Souvenirs de 1848/2/13

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Calmann Lévy, éditeur (p. 385-390).



XIII

EXPÉDITION DES DEUX-SICILES
SOUVENIRS PERSONNELS

Par MAXIME DU CAMP


Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes ont déjà goûté cet excellent travail, que la publication en volume va répandre avec avantage pour l’auteur et pour l’œuvre, pour l’homme et pour l’idée.

L’homme est connu. Il est jeune, indépendant, aisé ; il s’appartient ; une conviction pure et forte s’est emparée de sa vie sans incertitude, sans discussion. Il l’a servie, il s’est donné au vrai, au juste ; pas de nuage, pas de déviation dans cette très noble existence.

Il est poète, réellement poète et artiste, romancier original, rêveur fantaisiste ; il a beaucoup voyagé ; il aime et comprend la nature, l’art, le mouvement et le repos, la rêverie et l’action.

Mais, avant d’être un poète, c’est un homme, chose plus rare ! Il a écrit, il a mis sa croyance dans ses écrits. Il a trouvé que ce n’était pas assez, il a voulu donner plus que son talent, il a donné sa volonté et sa vie à la plus belle des causes, au salut de l’Italie. Il s’est enrôlé sous le drapeau de Garibaldi.

Était-ce un coup de tête ? On pourrait le penser d’après le malaise de certaines existences morales au temps où nous vivons, d’après le goût des aventures qui caractérise les âmes poétiques, d’après la curiosité qui est l’heureux lot de la jeunesse. Eh bien, quand on a lu la relation que nous avons sous les yeux, on est frappé du sérieux de l’acte et de l’écrit. C’est une belle action et c’est un beau livre, n’hésitons pas à le dire ; mais c’est aussi un bon livre et une bonne action.

La France militaire avait fait son œuvre sur les champs de bataille du nord de l’Italie ; la science avait donné ses ressources, la bravoure éprouvée et la jeunesse ardente avaient donné leur sang et leur élan. L’Autriche était chassée du Milanais ; mais, au midi, la liberté n’était pas conquise, l’unité n’était pas faite. Nous n’avons pas à juger ici le trop d’incertitude des uns, le trop d’impatience des autres ; nous croyons qu’en dehors de la logique des faits historiques, il y a une intervention mystérieuse, une logique de l’enthousiasme, une sagesse téméraire où la main de Dieu se charge de tracer le poème divin des rédemptions. Maxime Du Camp compare Garibaldi à Jeanne d’Arc. Jamais Garibaldi n’a été mieux compris, jamais il ne sera mieux défini. La France devait être représentée aussi dans cette campagne irrégulière, merveilleuse, inspirée. Elle ne pouvait l’être que par un très petit nombre de ses enfants ; elle en avait tant donné à Solferino et à Magenta ! Elle avait largement ouvert ses entrailles généreuses : il semblait qu’elle eût épuisé le plus pur de son sang. Pourtant, quelques-uns s’étaient réservés pour la dernière lutte, et, parmi ceux-ci, Maxime du Camp s’est chargé de représenter la classe des écrivains penseurs et artistes. Sachons-lui-en beaucoup de gré ; son dévouement nous honore tous.

Il est impossible de se jeter dans les périls d’une aventure épique et de faire bon marché de sa vie avec plus de modestie et de simplicité. L’auteur de cette relation touchante et forte nous parle à peine de lui, ne se cite que comme témoin oculaire, et ne se donne même pas la satisfaction philosophique de nous initier aux motifs de sa résolution. Le moi est pour ainsi dire absent, et pourtant, à travers cette réserve pleine d’un goût bien rare chez les gens de lettres, sa personnalité d’artiste se révèle heureusement à chaque page. Il voit la nature et les pittoresques scènes de mouvement qu’il traverse sur terre et sur mer ; il les voit en peintre fidèle, concis, ému, trois qualités difficiles à réunir dans un rêve si agité. Un beau et brave sang-froid lui a permis de tout regarder, de tout sentir, de tout comprendre, depuis le langage mystérieux du flot mourant sur le sable jusqu’à la parole inspirée des héros qu’il coudoie. Il examine ces hommes, il les raconte et les traduit en historien et en peintre, et pourtant toutes ses facultés sont lucides ; car, à travers l’enthousiasme du fait et les poignantes émotions du drame dont il est un des acteurs les plus occupés, il voit la grâce des courbes du rivage, la majesté des grands reliefs des montagnes ; il savoure le silence des forêts, la rêverie des bivacs, la beauté des couleurs du matin, la placidité des nuits étoilées ; il est impossible de mieux voyager, dans le sens descriptif du mot. Il est presque naturaliste, du moins il Test suffisamment pour nous faire connaître, au moyen de larges esquisses, la nature des contrées qu’il parcourt et l’essence des choses qui le frappent. Tout cela dans une mesure parfaite, sans chercher l’effet, et avec un évident désir d’encadrer fidèlement l’épopée qu’il retrace. Sachons-lui gré de ce soin charmant qui ne corrige pas ici l’aridité de l’histoire — car rien n’est aride dans ce brillant épisode, — mais qui en fait ressortir toute la poésie.

Il serait, du reste, impossible de séparer Garibaldi et ses hardis compagnons de cette poésie ; mais, avec lui et avec eux, le danger contraire était à éviter. Rien d’emphatique heureusement dans ce récit, où, la part faite à l’inspiration secrète et au rôle inspiré, nous voyons la vraie figure du héros de l’Italie et celle de ses plus éminents associés à la clarté vraie d’un jugement sain et solide. Les événements généraux de cette phase historique, le rôle de la France, celui de Cavour, celui des diverses castes et des principales figures qui les représentent, sont appréciés avec une sagesse pleine de dignité, de mesure et de sincérité. Nul emportement, nulle aigreur au sein de cette tourmente, une grande foi et une grande bonne foi, antithèse délicate pour la conscience et vaillamment résolue par un esprit juste et bien trempé.

Ce livre, plein d’intérêt d’un bout à l’autre, nous l’avons lu deux fois avec la même sympathie et la même satisfaction. Il nous a expliqué plus d’une énigme de détail, et nous a confirmé dans une appréciation générale instinctive. Nous nous étions dit : « Cela devait être ainsi » ; et c’est un plaisir sérieux pour nous de voir qu’il en a été ainsi, car nul doute ne peut s’élever contre la franchise et le bon sens du narrateur.

Ajoutons que des épisodes saisissants sont, au point de vue de l’art, écrits de main de maître : la mort du petit trompette sicilien, les imprécations de la vieille dame de Maïda, la mort de Lupatelli et de ses compagnons, celle de Paul de Flotte, et toutes les tragédies de la bataille au bord du Vulturne.

En dépit des déchirements de cœur qui se font en lui chaque jour dans cette campagne, le narrateur est Français ; c’est vous dire qu’il a de l’esprit et que son ironie achève souvent avec une amère gaieté l’œuvre de son indignation ; mais le respect des sentiments nobles domine cette fièvre généreuse, et nous ne pouvons mieux terminer notre appréciation que par celle de M. Maxime Du Camp sur M. de Flotte et M. de Pimodan : « Chacun d’eux, dit-il, représentait bien une des vertus de cette France contradictoire, vertus qu’on a appelées l’esprit de routine et l’esprit d’aventure, mais que je nommerai avec plus de justesse la fidélité et la recherche du mieux. Pour ma part, je ne plains pas ces deux hommes, si différents l’un de l’autre à la surface et si semblables au fond par l’abnégation, le courage et le dévouement ; car ils sont tombés pour la même cause qu’ils avaient librement choisie, et je pense que, lorsqu’un sacrifice sérieux et désintéressé s’accomplit quelque part, il est bon que la France y soit représentée par un de ses enfants. »

On ne peut ni mieux penser ni mieux dire.

Nohant, 30 août 1861.