Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)/01

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Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 68-80).
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SOUVENIRS DE BORDEAUX
1871-1914

Le 11 février 1871, j’arrivai à Bordeaux, comme archiviste à l’Assemblée nationale élue le 8, et j’allai modestement installer mon petit bureau dans le Grand Théâtre au troisième étage donnant sur la rue Esprit-des-Lois. M. de Joly, architecte du Palais-Bourbon, un petit homme au crâne d’ivoire jauni et aux favoris noirs, très agile, très preste, se démenait comme un diable au milieu d’une nuée d’ouvriers. Ce n’était, dans les diverses salles, que coups de marteaux, de scies, de rabots. L’architecte faisait installer en hâte les vestiaires des représentans dans le vestibule du théâtre, au pied du grand escalier qui, par son bel aspect, suggéra à Charles Garnier l’idée du somptueux escalier du Grand Opéra. Il transformait le foyer en salle des Pas-Perdus avec la petite salle qui lui faisait face. Il installait la Questure et la Présidence dans les locaux du cercle de la Comédie et du Club bordelais, puis les divers bureaux et commissions un peu partout. Le Secrétariat de la Présidence, gouverné par M. Valette, un grand vieillard, sec, froid et très érudit, le type incarné du vieux parlementaire, était situé au second étage au-dessus de la salle du Jockey-Club. On créait un plancher au-dessus des fauteuils d’orchestre, pour le mettre de plain-pied avec le plancher de la scène, et sur la scène elle-même, on construisait un immense panneau, contre lequel allaient se dresser le bureau dv. Président et des Secrétaires, puis la tribune. Je vois encore M. Valette, adossé aux rochers de Guillaume Tell, donnant gravement des instructions précises à M. de Joly. A la place dus fauteuils des abonnés, ou rangeait en amphithéâtre des banquettes de bois recouvertes de velours rouge. Les loges et baignoires du pourtour étaient également réservées aux représentans, et je me rappelle que dans l’une d’elles figurait au premier rang. M. Léonce de Lavergne, remarquable par une immense visière verte abritant ses yeux fatigués. Nous avons actuellement au Sénat un honorable médecin sénateur qui apaise l’éclat du lustre électrique par un simple feuilleton ou un amendement placé sur son front, dédaignant ainsi la visière qui le désignerait beaucoup trop à l’attention curieuse des spectateurs.

Derrière le fauteuil du Président, on disposait deux petits bureaux pour le Secrétaire général et pour son gendre, chef de bureau de la Présidence, l’aimable et regretté Jules Poudra. Au pied de la tribune, on plaçait le banc des secrétaires-rédacteurs et à droite et à gauche les stalles étroites des sténographes. Les galeries des premier et second étages étaient réservées au public, ainsi que le Paradis. La presse était confinée dans la loge centrale du premier étage. Un des questeurs de l’Assemblée, le fameux M. Baze, s’était réservé le monopole des billets. Il en disposait avec assez de fantaisie et s’attirait, sans paraître trop s’en soucier, les malédictions des journalistes et du public. Les brocards pleuvaient sur lui dans les journaux comme dans les couloirs. Il les endurait assez patiemment, satisfait du droit régalien qu’il s’était arrogé et content de faire enrager les solliciteurs. Sa popularité parlementaire datait du Deux-Décembre. Déjà questeur a la Législative, il avait fait une proposition, qui ne fut malheureusement pas votée, prévoyant la répression d’un attentat à la majesté et aux droits de l’Assemblée, et il s’était signalé par une opposition très courageuse au coup d’État. Réveillé dans la nuit, il s’était dressé sur son séant dans un appareil sommaire, la tête coiffée d’un madras rouge à cornes. Ce petit Méridional rageur avait commencé un discours éloquent qui impressionnait les soldats, lorsque le colonel Espinasse, qui s’inquiétait de ce flux de paroles terribles, eut l’idée plaisante de crier tout à coup : « Enlevez Apollon ! » Ces deux mots si drôles firent rire les soldats qui cueillirent dans leurs bras robustes le questeur farouche et l’emmenèrent à Mazas. M. Baze y demeura quelques jours et eut ensuite l’honneur d’être mis sur les listes de proscription. Il partit pour Bruxelles et y demeura passionnément opposé au second Empire, si bien qu’après la chute de celui-ci, l’Assemblée nationale crut devoir récompenser sa constance méritoire et son intrépidité en lui donnant la première place de questeur.

L’ancien salon de lecture était réservé au poste de la Garde nationale qui rendait les honneurs, et l’accès des tribunes publiques avait lieu par la porte du Cercle de la Comédie. Les représentans pénétraient dans la salle par l’ancienne loge centrale du conseil municipal. C’est là, que j’assistai un jour à une scène qui faillit devenir tragique. On discutait je ne sais quelle élection méridionale qui faisait murmurer la droite, quand M. Testelin, de l’extrême gauche, qui se trouvait à l’entrée de la loge, s’écria tout à coup : « Sans le 4 septembre, vous lécheriez encore les bottes de l’Empereur ! » M. Hervé de Saisy, qui était placé de l’autre côté de la loge, s’imagina que ces paroles étaient à son adresse. Grand, fort, très violent, il se jeta sur Testelin, le saisit à la gorge, serra la cravate, et cela si énergiquement que, sans l’assistance immédiate de deux huissiers, le malheureux eût passé de vie à trépas. On le conduisit à la buvette du premier étage, on le déshabilla, on lui fit respirer des sels et on lui rendit le souffle qui s’en allait déjà. Après explications, excuses et échange de poignées de mains, l’affaire en resta là.

J’avais trouvé, non sans peine, car tout Paris était venu à Bordeaux, une chambre convenable sur la place des Grands-Hommes, où est situé un marché fort achalandé dont les fleurs me ravissaient. Je me rappelle un petit incident qui m’égaya beaucoup : j’avais placé sur le marbre de la cheminée une petite Vénus de Milo en albâtre. Ma pudique hôtesse, que cette statuette offusquait, crut devoir un jour la revêtir d’une chemise de lin, ce qui lui donna un air très drôle. Si le docte Ravaisson eût été là, lui qui cherchait toujours des bras pour sa chère Vénus, il en eût fait une grosse maladie.

J’allais le matin, l’après-midi et le soir à l’Assemblée. C’était un lieu très fréquenté où l’on cherchait des nouvelles à sensation, et presque aussi couru que le Café de Bordeaux, qui continue encore aujourd’hui sur sa terrasse et dans ses salles aux ors criards, aux peintures tapageuses et aux statues en chocolat, à attirer les curieux et les personnalités de tout genre. On s’y pressait, on s’y foulait une heure avant la séance et après la séance même, et l’on y échangeait des propos mélancoliques sur la situation de la France. On y faisait aussi une correspondance active en buvant des bocks, du café et en prenant des « apéritifs » ou des glaces. De nombreux journaux passaient de mains en mains, rédigés par des écrivains bordelais ou parisiens, mais tous imprimés à Bordeaux. Le Moniteur universel, journal du gouvernement, était composé par les soins de Dalloz en un format in-4o qui devint plus tard le format du Journal officiel, édité par Wittersheim. L’édition de Paris avait conservé le grand et incommode format in-folio.

Je prenais mes repas dans un hôtel de second ordre, mais doté d’une excellente cuisine. On y rencontrait des représentans, des fins becs comme Eugène Farcy, l’inventeur de la célèbre canonnière qui, au début de la guerre, devait opérer sur le Rhin et n’opéra que sur la Seine. Nous allions quelquefois déjeuner au Chapon fin, renommé par sa bonne chère. On y trouvait nombre de gourmets et on n’y payait pas alors des prix exorbitans. Aujourd’hui, vu l’affluence, il faut des recommandations quasi officielles pour y pénétrer, et les valets stylés qui en gardent l’entrée, comme autant de dragons impassibles, demandent avec un air discret : « Monsieur a-t-il eu soin de prévenir le gérant de son intention de prendre ici son déjeuner ou son dîner ? »

Au Café de Bordeaux, comme chez le chocolatier Prévost, on retrouvait force amis et connaissances. En effet, le Tout-Paris s’y donnait rendez-vous. Les francs-tireurs et les francs-fileurs,. les fantassins, les mobiles et les cavaliers de passage, les officiers et généraux disponibles, les écrivains et journalistes, les fonctionnaires et les [artistes, les dames du monde et les autres, les curieux et les oisifs s’y rencontraient à l’heure dite. C’était, comme aujourd’hui, un brouhaha de conversations, des échanges de propos tristes ou gais, des appels bruyans, des dialogues expressifs au milieu desquels sonnait et résonnait l’accent bordelais, martelé et appuyé, qui ne laisse en chantant passer aucune consonne, aucune voyelle sans lui faire un sort pompeux. J’ai entendu là Louis Blanc faire des déclarations sonores en faveur de l’Alsace-Lorraine et Victor Hugo crier de tout son cœur : « Vive la République ! » Tout autour du Café de Bordeaux se pressaient des crieurs infatigables de journaux qui annonçaient sur un ton aigu : le Châtiment, le Combat, la Gironde, la Petite Gironde, le Vengeur, la Finance, le Courrier de la Gironde, le Moniteur, la Gazette de France, etc. Des fleuristes importunes vous accablaient de violettes et de roses, des cireurs de bottes s’emparaient de force de vos chaussures, des marchands de sucreries ou autres confiseries vous assommaient de leurs offres, et cela avec une volubilité, une insistance, un accent criard… Quel tapage, quel vacarme !… Si je compare cela au calme d’aujourd’hui, interrompu seulement par les sifflets des vendeurs de journaux, pareils à des crisse-mens de grillons, quelle différence ! Et cependant, je ne puis m’empêcher de constater que la clientèle du grand Café affecte une nonchalance un peu trop grande, laquelle me fait penser à l’attitude paisible de nos cafés du boulevard, quand les événemens intérieurs ou extérieurs n’ont aucune gravité. On voudrait un peu moins de quiétude et de sentiment de bien-être.

Lorsque tant de gens souffrent horriblement, au point de vue physique comme au point de vue moral, les cales et les restaurans à la mode pourraient être fréquentés avec un peu moins de complaisance. Cette observation n’est pas trop méchante, et il me semble qu’il est permis de la faire. Je trouve que, dans cette foule agitée et se pressant aux nouvelles, il y a parfois plus de curiosité que d’émotion.

En 1871, on se promenait habituellement, — et il en va de même aujourd’hui, — dans les grandes et belles allées Tourny où la statue de Napoléon III avait été renversée de son piédestal et où, quarante ans plus tard, Dalou devait faire placer un de ses chefs-d’œuvre, le monument de Gambetta. Le tribun se rendait à la séance en fiacre découvert et, debout dans la voiture, la tête fière, répondait à de fréquens saluts par des coups répétés d’un superbe haut de forme, tandis que les passans émus criaient : « Vive le grand homme ! » Du Cours du XXX-Juillet, on aimait à regarder la place des Quinconces, qui avait servi de Champ de Mars pendant toute la guerre et qui avait conservé de belles frondaisons, aujourd’hui, hélas ! bien mutilées. Cette magnifique esplanade n’avait pas encore était abîmée par l’effroyable colonne élevée à la mémoire des Girondins que surmonte la statue de Dumilâtre où un amas de jupons, d’ailes, de chaînes brisées et de palmes, placés sur un globe offrent à l’œil la plus affreuse effigie qui soit jamais sortie des mains maladroites d’un sculpteur. Ajoutez-y un coq d’or aux ailes en éventail, des tritons et des chevaux aux pieds fantastiques dont Bartholdi me soulignait jadis l’horreur, et vous comprendrez le désir de tous les Bordelais, amateurs de belles statues, de voir disparaître au plus tôt cette monstruosité. Il faut que la capitale de la Gironde conserve son aspect de beauté incomparable à cet endroit unique où se profile la superbe façade du Grand-Théâtre, le chef-d’œuvre de Louis. Nous connaissons trop le bon goût de l’administration des Beaux-Arts pour qu’elle ne puisse satisfaire à un vœu presque général et qu’on ne restaure bientôt l’esplanade des Quinconces, en y replantant de grands ormes et en la débarrassant des baraques qui masquent le paysage sur le quai voisin, ainsi que des laides expositions qui s’y installent, au désespoir des artistes, comme l’Exposition canine ou l’Exposition culinaire, qui déshonorent le jardin des Tuileries.

Il y a quarante-quatre ans, devant le théâtre Louis, que gardaient, dans les premières séances de l’Assemblée, les soldats de la garde nationale, abondaient les curieux, venus pourvoir de près les élus de la France. C’est là qu’on allait saluer les amiraux Jauréguiberry, Fourichon, Pothuau, La Roncière, Le Noury, Saisset, de Montaignac, les généraux d’Aurelle de Paladines, Chanzy, Trochu, Loysel, Mazure, Le Flô, Martin des Pallières, le colonel de Chadois, l’un des héros de Coulmiers, les politiques en renom tels que le duc de Broglie, Léon de Maleville, Buffet, Vitet, de Larcy, Dufaure, Jules Grévy, Barlhélemy-Saint-Hilaire, le vicomte de Meaux, Lambrecht, Victor Lefranc, Batbie, de Mérode ; les anciens membres de la Défense nationale, Gambetta, Jules Favre, Jules Simon, Crémieux, Rochefort ; des écrivains connus comme Victor de Laprade, Littré, Beulé, Saint-Marc-Girardin, et enfin et surtout M. Thiers, qui avait été désigné plus que tout autre à l’attention publique, puisqu’il avait été élu par vingt-six départemens. Quelques imbéciles, — hélas ! il y en a toujours, — croyaient lui déplaire en venant lui crier jusque sous le nez : « Vive la République ! » sans se douter que M. Thiers était plus républicain qu’eux-mêmes.

Il y avait, — je l’ai bien remarqué, — dans la foule des badauds, une certaine animosité entretenue par les feuilles radicales de Bordeaux contre la majorité à qui l’on reprochait d’être rurale, comme si les élus des campagnes n’avaient pas autant d’intelligence, de dévouement, d’autorité, de sens pratique et de valeur que les élus des villes. La Garde nationale elle-même ne craignait pas de manifester ses sentimens hostiles à la Droite et au Centre droit ; aussi les questeurs de l’Assemblée crurent-ils devoir recourir a un escadron de cuirassiers et à un bataillon d’infanterie massés sur le cours du Chapeau-Rouge, la place de la Comédie et la rue Esprit-des-Lois pour intimider les braillards. On mit encore autour du théâtre des lanciers, des chasseurs et des gendarmes au grand courroux de Henri Rochefort et de Langlois, l’ex-colonel de la garde nationale, qui se glorifiait d’une blessure reçue au bras droit à la bataille de Buzenval. Cet excellent patriote se distinguait par une fougue passionnée et rien n’était plus amusant que de le voir courir à la tribune, le bras en écharpe et les cheveux au vent. Il y mettait tant de Hamme et s’exprimait avec une telle violence que.M. de la Borderie lui cria un jour : « A Charenton, l’énergumène ! » ce qui amena un beau charivari.

Le dimanche 12 février, eut lieu au Grand-Théâtre une réunion préparatoire sous la présidence de l’honorable Benoist d’Azy, qui était le doyen de l’Assemblée nationale et que ses amis appelaient « la Vertu même. » Les 250 représentans qui y vinrent décidèrent d’ouvrir officiellement les séances à partir du lundi 13 février, à deux heures. Je me rappelle les moindres détails de ces séances pour les avoir bien consignés dans ma mémoire et dans mes notes, et l’on verra que plus d’un était d’un intérêt assez grand pour qu’on le conservât à l’histoire. Mais, avant d’entrer dans ces détails, je crois qu’il n’est pas inutile d’établir le contraste que présente le Bordeaux actuel avec le Bordeaux de 1871.


Le spectacle des Cours et des rues du chef-lieu de la Gironde mérite en ce moment quelque attention. La foule banale se porte plus spécialement aux abords de la rue Sainte-Catherine, sur le cours de l’Intendance et rue Vital-Carles. Dans cette rue, l’une des plus belles, qui aboutit à la place Pey-Berland et de la cathédrale, deux ou trois rangs de curieux bordent, à certaines heures, les trottoirs pour voir entrer à l’ancienne préfecture, devenue le séjour du Président de la République, des ambassadeurs, des ministres, des généraux et des officiers de tout grade, des officiers étrangers, des chefs arabes, des personnages de marque. L’entrée et la sortie du Président font toujours sensation. Quand on ne peut pas voir de grands personnages, on se contente de menus. Je remarquai un jour une agglomération de badauds sur un point de la rue et l’on me dit : « On veut voir la femme d’un ministre qui achète du chocolat chez un confiseur. » Les Bordelais paraissaient sensibles à cet hommage rendu à une spécialité friande dont je ne nommerai pas le créateur. On se porte aussi sur la place Pey-Berland où se trouve la mairie centrale, ornée de drapeaux français et des étendards des alliés, puis les regards des spectateurs se fixent avec intérêt sur les tours de Saint-André où l’on veut découvrir des mitrailleuses destinées à abattre les Taubes qui viendraient jusqu’à Bordeaux, alors qu’on se borne simplement à y installer la télégraphie sans fil.

Le public mondain fréquente plus volontiers, comme je l’ai dit, le cours du XXX-Juillet, les Quinconces, le Jardin public et surtout les Allées Tourny. Cette magnifique promenade est couverte de chaises comme celle des Champs-Elysées, et les Parisiens et les étrangers s’y donnent rendez-vous à la fin de l’après-midi, ou le soir. Le beau temps, qui dure depuis un mois, favorise ces réunions. Mais l’affluence se porte toujours au grand Café de Bordeaux, car c’est là que les amateurs de nouvelles vraies ou fausses, les oisifs de tout acabit, les spéculateurs et chercheurs d’affaires, les grandes mondaines égarées à Bordeaux viennent s’installer. J’ai dit que certains restaurans à la mode sont archi-pleins, et je puis ajouter qu’ils ont reçu, plus d’une fois, une clientèle importante, qui eût dû, remarque-t-on, songer un peu plus aux affaires graves du moment présent qu’à ses plaisirs personnels. Les kiosques autour du Grand-Théâtre sont assaillis par la foule qui vient y chercher force journaux, des cartes de la guerre et des brochures à sensation.

Beaucoup de journaux avaient suivi Je gouvernement à Bordeaux. Mais le Temps, le Figaro, l’Illustration et plusieurs autres sont déjà rentrés à Paris. Quant au gouvernement lui-même dont le transport provisoire à Bordeaux était certainement nécessaire, son retour plus ou moins prochain à Paris est l’objet de nombreuses conversations, et je sais qu’il l’a été aussi de discussions plus sérieuses en haut lieu. Divers courans se sont manifestés, et la prudence a fini par l’emporter sur l’impatience. On est fondé à croire que le gouvernement restera à Bordeaux tant que l’ennemi n’aura pas quitté le territoire français. Et cela se comprend sans peine, pour peu qu’on se rappelle les embarras de la Défense nationale enfermée à Paris.

On parle beaucoup de la conversion de MM. Gustave Hervé, Anatole France, Tailhade. On admire que celui qui réservait ses balles pour les généraux leur prodigue aujourd’hui sa confiance ; que celui qui raillait avec tant d’esprit, par la bouche intarissable de Monsieur Bergeret, tout ce qui était militaire, offre aujourd’hui à la patrie l’immolation spontanée de ses soixante-dix ans ; que celui enfin qui appelait la bombe du restaurant Foyot « la manifestation d’un beau geste, » ait trouvé, lui aussi, le chemin de Damas. Ce chemin semble plus fréquenté que jamais, et tous les persécuteurs de l’esprit ancien sont animés d’un esprit nouveau. Grand bien leur fasse, et puissent-ils persévérer !

Le Sénat a choisi pour lieu de ses débats futurs le Théâtre Apollo : c’est dans la buvette de ce théâtre que serait installée la salle des journaux et de la correspondance. Que va dire le dieu de la poésie quand il apprendra que son temple est devenu le temple de la prose parlementaire et qu’il entendra, à côté d’éloquentes paroles, les mots nouveaux qui constellent le jargon parlementaire, comme Pourcentage, Solutionnement, Irrecevabilité, Apparentement, Panachage, etc. Il est vrai que la Chambre des députés doit s’installer dans l’Alhambra où les pièces du répertoire sont plutôt légères et ressemblent à celles de l’Eldorado, de l’Olympia, de la Scala de Paris. On avait pensé, comme en 1871, à utiliser le grand Théâtre Louis, mais, la salle étant en réparations, on a dû prendre le local disponible, témoin habituel des grosses gaîtés du public bordelais.

Les ministères se sont installés pour le mieux ou plutôt pour le moins mal. Le Président du Conseil a choisi l’Hôtel de Ville ; la Justice, le Palais de Justice, place Magenta ; l’Intérieur, la Préfecture, située rue Esprit-des-Lois ; les Affaires étrangères, l’hôtel Samazeuilh, place Bardineau. C’est le ministère, le plus luxueusement installé, dans un coin de Bordeaux très paisible, qui touche au Jardin public. L’hôtel fort spacieux à ce qu’on appelle du confort. Les salons sont grands et parfaitement meublés. On y accède par des escaliers vastes et recouverts de beaux tapis, éclairés par des vitraux modernes, tandis que les murs sont ornés de tableaux et de gravures de prix. La Guerre et la Marine occupent la Faculté des Sciences et la Faculté des Lettres ; l’Instruction publique, la Faculté de droit ; les Finances, la Faculté de médecine ; le Commerce, l’Ecole coloniale ; les Colonies, la Chambre de Commerce ; les Travaux publics, l’Agriculture, et le Travail, le lycée de Longchamp. Quant à M. Guesde, ministre sans portefeuille, il a placé son cabinet spirituel dans la rue Esprit-des-Lois. Enfin, l’État-major s’est transporté dans l’hôtel du commandant du 8e corps avec le Ministre de la Guerre et son Cabinet civil. Les ministres ont chacun une automobile à leur disposition et ils se réunissent tous les matins chez le Président, rue Vital-Caries, dans une vaste salle donnant sur un grand jardin, le seul où il y ait des oiseaux. Car, chose curieuse, tandis qu’à Paris nous avons presque dans toutes les rues des moineaux familiers et nombreux, à Bordeaux il n’y a pour ainsi dire pas un seul de ces oiseaux ni dans les rues, ni dans les squares ou jardins.

L’animation des cours et des rues est grande et, malgré la disparition des voitures des particuliers, il y a encore assez d’autos pour produire un vacarme désagréable auquel se mêle le bruit fastidieux des sifflets que manient avec une insistance brutale tous les porteurs, anciens crieurs de journaux. Les rues qui donnent abri à la France du Sud-Ouest, au Nouvelliste, à la Liberté du Sud-Ouest, etc., sont envahies par les camelots, qui se disputent les feuilles aussitôt parues, se ruent sur les kiosques et, en courant, les vendent aux passans curieux. La Bibliothèque de la Ville, voisine de l’église Notre-Dame, rue Mably, est fréquentée par les étudians et les travailleurs de Bordeaux, ainsi que par des membres de l’Institut que des affaires personnelles ou publiques ont appelés momentanément dans la ville et qui n’ont qu’à se louer de l’empressement et de l’obligeance des bibliothécaires, aussi gracieux qu’érudits.

Les Cercles sont déserts, mais, les cabinets de lecture comme le Panbiblion sont très fréquentés. On nous avait promis des conférences sur la Guerre ; on y a renoncé pour le moment. Quelques curieux, comme moi, profilent de leurs rares loisirs pour revoir les attractions historiques de la ville, les ruines du Palais Gallien, les anciennes portes, la cathédrale, la Tour Saint-Michel et des demeures antiques peu connues. Un brave huissier du ministère des Finances, qui a le goût des choses passées, m’expliquait gravement qu’il avait eu le plaisir de découvrir l’ancien lycée et le tombeau de Michel Montaigne. Les amateurs de promenades vont parfois à Lormont, dont l’accès cependant n’est pas rendu très facile ni très agréable. J’y ai retrouvé les vieux bateaux de 1871 où l’on est serré à la façon des harengs dans les caques du port. Le soir, il y a foule sur les grands cours de Bordeaux, où de nombreuses lumières électriques, des tableaux-réclames aux feux variés, l’illumination des grands cafés donnent l’illusion de nos boulevards, de la Madeleine aux Capucines. On n’a pas trop la sensation d’être en plein élément méridional, car si l’on y entend l’accent bordelais avec toutes ses voyelles et toutes ses consonnes, on n’est plus choqué par une exubérance qui, jadis fatigante et presque insupportable, s’est peu à peu apaisée.

Au Jardin Public, admirablement entretenu et célèbre par ses fleurs, ses pelouses, son lac et ses magnolias, on rencontre des femmes élégantes et de bien jolis enfans. Le type bordelais avec ses yeux de feu, son teint mat, ses brillans et abondans cheveux noirs, la régularité et le charme de ses traits, est fort beau. Il y a ici, en ce moment encore, des réunions de femmes gracieuses, très bien, j’allais dire trop bien habillées. Ces jupes, ces corsages, ces manteaux à la dernière mode, ces toques ou petits chapeaux ronds coquets, ces décolletages hardis sont bien mondains en ce temps d’épreuves. Le luxe s’étale si fort que l’excellent curé d’une des plus grandes paroisses de la ville a dû exhorter son auditoire féminin à y prendre garde et le prévenir qu’il était décidé, comme pasteur soucieux de sa mission et de ses devoirs, à ne pas recevoir à la Table sainte des dames d’une tenue qui ne serait pas en rapport avec la sainteté du sanctuaire. Il y a là, en effet, un contraste pénible avec la désolation qu’amènent tant de calamités et avec les deuils cruels imposés par une guerre formidable, qui dure déjà depuis trois longs mois. A côté de robes frivoles et de costumes attrayans, que de jupes noires et que de chapeaux de crêpe, que de châles de laine noire et que de grands voiles qu’on voit passer et qu’on frôle avec émotion ! Il est à désirer que ces sages avertissemens soient écoulés dans l’intérêt du bon renom français…

Il est bien à souhaiter aussi que les porteurs de fausses nouvelles, qui agissent par un besoin maladif de propager quelque chose de neuf et de sensationnel, ou par une étourderie qui est ici coupable, mettent un terme à leurs funestes bavardages., Quant à ceux, — il y en a, — qui vont dans la ville et surtout dans les campagnes, dire que les sacrifices faits par les Français sont suffisans, que les Allemands d’autre part ont été assez châtiés et qu’il y aurait avantage pour les deux partis à s’entendre et à conclure une paix au mieux de leurs intérêts, quant à ceux-là, ils mériteraient un châtiment prompt et sévère. Ils ne sont pas encore bien nombreux, mais prenons-y garde et dénonçons, poursuivons, châtions ces mauvais Français

L’apôtre de l’Alsace, l’abbé Wetterlé, et l’apôtre de Metz, l’abbé Collin, ont attiré dernièrement à la cathédrale Saint-André une foule immense, qui a écouté avec émotion leurs appels à Dieu en faveur de notre pays si éprouvé et de nos deux chères provinces. Ce sont là des paroles de réconfort dont on a besoin.

Les obsèques du comte Albert de Mun, si unanimement regretté, ont été célébrées en grande pompe à l’église Notre-Dame et ont donné lieu à une belle, religieuse et patriotique manifestation. La présence du Président de la République, et de ses ministres, des autorités de la ville et de plusieurs membres de l’Institut, la délégation de la Croix-Rouge et des diverses institutions, un clergé très nombreux, le concours populaire et un bataillon du 140e de ligne sous ses harnois de guerre, tout donnait à cette cérémonie l’air imposant et touchant qu’elle devait avoir. Les discours de MM. Paul Deschanel et Piou au cimetière de La Chartreuse, entendus par une foule recueillie, ont causé une sensation profonde. Nul ne les oubliera. La ville de Bordeaux s’apprête à honorer la mémoire d’Albert de Mun en donnant son nom à l’une de ses rues.

Tel est en quelques traits rapides l’aspect du Bordeaux de 1914, où tout ce qui touche à la guerre est l’objet presque unique des entretiens et des méditations de tous.

Je dois ajouter, — et je le fais avec la plus vive satisfaction, — qu’il y a peu de rues où l’on ne trouve des hôpitaux ouverts soit par la Croix-Rouge, soit par l’initiative privée, qui apportent aux grands hôpitaux de la ville un appui précieux. La charité ici est immense, les bonnes volontés unanimes, le zèle et le dévouement incomparables. J’ai visité hier l’hôpital auxiliaire n° 40 placé sous la protection de Sa Majesté l’impératrice douairière Marie Feodorowna, qui a été créé par nos alliés et nos amis les Russes. La comtesse Isvolsky, la femme généreuse et dévouée de l’ambassadeur de Russie, a, sur le désir formel du Tsar et de la Tsarine, installé cet hôpital et a pris elle-même le costume des dames de la Croix-Rouge, pour donner son assistance personnelle aux blessés, en compagnie de sa charmante fille, assistée aussi par des dames de la noblesse russe et d’aimables Françaises. Le grand industriel Louit a mis fort gracieusement à leur disposition le château qui lui appartient aux environs de Blanquefort dans la banlieue de Bordeaux, demeure somptueuse placée dans la plus riante et la plus salubre des campagnes. Les salons du rez-de-chaussée et du premier étage sont devenus des chambres d’hôpital, des salles de lingerie, de radiographie, de pharmacie, de laboratoire, d’opérations. La lumière et l’air y pénètrent à flots, et le matériel très complet est de premier ordre. Sous la direction de MM. de Poliakoffet Soulié, aidés de MM. Goloubef, Serge Kowievitch, Nicolas Raffalovich, Karaoulof et le colonel de la garde impériale Kiklen, le savant chirurgien Veronof, avec son frère et le docteur Rosenblat, soignent et guérissent les blessés qui ont déjà atteint le chiffre d’une centaine. Le docteur Veronoff jouit personnellement de la plus haute réputation par ses cures de premier ordre et ses audaces chirurgicales. Il a, en matière de gregfe animale, réalisé des prodiges et s’apprête à en opérer d’autres, qui feront, je l’affirme, très grand bruit. Il mène son hôpital avec une maîtrise incomparable, écouté, obéi de tous et adoré par ses malades, qui ont en lui la confiance la plus absolue. Je suis sorti émerveillé de tout ce que j’ai vu et entendu à Blanquefort et je me suis dit que bienheureux étaient les soldats et officiers qui recevaient les soins de ces praticiens émérites et des anges gardiens qui se montrent à leurs yeux ravis sous le blanc uniforme des dames de la Croix-Rouge. Nulle part on n’a su mieux convertir un lieu de souffrances en un tel lieu d’apaisement physique et moral. Grâces en soient rendues à notre chère alliée, la Russie, et à nos compatriotes qui ont donné à ce mot si pur, si tendre, si éloquent, « la charité, » son sens si vrai et si doux.


HENRI WELSCHINGER