Souvenirs de 1848/2/12

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 375-384).



XII

PRÉFACE
DE
GRENOBLO MALHÉROU


PAR
BLANC, DIT LA GOUTTE

[1]


Notre époque voit peu à peu disparaître de beaucoup de localités les derniers vestiges archéologiques. Le pittoresque n’a pas de plus grands ennemis que les ouvriers maçons. On assainit les villes, on fait circuler l’air et la lumière, la santé par conséquent, dans les rues étroites et sombres du moyen âge, et on fait bien. La prospérité publique y gagne, mais l’art y perd.

Un monument curieux, un souvenir historique se rencontrent sous le marteau du démolisseur : le démolisseur ne peut s’arrêter dans son œuvre providentielle. Il faut que le souvenir et le monument disparaissent. Pleurez, poètes ; pleurez, artistes ; mais que vos regrets ne soient points stériles. Aidés de la science et poussés par l’enthousiasme, qu’ils sauvent et fassent revivre les saintes choses du passé. Grâce au ciel, le temps n’est plus où ce qui était détruit était anéanti pour jamais. À Paris et dans plus d’une ville de France, la peinture et la poésie sont venues restituer à l’histoire les conquêtes des anciennes civilisations, près de disparaître sous la pioche de la civilisation nouvelle.

Honneur donc, gratitude et sympathie à ces nobles et généreux esprits qui ne se bornent pas à chérir les souvenirs précieux de leur pays natal, mais qui conçoivent le dessein de les populariser et de les conserver à jamais. Nous devons tous nous associer à l’œuvre pieuse de ces patriotiques éditeurs de nos richesses nationales, et employer tous nos efforts à la faire réussir.

Grenoble est certainement une des plus curieuses villes de notre France ; elle offre une foule de monuments intéressants au point de vue artiste et pittoresque. Un peintre du pays, M. D. Rahoult, secondé par un habile graveur, M. E. Dardelet, a entrepris d’exhumer et de conserver l’antique aspect de la cité dauphinoise. Pendant vingt ans de travaux persévérants, il a réuni environ deux cents dessins, destinés à compléter l’album de l’Isère ; car il ne s’est pas borné à l’étude savante et à la reproduction des monuments : il a profondément compris les monuments naturels, les sites étranges, les accidents grandioses dont le Dauphiné est si riche. Il fallait un texte à ces excellents et charmants dessins. Les éditeurs-artistes ont eu l’heureuse idée de choisir un naïf et gracieux poème, écrit au siècle dernier en patois du pays.

Grossié ! me diri-vo, faudrit parla françois ?
Y ne me revint pas si ben que lo patois.

Blanc, dit la Goutte, auteur de ce poème original, était un simple épicier de la place Claveyson, à Grenoble. Épiciers tant raillés par les romantiques d’il y a trente ans, vous ne saviez donc pas que vous aviez au Parnasse un aimable patron à invoquer ? Martyr enjoué et résigné au milieu des douleurs atroces d’une goutte continuelle, il conservait, comme Scarron, le sel de l’esprit gaulois ; mais, plus chaste et plus sensible que l’auteur du Roman comique, il a chanté surtout les désastres de son pays.

N’attendant de celey ni profit ni renom,
Passant mou tristou-z-an j’instruirai mou nevon. »

En effet, Blanc la Goutte était, lui aussi, un historien et un archéologue en même temps qu’un poète. Son œuvre, intitulé Grenoblo malhérou, est le récit de la désastreuse inondation de 1733, avec toutes les infortunes et souffrances publiques et privées qui en furent la conséquence. M. Rahoult n’a eu qu’à suivre les scènes énergiquement tracées par cette main fébrile et souffrante :

A pena din le man poei-je teni mon livro ;
Je n’ai plus que lou z-yeux et quatro deigts de libro.

pour classer de la façon la plus heureuse et la plus variée les très remarquables dessins qu’il avait amassés. Le poème est charmant, l’édition est superbe, le sujet plein d’intérêt et de curiosité, les gravures sont d’un travail admirable et les compositions du peintre sont d’un maître. Il y en a une qu’on pourrait appeler un véritable chef-d’œuvre ; c’est celle qui sert d’illustration aux vers suivants :

Le fenet, le fillet, lou z-efan se désolont ;
Lou z-homme consterna faiblament lon consolon. »

Ce bel ouvrage s’adresse aux gens de goût de tous les pays, et quiconque sait le français peut comprendre le limpide et gracieux dialecte de Blanc la Goutte. Une telle publication est une gloire pour le Dauphiné, non seulement en ce qu’elle lui restitue son passé archéologique (tout en lui conservant les restes encore debout de ses vieilles richesses), mais aussi en ce qu’elle ressuscite un de ses morts illustres, ignoré pourtant au delà de ses horizons, et digne d’être entendu et goûté de toute la France. Le talent si sûr, si élevé, si consciencieux et si ferme de MM. Rahoult et Dardelet est de même un titre et une richesse pour le Dauphiné. Nous pensons bien que le Dauphiné le sait et qu’il en est fier. Faisons-lui donc notre compliment et demandons au ciel de nous donner, dans chaque province de France, des artistes de cette valeur, dévoués corps et âme à l’illustration de nos souvenirs historiques et à l’étude de nos types et de nos sites. Nous trouvons dans un très intéressant recueil, publié aussi à Grenoble par M. Pilot, en 1859, les détails suivants sur Blanc la Goutte.

François Blanc était né en 1662, puisque l’on constate qu’il est mort en 1742, âgé de quatre-vingts ans. Il fut marié à mademoiselle Dimanche Pélissier en 1689, et eut d’elle quatre filles et deux fils. Les quatre filles furent toutes mariées à des marchands. Les deux fils du poète moururent avant lui, dans les années 1733 et 1740, années néfastes, marquées par les terribles inondations qu’il a si bien chantées. Sa femme était morte en 1737. « Ce poète patois, dit la notice, qui a eu pour devanciers, dans son genre, Laurent de Briançon et Millet, composa différentes pièces de vers qui n’ont pas toutes été publiées. Deux principalement l’ont popularisé dans notre ville : Grenoblo malhérou et le Jacquely de le Quatro Comare. Il y a moins d’un demi-siècle que des personnes bien élevées, et pour qui la langue patoise était facile, se plaisaient à faire journellement des citations de Blanc la Goutte. » Ces ouvrages ont été édités à Grenoble une douzaine de fois. Ils sont donc encore grandement appréciés dans le pays, et ils vont devoir à la superbe édition illustrée de MM. Rahoult et Dardelet une popularité plus étendue. Tout le midi de la France voudra faire connaissance avec le poète dont l’idiome se rapproche de tous ceux des pays de langue-d’oc. Tous les amateurs de beaux dessins et de belles gravures prendront là occasion de déchiffrer sans effort un des plus faciles de ces idiomes, et de goûter un des plus gracieux rimeurs de cette littérature méridionale, si riche et si intéressante.

L’auteur de la notice que nous avons consultée se plaint avec raison du dédain de Champollion, qui, dans son ouvrage « sur les patois ou idiomes vulgaires de la France et en particulier sur ceux de l’Isère », s’est borné à nommer Blanc la Goutte. M. Pilot le venge de ce dédain en donnant une nouvelle édition du Jacquely de le Quatro Comare, qui est une satire charmante et que tous les Grenoblois doivent désirer de voir illustrer par MM. Rahoult et Dardelet à la suite de Grenoblo malhérou ; car M. Rahoult n’est pas seulement paysagiste : il groupe avec goût des figures excellentes, et, sous son crayon, les plaisantes matrones Pissisen, Jappeta, Faliben et Franqueta, débris archéologiques de la race humaine non moins intéressants que les vieilles tours et les antiques rochers de l’Isère, reprendraient vie, ainsi que la belle Fleuria, la cousine Beneyta, l’épouseur Patagoulliat et les petits ferluquets, contou de novelles ; enfin tout ce petit monde de province du siècle dernier, grouillant de couleur sous la plume rieuse et légère de Blanc la Goutte. Il y a du Balzac danc ce bonhomme. Espérons que le succès de Grenoblo malhérou engagera MM. Rahoult et Dardelet à compléter la publication de ce modeste et agréable chroniqueur des douleurs et des gaietés dauphinoises.

Nohant 23 octobre 1860.

POST-SCRIPTUM

Mais, complétée ou non, l’œuvre de Blanc la Goutte vient de recevoir l’hommage d’une illustration splendide. Tant que Grenoblo malhérou a été en cours de publication, il était difficile, même à la plus bienveillante appréciation, de ne pas craindre quelque défaillance des artistes-éditeurs avant la fin d’un travail si considérable. Eh bien, il s’est complété avec un progrès sensible, de livraison en livraison. Ce beau livre est donc un des plus sérieusement illustrés qui aient jamais paru. Et pourtant, l’époque est aux merveilles en ce genre. Le crayon de Jacques et celui de Gustave Doré nous ont révélé une nouvelle application de l’art et prouvé, contre toute vraisemblance, contre toute prévision, que les œuvres du génie littéraire pouvaient être rehaussées par l’image et parler encore à la pensée par les yeux. Mais, à côté de ces grands imagiers modernes, on doit maintenant placer M. D. Rahoult et son graveur, M. E. Dardelet. Il faut même leur faire une place à part, et jusqu’à présent unique, puisqu’il n’y a pas de comparaison à établir entre la fougue exubérante, la poésie fantaisiste des compositions en vogue, et la tranquille richesse de nos artistes grenoblois. Ici, aucune interprétation libre, aucune concession à l’entraînement, aucun empiétement de l’esprit sur le cœur, aucun emportement et aucune intervention de l’artiste entre le public et le sujet. Il ne semble pas qu’il vous le fasse voir par ses propres yeux, on dirait qu’il a voulu prendre l’œil réaliste de tout le monde pour le voir lui-même. Partout un dessin ferme, pur, consciencieux et fidèle ; partout un drame poignant de vérité naïve, une réalité grouillante dans les moindres détails. Rien pour l’effet, et partout un effet sûr et profond. L’illustration est bien comme le poème, la peinture exacte d’un désastre relaté dans une forme nette, humoristique, comique et déchirante en même temps. C’est le fait authentique avec ses incidents burlesques et ses épisodes navrants. En regardant avec attention ces innombrables dessins, depuis le sujet principal du chapitre jusqu’aux microscopiques vignettes où s’agite toute une population en désarroi au milieu d’un petit monde qui s’écroule, on se surprend à rire et à pleurer ; car on croit assister à l’événement. On oublie qu’ils ne sont plus, ces beaux seigneurs, ces bons bourgeois, ces pauvres ouvriers, ces dames charitables, ces paysans éperdus, ces moines effarés, ces miliciens intrépides, ces femmes qui emportent leurs enfants, ces enfants qui emportent les vieillards. On les plaint, on les aime, on les connaît, on voudrait courir à leur aide. On se persuade que l’on est leur contemporain, leur voisin, leur ami, leur compère. Merveilleuse puissance du vrai et du bon ! Qui se souciait à Paris de l’inondation de 1733 à Grenoble ? Tant d’autres sinistres ont passé depuis sur tous les points de la France ! Et voilà que ce désastre, confondu, sinon oublié, dans le nombre, revit comme un fait immense, et grave dans la pensée une date ineffaçable !C’est qu’il est excellent aussi, ce texte attendri et enjoué, solennel et bonhomme, de Blanc la Goutte. C’est un petit chef-d’œuvre. Mais aussi, comme il a été senti et traduit par l’artiste ! quelle intimité de sentiment s’est établie entre le poète et l’imagier ! Comme ils sont bien les enfants du même pays et comme ils parlent bien la même langue, ingénue, touchante et maligne !

Espérons que ce monument, édifié avec des ruines, véritable musée archéologique portatif, ne sera pas apprécié et encouragé par les seuls Dauphinois reconnaissants, et que toutes les bibliothèques de la France et de l’étranger voudront s’enrichir d’un ouvrage unique en son genre et si parfait comme exécution, gravure et typographie, que Paris et Londres n’ont encore produit rien de mieux.

Janvier 1865
  1. Chez Rahoult et Dardelet à Grenoble.