation ne lui avaient pas frayé le chemin. Il n’entre point dans notre plan d’énumérer toutes les causes qui finirent par amener, en 1795, la dissolution de cette célèbre compagnie. Depuis près d’un demi- siècle, ses affaires n’avaient fait que décliner sans que son influence politique en eût souffert. Elle remit aux mains de l’état une colonie momentanément obérée et un empire dont les destinées devaient être désormais unies à celles de la nation néerlandaise.

Entraînée dans le tourbillon de la révolution qui venait de s’accomplir en France, la Hollande, pendant plusieurs années, ne put rien tenter pour améliorer le sort de ses possessions d’outre-mer. Vers la fin de 1807, le maréchal Daendels fut nommé au gouvernement de Java. Le génie de cet homme énergique eut à peine le temps de déposer dans l’île le germe des réformes salutaires qui devaient éclore plus tard. Les trois années pendant lesquelles il conserva le pouvoir inaugurèrent l’intervention de l’état dans les affaires des Indes. Ce fut une période de transition marquée par de grandes choses et par de regrettables excès. Les résultats que nous admirons aujourd’hui ont presque tous leur source dans cette vive impulsion d’une dictature que le relâchement de l’administration avait rendue nécessaire.

Le général Janssens venait de succéder, en 1811, au maréchal Daendels quand les Anglais débarquèrent à Java. Leurs efforts furent secondés par l’ébranlement moral qu’apportaient jusqu’au sein des colonies les événemens accomplis en Europe. Ils ne rencontrèrent dans l’île qu’une insignifiante résistance. En moins d’un mois, les Javanais et leurs souverains passèrent sous un nouveau joug. S’il faut en croire des révélations récentes, le cabinet britannique ne s’était proposé de conquérir l’île de Java que pour l’abandonner au gouvernement des princes indigènes. Il reconnut heureusement les funestes conséquences qu’entraînerait pour la population même de Java cet acte de vandalisme politique, et, mieux inspiré, il laissa ses agens raffermir par quelques mesures vigoureuses le prestige de l’autorité européenne qu’avaient singulièrement affaibli les dernières secousses. En 1816, la Hollande rentra en possession de ses colonies, et une nouvelle ère s’ouvrit pour les peuples de l’archipel indien.


II.

La domination anglaise ne s’était point substituée au pouvoir traditionnel de la Hollande, apportant avec un nouveau drapeau des idées nouvelles, une politique plus libérale et plus aventureuse, sans que cette révolution éveillât chez les peuples de la Malaisie quelques velléités d’indépendance. Le gouvernement de M. Van der Capellen, auquel le régime intérieur de la colonie dut, sous plus d’un rapport, d’importantes réformes, eut surtout pour mission de rétablir dans l’archipel la suprématie politique de Java, et de ressaisir de tous côtés les fils que la main négligente de l’Angleterre avait laissé échapper.

Les huit années que M. Van der Capellen passa dans les Indes revêtu du titre de commissaire-général ou de celui de gouverneur, furent remplies de séditions et de soulèvemens. Les îles d’Amboine et de Saparoua dans les Moluques, la principauté de Boni à Célèbes, la résidence de Pontianak à Bornéo, furent successivement le théâtre des troubles les plus graves. L’énergie des autorités néerlandaises réprima sans peine ces désordres ; mais dans l’île de Sumatra la lutte fut plus vive. L’appui secret de l’Angleterre encourageait sur ce point la résistance des indigènes. L’établissement anglais de Bencoulen était presqu’en guerre ouverte avec le comptoir hollandais de Padang. Vaincue en 1821 dans l’état de Palembang, où elle avait soutenu de ses vœux et de ses conseils le sultan révolté, la politique anglaise revint en 1824 à des vues plus loyales. Le zèle des agens de Bencoulen fut désapprouvé par la métropole, et la pensée d’éviter de nouveaux contacts entre les deux dominations fut accueillie par le cabinet britannique. Les Hollandais durent se retirer de l’Inde continentale, et les Anglais consentirent de leur côté à évacuer l’archipel indien. L’île de Banca avait été le prix de l’établissement de Cochin, cédé par le gouvernement des Pays-Bas à celui de la Grande-Bretagne; la ville de Malacca fut livrée par la Hollande en échange de Bencoulen. Les Anglais n’imposèrent qu’une condition à leur retraite : ils voulurent demeurer garans de l’indépendance de l’état d’Achem, afin d’éloigner plus sûrement leurs rivaux des côtes de l’Hindoustan et du détroit de Malacca. Le traité du 17 mars 1824 était la reconnaissance la plus éclatante, la consécration la moins équivoque des droits de la Hollande sur les anciennes possessions que s’était attribuées la compagnie des Indes. Si l’Angleterre se fût montrée aussi fidèle à l’esprit qu’à la lettre de ce traité, les côtes de Bornéo n’auraient jamais vu le pavillon de la Grande-Bretagne flotter sur l’île de Laboan, et un officier anglais arracher à la faiblesse du sultan de Bruni le titre de rajah de Sarawak ; mais au moment même où le gouvernement des Pays-Bas s’applaudissait de l’heureuse issue de ces négociations, sa puissance coloniale était appelée à subir une nouvelle crise bien autrement grave que toutes celles qui l’avaient précédée. Cette fois, c’était la base même de l’édifice qui se trouvait menacée. L’administration anglaise, animée d’un sérieux esprit de bienveillance envers la population indigène, et toute préoccupée des réformes libérales par lesquelles elle voulait signaler son passage, s’était peu inquiétée de ménager les privilèges ou les moyens d’existence de l’aristocratie javanaise. Dans l’orgueil de sa force, elle avait considérablement restreint le pouvoir et les prérogatives des anciens souverains. Les Hollandais, remis en possession de Java, virent une nouvelle condition de sécurité dans cet abaissement des princes, et empiétèrent eux-mêmes hardiment sur leurs droits. Ils provoquèrent ainsi des mécontentemens qui trouvèrent bientôt un centre et un chef à la cour de Djokjokarta, où un prince enfant était confié à la tutelle de sa mère et de ses oncles. La révolte éclata sans que le résident hollandais préposé à la garde du jeune sultan eût pu la prévenir. Le chef de ce mouvement populaire était un des tuteurs du prince ; il s’appelait Dipo-Negoro, et cachait sous des mœurs austères une ambition effrénée. Sous sa direction, la révolte prit un caractère formidable. C’était une guerre de cinq années dont Dipo-Negoro avait donné le signal. La Hollande triompha enfin de cet audacieux adversaire, dont il fallut poursuivre, de montagne en montagne, les bandes insaisissables. Dipo-Negoro fut déporté à Amboine, puis à la forteresse de Rotterdam, dans l’île de Macassar. La victoire était restée à la métropole; mais un instant d’erreur, — l’oubli des ménagemens dus à la personne des princes et aux privilèges de l’aristocratie javanaise, — lui avait coûté quinze mille soldats, dont huit mille Européens, et cinquante-deux millions de francs.

Pour une administration aussi intelligente que celle de Batavia, la leçon ne fut pas perdue. Répudiant les conquêtes et les traditions de la domination anglaise, le gouvernement colonial se promit de prendre désormais pour base de sa politique les préjugés de la société indigène. Le fanatisme religieux et le fanatisme nobiliaire avaient armé contre son pouvoir la population; il n’essaya point d’ébranler leur empire, mais tenta de les gagner à ses intérêts. L’adat et le Coran devinrent l’étude constante des employés hollandais, et tout progrès fut condamné à l’avance, s’il devait heurter par un point quelconque l’immobilité des coutumes javanaises. On redoubla d’égards envers les régens et les prêtres. Les plus simples réformes furent mises sous la protection de leur égoïsme ; leurs revenus et ceux de l’état devinrent solidaires. Ce fut l’âge d’or de l’aristocratie et du clergé indigènes. Les écrivains qui ont jugé si sévèrement le système colonial de la Hollande ont peut-être méconnu combien en réalité ce système est conforme aux idées populaires des Javanais. Ce n’est point sans danger qu’on peut troubler dans leur foi grossière des masses ignorantes. Avertis par la lutte qu’ils venaient de soutenir, les Hollandais ont pensé que l’intervention étrangère pouvait, dans la poursuite de ses desseins les plus généreux, paraître tyrannique et devenir odieuse. L’état d’abaissement dans lequel vit encore le peuple de Java est donc l’effet de ses préjugés bien plus que de la volonté de ses vainqueurs; les misères auxquelles nous compatissons témoignent moins de l’âpreté du fisc que d’un respect exagéré pour la nationalité javanaise.

M. Van der Capellen et M. Dubus de Ghisignies, qui lui succéda en 1826, avaient eu, l’un à se défendre contre des troubles incessans, l’autre à consolider la domination hollandaise dans l’archipel indien. Le comte Van den Bosch, nommé au gouvernement de Java en 1830, avait une autre tâche à remplir : il devait organiser l’exploitation d’une colonie qui, pendant de longues années, n’avait été qu’une charge ruineuse pour la métropole. Les revenus publics se composaient, dans l’île de Java, d’un impôt foncier prélevé en argent ou en nature, et d’un certain nombre de taxes indirectes, dont le produit était généralement affermé à des spéculateurs chinois. La totalité de ces revenus s’élevait à 53 ou 54 millions de francs. Dans les temps ordinaires, en l’absence de toute complication, de pareilles recettes étaient plus que suffisantes pour couvrir les dépenses des Indes néerlandaises ; mais l’argent était rare à Java. Le gouvernement s’y était créé une funeste source de bénéfices par l’introduction d’une monnaie de papier et de cuivre. C’était cette monnaie coloniale, ou du riz impropre à l’exportation, que l’état recevait en recouvrement de l’impôt. L’excédant des recettes ne pouvait donc se consommer que dans la colonie. Pour venir en aide à la métropole, engagée à cette époque dans de stériles projets contre la Belgique, il fallait se procurer, en échange de cet excédant, des produits recherchés sur les marchés de l’Europe. M. Van den Bosch ne désespéra point d’y parvenir.

Il existait à Java une vaste province, les Preangers, dont les habitans, depuis le temps de la compagnie, étaient astreints à la culture forcée du café. Chaque famille devait planter, récolter, entretenir cinq ou six cents arbres et en livrer pour un prix très-modique le produit total aux agens hollandais. Le gouvernement obtenait ainsi annuellement huit ou dix millions de kilogrammes de café, qui laissaient entre ses mains un bénéfice net d’environ 1,200,000 francs. Moyennant l’acquittement de cette redevance, l’habitant des Preangers n’avait à supporter aucune taxe territoriale. Il cultivait librement ses rizières, sans avoir rien à démêler avec le trésor, et, de toutes les impositions indirectes, il ne subissait que la taxe du sel. La condition du cultivateur des Preangers était loin cependant d’être un objet d’envie pour les autres habitans de Java. On ne songea donc point à soumettre ces derniers au système des cultures forcées, mais on leur proposa (l’adat autorisait cet échange) de s’affranchir d’une partie de l’impôt foncier par une valeur équivalente de travail. La journée d’un ouvrier était évaluée à 20 centimes environ ; l’impôt foncier, suivant la fertilité des terres, au cinquième ou au quart de la récolte. Dès que la contribution moyenne de la commune était connue, il était facile d’établir le nombre des journées de travail qui devaient exempter la dessa d’une fraction déterminée de l’impôt. Les chefs des fractions de commune appelées tjatjas acceptèrent sans répugnance cette combinaison; ils mirent à la disposition des agens hollandais une partie de leurs terrains et de leurs journaliers, ne gardant pour les besoins de la commune que le territoire et les travailleurs qui parurent strictement nécessaires. Le gouvernement se trouva ainsi en possession d’un certain nombre de bras qu’il pouvait utiliser à sa guise. Il voulut les employer à doter l’île de Java de cultures encore plus profitables que celle du café : il y transporta la culture de la canne à sucre et celle de l’indigo.

Le moment était venu d’invoquer le concours de l’industrie européenne : des contractans se présentèrent; mais l’administration ne leur confia point le soin de diriger les nouvelles cultures. Il fallait, dans ces essais, une prudence, un tact politique, un caractère d’autorité qu’on ne pouvait attendre que d’agens officiels. Les employés hollandais et les fonctionnaires indigènes, également intéressés au succès du système qu’on venait de mettre en vigueur par des primes proportionnelles, furent chargés de la surveillance générale des plantations. Sur les hauteurs, on cultiva le café, le thé et le mûrier; dans les fonds arrosés, le sucre, l’indigo, le riz. 2 ou 3 millions de Javanais, dirigés par des conducteurs de travaux chinois, se trouvèrent ainsi destinés à produire du café; 1 million donna ses soins à la canne à sucre; 700,000 cultivèrent l’indigo, 25,000 le thé, 15,000 le mûrier, tous le riz. Quant au contrat passé avec les entrepreneurs européens, il fut étrangement simplifié. Le gouvernement ne demanda point à l’industrie privée d’apporter à Java des capitaux, il voulut lui en faire l’avance. Il s’engagea en outre à fournir aux contractans la canne à sucre et les bras dont ils auraient besoin pour faire marcher leur usine, bornant leur rôle comme leur responsabilité à la fabrication du sucre, et réservant pour lui seul les périls, les embarras de l’exploitation agricole. Pour prix de ses avances et de son concours, il stipula qu’il paierait 29 centimes le kilogramme de sucre qui en coûtait 25 au fabricant, et qui en valait communément 44 sur le marché d’Amsterdam.

L’adoption de ce système[3] eut pour premier avantage de faire rentrer l’excédant annuel dans les magasins de l’état sous une forme qui en permît l’envoi en Europe; mais ce fut la moindre conséquence de la transformation de l’impôt. La Hollande dut, en quelques années, à l’heureuse inspiration du général Van den Bosch une augmentation considérable dans ses revenus coloniaux, et, ce qui n’était pas moins important, la création d’une marine et d’une industrie nationales. Java ne cessa point d’être le grenier d’abondance de l’archipel indien, d’exporter chaque année soixante-trois ou soixante-quatre millions de kilogrammes de riz. Cette île produisit en outre presque autant de sucre que le Brésil et plus que l’Hindoustan. Elle devint le second marché de café du monde, balança la production d’indigo des états de l’Amérique centrale, exporta de la cochenille, du thé, du tabac, de la soie, — alimenta, grâce à la création d’une société de commerce privilégiée, la Handel Maatschappy, la navigation de cent soixante-dix navires hollandais du port moyen de huit cents tonneaux, — et versa enfin chaque année dans les caisses de l’état un bénéfice net de 43 millions de francs, de 17 millions dans celles de la Maatschappy[4]. A Java, tout système qui ménage les intérêts de l’aristocratie et du clergé musulman a de grandes chances de réussite: L’habileté du gouvernement hollandais est d’avoir su, en toute occasion, s’effacer derrière les chefs indigènes. La population, exploitée au profit d’une domination étrangère, n’est jamais en contact qu’avec l’antique aristocratie qu’elle est habituée à vénérer. Les souverains de Djokjokarta et de Sourakarta, humiliés par l’issue de la dernière guerre, avaient beaucoup perdu de leur influence sur l’esprit du peuple javanais; mais ils couronnaient le sommet d’un édifice social basé tout entier sur les traditions nobiliaires. Les Hollandais respectèrent en eux le sang des empereurs de Mataram. Ils se contentèrent de leur retrancher leurs meilleures provinces, et s’engagèrent à leur payer, à titre de pension, une somme égale au revenu net qu’ils en retiraient. Le prince qui réside à Sourakarta, le sousouhounan, garde aujourd’hui 400,000 sujets et une liste civile de 1 million de francs. La part du sultan de Djokjokarta est moins considérable; on ne l’évalue qu’à 7 ou 800,000 francs et à 325,000 sujets. A l’exception de ces deux principautés et de certains districts, apanages de pangherans héréditaires, le domaine direct, dans l’île de Java, appartient tout entier au gouvernement des Pays-Bas.

Les possessions asiatiques de la Hollande sont partagées en trente-quatre provinces. L’île de Java seule en contient vingt-trois. Une résidence ou province hollandaise se compose de la réunion de plusieurs régences. Les régens ne sont point électifs. Le gouvernement les choisit dans les principales familles du pays. Bien qu’ils soient révocables, leurs fonctions sont en quelque sorte héréditaires. Il en est à peu près de même pour les chefs de district, dont le choix est laissé à l’intelligence du résident. Les chefs de village empruntent seuls, comme les autorités tagales aux Philippines, leurs pouvoirs à l’élection. Ces fonctionnaires élus, qui président à la répartition de l’impôt et des corvées, sont en général assistés d’un conseil de notables. L’île de Java renferme dix-neuf mille de ces chefs subalternes. Tel est le mécanisme d’une administration qui, à tous ses degrés, est intéressée au progrès des cultures. Le prêtre musulman lui-même prélève sa dîme sur la plupart des récoltes; son influence s’unit donc à celle de l’aristocratie pour favoriser l’exploitation du sol. Grâce à ce concours de volontés puissantes, il ne reste plus d’autre soin au gouvernement hollandais que de modérer, dans l’intérêt du peuple, le zèle exagéré des chefs qu’il a pris à sa solde. Dans l’administration même de la justice, la main de l’étranger apparaît à peine. Le Coran est le code suprême ; les juridictions inférieures sont indiennes. Le régent ou le chef du district, assisté du djekso, magistrat qui veille au maintien des lois, du panghoulou, premier prêtre mahométan, et de quelques mantris, hommes versés dans la connaissance de la langue, des institutions et des mœurs, — prononce en premier ressort sur les querelles légères, les discussions relatives aux irrigations, les différends dont la valeur n’excède point la somme de cent francs. Ces tribunaux d’arrondissement sont les justices de paix du pays. Au-dessus d’eux sont placés les conseils de campagne, qui tiennent leurs séances une fois par semaine au chef-lieu de la province. Devant cette cour de première instance, le djekso joue encore le rôle d’accusateur public; le panghoulou est également chargé de l’interprétation du Coran ; mais le résident préside, et le secrétaire de la résidence remplit les fonctions de greffier. L’instruction est orale et sommaire. La garantie d’un jugement équitable est dans le procès-verbal dressé séance tenante pour servir en cas d’appel. Il existe à Java, sous le nom de conseils de justice, trois cours d’appel dont la composition est tout européenne, et dont la principale mission est de déléguer un de leurs membres, qui prend alors le titre de juge de circuit, pour présider les assises ou tribunaux ambulatoires. Tous les trois mois, le juge de circuit se rend au chef-lieu de chaque résidence, y rassemble les chefs indigènes désignés par le gouverneur lui-même pour remplir ces importantes fonctions, et juge avec leur concours les crimes que la loi punit de la peine capitale. La haute cour de Batavia, tribunal suprême de la colonie, a seule le pouvoir de réformer les arrêts que ces tribunaux prononcent.

Quand on étudie de près cette grande machine administrative, quand on la voit fonctionner si régulièrement, avec si peu de bruit et d’efforts, ce n’est point seulement le génie pratique des Hollandais qu’on admire, c’est aussi ce besoin instinctif de discipline qui distingue les Javanais entre toutes les races orientales. Il ne faut point s’abuser cependant. Cette société mixte, qui semble graviter avec le calme des corps célestes dans leurs sphères, peut être jetée hors de son orbite par le moindre choc. Il existe dans ses élémens un défaut d’équilibre qui ne peut être racheté que par l’éloignement de toute cause perturbatrice. Ce n’est que par un commandement toujours grave, par un exercice ferme et mesuré de leur pouvoir, que quelques milliers d’Européens, disséminés sur un aussi vaste territoire que celui de Java, peuvent tenir en respect les masses qui les entourent. Il importait donc de prévenir, au sein de cette colonie florissante, tout prétexte d’agitation. Le bon sens du peuple hollandais a jugé le partage de l’autorité incompatible avec les nécessitée d’une domination aussi exceptionnelle. Dans les Indes néerlandaises, l’administration repose tout entière sur ce principe vigoureux : le gouvernement d’un seul. Le conseil des Indes n’a, comme l’audience de Manille, que des attributions purement consultatives. C’est dans cette concentration de pouvoirs qu’il faut chercher l’explication des rapides progrès accomplis à Java de 1830 à 1838.

Après avoir administré la colonie pendant trois années consécutives, M. le comte Van den Bosch fut appelé dans les conseils de la couronne, et de ce poste élevé il continua de présider aux destinées de Java. Quand l’illustre général rentra dans la vie privée, sa tâche était remplie ; il avait mis la dernière main à son œuvre. La place de M. le comte Van den Bosch est marquée dans l’histoire. Il prendra rang à côté des Clive et des Warren Hastings ; mais, plus heureux que ces fondateurs de l’empire indo-britannique, le gouverneur des Indes néerlandaises a pu jouir en paix de sa gloire. La faveur du chef de l’état a soutenu M. Van den Bosch au milieu des premières difficultés de son entreprise, et la reconnaissance publique a devancé le jugement de la postérité. M. Van den Bosch peut se présenter sans crainte devant ce grand tribunal : la postérité ratifiera l’opinion de ses contemporains. Comme eux, elle admirera les vues fécondes et les fermes desseins de cet esprit pratique; elle le louera d’avoir su résister aux clameurs d’une philanthropie envieuse, et d’avoir, en ouvrant au commerce de la métropole des perspectives jusqu’alors inconnues, préparé par le travail la transformation d’un peuple dont le fanatisme repousse avec la même obstination nos doctrines politiques et notre foi religieuse.

Le seul reproche qu’on ait pu adresser avec quelque apparence de raison à l’habile organisateur de Java, c’est de s’être consacré trop exclusivement à cette œuvre capitale. En négligeant d’assurer les droits de la Hollande sur les parties litigieuses de l’archipel indien, le général Van den Bosch contribua peut-être, en effet, à encourager les empiétemens que méditait déjà l’Angleterre. On ne saurait oublier cependant sans injustice que les progrès de la domination hollandaise dans l’île de Sumatra ont été accomplis sous sa direction et tiennent dans son gouvernement une place importante. La portion de Sumatra dont les Anglais ne contestent point la possession à la Hollande était loin sans doute d’être conquise et pacifiée quand le général Van den Bosch rentra en Europe, aujourd’hui même elle ne l’est point encore; mais cet homme éminent fut le premier qui substitua une domination politique aux relations incertaines que les comptoirs de la côte entretenaient depuis longtemps avec les peuplades de l’intérieur. Sumatra est l’Algérie des Indes néerlandaises. Il y faut lutter contre les élémens épars d’un gouvernement fédéral, contre un peuple étranger à toute hiérarchie. La sédition ameutée par le fanatisme et par de longues habitudes d’indépendance y couve toujours quelque part. Aussi l’occupation de cette île a-t-elle donné lieu à une guerre incessante dans laquelle se sont fondées presque toutes les réputations militaires de l’armée des Indes. En 1831, le général Van den Bosch eut l’honneur de terminer cette guerre désastreuse. Le dernier retranchement des rebelles fut enlevé d’assaut vers la fin de 1833, mais ce ne fut qu’en 1840 que la prise de Baros et celle de Singkel, situés sur les confins de l’état d’Achem, vinrent compléter ce triomphe. L’île de Sumatra occupe aujourd’hui le second rang dans les possessions néerlandaises, et le port de Padang sur la côte occidentale est un des marchés les plus importans de l’archipel indien.


III.

L’organisation agricole de Java et la pacification de Sumatra avaient rempli les quinze années qui s’étaient écoulées entre le départ de M. Dubus de Ghisignies et la mort du quatrième successeur de M. Van den Bosch, M. Merkus. Lorsqu’en 1845 M. le comte de Rochussen fut nommé au gouvernement de Batavia, la sollicitude de la Hollande pour ces deux parties importantes de son établissement colonial était déjà moins exclusive. La présence des Anglais sur la côte de Bornéo, leurs tentatives pour établir des relations commerciales avec les habitans de Bali, dont l’attitude altière semblait un défi permanent porté à l’influence hollandaise, les provocations réitérées de la presse britannique, commençaient à troubler la quiétude dont le gouvernement des Pays-Bas avait joui depuis 1830.

L’administration de M. de Rochussen, si l’on étudie attentivement la portée de ses actes, ouvre une période nouvelle dans l’histoire des colonies néerlandaises. C’est l’époque où l’action gouvernementale se raffermit sur tous les points où elle s’était insensiblement relâchée. La Hollande semble alors réagir par un secret travail d’expansion contre les tendances envahissantes de l’Angleterre. M. de Rochussen n’a point seulement à défendre la prospérité de Java contre les innovations irréfléchies qui la menacent : il lui faut aussi garder de toute atteinte la suprématie morale sur laquelle repose l’avenir de ce magnifique établissement. A l’énergie de ses mesures les peuples de l’archipel indien reconnaissent le bras de leurs anciens maîtres. C’est le dernier sceau apposé aux traités de 1814 et de 1824.

Il faut bien le reconnaître, les empiétemens successifs qui ont arraché à la Hollande des plaintes si amères n’ont eu, en réalité, pour cause première que son défaut de prévoyance. Une politique plus active et plus vigilante eût certainement prévenu, en 1818, l’occupation de Singapore, et jamais les Anglais n’eussent songé à s’établir sur la côte septentrionale de Bornéo, si les possesseurs de Java eussent mis plus d’empressement à donner aux droits qu’ils tenaient de la compagnie des Indes toute l’extension dont ces droits étaient susceptibles; mais le gouvernement néerlandais avait une entière confiance dans l’esprit qui semblait avoir dicté le traité de 1824. Il croyait les Anglais résolus à ne plus mêler dans l’archipel indien les deux dominations, et trouvait plus d’avantage à consolider l’œuvre de M. Van den Bosch qu’à s’emparer de territoires déserts ou improductifs. En un mot, la Hollande attendait flegmatiquement de meilleurs jours pour étendre sa domination sur Bornéo, ne doutant pas que cette île tout entière ne fût destinée à subir le sort des états de Sambas et de Banjermassing, puisque l’Angleterre n’avait point fait, en faveur du sultan de Bruni, les réserves qui protégeaient à Sumatra l’indépendance du sultan d’Achem. S’il n’eût fallu craindre que les projets du gouvernement britannique, cette confiance de la Hollande n’eût point été peut-être exagérée : le cabinet de Saint-James devait avoir, depuis 1830, d’autres préoccupations que de grossir le nombre de ses embarras et le chiffre de ses colonies; mais l’Angleterre nourrit une race d’agens officieux, touristes enthousiastes qui s’en vont sonder à leurs frais tous les coins du globe, et dont l’ardeur, secondée par les vœux jaloux du commerce britannique ou par la fougue du prosélytisme religieux, a souvent entraîné le gouvernement à sa suite. La première tentative qui vint alarmer la Hollande fut le fait d’un de ces esprits aventureux. En 1835, M. Erskine Murray débarqua en armes sur.la côte orientale de Bornéo, à l’embouchure de la rivière Kouti. Cet officier fut tué par les indigènes, et son projet périt avec lui. Sur la côte opposée, une entreprise semblable rencontra un meilleur succès. M. Brooke était, comme M. Murray, capitaine au service de la compagnie des Indes. Biche et avide d’émotions, il parcourut, pendant plusieurs années, l’archipel indien sur un yacht de plaisance. En visitant la partie indépendante de Bornéo, il reconnut dans cette île l’existence d’une race opprimée dont l’affranchissement pouvait servir de base à un plan de colonisation. Cette idée s’empara de son esprit. Il renonça au service militaire, vint s’établir dans les états du sultan de Bruni, et acheta sur les bords de la rivière de Sarawak, au prix d’une rente d’environ 20,000 fr, la propriété perpétuelle de quatre mille hectares de terre. Il ne s’en tint point là; il voulut devenir rajah de Sarawak, et, au mois d’août 1842, l’intervention de la marine anglaise obligea la cour de Bruni à lui conférer cette dignité. Le misérable despote qui régnait à Bruni avait donné alors toute la mesure de sa faiblesse. On lui imposa la cession au gouvernement de la reine d’un îlot peu important en lui-même, puisqu’il n’avait qu’un mille de large et deux milles de long, mais qui commandait toute la baie de Bruni et la capitale même du sultan. Au mois de juin 1846, l’amiral Cochrane prit possession à main armée de cet îlot, placé comme un bastion sur la route de Singapore à Hong-kong. On n’a point oublié les doléances qui accueillirent cette usurpation en Hollande, et l’ardente convoitise qu’éveillèrent en Angleterre les pompeux programmes de M. Brooke.

Au milieu de cette émotion, M. de Rochussen courut au plus pressé. Il se hâta de définir par un acte administratif les territoires de Bornéo dont la Hollande, en vertu de traités formels, pouvait réclamer la suzeraineté ou la possession. Le dénombrement des districts entre lesquels furent divisées les résidences de Pontianak, de Sambas et de Banjermassing embrassa plus de cinq cent mille kilomètres carrés, et n’en laissa pas deux cent mille aux souverains indépendans. C’était restreindre à tout hasard la part qu’il faudrait peut-être un jour abandonner à une ambition rivale. L’intérieur de l’île fut en même temps exploré par des commissions scientifiques. La Hollande, qui, depuis 1816, s’était contentée, vis-à-vis de Bornéo, d’une suzeraineté dédaigneuse, ne parut avoir, depuis l’occupation de Laboan, aucune autre possession plus à cœur. Cette sollicitude, n’eût-elle été qu’apparente, eût encore eu ses avantages : la Hollande eût ainsi écarté le reproche de mettre en interdit, par ses prétentions, des territoires dont elle ne voulait ni ne pouvait tirer aucun parti ; mais le zèle de M. de Rochussen en faveur de Bornéo était réel. Ce fut aux explorations qu’il encouragea que les Indes néerlandaises durent la découverte ou du moins la première exploitation sérieuse des mines de houille de Banjermassing, ressource inestimable pour les progrès pacifiques et pour la défense militaire de la colonie. L’occupation de Laboan eut donc cet heureux effet d’obliger la Hollande à porter ses regards et son action administrative jusqu’aux extrémités les plus reculées de son immense empire. L’événement, du reste, ne justifia ni les craintes du peuple hollandais, ni les espérances de la presse britannique. Les Anglais ne trouvèrent point «dans Bornéo un marché insatiable pour consommer leurs produits et des richesses intarissables pour charger leurs navires[5]. » Les Hollandais ne furent point inquiétés dans leurs possessions, et le sultan de Bruni lui-même fut maintenu sur son trône. On vit alors le prestige qui avait un instant entouré M. Brooke et son entreprise pâlir insensiblement, puis enfin s’évanouir.

Ce fut surtout dans la question de Bali que M. de Rochussen fit preuve à la fois de prudence et d’audace. Il n’ignorait ni les dépenses, ni les périls dans lesquels il allait s’engager : il alla sans hésitation au-devant des difficultés de l’avenir. Sur un territoire dont la superficie est d’environ six mille kilomètres carrés, l’île de Bali, partagée en neuf principautés distinctes, renferme une population de 7 ou 800,000 âmes. Les Balinais appartiennent à la même race que les habitans de Java. Ils sont cependant plus forts et mieux conformés que les Javanais. Leur regard a plus de vivacité ; leur teint se rapproche davantage de celui des Hindous. On retrouve chez eux l’orgueil héréditaire des castes de l’Inde. Les brahmanes et les wasias de Bali paraissent descendre des premiers colons de la côte de Coromandel ; les satrias perpétuent la race du prince javanais qui, avant la chute de l’empire de Modjopahit, vint fonder à Bali l’état de Klong-Kong. Les souddaras occupent le dernier rang de la hiérarchie nobiliaire ; ils composent la classe des chefs de village. Les Balinais n’ont point la férocité des Maures de SouIou ; ils ont le point d’honneur, l’obéissance fanatique, le mépris de la mort qui distinguent encore aujourd’hui les habitans du Japon. L’influence sacerdotale est prédominante à Bali. La caste des brahmanes a le pas sur la caste des princes. Le roi de Klong-Kong, bien qu’il ne sorte point de cette famille hindoue, est cependant considéré par elle comme le chef héréditaire de la religion. Ce prince est à Bali ce que le daïri était au sein de l’empire japonais, avant que le xo-goun usurpât ses pouvoirs temporels. Les autres souverains reconnaissent sa suprématie et lui rendent un hommage superstitieux. L’île de Bali, comme l’a très-bien fait remarquer un écrivain hollandais, nous montre ce que fut l’île de Java au temps des princes hindous de Padjajaran et de Modjopahit.

Le territoire de Bali est montueux et accidenté. De nombreux ruisseaux descendant des montagnes favorisent dans cette île la fécondité naturelle du sol. Les rizières y donnent chaque année deux récoltes, et c’est le point de l’archipel indien où la culture du coton a le mieux réussi. Les femmes de Bali tissent elles-mêmes la plupart des étoffes qui se consomment dans l’île ; les hommes savent tremper et corroyer les lames de leurs kris. Ce n’est donc que pour les armes à feu et pour la poudre à canon que les Balinais sont demeurés les tributaires des fabriques indigènes de Banjermassing ou des importations européennes de Singapore, Les Chinois et les Bouguis, établis sur divers points de la côte, sont les principaux agens de ce commerce, et c’est par leur intervention que les Anglais cherchaient à nouer entre Bali et Singapore des relations plus suivies et plus étendues. Dès l’année 1840, le gouvernement néerlandais avait répondu à ces tentatives du commerce britannique par l’établissement d’une factorerie dans l’île de Bali. La Maatsehappy, par l’entremise d’un de ses agens, échangeait des étoffes hollandaises ou des produits javanais contre du riz, du coton, de l’écaille de tortue et de l’huile de coco. Les Balinais virent, dans la présence de ce résident étranger sur leur territoire, une première atteinte portée à leur indépendance. Le prince de Bleling, le plus puissant des rajahs de Bali, prit soin d’attiser ces mécontentemens populaires. Il multiplia ses achats d’armes et de munitions à Singapore, et se montra ouvertement hostile à l’influence hollandaise. Cette agitation prématurée obligea le gouverneur de Batavia à mieux préciser les rapports de la Hollande avec les princes de Bali. Le rajah de Bleling consentit à signer un traité, par lequel il se plaçait sous la protection du gouvernement des Pays-Bas; mais ses menées n’en furent que plus actives, et son attitude n’en devint que plus offensante. Il fallait mettre un terme à cet état de choses. La Hollande ne pouvait tolérer les allures hautaines des souverains de Bali, sans s’exposer à perdre la puissance morale qui maintient sous son joug 16 millions de sujets. M. de Rochussen accepta la responsabilité d’une expédition qui pouvait tout compromettre, mais dont le succès devait aussi tout sauver.

Le 28 juin 1846, 3,000 hommes de troupes régulières, sous les ordres du lieutenant-colonel Backer, furent débarqués à l’est du village de Bleling. Ils trouvèrent 30,000 Balinais retranchés derrière de grossières redoutes formées par deux rangées de troncs d’arbres, dont l’intervalle était rempli de pierres et de claies de bambous. Soixante canons de bronze occupaient les embrasures ménagées dans ces retranchemens épais de deux ou trois mètres, élevés de six ou sept au-dessus du niveau du sol. Ce ne fut point sans de grands sacrifices que les Hollandais réussirent à enlever cette première ligne de défense; mais, une fois maîtres de la plage, ils n’éprouvèrent plus de résistance. Les Balinais s’enfuirent jusqu’à Singa-Radja, capitale de l’état de Bleling, située à trois milles dans les terres. Les Hollandais y entrèrent avec eux, et l’incendie dévora en quelques heures cette ville de bambous. Le rajah s’était réfugié dans les montagnes; il signa un nouveau traité, et contracta l’engagement de payer les frais de la guerre. Les autres princes reconnurent, comme lui, la souveraineté de la Hollande, et firent acte de soumission. Un fort armé de huit canons fut élevé sur la plage de Bleling, et le résident de Besouki fut chargé de remplir auprès des souverains de Bali le rôle de commissaire du gouvernement néerlandais.

Dix-huit mois s’étaient à peine écoulés, qu’une nouvelle expédition était devenue nécessaire. Les princes de Klong-Kong, de Karang-Assam et de Bleling, unis cette fois dans leurs projets de résistance, avaient soulevé contre les Hollandais toute la population balinaise. Le fanatisme religieux prêtait de nouvelles forces au sentiment de la nationalité. Les Balinais avaient détruit eux-mêmes le village de Bleling et la résidence de Singa-Radja. C’était au milieu de leurs montagnes, à Djaga-Raga, dans une position fortifiée avec le plus grand soin, qu’ils avaient résolu d’attendre l’armée hollandaise. Le 9 juin 1848, cette armée se mit en marche, sous le commandement du général Van der Wick. Arrivée sur le plateau de Djaga-Raga, elle reconnut tous les avantages de la position qu’avaient choisie les princes balinais. Un combat acharné s’engagea entre les Hollandais et les insulaires, retranchés au milieu de ravins presque inaccessibles. Les Hollandais durent enfin céder au nombre, surtout à la fatigue et à la soif dévorante qu’on n’avait aucun moyen d’étancher. L’armée hollandaise comptait deux cent quarante-six morts ou blessés, dont quatorze officiers européens, quand le général Van der Wyck donna le signal de la retraite.

M. de Rochussen soutint avec fermeté ce fâcheux revers, et sa contenance assurée en atténua l’effet. La saison était trop avancée pour qu’il pût donner immédiatement le signal d’une troisième campagne; mais il en commença, sans perdre un instant, les préparatifs. Les Javanais savaient déjà que les Hollandais n’étaient point invincibles. Plus d’une fois, sous leurs yeux, les habitans des provinces de Kedou et de Djokjokarta avaient surpris et dispersé les troupes envoyées contre Dipo-Negoro. Ce qu’ils n’avaient jamais vu, c’était un échec qui eût découragé la Hollande; voilà ce qu’il importait de ne point leur montrer.

L’armée des Indes se composait de seize mille hommes environ, parmi lesquels on ne comptait que quatre mille Européens. Dans les circonstances ordinaires, sept mille hommes gardaient l’île de Java; six mille étaient employés à contenir les populations turbulentes de Sumatra et de Banca; le reste de l’armée était dispersé dans les autres possessions de l’archipel. En présence des complications que pouvaient amener les révolutions européennes de 1848, ces troupes étaient à peine suffisantes pour assurer la sécurité du vaste territoire qu’elles étaient chargées de défendre. Aussi, à la première nouvelle de l’échec de Bali, le gouvernement hollandais avait-il fait partir des renforts considérables pour les Indes. Vers la fin du mois de février 1849, une flotte de soixante voiles et de sept navires à vapeur, réunie à Batavia et à Samarang, était prête à conduire sur la côte de Bleling cinq mille soldats, trois cents coulis affectés au transport des vivres et des munitions, deux obusiers, huit mortiers et deux batteries de campagne; il ne restait plus qu’à faire choix d’un général. L’armée des Indes ne manquait pas de braves officiers. Trente-trois années de guerre avaient fondé plus d’une renommée éclatante. Il en était une cependant devant laquelle toutes les autres semblaient disposées à s’incliner, et à laquelle l’opinion publique déférait d’avance le commandement. Le général Michiels était arrivé à Batavia en 1816. Depuis cette époque, il avait pris part à tous les combats qui s’étaient livrés dans les Indes, et avait conquis ses grades l’un après l’autre sur le champ de bataille. La guerre de Java l’avait fait major; celle de Sumatra le fit général. Ce fut sur ce dernier théâtre que grandit sa réputation. Pendant plus de quinze ans, il avait à peine connu un instant de repos. Intrépide, aventureux, doué du double génie de la guerre et de l’organisation, il avait su entraîner à sa suite les gouverneurs-généraux effrayés et la diplomatie hésitante. Les soldats l’adoraient, et les Malais, qui le trouvaient partout à la tête des troupes, soit qu’il fallût protéger les frontières des possessions hollandaises, ou forcer dans leurs dernières retraites les bandits de l’intérieur, les Malais lui avaient donné le surnom de kornel madjang (le colonel au cœur de tigre)[6]. M. de Rochussen le fit venir de Padang, où il s’occupait d’organiser les provinces que son épée avait conquises, et lui confia le soin de venger l’honneur des armes néerlandaises.

Les huit états de Bali coalisés contre la Hollande pouvaient mettre sur pied quatre ou cinq mille fusils et plus de quatre-vingt mille lances; mais, incertains du point sur lequel serait dirigée la première attaque, ils n’avaient rassemblé que quinze ou vingt mille hommes à Djaga-Raga. Ce fut là que le général Michiels résolut de porter les premiers coups. Cette position, devant laquelle avaient échoué l’année précédente tous les efforts des troupes hollandaises, avait été rendue, par les soins du chef de la ligue balinaise, le gousti[7] Djilantik, régent de Bleling, plus redoutable encore. Des bastions et des retranchemens percés de meurtrières, garnis de canons et de pierriers, précédés de chausses-trappes, ou protégés par des haies de bambou épineux, s’étendaient, sur un développement de plus d’un kilomètre, entre deux ravins au fond desquels coulaient le Sangsit et le Bounkoulan. Le général Michiels partagea ses troupes en deux colonnes. Avec la colonne principale, il marcha droit à l’ennemi. Il chargea un brave officier, le lieutenant-colonel de Brauw, de tourner la position qu’il allait attaquer de front. Le 15 avril 1849, dès six heures du matin, les deux divisions de l’armée hollandaise se mettent en marche; à sept heures elles s’étaient perdues de vue. Le général Michiels arrive, sans avoir été inquiété, en face des ouvrages ennemis; il les fait canonner par ses pièces de campagne et harceler par un bataillon déployé en tirailleurs. Les Balinais répondent par un feu violent de toutes leurs pièces. L’armée hollandaise compte bientôt plus de cent hommes hors de combat ; elle se trouve en présence d’un ennemi invisible qu’elle ne peut atteindre qu’en jetant des obus ou des grenades par-dessus les retranchemens derrière lesquels il se cache. Malgré ses pertes, elle gagne cependant du terrain; ses batteries ne sont plus qu’à cent quatre-vingts mètres du bastion qu’elles foudroient. Malheureusement, les boulets s’enfoncent dans les boulevards de terre, que soutient un double rang de troncs d’arbres, sans y pratiquer la moindre brèche. Le général Michiels hésite à donner le signal d’un assaut qui semble impraticable, quand vers midi une vive fusillade se fait entendre du côté de Djaga-Raga. Le colonel de Brauw a débordé les positions de l’ennemi. Ce jeune et héroïque officier n’a pas craint, pour accomplir sa mission, d’engager la colonne qu’il commande dans le lit du Sangsit. Pendant deux heures et demie, les troupes hollandaises ont cheminé en silence au fond d’un précipice dont les parois taillées à pic atteignent une élévation de soixante-quinze mètres. Si l’ennemi eût découvert ce mouvement, il eût anéanti la division du colonel de Brauw à coups de pierres; mais le succès a couronné une audace dont les fastes de la guerre offrent peu d’exemples. La colonne hollandaise escalade homme par homme le bord du ravin, et vient se ranger en bataille sur le plateau avant que les Balinais aient pu soupçonner sa présence. Ils aperçoivent enfin sur leurs derrières ce corps de troupes qui semble tombé du ciel. L’action s’engage : le colonel de Brauw fait enlever au pas de course les redoutes qui protègent la gauche de l’ennemi. Le général Michiels, de son côté, porte ses troupes en avant ; il trouve les abords des fortifications hérissés d’obstacles. Les Hollandais sont encore une fois repoussés avec perte. Ce succès momentané enflamme le courage des Balinais, qui veulent tenter une double sortie et reprendre les positions qu’ils ont perdues. Ils sont accueillis par des charges vigoureuses, et poussés, la baïonnette dans les reins, jusque dans leurs retranchemens. Toutefois ils sont bloqués plutôt que vaincus, car on n’a pu réussir encore à entamer leur position, et déjà le général Michiels redoute les lenteurs d’un siège. Il comptait sans l’intimidation des Balinais, qui prennent le parti, dès la nuit close, de commencer leur mouvement de retraite. Le colonel de Brauw croit distinguer des masses confuses qui, défilant le long des lignes ennemies, se portent à travers champs du côté de Djaga-Raga. Il fait éveiller ses troupes, et marche sur les redoutes avant qu’elles aient été complètement évacuées. Attaqués à l’improviste, les Balinais se battent en désespérés; une centaine d’hommes est passée au fil de l’épée. Au bruit de la fusillade, le corps du général Michiels s’est aussi porté contre les fortifications. L’ennemi fuit de toutes parts, et les premiers rayons du jour apprennent aux Hollandais que leur victoire est complète.

Avec les lignes formidables que l’armée hollandaise venait d’enlever, le gousti Djilantik voyait tomber le royaume de Bleling. Echappé au carnage, il avait pris pendant la nuit, avec le rajah de Karang-Assam, la route de cette dernière principauté, où il se flattait de trouver encore les moyens de prolonger la guerre ; mais la consternation était générale dans l’île : les soumissions arrivaient de toutes parts, et le succès n’était plus douteux pour les Hollandais. Il fallait cependant une nouvelle expédition pour briser la résistance des états de Karang-Assam et de Klong-Kong, dans lesquels Djilantik ne cessait d’attiser l’incendie. Le 8 mai, vingt-deux jours après la prise de Djaga-Raga, le général Michiels fit rembarquer ses troupes, et vint attaquer la partie orientale de l’île. Affaibli par les pertes qu’il avait essuyées en secourant le rajah de Bleling, le roi de Karang-Assam n’était plus en état d’arrêter la marche de cette armée victorieuse. Il se vit bientôt abandonné par ses troupes et fut massacré par ses propres sujets. Poursuivi dans les montagnes où il s’était hâté de chercher un refuge, le gousti Djilantik tomba également victime de la fureur populaire. En lui périssait le plus implacable ennemi que, depuis Dipo-Negoro, eût rencontré la domination hollandaise.

Gouverné par le chef spirituel de l’île, le dewa-agoung, l’état de Klong-Kong avait pris une part moins active à la défense de Djaga-Raga; ses forces étaient presque intactes, et son territoire avait, aux yeux de la population, un caractère sacré qui devait en rendre la défense plus opiniâtre. Le général Michiels savait que la soumission complète de Bali ne pouvait s’obtenir que sous les murs de Klong-Kong. Aussi transporta-t-il, sans perdre un instant, son armée, épuisée par deux mois de marches et de combats, sur ce nouveau théâtre d’opérations. Il fallut une lutte acharnée de trois heures pour s’emparer d’une hauteur qui dominait la baie, sur le bord de laquelle avaient campé les troupes. Les Balinais défendirent pied à pied cette position consacrée par la superstition publique ; ils opérèrent leur retraite en bon ordre, et l’armée hollandaise, accablée de fatigue, ne put songer à les poursuivre. Le général Michiels fit bivouaquer ses troupes sur le champ de bataille ; chaque soldat se coucha tout habillé, et se tint prêt à saisir ses armes au premier signal : cette précaution sauva l’armée. Vers trois heures du matin, — au milieu d’une obscurité profonde, — des coups de feu et d’horribles hurlemens se font entendre aux avant-postes. Les Hollandais forment leurs rangs en silence. Une troupe de furieux enivrés d’opium se ruent sur eux la lance en arrêt. Victimes volontaires, ces premiers combattans sont destinés à mourir ; ils ne cherchent ni n’espèrent la victoire, ils crient amok (tue! tue!) et n’ont d’autre but que d’ouvrir un passage aux masses compactes qui les suivent. Leur frénésie vient se briser contre les baïonnettes hollandaises ; ils tourbillonnent le long de ce mur d’airain, sans pouvoir en ébranler les assises. Ces fanatiques luttent en désespérés, l’écume à la bouche, jusqu’à ce qu’ils tombent sous les coups qu’on leur porte, ou qu’ils s’affaissent épuisés. Cependant le nombre des combattans grossit sans cesse; l’artillerie européenne fait en vain de larges trouées dans cette cohue que les lueurs de l’incendie ont rendue visible. Au centre de la position occupée par l’armée hollandaise se tenait le général Michiels, avec deux bataillons formés en carré et une batterie de campagne. Habitué à de pareils assauts, il ne se laissait émouvoir ni par les cris des assaillans, ni par les gémissemens des blessés. On l’entendait donner ses ordres avec calme, et dominer par son énergie l’horreur de cette mêlée confuse. Sa voix claire et brève savait porter la confiance jusqu’au cœur du moindre soldat; il était l’âme de cette bande glorieuse, qui, depuis deux heures, opposait sa fermeté et sa discipline à la furie d’une troupe fanatisée. Tout à coup un corps de Balinais parvient, à la faveur des ténèbres, à se glisser au milieu des lignes hollandaises : une décharge à bout portant atteint le général Michiels, qui tombe, la cuisse droite fracassée par une balle. Le jour vient alors éclairer une scène de désolation et mettre les Balinais en fuite. Près de deux mille morts ou blessés jonchaient le champ de bataille. La perte des Hollandais eût été insignifiante sans le coup malheureux qui avait atteint leur général. Ils n’avaient à regretter que sept morts et vingt-huit blessés, tant le sang-froid et la discipline ont d’avantage sur le désordre d’un courage aveugle ! Il fallut amputer le général Michiels sur le champ de bataille ; il succomba le soir même aux suites de cette opération.

L’armée pleura ce soldat intrépide, mais ne songea point à le venger. La perte du général dans lequel elle avait mis sa confiance la laissait désormais sans ardeur. Elle comptait d’ailleurs de nombreux malades. Les moyens de transport manquaient, car la plupart des coulis, saisis d’effroi pendant la terrible nuit du 25 mai, avaient pris la fuite. Au lieu de marcher sur Klong-Kong, on se retira sur le territoire de Karang-Assam. Les pertes de l’ennemi avaient été heureusement trop sérieuses pour que cette retraite inopportune pût lui rendre son audace. Après quelques tergiversations, il accepta sans réserve les conditions du gouvernement hollandais. Les dynasties de Bleling et de Karang-Assam furent déclarées déchues du trône. Les autres princes conservèrent leur couronne et l’administration indépendante de leurs états, et cependant, malgré cet usage modéré de la victoire, le triomphe des armes hollandaises eut un immense retentissement dans tout l’archipel. Les velléités d’indépendance qu’auraient pu entretenir les déclamations perfides des journaux de Singapore s’éteignirent dans la terreur qui suivit la troisième expédition de Bali.

C’était en ce moment même qu’une chance inespérée ouvrait à notre corvette le chemin des Indes néerlandaises. Java dans tout l’éclat de sa prospérité, Célèbes dans la ferveur de ses espérances naissantes, l’armée hollandaise dans l’ivresse d’une victoire trop chèrement achetée, tels furent les souvenirs que nous conservâmes de notre passage au milieu de l’empire indo-néerlandais.

Nous venons de retracer l’histoire de cet empire depuis les premiers progrès de sa puissance jusqu’aux récentes tentatives que lui ont imposées d’inflexibles nécessités. Cette histoire nous indique la voie où tend à s’engager de plus en plus la politique coloniale de la Hollande. L’occupation restreinte vis-à-vis de peuples sauvages, il faut bien se l’avouer, n’est qu’un rêve. Les Hollandais dans la Malaisie, les Anglais sur le continent indien, comme au cap de Bonne-Espérance, les Français en Afrique, se sont vus également contraints d’étendre leurs conquêtes au de la de leurs désirs et de leur ambition. La domination européenne ne sera solidement assise dans l’archipel indien, elle ne portera tous ses fruits bienfaisans que le jour où tant de royaumes divisés, tant de fragmens d’autorité conquis par de misérables pirates qui ne vivent aujourd’hui que d’exactions et de rapines, auront disparu dans la grande unité politique dont Java est le centre. C’est vers ce but que la Hollande doit marcher et que tous nos vœux la convient. Sans l’influence du gouvernement néerlandais, sans son autorité active, sans l’organisation qui est son ouvrage, les peuples de Sumatra et de Célèbes retomberaient dans le chaos de leur anarchie. La Hollande, il est vrai, rassurée sur la possession de Java, ne croit point les autres parties de son empire si bien cimentées qu’une guerre maritime ne pût les détacher de sa domination au profit d’une autre puissance. Elle se sentirait donc disposée à concentrer ses efforts à Java, comme, en cas de guerre, elle y concentrerait ses moyens de défense; mais cette politique timide, si elle pouvait un instant prévaloir, amènerait un jour ou l’autre de dangereuses complications. L’Europe, encombrée d’une population toujours croissante, trop à l’étroit dans ses anciennes limites, ne tarderait point à contester à la Hollande la possession d’un champ que cette puissance n’oserait défricher. L’audace, dans certains cas, peut donc être de la prudence; je ne crains point de la conseiller à l’Espagne et à la Hollande. L’héroïsme des siècles passés leur a ouvert un immense domaine. Qu’elles suivent d’un effort commun cette voie fructueuse ! Leur intérêt est de s’entendre et de s’unir. J’ajouterai que le nôtre est de les défendre. Il faut prévoir le jour où la race anglo-saxonne, rapprochée par ses affinités secrètes, ne fera plus qu’un seul peuple sous deux gouvernemens divers. Assise d’un côté sur la rive occidentale du Nouveau-Monde, de l’autre sur les bords du continent indien, cette race envahissante régnerait sans partage dans les mers de l’extrême Orient, si la sagesse de l’Europe ne songeait à lui opposer comme barrière l’indépendance des Indes néerlandaises et celle des colonies espagnoles. Tout ce qui se rattache à l’avenir de ces riches possessions a donc un intérêt européen ; c’est à l’Espagne et à la Hollande de juger de quel côté sont leurs alliés véritables et leurs protecteurs naturels.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Ce privilège, les princes musulmans l’exerçaient alors et l’exercent encore, dans les îles qui ne sont pas soumises à la domination directe de la Hollande, par l’entremise d’un factotum connu sous le nom de sabhandar ; c’est en général un Chinois que l’on trouve, de nos jours, investi de ces fonctions.
  2. Il suffit d’étudier ce merveilleux développement de la domination hollandaise dans l’archipel indien pour comprendre combien il importe à la France de ne laisser ni périmer, ni contester les droits que lui ont légués, sur un territoire presque aussi vaste et non moins fertile que celui de Bornéo, les entreprises coloniales qui marquèrent, dans la mer des Indes, les premières années du règne de Louis XIV. Ces droits, nous pouvons eu ajourner l’usage; nous ne devons point en méconnaître la valeur ni en accorder le sacrifice.
  3. On peut voir, sur le système des cultures et l’organisation du gouvernement colonial de Java, la série publiée dans cette Revue par M. de Jancigny, livraisons du 1er novembre 1848, 1er décembre 1848, et 1er février 1849.
  4. C’est à Java même qu’aidé par les communications les plus bienveillantes, j’essayai de pénétrer le secret de ce merveilleux système des cultures, car tel est le nom désormais consacré pour désigner l’œuvre du général Van den Bosch. Je dus naturellement remarquer avec une certaine surprise qu’en même temps que l’état recevait dans ses magasins du sucre, du café, de l’indigo pour une valeur considérable, la récolte des rizières et le produit de l’impôt foncier, loin de diminuer, ne faisaient que s’accroître. Cette coïncidence semblait indiquer, au premier abord, le cumul des anciennes taxes et des nouvelles cultures plutôt que la conversion de l’impôt en corvées personnelles; mais c’est ailleurs, si je ne me trompe, qu’il faut chercher l’explication du résultat que je viens de signaler. On la trouvera dans l’observation d’un des faits qui honorent le plus et qui peuvent le mieux justifier, aux yeux de tout homme impartial, la domination hollandaise; je veux parler de la progression rapide qui s’est manifestée, depuis 1816, dans le chiffre de la population indigène. De 4,600,000 habitans, ce chiffre s’était élevé, en moins de vingt ans, à plus de 7 millions. Le bienfait de la vaccine, qu’une combinaison ingénieuse a su imposer au fatalisme javanais par les mains des prêtres musulmans, la prospérité matérielle qu’amène à sa suite la paix intérieure, ont soutenu cette progression remarquable, et la population javanaise est le double aujourd’hui de ce qu’elle était en 1816, le quadruple de ce qu’on l’évaluait en 1774.
  5. Times du 2 octobre 1846.
  6. En l’absence du lion, inconnu dans la Malaisie, le tigre est devenu, pour les populations de l’archipel indien, l’emblème du courage et non pas celui de la férocité.
  7. Gousti, noble, d’origine princière.