Souvenirs d’une station dans les mers de l’Indo-Chine/05

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SOUVENIRS D’UNE STATION


DANS


LES MERS DE L’INDO-CHINE.





CÉLÈBES. — LES HOLLANDAIS A MENADO ET A MACASSAR.[1]




Le moment que nous n’avions cessé d’appeler de nos vœux était enfin arrivé. Le 3 mai 1849, la Bayonnaise appareillait de la rade de Macao et se dirigeait vers les colonies néerlandaises.

Nous avons déjà indiqué les grandes divisions politiques de l’archipel indien : nous essaierons également de fixer par une rapide esquisse le contour général des mers que nous nous apprêtions à parcourir. A deux cents lieues environ des côtes que découpent le golfe du Tong-king et le golfe de Siam, le groupe des Philippines sépare la mer de Chine de l’Océan Pacifique. Le méridien qui traverserait ces îles espagnoles rencontrerait, non loin de l’équateur, la grande île de Célèbes. A l’est de cette ligne idéale, on verrait se déployer l’archipel des Moluques. Plus à l’ouest s’étendraient Palawan et ses nombreux récifs, puis l’immense Bornéo, faisant face à la presqu’île de Malacca et aux côtes du Camboge. Si venant de Macao vous laissez Bornéo sur la gauche, vous suivrez pour gagner Batavia la voie la plus directe. Trois passages différens vous seront alors ouverts : le canal de Carimata, le détroit de Gaspar, ou celui de Banca. Si la mousson vous est contraire, il vous faudra probablement faire un plus long détour et aller chercher le vent favorable à l’est de Bornéo, souvent même à l’est de Célèbes. Le vent ne souffle point en effet de la même direction au nord et au sud de l’équateur. La mousson d’est règne dans la mer de Java et y ramène le beau temps et la sécheresse, quand la mousson de sud-ouest fait éclater ses orages dans la mer de Chine. L’époque où nous devions quitter Macao et le projet que nous avions formé de visiter les principaux ports de l’île Célèbes, Menado et Macassar, nous traçaient notre itinéraire. C’était à l’est de Célèbes et par la mer des Moluques que nous devions passer.


I.

Le 10 mai 1949, sept jours après son départ de Macao, la Bayonnaise se trouvait à l’entrée de la baie de Manille. Sans nous arrêter cette fois sur les côtes de Luçon, nous laissâmes derrière nous la pointe de Maribelès, et, comme au mois de mai 1848, nous nous engageâmes dans le long et sinueux détroit de San-Bernardino; mais, au lieu de suivre ce détroit jusqu’au point où il débouche dans l’Océan Pacifique, nous descendîmes brusquement vers le sud, dès que nous eûmes franchi le premier goulet, celui que forment en se rapprochant la côte de Mindoro et la pointe méridionale de l’Ile Verte. Longeant alors, à l’aide de brises variables, les îles de Panay, de Negros et de Mindanao, nous atteignîmes, après dix-huit jours de traversée, le mouillage de Samboangan.

Cet établissement européen a longtemps marqué la limite des pos- sessions de l’Espagne dans les mers de Chine. Il fut fondé en 1635 par le gouverneur de Manille pour contenir la piraterie, dont l’archipel de Soulou fut pendant plusieurs siècles le foyer le plus redoutable. En regard de la forteresse espagnole se dressent les hauts sommets de l’île de Basilan. On sait les prétentions devant lesquelles nous nous arrêtâmes après avoir obtenu du sultan de Soulou, vers la fin de l’année 1845, la cession formelle de cette île. La France voulut respecter jusque dans leur exagération les droits d’une puissance alliée; elle donna en cette circonstance à l’Angleterre, qui préparait déjà l’occupation de Laboan, un exemple de modération que l’Angleterre se garda bien de suivre. — Le détroit formé par l’île de Basilan et la côte de Mindanao est un des passages les plus fréquentés par les navires qui se rendent en Chine à contre-mousson. La partie du canal qui longe le rivage de Samboangan est rétrécie par les îles basses de Santa-Cruz, et sillonnée par des courans rapides qui, soumis à l’influence périodique des marées, favorisent plutôt qu’ils n’entravent la navigation[2]. Samboangan fut jadis peuplé par des Indiens venus de Luçon : l’exemption de toute espèce de tribut les attira sur les côtes de Mindanao. Le nombre des habitans s’est peu accru depuis cette époque, il ne s’élève encore qu’à sept ou huit mille âmes. La fusion des races s’est cependant opérée avec une facilité merveilleuse sur ce coin de terre isolé. Les métis forment à Samboangan la majorité de la population. Ils sont fiers de leur origine espagnole et parlent le castillan avec plus de pureté que la majeure partie des habitans de l’Espagne. Ils ont d’ailleurs les défauts et les qualités propres aux races créoles : la bravoure et l’indolence. Placés à proximité des côtes de Bornéo et des îles Soulou, menacés sur leur flanc gauche par les Illanos, ils ont pris l’habitude de se protéger eux-mêmes. La plupart des habitans portent, outre leur mousquet, le fameux campilan, grand sabre à large lame et à lourde poignée, destiné à pourfendre les Maures; tel est encore, dans les colonies espagnoles, le nom sous lequel les Indiens catholiques désignent les Indiens infidèles. Cette population guerrière a plus de goût pour le métier des armes que pour les travaux de l’agriculture. La partie cultivée de ses possessions se réduit à une étroite lisière de terrain défriché que bornent les eaux limpides de la Toumanga ; au-delà de cette zone restreinte, la forêt vierge couvre de ses masses impénétrables le flanc des montagnes.

Avant de pénétrer dans les colonies néerlandaises, il n’était point sans intérêt d’accorder au moins un coup d’œil à cette dernière empreinte de la domination espagnole. Un guide intelligent et actif, el señor Molina, nous avait offert ses services. Nous le chargeâmes de nous procurer des chevaux, et, dès le lendemain de notre arrivée, nous nous mîmes en route pour visiter les bords de la Toumanga. La nature tropicale a des heures magiques. Le disque du soleil venait à peine d’apparaître au-dessus de l’horizon, quand nous atteignîmes le pont qui unit les deux rives du torrent. Au fond du ravin, sur un lit de galets bleuâtres, coulait la Toumanga. La brise du matin agitait doucement le feuillage des arbres; mille oiseaux bourdonnaient autour des tubes de bambou dans lesquels se recueille la sève enivrante. des palmiers. C’était l’heure du réveil pour les hôtes des bois, pour les bois eux-mêmes, dont le feuillage tout appesanti de rosée s’épanouissait aux premières clartés du jour.

Après avoir franchi au galop le pont dont les madriers frémissent sur leurs trois piliers de lave, nous cheminons entre deux haies de ricins et de goyaviers. Tout à coup une large échappée paraît s’ouvrir devant nous. Nous faisons encore quelques pas; nous tournons un dernier buisson. Ce n’est plus la splendeur d’une nature étrangère que nous contemplons; ce sont les plus rians coteaux de l’Europe, les plus belles prairies de la France, dont les gracieuses ondulations viennent charmer nos regards. Des troupeaux, non pas de buffles stupides et fangeux, mais de fiers taureaux et de grasses génisses, errent au milieu de ces vastes pâturages. Que l’herbe parait belle dans ces contrées où l’on ne voit jamais que des arbres ! Ce gazon, qui s’étend comme un tapis de Perse sur les flancs arrondis de la colline, sourit plus à nos yeux que la végétation opulente dont nous voyons les derniers efforts se perdre dans les nuages. Nous gravissons la pente du coteau : du sommet qui domine la plaine, nous apercevons un nouveau détour de la Toumanga, bouillonnant à nos pieds et se frayant un passage à travers de nombreux rochers de basalte. Au-delà de cette capricieuse rivière, à l’entrée d’une gorge sauvage, une hutte de paille et de bambou annonce la présence de quelques bûcherons, timide et indolente avant-garde de la domination espagnole. Quel étrange et soudain contraste ! A deux lieues à peine de la mer, à quelques pas de la prairie féconde, la nature sauvage et la forêt vierge! Une affreuse misère se cache malheureusement sous le luxe déréglé de cette végétation. On a vu quelquefois arriver jusqu’à Samboangan de malheureux avortons décharnés, tout couverts de plaies, au visage aplati, au crâne déprimé, — des brutes à face humaine : ce sont là les enfans de cette riche nature, ceux pour lesquels elle a suspendu le coco à la cime du palmier et fait descendre le ruisseau murmurant du sommet des montagnes, ceux qu’elle berce au chant des tourterelles et caresse des tièdes haleines de la nuit. Ce sont les derniers débris des tribus indépendantes de l’archipel indien, les Negritos de Luçon et de Mindanao.

A côté de ces misérables créatures, voyez l’homme ennobli et enrichi par le travail. Le feu a purgé la terre des stériles végétaux qui la dévorent. Au milieu de l’espace dont il s’est rendu maître, l’Indien se hâte d’élever sa modeste cabane. Il entoure d’une enceinte le terrain qu’il veut défricher. L’igname, le taro, la patate, le maïs, la canne à sucre, le riz, qui nourrit à lui seul près de la moitié des habitans de la terre, lui assurent d’abondantes récoltes. Sa famille possède un abri contre les intempéries des saisons, et mollement balancée dans le hamac en fil d’abaca suspendu aux parois de la case, sa femme tisse en se jouant la chemise de pina ou de nipis. On ne peut séjourner quelque temps sous les tropiques sans se sentir saisi d’une admiration toute nouvelle pour le travail, et sans reconnaître dans ce divin précepte la grande loi et le premier devoir de l’humanité.

Rentrés dans le village avant que le soleil de midi eût rendu la température intolérable, nous passâmes le reste de la journée sous le toit hospitalier de notre guide Molina. Ce fut alors qu’il nous montra ses armes et nous entretint de ses exploits. Quand le général Claveria dirigea, au mois de février 1848, une expédition contre le grand repaire des pirates, — l’île à demi noyée de Balanguingui, — trois cents volontaires de Samboangan lui offrirent leurs services. Sans eux, assurait Molina, l’expédition eût échoué. Le canon des navires à vapeur foudroyait vainement depuis vingt-quatre heures des remparts formés d’une triple enceinte de troncs de cocotiers et de pierres madréporiques. Il fallut dresser des échelles contre ces murs, dans lesquels on désespérait de faire brèche. Les soldats de Manille n’avaient jamais vu le feu. Les officiers qui s’étaient portés à la tête de la colonne venaient d’être tués à bout portant. L’armée s’ébranlait déjà, et la journée semblait perdue quand, à la voix du général, on vit s’avancer les volontaires de Samboangan. Couverts de leur écu, serrant la poignée du campilan de leur main droite, ils relèvent les échelles renversées et gagnent sous une pluie de balles la plate-forme du rempart. Les Maures se jettent alors dans le réduit où ils ont enfermé leurs femmes et leurs enfans; ils égorgent leur famille pour lui épargner la honte de tomber au pouvoir des chrétiens. Avant que les Espagnols aient pu forcer l’entrée du réduit, la boucherie est complète. «Nous n’avons plus devant nous, s’écriait Molina, dont la verve échauffée avait trouvé des accens poétiques, qu’un monceau de cadavres et qu’une mare de sang. Du milieu des mourans, un desesperado s’élance vers moi pour me frapper de son kris : d’un revers de mon campilan je l’étends à terre. Le cri des Samboanguenos était : Point de quartier aux Maures ! Bien peu de ces infidèles obtinrent d’avoir la vie sauve; on recueillit pourtant quelques enfans qui avaient par miracle échappé au carnage. Cette fille au teint brun que vous avez pu remarquer à la porte de la case fut ma part de butin. C’est du sang de pirate qui coule dans ses veines; elle n’en sera pas moins un jour une honnête fille et une bonne catholique. »

Feliciana, — tel était le nom de la jeune moresque, — avait alors dix ou onze ans à peine. Ses grands yeux noirs, sa peau brune et luisante, ne permettaient pas de la confondre avec les pâles rejetons du métis espagnol. Au milieu de ce paisible bercail, elle me rappelait involontairement un jeune loup apprivoisé. Je l’observais pendant que Molina nous débitait d’une haleine infatigable ses rodomontades et nous faisait toucher du doigt la rouille sanglante de son campilan. Je ne sais quel éclair intelligent et farouche brillait alors dans le regard de la fille de Balanguingui, et semblait indiquer qu’à la première occasion l’instinct d’une nature sauvage reprendrait le dessus. J’espère cependant que mon imagination n’aura point eu raison contre les pronostics plus favorables de notre guide, et que Feliciana n’a point cessé de faire l’orgueil de la famille Molina et l’édification de la paroisse[3].

Samboangan nous eût arrêtés trop longtemps si nous n’eussions écouté que nos désirs. La douce musique d’une langue qu’on ne peut entendre sans un charme secret, les allures chevaleresques d’une population qui défend encore ses rivages contre les Maures, ce parfum de poésie que la race espagnole laisse partout où elle passe, il n’en fallait point davantage pour captiver des gens lassés d’une longue station sur les côtes de la Chine. Un intérêt plus sérieux nous appelait au sud de l’équateur. Samboangan, avec ses terrains vierges, nous avait fait comprendre la grandeur morale du travail ; Célèbes et Java allaient nous en montrer les œuvres.


II.

Le 25 mai, favorisée par la marée et par la brise, la Bayonnaise faisait route vers la pointe septentrionale de Célèbes. Le 4 juin, elle mouillait au pied du fort hollandais de Menado. On trouverait difficilement un plus dangereux mouillage. Au fond d’une vaste baie, entre deux ruisseaux qui se jettent à la mer, un talus rapide de gravier volcanique vous permet de jeter l’ancre par 40 brasses, à 200 mètres environ de la plage. Plus au large, on ne trouverait qu’un abîme sans fond. Pendant la mousson du sud-est, qui règne assez régulièrement dans la mer de Célèbes depuis les premiers jours de mai jusqu’à la fin d’octobre, on peut séjourner sans trop d’inquiétude sur cette rade foraine; mais, dès que les vents de nord-ouest sont à craindre, il faut aller chercher un refuge de l’autre côté du cap Coffin, dans la baie mieux abritée de Kema. La résidence de Menado, quoique située sur le territoire de Célèbes, dépend du gouvernement des Moluques. Elle se compose des districts de Menado et de Tondano, possédés en toute souveraineté par la Hollande, et du district de Gorontalo, où un sultan vassal conserve encore, pour le malheur des plus misérables habitans de l’archipel, toutes les prérogatives d’une autorité tyrannique. Les derniers recensemens attribuent à la résidence de Menado, dont le cercle administratif embrasse le groupe des îles Sanguir, une population d’environ 200,000 âmes[4]. Ce chiffre n’est point en rapport avec l’importance des possessions néerlandaises dans le nord de Célèbes. Le développement naturel de la population ne peut tarder à le grossir, quand bien même de nombreux colons ne seraient point attirés un jour ou l’autre à Menado par la salubrité du climat. Nulle part d’ailleurs ces colons ne rencontreraient un sol plus fertile. Le feu souterrain qui a donné naissance au mont Klobath, au Sepoutang, au Roumengan, à l’Empong, dont les cimes s’élèvent à cinq ou six mille pieds au-dessas du niveau de la mer, semble activer encore la fougueuse vigueur d’une végétation que baigne incessamment la rosée des nuits ou qu’inondent de leur déluge périodique les pluies équatoriales.

Mouillés à portée de voix du rivage, près duquel notre poupe était retenue par un câble fixé à deux piliers solidement enfoncés dans le sable, nous mesurions d’un regard étonné la hauteur du Klobath, dont l’ombre se projetait au loin sur la mer. Cette masse noirâtre, assise au bord de la baie comme un géant pétrifié, semblait menacer de son cratère béant encore la ville aux toits de palmiers, qui, presque inaperçue du mouillage, occupe la base même du volcan. Une heure environ après le coucher du soleil, nous pûmes descendre à terre, et notre premier soin fut de nous diriger vers la demeure du résident. La lune versait alors ses lueurs discrètes sur la campagne, et embellissait le gracieux paysage qui se déroulait devant nous. Nous avions laissé sur la droite les remparts de la citadelle de Menado, simple bastion carré destiné à servir de logement à la garnison plutôt que de défense à la ville ; à notre gauche s’étendaient le campong des Chinois et le quartier malais, borné par la rivière. Deux haies d’hibiscus, taillées au ciseau, bordaient les détours d’un sentier où le sable criait joyeusement sous nos pas ; la brise de terre apportait une douce fraîcheur des sommets nuageux du Klobath, et répandait sur la ville tous les parfums qui dorment pendant le jour au sein de la forêt. Notre surprise et notre ravissement s’augmentèrent sans doute de la sensation de bien-être que nous apportait cette heure tiède et sereine. Nous n’avions cru trouver dans Menado qu’un chétif village de Malais : nous retrouvions encore une fois les chemins de Ternate et d’Amboine, non plus alignés, il est vrai, comme les rues d’une ville, mais capricieusement contournés comme les allées d’un parc. Après quinze ou vingt minutes de marche, nous arrivâmes à l’entrée du parterre qui précédait l’habitation du résident. Ce modeste palais, au fond duquel veillait la flamme vacillante des bougies enfermées dans leurs globes de verre, était soutenu par de frêles colonnettes et couronné d’un toit de chaume qui s’avançait au-dessus d’une longue galerie aérienne. C’était moins un kiosque oriental qu’un chalet transporté par un coup de baguette des campagnes de la Suisse sous le ciel des tropiques. Dominée par le front sourcilleux du Klobath au lieu de l’être par les cimes neigeuses des Alpes, entourée de manguiers et de rimas aux vastes ombres au lieu d’être cachée sous un noir rideau de sapins, cette architecture pittoresque ne semblait pas déplacée sous les feux de l’équateur. Elle offrait un abri non moins sûr contre les ardeurs dévorantes du soleil que contre les intempéries des hivers.

Nous arrivions à Menado chargés d’une sorte de mission agricole. Peu de temps après la révolution de février, l’attention du ministre de l’agriculture et du commerce avait été appelée sur une espèce particulière de riz de montagne dont l’acclimatement pouvait être tenté, disait-on, avec quelque espoir de succès dans le midi de la France. Le signalement de ce riz, connu à Sumatra et à Célèbes, ajoutait la circulaire officielle, sous le nom de riz noir, — noir en effet, — nous avait été envoyé par M. le ministre de la marine avec l’invitation de lui en adresser le plus tôt possible des semences. Nous n’avions toutefois emporté de Macao qu’un faible espoir de répondre aux désirs du ministre. Les personnes que nous avions interrogées, et dont quelques-unes avaient longtemps habité les îles de la Malaisie, connaissaient je ne sais combien de qualités différentes de riz arrosé ou de riz de montagne : du riz blanc, du riz gris, voire du riz rouge; aucune d’elles n’avait entendu parler de riz noir. Par un heureux hasard, le gouverneur espagnol de Samboangan, auquel je faisais part un jour de mes perplexités, se souvint d’avoir entrevu ce riz fabuleux, dont le nom n’était déjà plus accueilli que par un sourire d’incrédulité à bord de la Bayonnaise. Les Negritos de Mindanao cultivaient le riz noir dans les gorges de leurs montagnes, et nous parvînmes, après bien des recherches, à nous en procurer quelques livres. Nous étions munis de ce précieux échantillon quand nous nous présentâmes chez le résident de Menado, avec l’intention de renouveler nos instances pour obtenir des indications sur le riz noir. Cette précaution ne fut point inutile, car à Menado même le riz noir était depuis longtemps sorti du domaine de la réalité. Jamais on ne le voyait entrer dans les magasins du gouvernement ou s’étaler sur les échoppes du campong chinois. Si la culture s’en perpétuait, ce n’était que dans les districts les plus reculés de la résidence. M. Van Olpen nous promit cependant que nous n’aurions point vainement sollicité son intervention. Nous emporterions de Menado du riz noir, et, ce qui valait mieux suivant lui, sept ou huit autres variétés du riz blanc de montagne.

Ce n’était point assez cependant d’avoir conquis ces utiles semences : il fallait surprendre encore les secrets de la culture dont on nous avait confié le soin de doter la France. Les Parmentier ne sont immortels qu’à ce prix. M. Van Olpen, dont l’aimable obligeance devançait nos désirs, nous offrit gracieusement de nous mettre en rapport avec un chef de village, un kappouIa-balak, que la voix publique désignait comme un des plus habiles agriculteurs du pays. Le lendemain même de notre arrivée, pendant que quelques-uns des officiers de la corvette allaient visiter le district de Tondano, où règne, à quelques milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer, un printemps éternel, une cavalcade plus paisible poursuivait, sous la conduite de M. Van Olpen, des recherches fort étrangères aux occupations habituelles d’un officier de marine. Deux ou trois heures après le lever du soleil, nous avions atteint les premières pentes du Klobath, et nous gravissions, par un chemin tournant, la croupe accidentée de la montagne. La végétation des Moluques est sobre et contenue, si on la compare à celle de la résidence de Menado. Jamais nous n’avions vu la nature déployer cette puissance de production. Ce n’était plus le spectacle d’une fécondité luxuriante, c’était le désordre d’une orgie. La route, hardiment tracée à travers les précipices, nous montrait à chaque pas des forêts suspendues aux parois des abîmes, des gouffres à demi comblés par des avalanches de verdure, des palmiers séculaires étouffes sous les mille replis des lianes ou fléchissant sous le poids d’innombrables corbeilles de plantes parasites. Du point culminant que M. Van Olpen avait marqué d’avance pour le terme de notre course; nous pûmes embrasser l’ensemble de ces magnifiques horreurs et la beauté plus calme de l’immense horizon qui se déroulait jusqu’à la mer. Nous redescendîmes alors vers le village où le kappoula-balak attendait avec impatience ses illustres hôtes.

Les habitans de la résidence de Menado se rapprocheraient plutôt des naturels de la Polynésie, des Harfours de Bourou et des Dayaks de Bornéo, que des Malais de Sumatra ou des pirates cuivrés de Soulou. Il suffit d’un coup d’œil pour reconnaître qu’ils n’appartiennent pas à la dernière invasion qui, vers le milieu du XVe siècle, vint occuper les côtes de l’archipel d’Asie. J’hésiterais à croire cependant qu’il fallût chercher aux Harfours de Menado et à la race malaise une origine distincte. Ces tribus dispersées ont subi l’influence de climats divers et de dogmes différens ; mais elles ont fait partie de la même famille humaine. Les Harfours de Menado, retranchés au centre de montagnes inaccessibles, n’ont été ni conquis ni fanatisés par les prêtres arabes. Ils composent encore la population la plus douce et la plus respectueuse de l’archipel, la plus aveuglément soumise aux chefs dont le résident hollandais confirme chaque année le pouvoir. La plupart de ces chefs indigènes ont embrassé le christianisme et semblent avoir perdu jusqu’aux dernières traditions de la vie sauvage. Le kappoula-balak que nous honorions de notre visite était vêtu, comme les chrétiens d’Amboine, d’un pantalon de couleur foncée et d’un habit noir. Sans la face osseuse et brune qu’encadrait la haute bordure d’un col de percale, nous n’eussions jamais reconnu dans ce vénérable gentleman le chef d’une tribu indienne : j’aurais plutôt cru voir une apparition du vicaire de Wakefield. La maison même dans laquelle nous fûmes introduits avait quelque chose de la modeste élégance d’un presbytère. Un ameublement simple, mais de bon goût, une table couverte des mille superfluités du luxe européen, voilà ce que nous trouvâmes sous le toit de cet homme, dont les ancêtres, au lieu de nous réserver un semblable accueil, n’auraient probablement songé qu’à se faire un sanglant trophée de nos dépouilles.

Ce ne fut qu’après le déjeuner que nous pûmes expliquer au kappoula-balak le but de notre visite. Le fonctionnaire indien, enchanté de pouvoir donner des leçons à son tour, fit immédiatement apporter devant nous divers instrumens aratoires, le peda benkok, couteau recourbé avec lequel on abat les arbres, le patjol, espèce de houe qui sert à défoncer la terre, et voici ce que nous écrivîmes presque sous sa dictée. — Quand un terrain a été choisi pour y cultiver le riz de montagne, on commence par abattre à la hache tous les arbres qui le couvrent. Il suffit de quinze jours de soleil pour dessécher ces arbres abattus. On y met le feu, et quand tous les troncs, toutes les branches ont été consumés, à l’aide de la pioche on défonce le sol pour y mêler les cendres. On brûle alors une dernière fois les herbes et les racines qui ont résisté à un premier incendie; on aplanit le terrain et on se dispose à l’ensemencer. Pour mieux assurer leur subsistance, les indigènes font en général marcher de front la culture du riz et celle du maïs. Le défrichement et la préparation du sol ont été achevés en septembre : au mois d’octobre, commencement de la saison pluvieuse, on sème le maïs. Des trous de quatre pouces de profondeur, pratiqués à deux mètres de distance les uns des autres, reçoivent chacun cinq ou six grains de maïs que l’on recouvre ensuite de terre. Au bout de trois mois, vers la fin de décembre, on s’occupe de semer le riz. Les uns le sèment à pleines mains; d’autres, plus soigneux, en mettent dix ou douze grains dans des trous d’un pouce de profondeur. Deux mois après, en février, on arrache les jeunes pousses de riz et on les plante par petites touffes séparées, à une distance d’environ huit pouces l’une de l’autre et dans les intervalles laissés entre les tiges du maïs. Le riz peut avoir acquis alors une hauteur d’un pied à un pied et demi. On a soin pendant tout ce temps de sarcler et de nettoyer le champ pour que les jeunes épis ne soient pas étouffés. L’espace ménagé entre les touffes de riz permet aux femmes chargées de cette opération de l’exécuter sans froisser les tiges. Quatre ou cinq mois après qu’on a semé le maïs, en mars généralement, cette première récolte est parvenue à la maturité. Semé en décembre, le riz est rarement mûr avant le mois de juin. On le cueille alors à la main, épi par épi, et on le foule aux pieds sur une aire de bambou pour en détacher les grains. Malgré l’extrême fertilité du sol, on ne demande jamais au même champ deux récoltes de riz successives. Après la première récolte, le terrain se repose souvent pendant cinq années, ou, si on lui demande de nouveaux produits, ce ne sont que des haricots, des fèves ou des plantes moins exigeantes encore.

Pendant que le kappoula-balak nous initiait ainsi aux plus minutieux procédés de la culture indienne, le sommet du Klobath s’était couvert de nuages qui s’étendaient insensiblement sur la voûte du ciel. Les roulemens du tonnerre, répétés par toutes les gorges de la montagne, annoncèrent bientôt que la crise approchait. En quelques instans, l’orage fut au-dessus de nos têtes; le ciel sembla s’ouvrir, et un véritable déluge inonda la campagne. Aux éclats de la foudre, au pétillement de la pluie tombant sur le feuillage, on entendait se mêler je ne sais quel bruit sourd qu’on eût pu comparer au lointain mugissement de la mer. C’était la voix du torrent qui, grossi par cette inondation soudaine, grondait au fond du ravin, emportant dans son cours des branches d’arbres et des fragmens de rochers. En moins d’une heure, l’orage eut épuisé sa furie, et, bien que le ciel hésitât encore à reprendre sa sérénité, nous pûmes nous acheminer sans crainte vers la ville de Menado. Il est peu de jours parmi les plus beaux qui soient exempts de ces déluges temporaires. C’est ainsi que l’atmosphère se dégage et se purifie des vapeurs dont elle est incessamment saturée. Voilà donc les conditions que le riz de l’île Célèbes rencontre sur sa terre natale : d’épaisses couches d’humus toutes chargées de sucs nourriciers, de constantes intermittences de pluie et de soleil, une température qui varie, — dans la plaine de 26 à 31 degrés centigrades, de 18 à 26 degrés sur les hauteurs! On comprend que le riz, sous un pareil climat, puisse aisément se passer du secours des irrigations; mais en France, sous le ciel presque toujours voilé de Paris ou sous le ciel pétrifié de la Provence, je crains bien que le wench rousiep, — tel est le nom sous lequel les Harfours désignent le riz noir, — ne trahisse insolemment notre attente[5].

A Menado même, le riz de montagne, dont on compte près de trente espèces différentes, ne produit, année commune, que vingt à quarante fois la semence, tandis que le riz arrosé ne rapporte jamais moins de cinquante à soixante grains pour un. Une partie de la récolte, — 1,500,000 ou 1,600,000 kilogrammes, — est livrée aux autorités hollandaises à raison de 3 fr. 8 cent, le picol[6], un peu moins de 5 centimes le kilogramme. Le dixième environ du produit de cet impôt foncier est expédié à Ternate pour les besoins de la garnison; le reste est vendu aux indigènes à raison de 5 francs 63 centimes les 62 kilogr. Le gouvernement réalise ainsi un bénéfice de 50,000 francs, qui sert à couvrir une partie des frais d’occupation, sans élever au-delà de 12 ou 13 fr. le prix des 137 kilogrammes de riz que chaque Indien consomme annuellement pour sa subsistance.

Le riz n’est point d’ailleurs le seul produit agricole de la résidence. On récolte chaque année à Menado près de 6,000 kilogrammes de café, et 70,000 kilogrammes de cacao. L’exportation du café est le monopole du gouvernement, qui en paie le kilogramme 43 centimes aux indigènes pour le revendre quelquefois le triple de cette somme sur le marché d’Amsterdam. Le cacao est, au contraire, abandonné sans restriction au commerce libre : des navires espagnols viennent en chercher la récolte, qu’ils transportent à Manille, où on le préfère au cacao du Pérou. On ne saurait se figurer un plus gracieux coup d’œil que celui des jardins de cacaotiers qu’on rencontre à quelque distance de la ville de Menado. Aussi loin que la vue peut s’étendre, on voit fuir de verdoyans quinconces dont le tronc pyramidal chargé d’un clair feuillage laisse pendre de longs fruits à l’enveloppe charnue, que le soleil a dorés de tons jaunes ou vermeils. Si vous ouvrez cette écorce rugueuse, au milieu de la pulpe blanchâtre vous trouverez répandues les graines qui contiennent la précieuse amande. Le cacao se vend communément à Menado 1 franc 73 centimes le kilogramme. Cette culture avait contribué à répandre une certaine aisance parmi les habitans de Menado. Quelques jardins comptaient plus d’un million d’arbres, et la récolte annuelle s’élevait à 93,000 kilogrammes ; mais depuis le tremblement de terre du 8 février 1845, qui détruisit un grand nombre d’habitations, les cacaotiers de Menado ont été atteints d’une maladie qui paraît menacer sérieusement l’avenir de ces florissantes plantations. Nous avons vu des parcs immenses où les trois quarts de la récolte se trouvaient avariés : sous une enveloppe en apparence intacte se cachait le fungus rongeur. On eût cru voir ces fruits décevans dont parle l’Écriture, qui ne sont à l’intérieur que cendres et poussière.

À ces trois produits principaux, le riz, le cacao et le café, on pourrait joindre le gomoutou, espèce de cordage fabriqué avec les fibres ligneuses du palmier areng et expédié à Java pour le service de la flotte coloniale ; mais une source de revenu bien autrement importante, c’est l’or que l’on extrait du district de Gorontalo. Cet or, répandu en paillettes presque imperceptibles dans une roche calcaire, se recueille dans quatre-vingt-trois mines. Le sultan, qui nourrit ses malheureux sujets avec deux ou trois bananes par jour, s’est engagé à livrer annuellement au gouvernement hollandais plus de 3,000 onces d’or, à raison de 34 fr. l’once. Il est loin cependant de remplir exactement les conditions de ce contrat. Les pros bouguis transportent chaque année à Singapore quatre fois plus d’or que n’en reçoivent les autorités de Menado.

Les Bouguis ont été de tout temps, par leurs habitudes de contrebande, les ennemis déclarés du fisc hollandais. Les habitans de Menado ne se sont point laissé tenter par leur exemple. Sur toute la côte septentrionale de Célèbes, on ne verrait pas un seul pro, pas même une embarcation de pêcheur. La crainte que leur inspiraient les pirates de Soulou paraît avoir à jamais dégoûté les Harfours de la navigation. Ce sont les habitans des îles Sanguir, moins étrangers par nécessité au métier de la mer, qui construisent et manœuvrent la flottille avec laquelle le résident de Menado parcourt solennellement le littoral de la province à certaines époques de l’année. Les navires de commerce qui visiteront la rade de Menado ne devront donc compter que sur leurs propres moyens pour embarquer ou pour porter à terre leur cargaison.

Avant les récentes mesures qui ont ouvert trois des ports de l’île Célèbes au libre commerce, Menado, faisant partie du gouvernement des Moluques, vivait sous les mêmes lois et les mêmes restrictions que les îles d’Amboine et de Ternate. Le monopole des importations appartenait à la Maatschappy, cette grande association dont le roi Guillaume fut le fondateur, et dont l’intervention pouvait seule soustraire à la navigation et à l’industrie britanniques l’exploitation commerciale des Indes néerlandaises. La contrebande faisait au privilège de la Maatschappy une terrible concurrence. Les ventes opérées par cette société dans la résidence de Menado ne dépassaient pas, a,nnée moyenne, la somme de 200,000 fr, tandis qu’il était avéré que le total des importations ne s’élevait pas à moins de 1 million. Des bâtimens espagnols venant de Manille empruntaient le pavillon des îles Soulou pour commercer librement avec Menado, et, sous le titre de manufactures indigènes, ils importaient dans ce port des marchandises anglaises qui ne payaient plus dès lors qu’un droit de 6 pour 100. Les baleiniers se livraient aussi de leur côté à une contrebande très active. Sous prétexte de se procurer des provisions et d’user du privilège qui leur était accordé d’en solder le prix en marchandises, ces commerçans déguisés emportèrent de Kema, en 1849, plus de 200,000 francs en échange des armes, de la poudre et des étoffes de coton qu’ils avaient livrées. L’abandon d’un monopole si facilement éludé a donc été une des plus sages mesures conseillées par M. de Rochussen. La Maatschappy a conservé le transport et l’achat exclusif des denrées dont le gouvernement se réserve la cul- ture; mais le port de Menado offre déjà au commerce privé divers produits que recherchent avidement les marchés des Philippittes et ceux du Céleste Empire[7].

Ce n’est point cependant un entrepôt commercial que l’on parviendra jamais à créer dans la province de Menado. Le véritable intérêt qui s’attache à la partie septentrionale de Célèbes tient à un ordre d’idées tout différent. Depuis longtemps, les Hollandais ont songé à trouver dans l’archipel indien l’écoulement de leur population exubérante. Quelques économistes auraient voulu organiser à Java même la colonisation européenne. On craint néanmoins qu’à Java le prestige inhérent à la qualité d’Européen ne souffre de l’introduction dans la colonie de ces nouveaux travailleurs. Dans la résidence de Menado, cet inconvénient disparaît. On n’y rencontre qu’une population indigène peu considérable, disposée à écouter les leçons des missionnaires protestans, et qu’on pourrait sans crainte associer aux privilèges des cultivateurs hollandais. Le gouvernement des Pays-Bas n’a point de parti pris dans les questions coloniales. Nul mieux que lui ne sait plier sa politique aux circonstances. Il peut faire dans le nord de Célèbes ce que l’Espagne a fait aux Philippines, appuyer sa domination non plus sur les abus séculaires du pays, mais sur la prédication religieuse et sur la fusion des races. Cette œuvre honorable, nous ne doutons point qu’il ne l’accomplisse un jour, et c’est dans cet avenir que réside à nos yeux l’importance de la province de Menado.

On connaît la configuration bizarre de l’île Célèbes, divisée par les golfes de Gorontalo, de Tolo et de Boni en quatre péninsules distinctes; on dirait au premier abord je ne sais quelle araignée monstrueuse étendue sur la carte. Grâce à sa forme irrégulière, Célèbes n’a peut-être aucun point de sa vaste surface qui se trouve à plus de cinquante milles de la mer. La péninsule septentrionale, celle qui nous avait attirés d’abord, est la plus étroite de toutes. Sa largeur moyenne est de trente-cinq ou quarante milles. On comprend tout l’avantage d’une pareille disposition pour l’exploitation des immenses forêts qui couvrent encore la majeure partie du sol de la résidence. C’est dans ces forêts qu’on rencontre l’ébène, dont nous avons vu d’énormes madriers de trois et quatre pieds de largeur; le lingoa ou bois d’Amboine, qui fournit d’admirables meubles; le bois de fer, dont le tronc atteint parfois plus de huit pieds de diamètre ; le bois de gofaffa et le bois de bintanger, qui offrent des matériaux plus appropriés à la construction des navires. De belles routes bien entretenues, et chacune d’un développement d’environ trente milles, gravissent déjà les pentes des montagnes et relient aux deux ports de Menado et de Kema le fertile district de Tondano. Une route semblable établit entre ces deux ports une communication facile. Malheureusement ce n’est point la dixième partie de la résidence qui se trouve ainsi ouverte par des travaux qui seraient partout ailleurs imposés aux colons. Il y aurait encore près de cent cinquante lieues de route à percer à travers les montagnes, de la baie de Palos au port franc de Kema. Dès que la soumission, aujourd’hui incomplète, de cette longue péninsule serait achevée, l’industrie européenne, favorisée par la température modérée des plateaux sur lesquels elle devrait s’établir, n’aurait plus qu’à se mettre à l’œuvre. La résidence compterait alors quatre districts placés dans des conditions également favorables : le Minahassa ou province de Menado, qui comprend un territoire d’environ cinq mille kilomètres carrés; l’état de Magondo et tous les petits royaumes limitrophes du district de Tondano; les possessions du sultan de Gorontalo et celles du sultan de Bewool; les alentours de la baie de Palos et le petit état de Tontoli. L’emploi de quelques steamers et d’un millier de soldats assurerait promptement la pacification de la province : les colons hollandais et les subsides du gouvernement feraient le reste.


III.

Pour nous rendre vers un autre point de l’île Célèbes, le district de Macassar, nous avions une assez longue navigation à faire. Le 9 juin 1849, nous quittâmes dès la pointe du jour le mouillage de Menado, et nous nous dirigeâmes, en passant entre les îles Sanguir et le cap Coffin, vers la mer des Moluques. Nous revîmes encore une fois les sommets de Tidore et de Ternate, l’île déserte d’Oby et Lissa Matula, de fastidieuse mémoire[8]. Il nous fallut louvoyer pendant plusieurs jours avec un temps constamment pluvieux et des brises inégales pour atteindre le large passage qui s’ouvre entre les îles Xulla et la côte septentrionale de Bourou. Dès que cette dernière île fut dépassée, le temps s’éclaircit, et la mousson d’est nous conduisit rapidement, par les détroits de Wangi-Wangi et de Salayer, au fond de la baie de Bonthain, où nous devions faire une courte station avant de reprendre notre route vers Macassar.

Les districts contigus de Boule-Comba et de Bonthain comprennent une population de 29,000 âmes sur une étendue d’environ 260 lieues carrées ; c’est la population la plus fière et la plus belliqueuse de l’île, on peut même ajouter de l’archipel indien; aussi ne saurait-on assez admirer l’ascendant moral par lequel deux ou trois Européens gouvernent cette race indomptable. Il existe à Bonthain une sorte de forteresse aux boulevards de gazon et de terre garnis de quelques pièces d’artillerie. C’est dans cette enceinte qu’est logée la garnison javanaise. L’employé hollandais qui remplit sur ce point isolé les fonctions de résident habite à quelques pas de la plage une vaste habitation dont le palmier a fourni la charpente, le toit et les cloisons. Les Espagnols transportent avec eux, sur tous les points du globe, leur sobriété insouciante et leur dédain des superfluités de la vie. Il n’est plage si déserte, établissement si sauvage où l’on ne trouve le Hollandais entouré d’un bien-être qu’il aime à partager avec le voyageur. L’hospitalité de M. Scholten eût fait honneur à un vice-roi : sa gaieté, la libre et charmante effusion de son entretien auraient pu donner du prix au brouet noir. Nous ne pûmes accorder cependant qu’un jour à ses instances; mais cette journée, nous la passâmes presque tout entière à table ou à cheval.

On rencontre à chaque pas dans les Indes néerlandaises des cours d’eau qui se précipitent tout échevelés du sommet des montagnes au fond des précipices. Ces cascades servent ordinairement de but aux promenades des touristes. Je n’en connais point de plus imposante que celle de Bonthain. M. Scholten ne voulut céder à personne le plaisir de nous montrer cette merveille; mais il fallut quelque temps pour rassembler les chevaux qu’exigeait une troupe aussi nombreuse que la nôtre. Le résident hollandais avait cependant près de lui un homme auquel rien n’était impossible. C’était un chef indigène spécialement attaché à sa personne, — un capitaine des gardes, dont le premier devoir était de veiller à la sûreté du résident, qui ne le quittait point d’un pas, et le suivait partout avec la tendresse et le dévouement d’un séide. Ce vieux guerrier, dont les vêtemens entr’ouverts laissaient apercevoir de nombreuses cicatrices, avait jadis conduit les troupes du général Van Geen vers la capitale du roi de Boni. Il passait pour l’homme le plus brave du district, et la sécurité du résident au milieu des hordes féroces dont il était entouré s’expliquait peut-être un peu par la présence tutélaire de cet ange gardien. On ne saurait toutefois méconnaître l’influence en quelque sorte magnétique qu’exerce sur ces hommes violens la calme fermeté de la race hollandaise. Quelques jours avant notre arrivée, deux hommes de noble extraction avaient échangé quelques propos railleurs. L’un d’eux se croit insulté, il marche droit à son adversaire et le frappe de sa sagaie; l’autre, quoique blessé, riposte, puis tous deux, par un mouvement simultané, abandonnent leurs javelines. Ils se saisissent au corps, et, s’embrassant d’une main, de l’autre ils se plongent à coups redoublés leur kris dans la poitrine. Le moins vigoureux des champions s’affaisse enfin sur lui-même. Le résident accourt. Le vainqueur, dont le sang fuit par vingt blessures, cède sans résistance au regard de l’Européen. Il remet lui-même entre les mains du résident l’arme qu’un bataillon d’indigènes n’eût pu lui arracher, et se laisse, sans oser proférer une plainte ou une menace, entraîner vers la prison. » Pendant que nous examinions avec un intérêt curieux et un secret frisson le fer des deux javelines, les lames veinées et flamboyantes des deux kris, pièces de conviction où la rouille se mêlait déjà au sang fraîchement coagulé, notre imagination ne pouvait s’empêcher d’évoquer tous les détails de cette scène cruelle. Il nous semblait voir ces deux tigres cramponnés l’un à l’autre et prêts à se dévorer. Les Malais de Célèbes sont mahométans, mais leur première loi est un barbare point d’honneur. Leur férocité est le résultat infaillible de leur éducation. Il eût fallu voir de quel éclat sauvage brillèrent les yeux d’un jeune enfant de huit ou dix ans à peine, quand nous lui demandâmes s’il serait heureux de pouvoir à son tour porter un kris à sa ceinture. La prunelle d’un chat-tigre n’a pas de feux plus livides. Ce misérable enfant semblait avoir l’instinct du meurtre : il n’en avait peut-être que l’admiration dépravée.

Les chevaux cependant piaffaient à la porte de la résidence. Nous partons, et nous nous trouvons, à peine sortis, sur la place du marché du village de Bonthain. On eût cru pénétrer au milieu d’un camp. A côté des bestiaux qu’ils avaient amenés de la montagne veillaient de nombreux cavaliers fièrement appuyés sur la hampe de leurs sagaies. Avant qu’on ait pu assujettir aux patiens travaux de l’agriculture ces pasteurs au regard hautain, il se passera sans doute bien des années; mais le temps n’est rien pour les Hollandais : ils n’ont ni la furia des Français ni la fogosidad des Espagnols, ils marchent à leur but avec persévérance; aussi ces collines incultes que nous traversions au milieu des hautes herbes des jungles, la génération qui nous suit les verra probablement couvertes de blonds épis ou de féconds roseaux. Ces jungles, entrecoupés de fourrés épais, de bois de nipa et d’areng, servent de retraite à de nombreux troupeaux d’axis. On sait que cette espèce de cerfs est moins grande et moins vigoureuse que celle qui peuple nos forêts : elle se laisse aisément atteindre par les chevaux de l’île Célèbes. Accroupi sur sa selle, le cavalier malais, dès que le cerf est lancé, ne le perd plus de vue ; il franchit à sa suite les ravins et les fossés, jusqu’au moment où il peut lui jeter autour des cornes un nœud coulant fixé au bout de sa javeline.

Nous atteignîmes sans accident les bords du ruisseau dont il faut remonter le cours pour arriver au pied de la cascade. Ce ruisseau n’a pas de rives; il coule entre deux murailles de basalte sur lesquelles un chamois ne trouverait pas à poser le pied. Si l’on veut contempler la nappe d’eau dont on entend au loin la chute assourdissante, il faut suivre le lit même de la rivière, franchir sur la pente arrondie des rochers ou sur l’arête aiguë de quelque bloc de lave des bassins dans lesquels un des grenadiers de Catherine II aurait disparu jusqu’au cou; il faut, en un mot, se résigner à un bain froid et à un certain nombre de chutes. Mais quel glorieux spectacle devient le prix de tant de peines! C’est un fleuve qui s’échappe d’une urne gigantesque et déploie avec fracas le volume majestueux de ses eaux. Il ne manque à cette magnifique chute d’eau qu’un belvéder d’où l’on puisse l’admirer à son aise. Debout au centre du bassin où l’on nous avait placés, éblouis par la poussière liquide que la cascade en tombant soulevait tout autour de nous, nous ne tardâmes point à battre en retraite. Avant le milieu du jour, nous avions regagné le village de Bonthain, et dès le lendemain, reprenant, comme Ahasvérus, notre bâton de voyageur, nous faisions voile vers Macassar.

De la baie de Bonthain à la rade de Macassar, notre traversée put s’accomplir sans peine dans l’espace d’une journée. La brise, d’abord très faible, ne tarda point à fraîchir, et le soleil était à peine depuis une demi-heure sous l’horizon, quand nous atteignîmes ce nouveau mouillage. Macassar est le chef-lieu des établissemens hollandais sur la côte méridionale de l’île Célèbes. Une excellente rade, protégée contre la mousson d’ouest par deux bancs de sable à fleur d’eau, attira sur ce point, dès l’année 1538, les portugais commandés par Antonio Galvano. En 1545, Martin Souza y établit un poste militaire, et, pour la première fois, en 1607, les Hollandais y apparurent sous la conduite de Cornelis Matelief. En 1665, l’amiral Spielman battit les indigènes, et prit possession du fort Ondjong Pandang (le point de Vue), qui fut agrandi et reçut le nom de fort Rotterdam. La ville actuelle de Vlaardingen ne fut bâtie qu’en 1708. On lui donna pour armes un cocotier traversé d’un glaive, en mémoire de l’amiral Spielman. Vainqueur du sultan de Goa, l’amiral, auquel la nature avait donné le courage d’Achille et la force d’Hercule, passa, dit-on, son épée à travers le tronc d’un des arbres qui croissaient alors sur la plage. «Vous doutiez, dit-il aux indigènes rassemblés autour de lui, que mon bras eût la force de percer cet arbre; eh bien! ne doutez pas que la Hollande n’ait le pouvoir de vous réduire, car, aussi vrai que je puis d’un seul coup traverser le tronc d’un cocotier, la Hollande, quand elle le voudra, pourra soumettre votre île. » L’avenir n’a pas démenti cette prophétie, et le cocotier de l’amiral Spielman peut figurer, à plus juste titre que bien des emblèmes adoptés par un blason menteur, au centre de l’écusson de la ville de Vlaardingen.

Le fort de Rotterdam et la ville de Vlaardingen ont un nom commun : Macassar. C’est sous ce nom, qui désigne l’ensemble de l’établissement hollandais, que le chef-lieu de la côte méridionale de Célèbes est connu dans les Indes. Habitués à séjourner sur les rades de Macao et de Manille, où la Bayonnaise devait s’arrêter à trois ou quatre milles de terre, nous éprouvions une certaine douceur à nous trouver mouillés à 150 mètres à peine de la plage, au centre d’un étang dont la brise pouvait rider, mais non gonfler la surface. Quelques navires de commerce, deux bricks-goëlettes de guerre, l’Amboine et le Hussard, commandés par les capitaines Dibbetz et Wipff, animaient, avec une foule de pros indigènes ou de bateaux-pêcheurs, ce paisible canal, dans lequel une flotte eût trouvé assez d’espace et assez de profondeur pour jeter l’ancre. Je ne sais quel peut être l’aspect de la rade de Macassar quand la mousson d’ouest route jusqu’à Célèbes les lourdes vapeurs de l’Océan Austral ; mais sous le ciel bleu et limpide de la mousson d’est, ce paysage présentait le 26 juin 1849, quelques instans après le lever du soleil, un des spectacles les plus ravissans qu’on puisse imaginer.

De la rade de Macassar, on aperçoit encore, à demi effacées, il est vrai, par la distance, les montagnes dont le versant méridional descend brusquement vers la mer pour former la baie de Boule-Comba et de Bonthain. Une plaine immense, entrecoupée de mille bouquets d’arbres, se déploie jusqu’au pied de ce lointain amphithéâtre. Sur la droite, ombragé par un long rideau de cocotiers, s’étend un des quartiers de la ville malaise. Le fort de Rotterdam domine la rade de ses hauts parapets et développe parallèlement au rivage ses murailles d’une éclatante blancheur. La ville européenne est resserrée entre la forteresse et le campong bouguis assis à l’autre extrémité de la baie sur ses pilotis de palmier sauvage. Si l’on porte ses regards vers un autre point de l’horizon, si l’on cherche, au-dessus de la digue sablonneuse à laquelle la rade doit sa tranquillité, l’étendue infinie de l’océan, ce n’est pas l’espace désert et morne que l’on rencontre, c’est la mer égayée par de nombreux îlots, verdoyantes oasis au milieu desquelles circule un bleu méandre. C’est surtout au nord de Macassar, sur une largeur de cinquante milles environ, que, du sein de leurs grottes sous-marines, les zoophytes se sont plu à faire surgir d’innombrables écueils aujourd’hui couronnés de. verdure. Sous le nom d’archipel de Spermonde, ces îlots forment un des labyrinthes les plus inextricables dans lesquels le navigateur puisse jamais se trouver engagé.

Ce riant tableau ne tarda point à perdre une partie de ses charmes. Des teintes vives et dures, un éclat uniforme, remplacèrent bientôt les fraîches couleurs et les nuances délicates du matin. Le gouverneur de Célèbes, M. Bik, avait eu l’aimable attention d’envoyer à notre rencontre deux voitures, dans lesquelles nous trouvâmes un refuge lorsque, vers dix heures, nous mîmes le pied sur le débarcadère. Il nous avait suffi toutefois d’affronter pendant quelques minutes la morsure d’un soleil féroce pour juger de ce que nous eussions souffert, s’il nous eût fallu à pareille heure traverser à pied la ville de Macassar. Une belle allée de tamariniers nous eût conduits jusqu’à la résidence du gouverneur; mais, à deux pas de cette voie ombragée, en face de l’hôtel du gouvernement, s’étendait, sahara redoutable, une vaste place quadrangulaire destinée aux exercices de la garnison. Le fort de Rotterdam occupe un des côtés de ce champ de manœuvres, et à l’angle le plus rapproché de la route s’élève probablement aujourd’hui un temple protestant dont, au moment de notre passage, on posait la toiture.

La résidence du gouverneur de Célèbes n’est pas un palais comme le massif édifice qu’habite à Manille le capitaine-général des Philippines. Dans les moindres détails, on retrouve le contraste des deux peuples qui se sont partagé l’archipel indien. La modeste habitation dans laquelle nous fûmes introduits n’affichait nulle prétention à l’ampleur fastueuse d’une résidence; elle promettait néanmoins plus de comfort que n’en a jamais abrité le toit d’un hidalgo. Au fond d’une longue cour était assis le corps de logis principal, précédé d’un portique ouvert à toutes les brises qui pouvaient rafraîchir l’atmosphère. Deux ailes ajoutées à cet édifice renfermaient une salle de bain et trois ou quatre chambres toujours prêtes à recevoir les commandans des navires de guerre hollandais ou quelque voyageur étranger. Les capitaines de l’Amboine et du Hussard étaient en ce moment les hôtes du gouverneur. M. Bik me pressa si vivement de partager son hospitalité avec eux, que je me laissai vaincre par tant de grâce et de courtoisie. Une heure à peine après cette première visite, je revenais prendre possession de l’appartement qui m’avait été destiné.

En pénétrant pour la seconde fois dans la cour de l’hôtel du gouverneur, je crus m’être mépris; les domestiques, les gardes, tout avait disparu. Pas une âme vivante sous le péristyle, pas une voix qui vînt répondre à mon inquiet monologue. Midi avait secoué son mystique rameau sur la résidence. C’était pour quelques heures un palais enchanté. Dès le lendemain, j’avais compris les coutumes de cette vie régulière, et pendant le peu de jours que je passai à Macassar j’éprouvai un grand charme à m’y conformer. Au lever du soleil, il fallait être prêt à monter à cheval. On parcourait alors les environs de la ville ou le campong bouguis animé par les étalages des armuriers et des marchands indigènes. Vers huit heures, on battait en retraite devant les rayons du soleil. Onze heures réunissait tous les hôtes de la résidence dans la salle à manger. Midi les dispersait de nouveau. Vers trois heures et demie, le charme léthargique commençait à se dissiper. On voyait de blancs fantômes enveloppés du sarong et du cabaya des Malais se glisser vers la salle de bain pour en sortir au bout de quelques minutes. Chacun prenait à son tour le chemin de cette fontaine de Jouvence. Quelques ablutions d’une eau glacée qu’on puisait à l’aide d’un gobelet de fer-blanc dans une vaste cuve rétablissaient la circulation du sang et raffermissaient la fibre. On s’habillait alors à la hâte, car les voitures étaient déjà prêtes. Un fringant attelage de quatre chevaux isabelles emportait le gouverneur vers la campagne. Debout derrière la voiture, le chef des gardes déployait le payong, ce parasol doré qui annonce aux populations le représentant du touan-besar (le grand monsieur)[9]. La soirée appartenait tout entière au plaisir. Le bal succédait au banquet, et jamais plus de gaieté, plus de grâce, plus de fraîcheur n’avaient défié les feux énervans des tropiques.

Si Batavia n’existait point, Macassar serait le seul endroit de la Malaisie où je pourrais me résigner à vivre; mais Macassar aurait-il à mes yeux les mêmes attraits, si je n’y retrouvais plus le cercle aimable au milieu duquel nous avons passé les plus heureux momens de notre campagne? Sur ce sol mouvant des colonies, la société européenne se renouvelle sans cesse. M. Schaap, l’assistant-résident, un des hommes les plus distingués dont je doive la connaissance à mon trop rapide passage à travers les Indes néerlandaises, M. Schaap vit aujourd’hui au milieu des Chinois de Banca. J’ai perdu la trace des officiers de l’Amboine et du Hussard, du capitaine Dibbetz, qui, envoyé à Macassar afin d’y rétablir une santé altérée par de longues fatigues, oubliait ses souffrances pour nous entourer des soins les plus délicats ; du capitaine Wipff, qui n’avait été notre prisonnier à la suite de l’expédition d’Anvers, que pour apprendre à mieux aimer la France. Il est peu de pays qui aient eu plus à se plaindre des oscillations de notre politique que la Hollande, et je ne crois pas qu’on en puisse trouver dans l’Europe entière qui soit attiré vers nous par une plus sérieuse sympathie. Ce que je ne pouvais voir surtout sans une secrète émotion, sans un plaisir presque patriotique, c’étaient les représentans de cette belle armée qui, depuis 1816, a pour ainsi dire conquis une seconde fois les Indes néerlandaises. Chez eux, je retrouvais l’esprit chevaleresque, le dévouement au drapeau, la piété militaire, qui font l’honneur de notre armée d’Afrique. Si ce n’étaient point là des officiers français, c’étaient assurément les émules qui pouvaient le mieux nous les rappeler. Le commandant militaire de Macassar, le major Kroll, avait longtemps servi à Sumatra sous les ordres du général Michiels. Ce fut lui qui le premier nous révéla l’existence de cette Algérie des Indes où tant d’héroïsme s’est dépensé à l’insu de l’Europe, théâtre obscur arrosé de flots de sang, et sur lequel dix années de combats ont formé des bataillons que Java pourrait opposer sans crainte aux Cipayes de l’Inde anglaise.

Malgré la voluptueuse mollesse de ma nouvelle existence, le temps que je passais à Macassar n’était pas entièrement perdu. Avec le major Kroll, j’apprenais à connaître le parti que de bons officiers peuvent tirer des recrues indigènes. M. Schaap, revêtu du double caractère de sous-préfet et de magistrat, me montrait comment un résident hollandais, le Coran à la main, peut rendre la justice aussi sommairement que saint Louis sous son chêne. M. Bik me faisait assister à l’investiture des orang-kayas, chefs subalternes qui remplissent à Célèbes le rôle des gobernadorcillos de l’île Luçon. Là, je vis des chefs de village ne recevoir l’emblème de leurs fonctions qu’après avoir paru comprendre les obligations qu’ils allaient contracter. En ma présence, on leur exposa longuement les devoirs de leur charge; puis on leur fit jurer, la main étendue sur le livre du prophète, de demeurer fidèles à la Hollande, de maintenir la paix et le bon ordre dans leurs communes. Le gouverneur lui-même présidait cette séance, et ce fut lui qui reçut les sermens des orang-kayas. Aucun sourire ne troubla la cérémonie. Jusqu’au dernier moment, on mit à la consécration de ces officiers municipaux un appareil de sérieux et de gravité qui devait nous frapper d’autant plus que nous avions été à Luçon les témoins inattendus d’une investiture semblable. La mise en scène était à peu près la même, mais l’effet nous en avait paru légèrement compromis par la verve moqueuse et la pétulance des compatriotes de Michel Cervantes. Les Hollandais ont plus d’empire sur eux-mêmes. Le spectacle ridicule de demi-sauvages transformés en fonctionnaires européens ne parvient pas à triompher de leur sang-froid. Ces hommes du Nord ont des nerfs inébranlables : ils feraient, sans dérider leur front, endosser l’habit noir à tous les maires et à tous les adjoints de la Nouvelle-Guinée. Il est fort heureux, après tout, que les maîtres de l’île Célèbes ne soient pas nés plus railleurs, car une gaieté intempestive ne serait point sans danger avec les Macassars. Ce peuple, bien que soumis, sort d’une race fière et chatouilleuse. Il n’eût jamais été subjugué par une poignée d’étrangers, si avec sa bravoure il eût possédé ce qui fait la force des nations, — l’union et la discipline. A Macassar comme à Bonthain, l’arme favorite des indigènes est le kris, poignard à manche d’ivoire et à lame flamboyante, que l’homme du peuple et le noble portent également à la ceinture. Outre cette arme, souvent frottée d’un mélange d’arsenic et de jus de citron, les guerriers de Célèbes se servent de lances et de boucliers; l’usage seul du sabre leur est inconnu.

On compte environ dix-sept mille âmes dans la ville de Macassar, dix mille dans les îles environnantes. La pêche est la grande ressource de cette population. Les eaux de la baie sont si poissonneuses, le riz et les fruits de toute espèce sont à si bas prix, que chaque habitant subvient sans peine à sa subsistance. On rencontrerait même une certaine aisance parmi les pêcheurs d’holothuries et de tortues, si la passion du jeu et celle de l’opium ne venaient épuiser en quelques heures les économies amassées pendant un long voyage. Macassar présente donc ce qu’on chercherait vainement sous un autre ciel que celui des tropiques, le singulier spectacle d’une population que la paresse, le jeu et le sensualisme le plus grossier n’ont point jetée dans l’abjection et dans la misère. Il y a plus, si vous parcouriez l’archipel indien, vous ne trouveriez nulle part chez les nobles une apparence aussi générale de bien-être; chez le peuple, des haillons portés avec plus de fierté. Il n’y a point de pauvres ni de mendians à Macassar. Qui pourrait tendre la main, quand il suffit de lever le bras pour recevoir l’aumône de la nature? Il y a des lépreux : le gouvernement les recueille, et, grâce à sa bienfaisance, ces malheureux n’encombrent jamais la voie publique. On éprouve donc un plaisir sans mélange à parcourir les rues ou les environs du chef-lieu méridional de l’île Célèbes. Le bon ordre n’y a pas le cachet de la servitude; la liberté n’y a pas engendré la famine. L’impôt des loyers et la ferme du bétel sont les plus lourdes charges qui pèsent sur la population indigène. Ces deux contributions, calquées sur celles que les Anglais ont imposées aux habitans de Singapore, doivent tenir lieu à l’état des droits de douane qu’il a sacrifiés. Il eût été plus généreux et plus politique de renoncer à de pareils dédommagemens. Il faut dans toute l’étendue de l’archipel indien, mais dans l’île Célèbes surtout où les dominations sont mélangées, que le sort des populations qui vivent sous la loi hollandaise soit un objet d’envie pour celles qui subissent encore le joug capricieux de leurs chefs.

Les Hollandais ne possèdent en toute souveraineté, dans la partie méridionale de Célèbes, que quelques districts peu considérables. Le reste de l’île appartient à des princes vassaux ou à des rois alliés. Plus libre ici, plus dégagé de toute influence extérieure qu’à Sumatra ou à Bornéo, le gouvernement des Pays-Bas n’accepte point cet état de choses comme définitif. Les peuplades idolâtres qui vivent sous le régime de la tribu, il espère les convertir et les amener à la civilisation par l’Evangile. Les populations musulmanes, il se propose de les soumettre ou tout au moins de resserrer par de nouveaux traités les liens qui les rattachent à la Hollande. Les sultans de Goa et de Boni, les deux principaux souverains de l’île, n’ont pas, comme le sultan d’Achem, de protecteurs étrangers. Leur première imprudence sera sans doute le signal d’une transformation politique que nous pouvons dès aujourd’hui considérer comme accomplie, tant elle est devenue inévitable.

C’est dans les états du sultan de Goa que se trouve enclavé le district de Macassar. Ce royaume allié comprend une étendue d’environ 300 lieues carrées et une population de 65,000 âmes. Le royaume de Boni, sur un territoire de 600 lieues carrées, ne compte pas moins de 200,000 âmes, dont 40,000 hommes capables de porter les armes. Ce sont les habitans de ce royaume de Boni, connus sous le nom de Bouguis ou Bouguinais, qui traversent l’archipel indien dans leurs frêles embarcations et se rendent jusque sur les côtes de l’Australie pour y pêcher le tripang que l’on exporte ensuite de Singapore sur les côtes du Céleste Empire. La population insulaire directement soumise à l’autorité hollandaise ne dépasse guère le chiffre de 300,000 âmes. 7 ou 800,000 indigènes, 1 million peut-être, échappent au contrôle de cette autorité, et par l’intermédiaire des pros bouguis entretiennent avec Singapore des relations commerciales dont l’importance a été évaluée, année moyenne, à 2,700,000 fr. Ce fut dans l’espoir de reconquérir cette clientèle, qui, avant la création de Singapore, appartenait tout entière à Java, que les Hollandais décrétèrent la franchise du port de Macassar.

Grâce au laisser-aller de la police anglaise, Singapore doit avoir de grandes séductions pour les navigateurs malais. C’est dans ce port que viennent s’approvisionner d’armes et de munitions tous les pirates de l’archipel indien. On peut espérer cependant que, lorsqu’il s’agira de se procurer des articles moins suspects, les pros du golfe de Boni trouveront plus simple de se rendre à Macassar que d’entreprendre un voyage de quatre cents lieues, aujourd’hui que ce voyage ne pourrait plus offrir, en compensation des fatigues et des périls qu’il entraîne, un bénéfice sur les marchandises de retour de 30 ou 50 pour 100. La franchise du port de Macassar date de 1847, et dans cette même année, les importations s’accrurent de plus de 3 millions de francs, les exportations de 2 millions. Depuis lors, il s’est fait annuellement à Macassar pour 10 ou 11 millions d’affaires. Outre sa situation unique à l’embranchement de la mer de Java, de la mer des Moluques et d’un large détroit qui remonte vers le nord, Macassar peut citer avec un légitime orgueil la salubrité de son climat, la sûreté de son ancrage, les facilités que présente sa rade pour le chargement et le déchargement des navires. Il est impossible de ne pas voir dans ce port le futur entrepôt des produits de Timor, de Céram, des Moluques et de la Nouvelle-Guinée. L’industrie européenne y trouvera l’immense avantage de pouvoir associer à ses opérations une population essentiellement commerçante, la seule parmi les peuples soumis à la domination hollandaise que n’effraient point les hasards de la mer, la seule aussi qui promette quelques garanties de probité commerciale. Des marchands arabes, protégés par leur qualité de compatriotes du prophète, pénètrent quelquefois dans l’intérieur de l’île, demeuré inaccessible aux Hollandais. Ces voyageurs ont cru reconnaître sur leur route la trace de richesses minérales dont l’exploitation, bien qu’elle ne doive passer qu’après celle du sol, pourra devenir un jour un nouvel appât pour les émigrans chinois et pour les capitaux européens. L’avenir de l’île Célèbes ne nous semble donc pas douteux, et ce qui ajoute à l’intérêt que le port de Macassar en particulier doit nous inspirer, c’est que la France peut avoir sa part dans l’approvisionnement et dans les bénéfices de ce nouveau marché. L’Angleterre se gardera bien de favoriser par des expéditions suivies une place qui s’est posée comme la rivale de Singapore. Le commerce français, au contraire, a tout intérêt à se présenter sur un point où il ne doit pas trouver la concurrence écrasante des produits de l’industrie britannique. Il est rare que nos bâtimens de commerce, quand ils se rendent dans les mers de Chine, puissent compléter leur cargaison dans un seul port. Tel navire qui doit embarquer du thé à Canton s’arrête d’abord à Java pour y prendre du café, à Manille pour y charger des joncs et du bois de sapan. Macassar pourrait être une relâche plus avantageuse que Batavia pendant une moitié de l’année. Le détroit de Macassar, dont la reconnaissance sera bientôt achevée par les soins de la marine hollandaise, offre, pour gagner les côtes du Céleste Empire à contre-mousson, une route moins périlleuse que le passage de Palawan. De la poudre grossière et du fer en barre, des mouchoirs, des sarongs à grandes fleurs, des indiennes de Mulhouse pour les Malais, peut-être même quelques soieries brochées d’or, ou des draps écarlates, de bons vins de Bordeaux et quelques articles de mode pour la population chrétienne, voilà ce que trois ou quatre navires français pourraient apporter chaque année à Macassar. Ils y prendraient en retour, pour l’Europe, du café, de la nacre de perle, de l’écaille de tortue et de la poudre d’or ; pour la Chine, du riz, des rotins, de l’huile de coco et surtout du tripang. Ce qu’il m’est permis d’affirmer, c’est que, nulle part au monde, les bâtimens couverts du pavillon français ne rencontreront un accueil plus cordial et plus empressé que celui qui les attend dans les nouveaux ports francs de Menado et de Macassar.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Voyez la livraison du 1er janvier.
  2. La vitesse de la marée sur la rade de Samboangan est souvent de trois ou quatre milles à l’heure. Le jour même où nous mouillâmes devant le fort espagnol, une heure environ après le coucher du soleil, un jeune mousse tomba de dessus les bastingages à la mer. Les embarcations étaient hissées sur leurs porte-manteaux; l’obscurité était profonde. Il y avait mille chances contre une pour que le malheureux enfant disparût avant qu’on pût lui porter secours. Un de nos chirurgiens, M. Henri Lerond, noble et bon jeune homme qui n’en était point à son premier acte de dévouement, se trouvait par bonheur sur la dunette. Il se jette à l’eau et atteint le mousse que déjà le courant entraînait rapidement au large. Sans un canot qu’un hasard providentiel amena en ce moment le long da bord, M. Lerond eut été victime de sa sublime imprudence. Quand il remonta sur le pont de la corvette avec le mousse qu’il avait sauvé, les matelots, bons juges en fait de noblesse et de courage, lui firent une véritable ovation. Ce fut sa première récompense. Si ma voix peut être un jour entendue, ce ne sera pas la seule.
  3. Feliciana n’était point seule étrangère et captive à Samboangan. Un jeune gibbon des îles Soulou, le plus intéressant, le plus gracieux des singes, joyeux comme un enfant, souple comme Mazurier ou Auriol, un singe qui ne marchait jamais à quatre pattes et montrait sous ce rapport plus de dignité que bien des bipèdes, Moro, — c’était le nom qu’il portait à Samboangan, — devint à cette occasion notre compagnon de voyage. Avec nous, il visita bien des parages inconnus à sa race, les îles de l’Océanie, les mers glacées du cap Horn et les rivages plus démens du Brésil. Il triompha, en dépit de toutes les prévisions, de tant de rudes épreuves; mais ses poumons délicats ne purent résister au climat de Paris. Après une année de séjour au Jardin des Plantes, il est mort, pleuré des gardiens qui, les larmes aux yeux, me parlaient encore, il y a quelques mois, de la douceur et de l’aménité de son caractère.
  4. La population de la résidence de Menado était ainsi divisée en 1849 : ¬¬¬
    Européens ou métis 1,111 âmes.
    Chrétiens indigènes 9,242
    Idolâtres ou mahométans de nom 199,057
    Mahométans zélés 2,091
    Chinois 1,040
    Esclaves 416
    Total 212,957 âmes.
  5. Mes prévisions n’ont été que trop bien confirmées. Le 8 juin 1850, M. le ministre de l’agriculture fit parvenir à l’institut agricole de Versailles diverses variétés de riz de montagne, — riz blanc et riz noir, — que je m’étais empressé d’expédier à Nantes et au Havre par deux navires français que je rencontrai, le premier à Singapore, le second à Macao. Malgré la saison avancée, l’expérience fut tentée dès le 13 juin. Ce semis tardif ne permit point à la plante d’arriver à maturité. Elle végéta pendant toute la belle saison, et, malgré les châssis dont les plants avaient été couverts pour favoriser la maturation, lorsque les froids survinrent, tout jaunit et cessa de croître. L’année suivante, ou sema le riz le 12 avril; cette fois, malgré toutes les précautions prises, les grains n’ont pas même germé! Le climat de l’Algérie eût probablement mieux convenu à ces essais que celui de Versailles; mais avant de doter la terre d’Afrique du riz de Célèbes, que ne lui apporte-t-on le bambou !
  6. Le picol, qui forme la trentième partie du coyang et se divise en 100 cattis, équivaut à peu près à 62 kilogrammes.
  7. Voici quelle était au mois de juin 1849 l’évaluation générale des produits de la résidence, de Menado. Cette évaluation comprenait le commerce interlope dont les pros bouguis se sont faits les commissionnaires. ¬¬¬
    Produits Valeur
    5,900 onces d’or 517,623 fr.
    558,000 kilog. de café 481,500
    62,000 kilog. de cacao 107,000
    1,448,000 kilog. de riz 205,440
    Écaille de tortue 4,822
    Gomoutou 14,744
    Nids d’hirondelle 1,070
    Tripang 6,676
    496 kilog. de cire 1,712
    Ailerons de requins 684
    Total 1,341,371 fr.
  8. Voyez, dans la livraison du 15 octobre 1851, les Moluques sous la domination hollandaise.
  9. Tel est le titre du gouverneur-général des Indes néerlandaises.