Souvenirs de 1848/2/7

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 343-348).



VII

LA MAISON DÉSERTE
NOUVELLE D’HOFFMANN

[1]


Que fait là ce jeune homme ? Pourquoi regarde-t-il ainsi dans un miroir au milieu d’une promenade publique ? Il faut qu’il ait l’esprit un peu égaré. — N’en doutez pas ; il est à demi fou : c’est un personnage des contes d’Hoffmann. Un de ces jours, il a remarqué, parmi les somptueux hôtels qui bordent le côté droit du boulevard, une petite maison à un seul étage, mal entretenue, triste, silencieuse, et, suivant toute apparence, inhabitée. Sa première pensée a été que le propriétaire de cette maison avait bien tort de laisser à l’abandon un immeuble qui, dans un pareil quartier, pourrait rapporter un revenu considérable. Il était naturel d’avoir cette idée ; elle doit traverser la tête de tous les passants. Mais un personnage d’Hoffmann ne saurait s’arrêter à une impression si simple. Notre jeune homme s’est dit que l’on avait peut-être quelque grave motif pour ne pas réparer ou reconstruire cette maison ; qu’il se pourrait bien qu’elle ne fût pas aussi inhabitée qu’elle semble l’être ; que sans doute, si l’on cherchait, on arriverait à découvrir un étrange mystère... Une fois son esprit engagé dans ce courant de conjectures, il n’a plus été libre de penser à autre chose. Il a pris des informations ; on lui a répondu que la maison servait d’officine à un confiseur qui habite le rez-de-chaussée de l’hôtel voisin. Quelle déception ! quelle chute ! Mais le renseignement méritait-il bien toute confiance ? Le jeune homme est entré chez le confiseur et l’a fait causer. Or le bonhomme a répondu qu’en effet il avait désiré louer la maison pour y faire sa cuisine sucrée, mais qu’on avait repoussé ses propositions ; il a ajouté que, de temps à autre, l’on entendait de singuliers bruits sortir de ce logis mystérieux, qu’il s’en exhalait aussi d’étranges odeurs, et que certainement il s’y trouvait au moins deux personnes, bien qu’on n’eût jamais vu que l’une d’elles, un très vieux domestique, rude, vigoureux, ne répondant que par des monosyllabes ou des rires sardoniques aux questions qu’on lui adressait. Notre héros de roman avait donc raison. Mystère ! mystère ! Dès ce moment, le voilà cloué sur le boulevard, devant la maison, regardant incessamment la porte et les fenêtres. Il est enfin parvenu, dans un instant rapide, à entrevoir un joli bras blanc qui soulevait la draperie des fenêtres et posait un vase en cristal sur un appui. De là, redoublement de trouble, d’émotion, de curiosité, et une invincible volonté de savoir quelle est la jeune beauté enfermée dans cette prison enchantée.

Cependant il craint que les voisins ne remarquent son assiduité à épier les fenêtres ; il imagine d’acheter à un marchand colporteur, qui vient à passer, un petit miroir à l’aide duquel il peut voir ce qui se passe aux fenêtres de la maison, tout en leur tournant le dos. Bientôt il voit reparaître non seulement le bras, mais encore une charmante figure, pâle et triste, qui semble l’apercevoir et même implorer son secours. Pour le coup, il est pétrifié, et il ne serait pas plus facile de l’arracher de ce banc que s’il eût été transformé en une statue d’airain scellée sur un piédestal de marbre. En ce moment, un honnête conseiller qui le surprend dans cette situation et qui devine très bien son stratagème, lui dit : « Prenez garde, jeune homme, aux miroirs enchantés ! » — Paroles terribles ! Ce bras, ce visage, ne serait-ce point, par hasard, de pures visions ? Le miroir serait-il vraiment l’œuvre de quelque alchimiste ? Mais il se rappelle qu’il avait déjà de ses propres yeux vu le bras avant d’acheter le miroir. Il ne se laissera donc pas décourager par l’avis railleur du conseiller. Il va persévérer dans son entreprise. Que découvrira-t-il à la fin ? Nos lecteurs peuvent le chercher dans le conte intitulé : la Maison déserte. Nous les avertissons seulement qu’ils ne seront pas récompensés de leur peine. Hoffmann imagine, pour terminer son récit, que la maison sert à garder une vieille femme devenue folle par suite d’une affection trahie. Le vieux domestique est quelquefois obligé de la frapper de verges pour l’empêcher de se livrer à des transports furieux et à des excès contre elle-même. Le bras blanc et le joli visage appartiennent à une jeune parente de la folle, qui était venue la visiter. Un romancier ordinaire serait parti de là pour commencer une histoire d’amour entre le jeune curieux et cette belle. Mais Hoffmann ne se plaît pas aux lieux communs du roman : dès que son héros est arrivé à la certitude qu’il cherchait, il l’envoie guérir sa raison, fort compromise, au milieu de la nature, dans un petit village éloigné ; après quoi, il n’est plus question de rien : le conte est fini. Quelle serait la morale à tirer de cette bizarre conception ? Dirons-nous que, si ce jeune homme avait appliqué sa force de persévérance et sa fine sagacité à l’étude d’un problème scientifique, il serait peut être parvenu à quelque découverte vraiment utile ? C’est un fait trop évident. On pourrait commenter autrement ces efforts de l’esprit d’Hoffmann pour faire des trouées à travers les apparences ordinaires, et pour pénétrer aussi loin que possible dans l’inconnu. Certainement, l’infini s’étend partout autour de nous et dans tous les sens. Croire que l’on connaît tous les caractères et tous les jeux des passions humaines, c’est une illusion. S’il y a des démons de toute espèce sur la terre, il y a aussi des anges. Il doit se nouer et se dénouer à tout instant des combinaisons de pensées et d’actions que l’imagination la plus puissante des poètes ou des romanciers ne saurait même entrevoir dans ses rêves les plus hardis. Mais il n’est point sain de s’abandonner à ces entraînements de notre curiosité ; au delà d’une certaine limite, en forçant les inventions du possible, on s’expose à perdre le sentiment de la réalité ; contentons-nous de n’être jamais ni trop affirmatifs ni intolérants.

Mars 1856.
  1. À propos d’un dessin de M. Maurice Sand.