Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)/02

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Souvenirs de Bordeaux (1871-1914)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 203-211).
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SOUVENIRS DE BORDEAUX
1871-1914

II.[1]

L’armistice conclu avec les Allemands allait être prorogé du 19 au 24 février 1871, puis jusqu’au 1er mars. L’attention publique s’était portée, dès le lendemain des élections, sur ce qu’allait faire l’Assemblée nationale au sujet de la guerre ou de la paix, et c’était, — on peut le dire en toute vérité, — la plus instante des préoccupations du moment.

La première séance eut lieu le 13 février. Après une courte allocution du doyen d’âge, M. Benoist d’Azy, Jules Favre, le ministre des Affaires étrangères de la Défense nationale, vint gravement à la tribune déposer les pouvoirs de ce gouvernement, en déclarant que c’était pour lui un devoir bien doux.

Il fit un pressant et éloquent appel à l’union générale pour cicatriser les plaies de la France et reconstituer l’avenir. Il crut pouvoir dire que l’Assemblée nationale ne prendrait conseil que du pays lui-même, et il le fit dans des termes sobres et émouvans. On l’applaudit sur presque tous les bancs. À ce moment, Garibaldi, coiffé d’un feutre gris à plume d’aigle, venait d’entrer dans la salle, soutenu par deux de ses amis. Il se redressa, et souleva un pan de son manteau gris doublé de rouge pour lire sa démission de représentant. Il aurait voulu dire qu’il était venu apporter son vote à la République et par ce vote remercier les électeurs qui lui avaient fait l’honneur de le désigner comme leur mandataire. Mais la majorité refusa de l’entendre, et M. Benoist d’Azy, pour clore l’incident, brusqua la fin de la séance. Au milieu du tumulte qui s’ensuivit, je vis un homme encore jeune, à la chevelure et à la barbe de jais, rouge comme le coq de Syracuse, se pencher du haut d’une tribune du premier étage à droite, tendre un poing menaçant, et je l’entendis crier de toutes ses forces : « Majorité rurale, honte de la France ! » Il faisait sonner les r et les n avec le terrible accent marseillais. Ce farouche Méridional était Gaston Crémieux, qui allait être fusillé plus tard à cause de sa participation à la Commune de Marseille. Du jour où il avait lancé sa fameuse interruption, les droitiers ne furent plus appelés que « les ruraux, » titre d’ailleurs qui n’avait rien de déshonorant et qui valait bien « les bourgeois, les citadins, » que sais-je ? En quoi la qualité de député des campagnes était-elle inférieure à celle de député des villes ? Mais les radicaux persistèrent à en faire un terme de mépris, ce dont leurs adversaires se consolèrent sans peine.

Les journaux de l’extrême gauche firent naturellement de cet incident tout un scandale et voulurent lui donner des proportions considérables. On exaltait Garibaldi. On disait que c’était « notre premier général. » On vantait son héroïsme, on espérait l’amener à quelque intervention bruyante, mais il ne prit pas lui-même la chose au sérieux et quitta, dès le lendemain même, Bordeaux pour se rendre sans bruit à Marseille et retourner à Caprera. Seul, le pharmacien Bordon, qui avait italianisé son nom en le transformant en Bordone, et s’était créé lui-même général, continua à plastronner, mais sans succès. Il aimait à répéter une phrase étonnante de Michelet : « Il y a un héros en Europe. Un. Je n’en connais pas deux. Toute sa vie est une légende. Dans le rude hiver que nous venons de traverser, tout hérissé de glaçons, il n’était plus qu’un cristal ! »

Une fois la démission du gouvernement de la Défense nationale remise à l’Assemblée, Jules Favre repartit sur Paris, afin d’aller conférer avec le comte de Bismarck à Versailles au sujet de la prolongation de l’armistice et des premiers pourparlers de paix jusqu’à l’arrivée du nouveau ministère.

Le 14 février, l’Assemblée valida en quelques heures les élections de 326 députés en se réservant de statuer plus tard sur les élections des princes d’Orléans. On agitait déjà dans les groupes une question brûlante : le retour à Paris. Je constatai que le retour n’avait que fort peu de partisans, car la majorité, redoutant l’esprit turbulent de la garde nationale, qui avait pu conserver ses fusils et ses canons, cherchait une ville plus paisible, comme Fontainebleau ou Versailles. La folie obsidionale avait bouleversé bien des cerveaux, et plus d’un péril était à craindre. On se plaignait que le gouvernement de la Défense nationale n’eût pas retiré des armes dangereuses à une troupe si peu disciplinée. Mais celui-ci alléguait que la mesure aurait constitué un affront pour de bons citoyens et l’aurait exposé lui-même à des colères et à des menaces certaines. Il avait insisté auprès de son négociateur, Jules Favre, pour obtenir du comte de Bismarck le maintien des armes à la Garde nationale et la concession du chancelier l’avait surpris et charmé tout à la fois. Il ne prévoyait pas, le 28 janvier, la journée du 18 Mars et montrait ainsi une inexpérience dont le 31 octobre aurait bien dû le guérir. Cependant, lorsque la guerre civile éclata, Jules Favre fut le premier à regretter la concession faite, et je me rappelle avec quel accent de douleur et de remords il s’écria à la tribune de l’Assemblée à Versailles : « Je demande pardon à Dieu et aux hommes de n’avoir pas désarmé la Garde nationale ! »

Ce qui occupait encore et fixait l’attention publique, aussi bien à Paris qu’à Bordeaux, c’était la personnalité de M. Thiers. : Il était tout naturellement l’homme d’Etat le plus en vue. Ses avertissemens prophétiques à l’Empire, ses discours si sages et si clairvoyans au Corps Législatif au moment de la guerre, applaudis par une élite et hués par une majorité docile, ses graves et patriotiques leçons, son voyage à travers l’Europe pour nous trouver des alliés, ou tout au moins des Neutres bienveillans, ses négociations multiples avec les Cours et avec le comte de Bismarck, ses efforts infatigables pour essayer de retirer la patrie de l’abîme où elle était tombée, son élection triomphale dans 26 départemens, le prestige d’une carrière longue et brillante, son expérience consommée, l’estime que lui témoignait l’Europe entière, tout le désignait au choix des représentans comme l’arbitre même de nos destinées. On voulut faire de lui le Chef du pouvoir exécutif. Il y consentit, mais ce titre de Chef lui déplaisait et il en parlait avec une certaine ironie. On sentait déjà qu’il tenait à être Président, mais comme cette Présidence ne pouvait être que celle de la République, il avait à compter avec les légitimistes et les orléanistes que cette dénomination inquiétait fort. Il lui fallut alors une habileté, une dextérité, une finesse, un brio extraordinaires pour apaiser tous les soucis, vaincre tous les scrupules, dissiper tous les soupçons, prévenir tous les griefs. Les uns l’acceptaient vaille que vaille., les autres le subissaient comme un maître, comme un guide ; ceux-ci comme une nécessité, ceux-là comme un expédient ou un provisoire. Il négociait adroitement avec les uns et les autres. Il leur montrait les difficultés et les dangers de la route à parcourir et la nécessité pourtant absolue de faire quelque chose. Il ne cessait de leur répéter qu’on verrait plus tard quelle forme de gouvernement on adopterait, mais qu’il fallait d’abord régler la question primordiale du moment. L’alternative était très nette : ou la paix, ou la guerre. Il préparait avec soin toutes les voies et ne livrait rien au hasard. Il se préoccupait de faire dresser pour l’élection du bureau de l’Assemblée une liste de conciliation, dans laquelle il proposait Jules Grévy comme président ; Benoist d’Azy, Léon de Maleville, le marquis de Vogué et Vitet comme vice-présidens ; Baze, Martin des Pallières et Martel ou Princeteau comme questeurs. Il pensait déjà à constituer son cabinet et jetait ses vues sur Jules Favre, Jules Simon, Ernest Picard, Larcy, Dufaure, Jauréguiberry. Les radicaux ne l’aimaient guère, et cependant, de crainte d’avoir à subir un autoritaire de droite comme le duc d’Audiffred-Pasquier, qui jouissait d’un grand crédit politique, ils se résignaient à le voir arriver au pouvoir. On savait d’ailleurs qu’il était au fond de l’âme opposé à une Restauration monarchique immédiate, surtout légitimiste, et qu’il avait même ses ambitions personnelles appuyées sur la confiance de la France et l’estime de l’Europe.

Il manifesta son autorité dès le 17 février, lors de la protestation des Alsaciens-Lorrains. Je ne veux qu’esquisser ici cette séance historique, ayant déjà eu l’occasion d’en parler avec force détails, soit dans mon livre sur les Causes et Responsabilités de la guerre de 1870, soit dans une brochure spéciale[2] qu’on n’a peut-être pas oubliée, car elle a paru deux mois avant la guerre actuelle et elle faisait présager bien des faits et des actes qui se sont réalisés en partie J’aime à croire, — ceci dit en passant, — que l’issue finale, c’est-à-dire le retour de nos deux chères provinces à la France, ne se fera pas trop longtemps attendre.

Le vendredi 17 février, le jour même où Jules Grévy remerciait ses collègues de l’avoir fait monter au fauteuil de la présidence de l’Assemblée, Emile Keller vint donner lecture de la protestation rédigée par Gambetta, d’accord avec tous les représentans de l’Alsace-Lorraine. Les considérans de cette célèbre protestation sont connus de tous. Je n’en veux détacher que les derniers mots qui, comme tous les autres d’ailleurs, firent courir un frisson dans l’Assemblée et provoquèrent un enthousiasme inouï : « Nous proclamons par les présentes à jamais inviolable le droit des Alsaciens et des Lorrains de rester membres de la Nation française, et nous jurons, tant pour nous que pour nos commettans, nos enfans et leurs descendans, de le revendiquer éternellement, et par toutes les voies, envers et contre tous les usurpateurs. » On sait comment ce serment-là a été tenu et comment pendant quarante-quatre ans l’Alsace et la Lorraine aussi dédaigneuses des séductions que des menaces, des offres que des violences, tinrent tête aux usurpateurs.

La lecture de cette noble protestation, le discours bref et saisissant dont Keller l’avait fait suivre, son cri d’angoisse et d’appel au secours, l’horreur et le dramatique de la situation avaient fait une telle impression que, je l’affirme, si un vote immédiat avait suivi, la guerre aurait continué et toutes négociations auraient été écartées.

C’est dans ces momens-là, dans ces heures décisives, que la réflexion du poète se justifie :


si forte vitutn quem
Aspexerè, silent arrectisque auribus adstant.


L’homme parut aussitôt à la tribune. C’était M. Thiers qui, d’un geste, imposa le silence et ramona les esprits au sentiment réel de la situation. Elle était terrible, je l’avoue. Et lui-même ne cachait pas son émotion, car je l’ai vu pleurer, tandis qu’il prononçait les paroles nécessaires, les paroles d’un politique et d’un patriote convaincu. Il supplia ses collègues d’agir en hommes sérieux dans un sujet aussi grave. Il partageait les sentimens touchans de M. Keller, mais il fallait savoir ce qu’on voulait. Il fallait que chacun eût le courage de son opinion : ou la guerre ou la paix. La réunion immédiate dans les bureaux s’imposait, car il s’agissait du sort de deux provinces ou du sort du pays tout entier. On ne pouvait pas ne pas négocier. Quant à lui, il déclarait qu’il ne saurait accepter un mandat dont en honnête homme et en bon citoyen il ne pourrait se charger., « Disons tout de suite ce que nous pensons, ajouta-t-il, et ne nous cachons pas derrière ce délai de vingt-quatre heures ! » On suivit son prudent conseil. On suspendit la séance et deux heures après, l’Assemblée disait que, « tout en accueillant avec sympathie la déclaration de M. Keller, elle s’en remettait à la sagesse et au patriotisme de ses négociateurs. »

Puis, au bout de quelques minutes, elle nommait, à la presque unanimité, M. Thiers chef du pouvoir exécutif, en rappelant les services rendus par ce patriote éclairé : les fortifications de Paris qui avaient permis à la Ville de subir un siège de cinq mois et avaient sauvé l’honneur de la France, les avertissemens si sages donnés avant la guerre, la mission en Europe pour nous chercher des amis et provoquer leur intervention, l’indication donnée par les votes de vingt-six départemens. : On a dit de cette séance qu’elle avait été lamentable et que l’Assemblée avait enterré respectueusement l’Alsace-Lorraine. J’atteste que l’acte de l’Assemblée fut le résultat d’une nécessité inéluctable et que la douleur des représentans, en acceptant l’amputation des deux provinces, fut une douleur profonde, sincère, unanime. Dire le contraire, c’est offenser cruellement la vérité.

Le 19 février, le nouveau chef du pouvoir exécutif remercia ses collègues de leur témoignage de confiance si honorable et ne leur cacha pas qu’il était effrayé du fardeau qu’ils venaient de lui imposer. Et en effet, quand on songe à l’état du pays ruiné par la guerre, à la situation plus grave encore qu’allaient lui faire les exigences de l’ennemi, aux menaces d’émeute, de révolution, de guerre civile qui flottaient dans l’air, à la difficulté inouïe de remettre de l’ordre dans les finances et dans toutes les parties de l’administration, de recréer en quelque sorte un État tombé en ruines, on demeure surpris, — et en même temps on en remercie la Providence, — qu’il se soit trouvé là, juste à temps et à souhait, un homme de courage, de dévouement, d’expérience, de zèle et d’ardeur, assez fort pour accepter une telle charge. Les critiques sont venues après. On a découvert depuis des sauveurs qui eussent mieux réussi que M. Thiers… Mais alors tout le monde était d’accord pour reconnaître que les circonstances le désignaient et ne désignaient que lui pour représenter nos intérêts devant l’ennemi triomphant : personne n’osa dire le contraire, tant le fait était indiscutable.

M. Thiers exprima et réalisa sa volonté d’obéir aux ordres du pays, qui devait être d’autant mieux servi, d’autant plus aimé qu’il était plus malheureux. Aussi, après avoir constaté avec émotion la lourdeur du fardeau imposé à ses épaules de vieillard, il avait assez de confiance en ce pays et en lui-même pour tâcher de relever le crédit, de ranimer le travail et de faire cesser l’occupation étrangère par une paix honorable.

Outre l’expérience de sa longue vie, M. Thiers avait l’appui que lui donnaient le dévouement des uns et les divisions des autres. Quelle était la physionomie de l’Assemblée de février 1871 ? J’y ai compté 6 ou 7 bonapartistes, 150 légitimistes, 200 orléanistes ou membres du centre droit, 150 membres du centre gauche, 200 républicains et un certain nombre d’indécis ou indépendans, ce qui prouve qu’il n’y avait pas à ce moment-là de groupes assez compacts et assez forts pour proclamer ou la monarchie ou la République. Cependant, tout faisait prévoir que le centre gauche fusionnerait tôt ou tard avec la gauche et que le centre droit lui-même y donnerait quelque appoint. Les dirigeans de ces divers groupes étaient connus. Le marquis de Franclieu, un chevau-léger irréductible, présidait l’extrême droite ; Audren de Kerdrel, la droite ; Casimir Perier, le centre droit ; Feray d’Essonnes, le centre gauche : Jules Grévy, la gauche pure. Une partie de l’extrême gauche obéissait à l’impulsion de Louis Blanc et de Victor Hugo. Ces groupemens et leur valeur personnelle n’étaient pas ignorés de M. Thiers qui, en homme d’Etat, s’en était consciencieusement informé.

Jules Grévy était un de ses amis. Il avait des dehors très imposans et une physionomie grave. Mais, dans l’intimité, il se détendait et devenait facilement aimable et enjoué. Reconnaissant à M. Thiers de l’appui qu’il lui avait prêté pour la présidence de la Chambre, il le présenta à son tour à l’Assemblée, d’accord avec Vitet, Malleville, Dufour, Rivet et Barthélémy Saint-Hilaire, comme chef du Pouvoir exécutif de la République française. Le candidat, d’ailleurs, s’imposait par lui-même.

Je l’ai bien observé à ce moment, et depuis… Petit de taille, — il prétendait avoir celle de Bonaparte, — les cheveux d’un blanc d’argent, la face toute rasée et quelque peu sarcastique avec un menton très prononcé, l’œil vif et le nez fort, l’air souriant et fin, la lèvre mince et ironique, le geste vif et l’allure droite et ferme, il s’emparait de l’attention de tous dès qu’il montait à la tribune. Sa voix frêle devenait bientôt nette et tranchante, et pénétrait comme un trait dans l’auditoire. Son érudition était immense. Historien consommé, fin lettré, politique habile et expérimenté, il avait un choix de souvenirs et d’anecdotes peu banal et qui produisait le plus souvent un puissant effet. Ceux qui lui reprochaient des longueurs interminables, des digressions inutiles, des démonstrations oiseuses, n’étaient ni justes ni sincères. Je puis certifier que, dans le court laps de temps qui s’écoula du 12 février au 12 mars à Bordeaux, chaque séance où il parla offrit le plus vif intérêt. Tout ce qu’il disait était marqué au coin de la sagesse, de la précision, de la méthode, de la vérité et de l’éloquence. Il éclairait ce qu’il touchait d’une lumière intense ; il attirait, il séduisait, il convainquait les plus rebelles. Tous les sujets : finances, armée, commerce, industrie, politique, diplomatie, lui étaient familiers. Ses impatiences, ses fougues, ses colères mêmes le servaient. Il avait, — et qui l’en aurait blâmé ? — conscience de sa valeur, et chez un homme d’Etat qui a une tâche aussi lourde à remplir, c’est une force. Quelques-uns appelaient cela de l’orgueil. : C’était à vrai dire une satisfaction de soi-même, mais en même temps une fierté légitime.

M. Thiers avait dû s’entourer, au début de sa présidence, de ceux qu’on appelait alors « les ducs, » et, donnant au mot de Napoléon sur les grands seigneurs d’autrefois ralliés à son régime : « Il n’y a que ceux-là encore qui sachent servir, » une plus noble acception, il les avait envoyés dans les grandes ambassades : Broglie à Londres, Banneville à Vienne, Noailles à Pétersbourg, Vogué à Constantinople, Bouille à Madrid, Bourgoing à La Haye, Harcourt au Vatican, Gabriac, puis Gontaut-Biron, à Berlin. Il connaissait à fond l’échiquier politique. On avait cru le plaisanter en lui disant : « Qu’est-ce que vous ne savez pas ? » Et il avait fièrement répondu : « Ma foi, je n’en sais rien. » Sans doute, à son patriotisme profond et avéré se joignait de l’ambition personnelle. On s’en étonnait, parce qu’il avait soixante-douze ans ! Mais à quel âge l’homme cesse-t-il de croire en lui-même et de soutenir ses idées, avec l’espoir de les faire triompher et de triompher avec elles ?

En tout cas, et je parle ici de 1871 et de l’Assemblée, nul n’avait autant que lui la pratique des affaires, la science et le talent nécessaires pour les diriger. Quelle puissance indéfinie de travail ! Quelle flamme, quelle ardeur, quelle activité, quel zèle dévorant ! A l’âge où le repos semble s’imposer, il avait la passion du travail et consacrait à une tâche immense au moins seize heures par jour, s’occupant de tout, veillant à tout, donnant lui-même l’impulsion à tout, n’ayant pas seulement le souci des affaires extérieures alors si difficiles, si délicates, mais celui, non moins grand, de l’intérieur où la guerre avait tout bouleversé et où tant d’incidens et de faits graves faisaient présager des agitations et des convulsions formidables. On verra ce que cet homme, déjà en réalité le Président de la République, a fait, en un mois, pour imposer à une Assemblée frémissante de douloureux, mais d’inévitables préliminaires de paix, constituer un gouvernement et en fixer le siège à Versailles, concilier les partis et former un pacte provisoire, mais indispensable d’union, tout cela pour la patrie qu’il fallait relever d’une chute profonde, en face de l’ennemi encore menaçant, de l’émeute qui grondait à l’horizon et de l’Europe qui attendait avec une curiosité égoïste la restauration ou la fin irrémédiable de la France.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1914.
  2. La protestation de l’Alsace-Lorraine à Bordeaux, avec documens authentiques et fac-similés, vol. in-8o, Paris, 1914.