Souvenirs de 1848/2/8

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Calmann Lévy, éditeur (p. 349-354).



VIII

LÉGENDES FANTASTIQUES


Dans plusieurs tableaux et dessins admis cette année à l’Exposition de peinture, un artiste de beaucoup d’imagination et d’esprit, aimé du public, M. Maurice Sand, s’est attaché à reproduire les légendes fantastiques de cette partie de la France que Ton appelait autrefois le bas Berry, et qui a conservé dans ses croyances populaires, comme dans son aspect pittoresque, un cachet, pour ne pas dire un parfum d’ancienneté très caractéristique. Grâce au ciel, les mauvaises superstitions ont diminué, les maladies épidémiques que l’on appelait la grand’mort ont disparu avec les eaux stagnantes et les terres incultes. Le pays est généralement bien cultivé et les mœurs sont devenues fort douces ; mais la poésie à la fois sombre et burlesque des antiques légendes vit encore dans les imaginations et défraye les veillées d’hiver, tandis que la campagne conserve en mille endroits, grâce à certaines habitudes agricoles traditionnelles, une physionomie qui est encore celle du moyen âge. Ainsi, au milieu de terres fertiles en plein rapport, on trouve encore, dans cette région, le pâtural, vaste espace d’herbes folles, de buissons épineux et d’antiques souches d’arbres trapus, littéralement émaillé de fleurs sauvages au printemps, mais sec et morne quand les troupeaux de bœufs qui y ont pris leurs quartiers d’été le laissent tondu et foulé pour tout le reste de l’année. Une autre coutume barbare est d’ébrancher les arbres pour donner la feuille sèche aux moutons durant l’hiver, après quoi on brûle le fagot. C’est l’orme abondant et vigoureux dans ce terrain, qui est soumis à cette mutilation périodique, et qui se couvre de bosses et de rugosités affectant les formes les plus bizarres, parfois les plus effrayantes. Dans le brouillard du crépuscule, ou quand la lune, à son lever, argente de lueurs obliques les fonds humides, ces monstres, plantés au bord des chemins, semblent étendre sur le passant des bras désespérés ou pencher vers lui des têtes menaçantes.

La largeur démesurée des chemins de pâture communale est encore un caractère particulier au bas Berry. Leurs vastes sinuosités, rayées d’herbe courte et de déchirures rougeâtres, donnent à certains points de vue un air d’abandon capricieux qui rappelle l’abandon primitif où se trouvait la terre, lorsqu’elle n’était pour l’homme nomade qu’un lieu de passage et de campement. En d’autres endroits de cette province, le sol a pu trouver dans la petite culture ou dans la gestion de la grande propriété, les ressources nécessaires ou l’activité suffisante pour sortir de sa primitive pauvreté. Là s’étendent des steppes inféconds, semés de grosses roches que la tradition attribue à un travail d’esprits pervers ou fantastiques, et autour desquelles se passent encore, dit-on, des choses étranges, des scènes incompréhensibles.

Ces croyances passeront, ces lieux seront transformés. Chaque jour, le progrès, quelque lent qu’il soit dans les campagnes, travaille à son œuvre persévérante et emporte, ici une superstition locale, là un coin obstiné du désert. Il arrache les ronces, nivelle les passages, soumet la nature rebelle, et défriche les esprits en même temps que le sol. Dans cinquante ans, on cherchera ces traditions rustiques, ces roches éparses, ces arbres mutilés, cette poésie du passé rude et coloré qui s’en va en bien-être et en raison.

Hélas ! disent les artistes, la terre sera bien ennuyeuse quand la charrue aura passé partout, et quand le paysan sera un bourgeois voltairien. Je l’avoue aussi, moi, je sens la nécessité des grandes réformes agricoles, et pourtant je m’étonne encore quand un villageois me dit qu’il passe désormais sans terreur aux lieux où, dans sa jeunesse, le fadet, sous la forme d’un loup noir ou d’une chienne blanche, lui sautait sur les épaules et se faisait porter, lourd comme trente boisseaux de blé, jusqu’à la porte de la métairie, ou jusqu’au porche de l’église paroissiale. Mon cœur se serre quand j’entends le conseiller municipal du hameau menacer les vieux arbres hantés, les petits étangs habités par de gigantesques personnages baignant leurs grand’jambes dans l’eau rougie des feux du couchant ; je suis presque en colère quand on parle d’enlever les grosses pierres parlantes et grimaçantes pour en faire des auges de granit, et les vieux téteaux pour faire du feu. « Quand tout ça n’y sera plus, disent quelques esprits forts, le monde ne sera plus si bête. On ne croira plus que le diable fait son sabbat à la croix des Bossons, et que le follet jette les cavaliers par terre aux pierres d’Epnell pour bourdir leurs montures en les fouaillant de sa grand’queue de dix aunes. »

Il est vrai, et tant mieux si l’on s’éclaire sans devenir sot, de simple qu’on était. Mais, quoi qu’il en arrive, le passé perdra bientôt son prestige, il ne faut pas en douter, et il est bon qu’un artiste ait consacré son talent à reproduire ces lieux agrestes qui vont disparaître et ces scènes fantastiques qui, après lui et nous, ne laisseront plus de traces dans la mémoire des bonnes gens.

L’hallucination est, d’ailleurs, un fait psychologique et physiologique qui trouve à chaque instant sa place nécessaire dans l’histoire des masses. Tout est prodige dans les récits et dans les souvenirs de la race humaine. Les ouvrages de M. Maurice Sand ne sont donc pas de pures fantaisies d’artiste : ce sont des traits de mœurs et, dans leur genre, des documents pour l’histoire d’une province. Si l’on songe qu’avec quelques modifications, ces traditions se retrouvent, non seulement dans toute la France, mais encore dans presque toute l’Europe, on ne niera pas l’utilité et l’intérêt de cette recherche. Et d’ailleurs, avons-nous bien envie dérailler les visions et les crédulités des gens de campagne, nous qui voyons la croyance passionnée aux tables parlantes et aux jongleries à la mode des médiums défrayer les loisirs et enflammer les imaginations du plus beau monde ? Je n’y vois qu’une différence, c’est que la vieille légende populaire est plus intéressante et plus originale que toutes ces inventions modernes, et que ces symboles ont un sens logique et moral très préférable aux balourdises ou aux caprices absurdes des esprits frappeurs. Cet animal qui se fait porter, n’est-ce pas le sensualisme, qui, laid comme une bête et lourd comme un remords, pèse sur l’ivrogne attardé ? Ce follet railleur qui le jette parterre et lui emmène son cheval, n’est ce pas la personnification de sa propre malice ou de sa propre ambition, qui, folle et quinteuse, emporte sa force, et le laisse, étourdi et brisé, dans la nuit et dans la solitude, auprès de ces pierres druidiques où le diable cache des trésors ? Tous ces fantômes qui poursuivent les méfaits nocturnes, sont des esprits bien avisés, qui avertissent, répriment ou châtient. C’est une histoire naïve, poétique ou divertissante, des tourments, et, par conséquent, des progrès de la conscience populaire.

14 juillet 1857.