Souvenirs de Bourgogne/04

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Souvenirs de Bourgogne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 100 (p. 164-195).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

IV.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE.[1]


I. — VILLENEUVE-SUR-YONNE ET SAINT-JULIEN DU SAULT.

Nous avons eu la curiosité de parcourir en détail, localité par localité, cette riche province de Bourgogne, qui a joué un rôle si considérable dans notre histoire, et nous avons reconnu une fois de plus que nous allions chercher bien loin de nous ce qui en était bien près. Nous ne saurions dire à quel point nous avons senti croître notre intérêt à mesure que nous avons multiplié et prolongé nos excursions ; ce voyage si facile a pris bientôt pour nous l’attrait d’un véritable voyage de découvertes. Que de charmantes œuvres perdues dans des bourgades où elles moisissent inconnues, exposées qu’elles sont à la brutalité de l’oubli ! Que de restes superbes achèvent de se détruire dans la solitude, où peut-être elles ne reçoivent pas une fois par an l’aumône d’un regard pieux ! Que de grands et saints souvenirs étouffent sous la poussière accumulée qui chaque jour les efface et les éteint davantage ! Souvent on voit quelque chose qui brille au milieu de cette poudre grise, comme une étincelle au milieu des cendres ; on souffle, et l’on voit apparaître une âme du temps passé, lumineuse encore de ses vertus, de sa vaillance et de son zèle pour le bien. Je ne crois pas qu’il y ait au monde sentiment plus triste et plus consolant à la fois, et où se combinent dans d’aussi délicates proportions l’amer et le doux, que celui de pareilles surprises. Voici une âme qui nous était entièrement inconnue quelques heures auparavant, et qui ressuscite tout exprès, dirait-on, pour nous donner une leçon d’optimisme, pour nous apprendre qu’il n’y a pas eu un point de l’espace, aussi petit qu’il soit, un point du temps, aussi déshérité qu’il l’ait paru, qui n’aient été bénis d’une part de bien. Des images de douceur et de bonté brillent sous la poudre barbare, des images d’austérité et de vertu sous la cendre des jours de corruption et de mollesse ; mais d’un autre côté quel mélancolique commentaire du vixere fortes ante Agamemnona du poète latin que de pareilles rencontres ! Que d’hommes de bien dont la mémoire a sombré tout comme si elle méritait le châtiment de l’oubli ! Que d’hommes nobles à qui la vaillance n’a pas mieux profité que n’aurait fait la lâcheté ! De toutes les nombreuses vanités de ce monde, la plus décevante est certainement celle de la célébrité, cette vanité du tombeau, et c’est probablement celle qui nous laisserait le plus d’amertume, si le solide logement que nous donne la mort ne nous mettait à l’abri de ses blessures. Ce qui est tout à fait incontestable, c’est que le résultat de ce sentiment à la fois consolant et mélancolique est un des antidotes les plus salutaires contre nos modernes présomptions. Progressistes sans frein, qui nous présentez l’image d’un monde régénéré en vingt-quatre heures, venez mesurer combien petit est l’effort humain, quelque vigoureux qu’il soit ; venez compter, si vous le pouvez, le nombre d’ouvriers solides et zélés qu’il a fallu pour amener une société comme la nôtre au point où elle est aujourd’hui, pour ne rien dire des avantages de la nature ambiante et des chances favorables accumulées par la bienveillante fortune, — et quand vous aurez considéré combien l’homme fait peu même lorsqu’il fait beaucoup, peut-être sentirez-vous s’abattre la frénésie de votre espoir, et la remplacerez-vous par un vertueux découragement qui serait le plus utile bienfait et le plus vrai service que vous pussiez rendre à ce pays si grand jadis, si puissant naguère, si prospère encore aujourd’hui, et qui ne vous demande rien, si ce n’est de lui épargner les jours sombres.

Villeneuve-sur-Yonne, la première station où je me sois arrêté pour exécuter ce projet d’une exploration minutieuse de la Bourgogne, est une ville relativement très moderne, car elle fut fondée par Louis le Jeune, le roi à la mauvaise étoile, qui fut l’époux d’Éléonore de Guyenne, et commanda la stérile deuxième croisade. La date de sa naissance est 1163, ainsi qu’il ressort des chartes de fondation et de franchises dont j’ai pu lire les copies dans une liasse de vieux papiers respectablement jaunis, qui n’a été obligeamment communiquée par Me Loffra, notaire en cette ville. A peine née, on lui donna les vêtemens de l’époque, c’est-à-dire qu’au lieu de la verdoyante ceinture de boulevards et de parcs de nos heureuses villes modernes, on la ceignit à la taille d’un beau ruban de remparts, d’une largeur et d’une épaisseur considérables, ayant pour agrafes et boucles un certain nombre de tours et de poternes, dont trois sont encore complètement debout en dépit du temps. Ainsi muni de langes et de lisières solides, l’enfant fut baptisé du nom de Ville franche du roi, puis les templiers le prirent sous leur protection puissante, et établirent une commanderie tout contre la porte qui regarde Joigny. Au sommet de cette porte, à la fois robuste et élégante, et qui ressemble à une de ces belles vierges bien musclées dont nous entretiennent les traditions barbares, s’élèvent deux figures de ces moines guerriers, vêtus de leur tunique monastique et militaire, le glaive au poing, dans une attitude purement défensive, mais qui n’en rappelle pas moins à l’imagination le proverbe italien : guai a chi la tocca. Du bas de la tour, ces figures paraissent d’agréables marionnettes ; mais, lorsqu’il y a quelques années on les descendit pour certaines nécessités de réparations, on s’étonna de leur taille gigantesque. C’est un peu ce qui nous arrive à nous tous lorsque certaines nécessités d’étude nous rapprochent des hommes de ces âges violens rapetisses par la distance ; nous nous étonnons alors de leur surabondance d’énergie, et nous sommes obligés de nous avouer que, si nous les surpassons en adresse, nous sommes singulièrement loin de les égaler en vigueur.

A Villeneuve, j’ai éprouvé pour la centième fois qu’il y a toujours profit à chercher, parce que, si l’on ne trouve pas ce qu’on désire, on rencontre presque invariablement quelque chose à quoi l’on, ne pensait pas, tout comme Saül, qui, étant sorti de chez lui pour découvrir les ânesses de son père, mit la main sur un royaume. Moi, je n’ai mis la main que sur une babiole d’une sérieuse portée, mais c’est encore plus que je n’en demandais au hasard. On m’avait adressé pour certains renseignemens relatifs à ces figures de templiers à M. Duflo, ex-instituteur et homme studieux qui s’est occupé de l’archéologie de sa localité ; je n’ai rencontré ni les renseignemens désirés ni M. Duflo, mais en revanche sa femme s’est empressée avec obligeance de suppléer à l’absence de son mari en me montrant tout le magasin de bric-à-brac amusant amassé par lui dans ses promenades. C’est parmi ces objets de, provenance diverse et de valeur inégale que j’ai trouvé ma précieuse babiole,-charmant débris de l’abbaye détruite de Vauluisant, localité dont feu M. Léopold Javal, récemment encore député de l’Yonne, avait continué la célébrité en la transformant par ses comices agricoles. Cette babiole est un de ces cartons, pliés en trois à la manière des anciens triptyques, qui contiennent les canons de la messe. Fréquemment le carton du milieu est occupé par une vignette coloriée représentant avec plus ou moins de bonheur quelque pieuse allégorie ; ici cette vignette est tout simplement un petit chef-d’œuvre dont le sens peut faire doucement penser quiconque a l’intelligence, des traditions religieuses. Le centre de la composition est occupé par le rocher que Moïse ouvrit dans le désert pour désaltérer ses Hébreux. L’eau en descend avec une force torrentueuse en cascades qu’on peut supposer aisément mugissantes, ainsi qu’il convient à des eaux qui sont l’emblème d’une loi religieuse dont le Dieu n’apparut jamais sans éclairs et sans tonnerre. Aux deux côtés du torrent se présentent deux personnages, Moïse encore armé de la verge dont il attendrit le rocher, et Jean le précurseur qui découvrit dans ces eaux de la tradition la purification du limon et des souillures engendrées par le cours de cette tradition même. Cependant le miracle de rénovation religieuse que Jean demandait aux eaux du baptême s’est accompli silencieusement au sommet du rocher, où Jésus apparaît comme une fleur humaine exquise, produit des eaux mosaïques, née de leur vertu secrète et de leur féconde fraîcheur. Blanche, svelte, d’une grâce pure et aimable, cette forme de Jésus est en toute réalité un de ces lis rustiques et de ces narcisses champêtres que la nature fait éclore au fond des vallées solitaires ou au bord des ruisseaux sauvages, et dont aucun œil n’a vu la germination et la croissance. Cela est charmant et non sans profondeur, car rien ne m’a donné jamais plus ingénieusement le sentiment de cette unité de la tradition religieuse qui est un des points fondamentaux de la doctrine chrétienne. Ici les lois des deux testamens, la loi de justice et la loi de grâce, sont présentées comme un tout indissoluble, sans contradiction ni opposition d’aucune sorte, comme les phases diverses d’une même révélation qui n’a qu’une seule origine, et qui n’a qui n’a connu ni interruption ni antagonisme. En regardant cette jolie babiole religieuse, je me suis involontairement rappelé ces vers d’une pièce de Musset :

Celui qui fit, je le présume,
Ce médaillon,
Avait un gentil brin de plume.
A son crayon.

Celui qui combina la composition de cette jolie vignette avait certainement au service de son crayon une âme délicate, fécondée par les rêveries de la solitude, raffinée avec innocence par les subtilités amoureuses d’une foi naïve qui, comme toutes les passions pures et sans défiance, ne s’interrogeait sur elle-même que pour trouver de nouveaux motifs d’aimer.

Une amusante curiosité de Villeneuve est une immense maison du dernier siècle occupée par un épicier ; elle intéresse vivement le promeneur par la difficulté d’en fixer le caractère et la primitive destination. Ce n’est pas un ancien hôtel, et ce n’est pas un ancien édifice public. La façade, d’aspect assez imposant, est ornée à tous ses étages de médaillons sculptés d’une exécution passable représentant les dieux de l’Olympe. Tout en haut, Jupiter, comme il convient au maître des dieux ; tout en bas, Pluton, le dieu des souterrains et des lieux obscurs ; dans l’intervalle du premier et du second étage, Diane, Cérés, Neptune, Bacchus ; au milieu Mercure. Information prise, il se trouve que cette maison réalise quelque peu la fable des bâtons flottans, car ce n’est autre chose qu’une ancienne maison de poste bâtie au dernier siècle, et qui servait en même temps d’hôtellerie ; mais l’hôtelier, qui, paraît-il, cumulait le service des postes avec celui des bateaux de l’Yonne, fut certainement un homme d’esprit, si l’invention de cette façade mythologique lui revient. Muni des petits renseignemens que nous avions amassés, il ne nous fut pas difficile de découvrir que ces sculptures n’étaient autre chose qu’un amusant rébus de pierre qui pouvait se traduire à : peu près ainsi : « Ici, en toutes saisons et par tous les temps, soit que Jupiter règne (été) ou que ce soit Pluton, roi des jours sombres (hiver), on se charge de faire transporter tous les messages (Mercure), tant par terre que par eau, ainsi que les denrées produits des champs (Flore et Cérès), des coteaux (Bacchus), des eaux (Neptune), des forêts (Diane), c’est-à-dire grains, vins, poissons et gibier. » Ce rébus sculpté n’est autre chose, on le voit, qu’une transformation ingénieuse de l’ancienne enseigne allégorique ; mais je crois cet exemple unique, et je le signale aux collectionneurs de faits curieux.

Cette maison, dis-je, est occupée par un épicier, et, puisque j’en trouve l’occasion, je veux apprendre au public, qui probablement l’ignore, qu’un caprice de la fortune a voulu que ce corps de négocians fût logé, sinon plus somptueusement, au moins plus historiquement que tous les autres. Les maisons de François Ier surtout semblent lui avoir été plus particulièrement dévolues. À Étampes, des barils d’huile et des fromages de Gruyère emplissent de leurs fortes senteurs la charmante petite maison d’Anne de Pisseleu, véritable bonbonnière de jolie femme qui fut jadis habituée à d’autres parfums, et dont les délicates sculptures racontent encore l’élégante fortune. Comme il est probable que ce mignon bijou de pierre a été acheté pour un morceau de pain, il est vraiment à regretter que quelque âme charitable parmi les heureux du jour n’ait pas eu la bonne pensée de le sauver de cette déchéance. A Orléans, des balles de sel et des piles de morue sèche remplissent les cours et les galeries de la maison qui servait de résidence à François Ier, et à Cognac le château, encore marqué de la salamandre, ou il naquit sert à loger les tonneaux d’un riche marchand d’eaux-de-vie de l’opulente Saintonge. Voilà ce qui peut s’appeler un violent changement de fortune. Cela fait songer à l’épisode du Pantagruel où Epistemon, revenu de l’autre monde, raconte qu’il a vu aux enfers les grands personnages d’ici-bas réduits à exercer les métiers les plus misérables : Cyrus était regrattier, Romule cloutier, Xercès bimblotier, le pape Jules crieur de petits pâtés. Il y a aussi un enfer de Rabelais pour les maisons historiques. Comme les personnages puissans dont le grand railleur nous montre la transformation, combien d’édifices célèbres, hôtels, châteaux, palais, églises, gagnent piteusement leur pauvre vie en logeant de vieilles futailles ou en abritant de puantes denrées, et expient par cette déchéance de condition les splendeurs qu’ils abritèrent !

Villeneuve-sur-Yonne a été longtemps la résidence de l’un des hommes les plus distingués de ce siècle, M. Joubert, cet esprit d’une subtilité si perçante et d’une sagesse si ornée, qui atteint quelquefois à des profondeurs singulières sans bien se rendre compte de l’espace parcouru par sa pensée. Plusieurs fois M. de Chateaubriand est venu y visiter son ingénieux ami, et le souvenir de ces visites vit conservé dans quelques pages des Mémoires d’outre-tombe. Je crains fort que cet esprit d’une distinction si exquise n’ait été beaucoup moins apprécié de ses voisins campagnards que du beau monde de Paris, et que ses aimables bizarreries ne lui aient valu de son vivant la réputation de maniaque. J’ai eu l’occasion d’interroger une personne bien placée pour recueillir les jugemens de la tradition locale, et j’en ai reçu cette réponse, qui peut apprendre aux gens d’esprit combien leurs petites bizarreries sont mal comprises par la foule, et rencontrent chez elle peu d’indulgence. « C’était, paraît-il, bien réellement un pauvre sire que ce M. Joubert, morose, chagrin, irrégulier dans son hygiène, se levant à deux heures de l’après-midi, lui En écoulant cette appréciation juste peut-être, mais assurément sévère, j’ai senti la rougeur me monter au visage, et j’ai eu envie de répondre à mon interlocuteur : « Hélas ! monsieur, si vous saviez combien de fois votre très humble serviteur s’est rendu coupable du délit de M. Joubert, sans pour cela se croire trop criminel. Si M. Joubert se levait à deux heures, c’est que sans doute il s’endormait tard, et croyez bien que cette irrégularité lui méritait la compassion plutôt que le mépris, car l’insomnie est un malaise terrible. Maladie pas plus que pauvreté n’est un vice, c’est bien assez que ce soit une faiblesse. S’il était morose, c’est que sans doute son esprit se sentait parfois à la gêne dans son enveloppe, et que l’habitude de la pensée donne fréquemment à l’âme le pli de la tristesse. Et puis il avait vécu dans des temps fort sombres, contemplé de grands crimes suivis de terribles expiations, et comme il était de ces esprits qui ne peuvent s’empêcher de méditer sur ce qu’ils voient, il n’avait pas cette ressource commode de l’indifférence qui épargne à la vie tant de soucis, et à la pensée tant de quarts d’heure gris et mélancoliques. » Je ne conseillerai cependant pas aux gens d’esprit de prendre ce jugement comme une leçon à leur adresse, bien convaincu qu’il ne leur servirait de rien de renoncer aux bizarreries dont ils peuvent avoir contracté l’habitude, car tout est excentricité pour le vulgaire, même les choses les plus simples, et si, par déférence au jugement de ses voisins, M. Joubert eût consenti à se lever à six heures du matin, il se serait aussitôt trouvé quelque censeur méticuleux qui lui aurait réglé l’heure de ses repas, décidé la rature des mets dont il devait se nourrir, et arrêté la coupe des vêtemens qu’il devait porter.

Nous montrions tout à l’heure comment les édifices ont leur enfer de Rabelais, mais la déchéance qui les atteint n’est rien à côté des transformations basses et triviales qu’ont parfois à traverser avant de s’éteindre les habitudes les plus nobles et les coutumes les plus sacrées. C’est un de ces exemples de déchéance des grandes coutumes que nous avons rencontré, sans le chercher, à Saint-JuIien-du-Sault, où nous avions fait halte pour voir une église remarquable, mais qui aurait grand besoin que M. Viollet-Le-Duc passât par là, et des vitraux célèbres, mais qui dans leur état actuel présentent un aspect si confus qu’ils ne peuvent plus intéresser que les archéologues enragés. En examinant les pierres tombales du pavé, nous remarquâmes à notre grande surprise que l’habitude d’enterrer dans les églises, partout abandonnée depuis la révolution, s’était par exception perpétuée jusqu’à nos jours dans cette bourgade de Saint-Julien. Désireux de savoir en considération de quels illustres mortels s’était maintenu ce privilège, nous nous arrêtâmes à lire les inscriptions tumulaires récentes ; l’une d’elles, qui date d’après 1830, mérite d’être conservée à la postérité, ne fût-ce que comme spécimen de la contagion des modes littéraires. Un individu qui a été marié deux fois et qui nous assure avoir été également heureux par ses deux femmes, qu’il appelle sentimentalement ses amies, ne trouvant pas sans doute que la balance de son cœur indiquât aucune différence de poids entre ces deux affections, a voulu les réunir dans un même témoignage de regret reconnaissant. Une seule pierre les recouvre, une seule inscription les pleure : A mes amies Célestine-Hortense. L’épitaphe est en vers boiteux ; la voici, mais légèrement épurée de ses incorrections que notre mémoire n’a pu retenir.

Vos beaux jours ont passé comme la fleur des champs,
Qui naît et se flétrit dans un même printemps.
Vous n’êtes plus, vous, ô mes fidèles amies,
Vous dont le tendre amour embellissait ma vie ;
Vous m’avez laissé, hélas ! triste le cœur,
En perdant mes amies, j’ai perdu le bonheur.
Passant, priez pour mes amies !

Cette égalité de tendresse m’a rendu rêveur, je l’avoue, car en admettant que ce mortel privilégié ait été heureux par ses deux femmes il n’a pas pu l’être de la même manière : il y a eu nécessairement des nuances, et ces nuances auraient dû suffire pour détruire cet équilibre d’amour ; mais voici qui est plus délicat et plus embarrassant, et dont je défie le plus habile casuiste de se tirer. Cet homme a bien pu être marié successivement sur la terre, mais il est certainement bigame dans le ciel, si sa tendresse s’est maintenue si égale qu’il en ait été empêché de faire un choix. Je ne vois qu’un théologien mormon qui fût capable de résoudre cette difficulté ; nous signalons le cas à la curiosité de M. Dixon, l’amusant historiographe des sectes qui reconnaissent le mariage spirituel. Ce veuf deux fois fortuné de Saint-Julien-du-Sault a le plus innocemment du monde, avec son témoignagne un de double tendresse, commis la chose la plus audacieuse qui ait été hasardée depuis l’équivoque petit drame où le grand Goethe présenta comme licite et fondé en nature le mariage de trois âmes. Le naïf ecclésiastique qui permit que cette pierre tumulaire fût placée dans son église n’avait probablement pas lu le drame de Goethe ; mais ce mari si tendre avait certainement nourri son cœur sentimental de Caroline de Lichtfield, d’Amélie Mansfield, de Malvina, de Claire d’Albe, car le jargon de son épitaphe porte le témoignage irrécusable que ces romans et d’autres du même ordre furent ses lectures favorites. Et voilà comment une mauvaise école littéraire peut fausser, chez les êtres naïfs, l’expression de leurs sentimens les plus purs et les plus sacrés. On détail comme celui que nous relevons par le mieux que les dissertations les plus sensées de l’influence de la littérature sur les mœurs. Cette inscription baroque m’en rappelle une autre encore plus extraordinaire qui se trouve dans la charmante église de Saint-Père-sous-Vezelay, et qui donne au voyageur descendu de la montagne des croisés l’agréable sensation d’un air de la Grande-Duchesse éclatant au milieu d’un opéra de Meyerbeer ; mais n’anticipons pas, et contentons-nous aujourd’hui de faire remarquer par quelles sénilités, quelles décrépitudes et parfois quelles démences passent avant de disparaître les plus grands sentimens de l’humanité, les plus nobles coutumes des sociétés, les plus touchantes formes de la piété. Je me suis amusé un jour à suivre dans la littérature les dégradations successives du sentiment des terreurs féodales, si fortement exprimé dans quelques-uns des drames de Shakspeare, et à quoi pensez-vous que j’aie abouti ? Aux Petits orphelins du hameau de Ducray-Duminil. Cette dernière incarnation des violens sentimens du Macbeth n’était pas beaucoup plus ridicule que cet exemple aussi inattendu qu’attristant d’une coutume sainte partout abrogée, et qui se survit à elle-même pour enfanter une sottise.

Il est vrai que, si les grands sentimens humains finissent fréquemment par la sénilité et la sottise, ils ne commencent pas toujours par le bon sens et la finesse, et de ce fait Saint Julien-du-Sault nous fournit encore la preuve. Sous la révolution, un patriote de cette localité, plus chaud de cœur qu’ingénieux de pensée, se trouvant possesseur d’une des pierres de la Bastille, eut la libéralité de s’en défaire au profit d’un pan de muraille de sa bourgade, afin, dit l’inscription chargée de conserver le souvenir du don de cet homme généreux, que ce débris de la tyrannie commençât une existence nouvelle et plus pure en recevant une destination utile (sic). Patriote plus convaincu que subtil, l’effet que vous avez cherché à produire est doublement manqué, d’abord parce que vous n’avez donné à votre caillou que son ancienne destination, puisque, sorti d’un mur de la Bastille, vous l’avez placé dans un mur de votre petite ville, ensuite parce que, la place légitime et naturelle d’une pierre étant un pan de maçonnerie, l’existence que vous lui avez choisie par le médiocrement à l’imagination. Si vous vouliez en faire un objet de propagande, il eût été bien plus ingénieux de l’emprisonner à son tour dans la bastille d’un reliquaire garni de grilles et muni de verrous qu’un gardien sans-culotte aurait été chargé de tirer devant les visiteurs curieux de contempler ce monstre désormais inoffensif. Ainsi entourée d’une terreur sacrée, tenue dans l’ombre et montrée avec mystère, votre pierre aurait parlé aux imaginations les plus froides et ému les cœurs les plus rebelles. Des poètes auraient senti devant elle descendre en eux une inspiration qui peut-être aurait été forte et sincère, — de tels baroques miracles se sont vus, — et plus d’un visiteur se serait éloigné le cœur troublé et l’âme en feu, persuadé peut-être qu’il avait vu la tyrannie en personne et non pas un inerte moellon.

II. — SAUBT-FLORENTIN. — L’ABBAYE DE PORTIGNY. — SOUVENIR DE SAINT EDME.

Que tous ceux qui veulent se rendre compte du degré de solidité de l’édifice chrétien dans notre pays exécutent un voyage minutieux dans quelqu’une de nos provinces françaises, et je leur promets d’avance que même fidèles ils seront souvent étonnés, et qu’ennemis ils, seront à coup sûr effrayés du degré de profondeur où atteignent ses fondemens. Longtemps avant la monarchie, longtemps avant la nationalité française, longtemps même avant l’invasion, alors que le nom de France était encore inconnu, et qu’il n’y avait aucune raison de soupçonner ses glorieuses destinées futures, si ce n’est quelques obscures prophéties des vieux druides expirans, le christianisme jetait dans l’ombre les assises de cette société que quinze siècles d’existence n’ont pas encore épuisée. L’histoire de l’invasion, qui ne rencontra d’autre résistance efficace que celle de l’église, montre à quel point ces assises étaient puissantes ; mais ce n’est pas seulement à la date de la conquête définitive qu’il faut faire remonter ce patriotisme antérieur de tant de siècles aux commencemens de la patrie française ; il avait commencé bien longtemps auparavant, alors même que la foi en l’éternité promise à Rome par les oracles sibyllins n’avait encore reçu aucune atteinte sérieuse, et de ce fait la légende de saint Florentin est une preuve.

Qu’est-ce donc que ce saint patron de l’ex-fief de ces très hauts et très puissans seigneurs les Phélippeaux, comtes de Pontchartrain et ducs de La Vrillière, qui pendant plus de cent trente ans ont tenu à leur profit exclusif les charges de secrétaires d’état ? Nous n’avons pas à aller bien loin pour chercher nos documens, il suffit de nous adresser aux vitraux de l’église même de cette ville, qui racontent l’histoire du saint. Or voici ce que nous apprennent ces jolis documens coloriés. De même que les grands cataclysmes de la nature sont toujours précédés de signes avant-coureurs, la conquête germanique s’était annoncée par des invasions bien des fois répétées longtemps avant que fussent au monde les Wisigoths d’Ataulf et les Francs de Clovis. De temps à autre, une horde vomie par le trop-plein de l’océan barbare, dont le monde civilisé n’avait reconnu exactement ni la profondeur ni les rivages, fondait sur les Gaules, pareille à un tourbillon de ces sauterelles cuirassées de fer dont parle l’Apocalypse, ravageant un certain nombre de villes, détruisant un certain nombre de temples, et s’en retournait gorgée de. butin, aussi rapidement qu’elle était venue. De ces incursions, phénomènes précurseurs de l’inondation finale, la plus meurtrière fut peut-être celle qui eut lieu sous l’empereur Gallien, au milieu du IIIe siècle de notre ère. Le chef de cette horde dévastatrice est appelé le roi Crocus ; nous laisserons aux disciples d’Augustin Thierry le soin de retrouver sous cette forme latine le nom soit germain, soit plus probablement slave, de ce capitaine de pillards. Le roi Crocus, poussant tout droit devant lui à la manière des taureaux qui donnent de la corne jusqu’à ce qu’elle se brise contre une muraille, descendit, massacrant et incendiant avec frénésie sur son passage, de Mayence à Metz, de Metz à Langres, de Langres en Auvergne, et d’Auvergne en Provence, où il cassa ses défenses près d’Arles, à la grande satisfaction des malheureuses populations gauloises qu’il allait fauchant avec prodigalité. Les ravages de cet animal furieux furent d’autant plus faciles qu’à ce moment l’empire traversait une crise intérieure des plus graves (celle des trente tyrans), et que ses forces militaires, partout divisées, étaient presque nulles dans les Gaules. Crocus cependant semble avoir rencontré une sérieuse résistance chez les chrétiens gaulois exhortés par leurs chefs ; c’est du moins ce qu’on peut induire de la grande quantité de martyrs que les légendes attribuent à ce persécuteur inattendu et improvisé. Saint Florentin fut au nombre de ces martyrs. Il paraît, s’il faut en croire les vitraux de notre église, qu’il avait parlé vigoureusement contre le roi Crocus. Ses exhortations eurent assez de retentissement pour arriver jusqu’aux oreilles de l’envahisseur, qui fit traîner le chrétien devant lui. Ce qu’il y a de curieux dans cette légende, toujours telle que la présentent nos vitraux, c’est que Crocus semble laisser percer une certaine admiration pour les talens de son adversaire et qu’il se contente d’abord de lui demander de sacrifier à ses idoles païennes comme un simple magistrat romain. Sur le refus de Florentin, Crocus ordonna de couper cette langue éloquente qui avait parlé contre lui ; puis, s’excitant encore davantage à la colère, il finit par lui faire trancher la tête. L’auteur des jolis vitraux de Saint-Florentin a représenté cette colère du roi Crocus de la manière la plus amusante et la plus fidèle à la fois : les yeux bleus du barbare, étincelant de fureur au fond de sa tête rousse, le font ressembler à une citrouille creuse dans laquelle on a placé deux chandelles. Cet aspect est précisément celui de l’Allemand en colère, et l’artiste, qui sans doute en avait vu plus d’un en proie aux accès de cette mâle passion, s’est acquitté de sa tâche avec exactitude et bonheur. Quel que soit le plus ou moins de vérité des détails de cette légende, ne voyez-vous pas facilement que le saint recouvre un patriote gallo-romain, et qu’étant mort pour avoir mis sa parole au service des populations gauloises opprimées, on peut dire en toute exactitude que son martyre est associé à un acte de patriotisme ? Ce n’est qu’une légende entre cent autres de même nature que nous rencontrerions, si nous poussions plus loin notre route ; elle suffit pour faire entrevoir à quel point le christianisme a mêlé ses racines aux origines mêmes de la France. Nous laissons chaque lecteur libre de tirer de ce fait telle conséquence qu’il lui plaira, selon le degré de clairvoyance ou de légèreté de son esprit.

L’église de Saint-Florentin est loin d’avoir l’antiquité vénérable de la légende que racontent ses vitraux, car elle appartient entièrement à la renaissance. A l’extérieur cependant, divers détails, notamment un interminable escalier, que couronnent les statues fort endommagées de, Moïse et d’Aaron, et dont les marches ont été brisées par le temps, lui donnent une apparence de vieillesse dont elle est loin d’avoir la réalité : la meilleure manière d’y pénétrer est de monter cet escalier qui s’ouvre sur le flanc nord, parce que l’illusion de cette vétusté extérieure fait d’autant mieux ressortir son style tout flambant neuf à l’intérieur. Comme beaucoup d’églises inachevées, elle se compose d’une abside, et n’a d’autre nef que le demi-cercle qui entoure le chœur. Nulle disposition, nul détail qui rappelle dans cette plus avenante des églises d’autres caractères que ceux des jours rians de l’art. Cette église est de corps comme d’âme, au physique comme au moral, s’il est permis de s’exprimer ainsi, une des plus vraies filles de la renaissance que nous ayons vues ; au physique, tout y est coquet, lumineux, gracieux ; au moral, tout y respire l’amour de l’art, le raffinement d’esprit, le goût et l’habitude des libres études, les discrètes hérésies des lettrés de la renaissance, leur silencieuse jouissance des belles œuvres du paganisme ou des hautes pensées de l’hétérodoxie. Au lieu de ces sombres vitraux du XIIIe siècle, si avares de lumière et si peu variés dans leurs sujets, qui répètent uniformément quelques épisodes des livres saints, nous avons ici une suite de belles verrières qui laissent passer par nappes égales la clarté, et qui racontent au complet d’amusantes histoires légendaires, celle de saint Florentin, celle de saint Nicolas, telle de saint Martin, celle de saint Julien. Au lieu de ces sanglantes images et de ces tragiques emblèmes du christianisme austère des siècles précédens, au lieu même de ces représentations pathétiques des scènes de la passion et du sépulcre, si conformes encore à la piété populaire qu’enfanta la première renaissance, nous avons ici de délicates sculptures où le travail minutieux de l’art efface l’horreur salutaire de la tragédie sacrée. Le caractère moral, et ce qu’on pourrait justement appeler l’âme secrète de cette église, qui est moins un temple qu’une maison de plaisance de Dieu, est bien exprimé par une curieuse verrière qui représente la création du monde. On y voit Dieu le père, ou, pour employer le langage plus significatif des légendes du vitrail, le divin plasmateur des mondes, — terme du néo-platonisme de la renaissance, et nom sous lequel le bon Pantagruel a coutume dans Rabelais d’invoquer le Tout-Puissant, — coiffé d’une triple tiare et vêtu d’une longue robe, procéder au grand œuvre de la création. Ainsi coiffé et vêtu, il tient à la fois du pontife et du magicien, et c’est en effet à une entreprise de haute magie que nous fait assister l’artiste. Le macrocosme vivant a désiré un miroir de lui-même où il pût contempler son immensité, et il s’occupe de créer le microcosme dont nous faisons partie. Les différentes opérations de cette œuvre savante nous sont successivement présentées. Ici un cercle rayonnant s’ouvre sur la sphère du monde ; plus loin, une ellipse se dessine et élargit ce premier cercle ; dans le vitrail suivant, nous voyons formée au complet la glace du miroir qui ne réfléchit encore aucune image. Enfin le spectacle de la vie apparaît au sein du cercle préparé par les opérations précédentes, mais rapetissé et réduit à l’état de miniature par l’immensité de la distance. On magisme néo-platonicien, tel est bien le nom qu’on doit donner à la théorie cosmogonique, mélange de mosaïsme et de platonisme alexandrin, que nous expose cette verrière, où nous pouvons compter avec précision les différentes hypostases de la matière, et où Dieu ne nous apparaît pas sous une forme supérieure à celle du grand Demiourgos, âme de notre monde sensible.

Les autres verrières, qui racontent des légendes de saints étrangers à la localité, n’ont pas l’importance de ces deux principales ; mais elles ont un très grand charme. Les regarder est comme lire une nouvelle assez courte pour éviter l’ennui, assez longue pour éviter la sécheresse. Les légendes de saint Martin et de saint Nicolas sont bien connues ; celle de saint Julien, qui l’est beaucoup moins, n’a pas seulement un mérite d’édification, elle offre aussi un caractère pathétique dont l’imagination s’accommode à merveille. La verrière nous raconte que le jeune Romain, emporté certain jour par l’ardeur de la chasse, fit rencontre au fond des bois d’un cerf merveilleux qui lui parla, et lui prédit qu’il tuerait ses parens. Une pareille prophétie est bien faite pour troubler, mais la mémoire de l’homme est courte, et Julien l’oublia vite au milieu des joies de la vie. Il se maria, et le caractère que sa légende nous fait apparaître indique qu’il fut un époux passionné. Il fit une absence, et étant revenu chez lui nuitamment, il découvrit qu’un étranger dormait dans les appartemens de sa femme. Il crut à un adultère, et, sans se donner le temps de vérifier ses doutes, il tira son épée et frappa. Or cet étranger était son propre père, ainsi que sa femme le lui fit voir après le meurtre. C’est une belle et dramatique histoire, et cependant combien il serait aisé de la rendre ridicule avec un peu de mauvaise foi ! mais on n’a qu’à la presser légèrement pour en faire jaillir la poésie pathétique et violente dont elle est pleine. Le pieux légendaire ne nous raconte pas autre chose que ce que nous avons lu si souvent dans Boccace et dans Bandello : la seule différence qu’il y ait entre eux, c’est qu’il se propose un but d’édification, tandis que les deux conteurs se proposent un but de divertissement. Saint Julien, mais c’est ce même jeune Italien dont nos lectures nous ont rendu le caractère si familier, violent, irascible, sombre à force de chaude ardeur, irréfléchi par excès d’amour, prime-sautier dans ses actes comme dans ses sentimens, ne mettant aucun intervalle entre la pensée et son exécution, jaloux et soupçonneux par sincérité de passion. Il y a des préjugés de plus d’une sorte, et tel que cette histoire ravirait, s’il la rencontrait dans Boccace, s’en détournera avec dérision parce qu’elle lui est présentée sous une forme pieuse, sans reconnaître qu’il se moque de ses propres préférences. En regardant ces vitraux, je suis frappé de cette réflexion, que nous apportons parfois dans notre interprétation de ces récits des âges passés bien peu de finesse et de bonne foi. Par exemple, nous lisons dans les Fioretti de saint François que le saint convertit un loup féroce d’Agobbio par la douceur de sa parole. Est-il bien difficile de comprendre que ce loup était un malandrin sans foi ni loi qui faisait l’effroi des campagnes, et que la terreur qu’il inspirait rendait d’autant plus féroce qu’elle le condamnait à une plus grande solitude et le laissait exposé à de plus grands besoins ? Il en est de même du cerf enchanté de Julien. Comme, loin d’être une invention ridicule, ce cerf nous fait bien comprendre le caractère de Julien et pénétrer dans sa nature ! Comme il nous dit spirituellement : Julien était d’âme jalouse, violente et portée au soupçon ! Le cerf et les ornemens de sa tête sont, si je ne m’abuse, depuis des siècles, le symbole populaire d’un certain état conjugal que le Sganarelle de Molière a rendu célèbre, et « visions cornues » est une expression métaphorique qui s’emploie pour qualifier les soupçons mal fondés et les chimères d’une imagination qui se tourmente de malheurs sans réalité. Le cerf de la légende signifie donc fort clairement que dès sa jeunesse Julien fut averti peut-être par sa propre conscience, plus probablement par quelque ami ou quelque judicieux et sympathique observateur de sa nature rencontré à l’improviste, qu’il avait une tendance presque irrésistible au soupçon et aux jugemens précipités, et qu’il devait se défier des visions chimériques, s’il ne voulait pas aboutir au crime.

Les sculptures très nombreuses de l’église, aimables comme elle, appartiennent toutes soit à la dernière période de la renaissance, soit à l’époque Louis XIII. La pièce la plus importante était une Passion au grand complet dont on voit encore les débris au fond de l’église, derrière le chœur ; mais les délicates figurines ont été tellement mutilées durant les guerres des huguenots, qu’en dépit de la finesse d’exécution que ces restes permettent encore d’admirer, le seul sentiment que l’on éprouve devant cette œuvre est celui d’une profonde tristesse. Il n’en est pas de même heureusement des sculptures qui ornent le maître-autel du chœur et qui représentent encore diverses scènes de la passion. En général, toutes ces sculptures sont plutôt jolies que sérieusement belles ; mais quoi ? plus nous vivons et plus nous éprouvons d’estime pour les œuvres qui ne sont que jolies. A quoi donc occuperait-on honnêtement la vie, si l’on ne devait compter qu’avec les chefs-d’œuvre ? Ils sont assez nombreux pour créer en nous une éducation supérieure ; ils ne le sont pas, ils ne le seront jamais assez pour maintenir constamment notre âme au degré d’élévation qu’exige cette éducation, pour la sauver des rechutes de la vulgarité, de la trivialité des heures oisives, de la stérilité des jours de langueur. Une fois l’éducation de l’âme créée, les grandes secousses sont inutiles pour la remettre au ton qu’elle ne doit jamais quitter, mais d’où sa faiblesse la fait à chaque instant descendre ; il suffit pour cela d’une nuance de pensée, d’un détail de sentiment, d’une expression fugitive. Les jolies choses nous rendent le service de multiplier ces circonstances propices et ces étais légers. Chaque fois que nous promenons notre œil sur une jolie chose, nous lui épargnons le déplaisir de se traîner sur une chose laide, sotte ou indifférente. Regardons par exemple ces sculptures de Saint-Florentin. Voici la scène du crucifiement. Ah ! certes, nous l’avons vue exprimée d’une manière autrement pathétique et profonde ; cependant notre œil s’arrête avec complaisance sur le bon larron, dont la tête s’est inclinée doucement sur une des branches de son gibet, et qui s’endort au sein de la mort comme un oiseau sur son arbre, avec gentillesse, tandis que le mauvais larron se tord en face de lui dans les contorsions d’un affreux cauchemar. Eh bien ! qu’y a-t-il là ? demanderez-vous. Eh ! mon Dieu, rien autre chose qu’un éclair rapide d’ingéniosité, qu’une variation délicate sur un thème connu. Et nous, qu’avons-nous éprouvé ? Rien qu’une brise de sentiment, un souffle d’humanité. C’est peu sans doute, mais cela suffit pour rafraîchir l’âme comme les souffles passagers des chaudes soirées d’été suffisent pour rafraîchir le corps. Voici les saintes femmes qui descendent la colline du Calvaire, s’acheminant vers le sépulcre. Or à ce moment même où elles vont rendre au mort les dernières tendresses, Jésus passe au-dessus de leurs têtes. Si l’une d’elles levait les yeux, elle l’apercevrait qui retourne triomphant au royaume de son père. Au moment où elles sont encore la proie de la tristesse, l’alléluia a déjà éclaté dans les cieux. Qu’y a-t-il encore là ? Rien qu’un habile rapprochement qui fait doucement rêver sur l’aveuglement et l’ignorance de notre pauvre cœur humain, qui, pareil aux saintes femmes sur la route du sépulcre, s’abuse dans la tristesse comme dans la joie, pleure quand il aurait cause de rire, et rit lorsqu’il devrait pleurer[2].

A quelque distance de Saint-Florentin s’élève encore l’abbaye de Pontigny, une des quatre filles de Cîteaux, mère à son tour d’une bien nombreuse famille, car pour la seule province du Limousin nous avons compté jusqu’à sept abbayes qui lui devaient la naissance, et il n’est pas très certain que notre compte soit complet. Aujourd’hui elle sert simplement d’église à un village d’une centaine de maisons, en sorte que le temple est plus grand que la localité. Le spectacle de cette disproportion est fréquent en France, grâce aux changemens opérés par nos révolutions ; je me hâte d’ajouter qu’il est loin d’être choquant. C’est plaisir de rencontrer à l’improviste un superbe édifice encore plein de riches débris et de grands souvenirs dans une bourgade où on aurait souvent de la peine à se procurer une omelette ; le cœur le plus ingrat envers le passé se retrouve capable de quelque justice et de quelque justesse en face de ce legs fait gratuitement à un hameau qui épuiserait en vain ses ressources pendant un siècle pour remplacer un don pareil. Oui, un tel édifice est fait pour arracher la reconnaissance même à l’incrédule le plus obtus, même au radical le plus entêté, car cet édifice, c’est le spectacle de la civilisation en permanence au fond d’une solitude rustique, c’est une école de moralité, un phare de lumière, un instrument d’éducation. Savez-vous par quels moyens secrets, insensibles, par quels canaux subtils, par quelles influences inaperçues de celui qui les subit, les sentimens et les idées pénètrent dans l’âme ? Ce n’est pas en vain que l’œil se promène sur de belles formes, même avec nonchalance, même avec indifférence. Il se rencontre toujours une heure propice où l’âme la plus sèche et la plus revêche en éprouve une légère secousse d’imagination, et en emporte une légère rêverie qui est une initiation à ce sentiment de la beauté et de l’harmonie sans lequel il n’est pas d’homme réellement civilisé. Il est vrai que l’opinion contraire semble prévaloir aujourd’hui chez une partie de notre peuple abusé ; mais, comme il n’est personne qu’on puisse dire civilisé qui ne soit prêt à avouer qu’il l’a été par les moyens que nous disons ou d’autres analogues, nous ne pouvons qu’engager nos modernes iconoclastes à modérer un peu leur zèle par cette réflexion, que, s’ils doivent entrer, comme ils le déclarent, dans une sphère de civilisation supérieure à celle où ils ont vécu, ils n’y entreront que par les moyens mêmes par lesquels la civilisation s’est fondée et transmise.

L’abbaye de Pontigny, malgré les mutilations qu’elle a subies, fait encore très grande figure avec sa belle église, ses vastes constructions, restées intactes dans quelques-unes de leurs parties, et ses jardins, où l’on remarque encore les débris d’une ancienne splendeur. La solitude même ne l’a point trop envahie, grâce à une modeste congrégation d’ecclésiastiques dits prêtres auxiliaires, placés là par l’évêque du diocèse pour présider à la réparation et veiller à l’entretien de ce témoin des âges écoulés. L’état, si je ne m’abuse, n’est entré pour rien dans cette réparation, qui est due uniquement au zèle de cette congrégation ; c’est par l’emploi du même moyen qu’ont été sauvés ou même ressuscites dans ces trente dernières années un certain nombre d’autres édifices célèbres dans notre histoire religieuse, par exemple le très curieux sanctuaire de Rocamadour en Quercy, le plus antique de tous les lieux de pèlerinage de France[3]. L’église ainsi restaurée est la plus belle église abbatiale de l’Yonne après Vezelay. Elle ne peut lutter avec cette dernière pour l’harmonie presque sublime et probablement unique de ces deux ordres d’architecture qui se succèdent sans contraste, et qui semblent moins vouloir rivaliser entre eux que faire valoir à l’envi les beautés l’un de l’autre, car elle est d’une unité de style singulièrement grave ; mais en revanche elle ne laisse pas l’impression presque sépulcrale que donne Vezelay, et sa gravité ne courbe pas l’imagination sous un poids trop lourd. Comme Vezelay, elle a perdu tous ses ornemens : de ses tombeaux, un seul lui reste, celui de son fondateur Hugues de Mâcon ; mais, tandis que la nudité de Vezelay donne le frisson de la mort, celle de Pontigny place l’âme du visiteur dans un état de sérénité religieuse qui ne permet pas de la remarquer. Quelque chose de vivant encore qu’on ne peut voir ni toucher, mais dont on sent la présence, circule autour de vous dans cette église et la remplit tout entière. Il faut aller à Pontigny pour comprendre et sentir ce que c’est que la puissance d’un souvenir, lorsque c’est celui d’un grand homme de bien. À Vezelay, il n’est resté que des souvenirs de contention, de disputes, d’âpreté ambitieuse ; la mort est là en dépit de la magnificence : à Pontigny, un saint a passé, la vie est là en dépit de la nudité. Je ne sais ce qu’il faut penser des nombreux miracles que la tradition attribue aux reliques de saint Edme, mais en voilà un dont je puis attester par moi-même l’authenticité : c’est que son âme est en ce lieu, c’est que sa mémoire y est vivante comme s’il était mort de la veille, et non en la lointaine année qui porte le millésime de 1241 ; on ne voit que lui, on ne pense qu’à lui, l’église ne par le que de lui, et les seules choses dignes d’intérêt qu’ait conservées le cloître sont celles qui nous entretiennent de lui.

La dévotion à saint Edme a été extrême parmi les populations de Bourgogne, qui pendant des siècles se sont portées en foule à son tombeau, et encore aujourd’hui les vœux écrits et les témoignages de reconnaissance suspendus au-dessous de la châsse où dorment ses os montrent qu’elle est loin d’être éteinte. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que, lorsqu’on cherche la raison déterminante de cette faveur populaire, on ne la trouve pas ; la dévotion à saint Edme est, comme la renommée de Roland, une de ces singularités obscures qui prouvent que la popularité est semblable à l’esprit divin, qui souffle où il veut, et dont on entend la voix sans savoir d’où il vient ni où il va. À peser toutes les circonstances, on trouve au contraire qu’il y avait toute sorte de raisons pour qu’il restât à peu près inconnu des populations de Bourgogne. Il n’était pas Français, et il n’est devenu nôtre que par adoption. Il n’a fait que passer sur la terre de France : il y est arrivé en 1240, et il est mort en 1241 ; encore faut-il ajouter que les derniers mois de sa vie se passèrent non à Pontigny, mais à Soissy, près de Provins en Brie ; c’est donc à peine si les populations de Bourgogne ont eu le temps de le connaître. Enfin l’exil qui le jeta parmi nous eut des causes encore plus politiques que religieuses. La sainteté du personnage est donc la seule raison qui explique cette popularité, et cette popularité nous dit à son tour combien dut être profonde une sainteté qui saisit en si peu de temps l’imagination du peuple. « Quatre mois après sa mort, dit un de ses biographes, Baillet, l’auteur de la Vie des Saints, on fut obligé de le lever de terre pour satisfaire la dévotion des peuples, qui n’eurent pas la patience d’attendre le jugement du saint-siège pour rendre un culte religieux à sa mémoire. » Ceci est, je crois, une erreur, ainsi que nous le dirons tout à l’heure ; mais ce qui l’atténue singulièrement, c’est qu’en effet la piété populaire n’attendit pas la canonisation, et que son corps fut honoré comme celui d’un saint dès le premier jour où il fut rapporté à Pontigny.

Flos Angliœ, decus Galliœ, dit, dans ce langage métaphoriquement aimable dont l’église sait orner la mémoire de ceux qui l’ont honorée, une inscription gravée sur l’autel nouvellement construit de la chapelle qui lui est consacrée, — fleur d’Angleterre entrée dans la parure de la France ; ces mots résument bien toute sa destinée. Il était Anglais et d’origine saxonne ; il est très facile de reconnaître en lui les plus essentiels de ces traits de race qui composent le caractère du peuple de la Grande-Bretagne. L’éducation du foyer par exemple, cette religion du home, si forte chez l’Anglais, semble avoir décidé de sa vocation. Élevé par une mère pieuse, ses pensées se dirigèrent dès l’enfance vers la religion. Jeune, il porta dans l’étude cette âpre ardeur avec laquelle l’Anglais poursuit la chose qu’il a une fois choisie, au point de compromettre sa santé. Sa virginité d’âme était sauvage et sa pureté de mœurs violente. On jour, nous dit son biographe, alors qu’il était étudiant, sollicité au plaisir par une courtisane de la rue, il la conduisit dans sa chambre comme s’il consentait, et là, après l’avoir fait dépouiller de ses vêtemens, il la punit de son audace en la fouettant jusqu’au sang. Il y a là pour un Français, il faut bien l’avouer, une certaine intempérance de vertu et une certaine erreur de jugement ; tout autre était la méthode de notre Robert d’Arbrissel, qui s’introduisait chez les créatures égarées pour les ramener par de beaux discours pleins d’onction. Nous préférons la méthode du saint français ; mais, préférence à part, et en se plaçant sur le terrain de la psychologie, nous reconnaissons aisément dans cette virginale brutalité ce violent élément barbare qui a produit de si beaux éclats de passion excessive dans la poésie anglaise, et de si vigoureux caractères dans l’histoire civile de la Grande-Bretagne. A sa violence il joignait cette timidité circonspecte qui en est le correctif, et qui distingue également l’Anglais. On eut toutes les peines du monde à l’arracher à l’obscurité des humbles rangs de la condition religieuse pour l’élever au poste que lui méritaient son savoir et sa piété. Il redoutait les orages du siècle, disait-il, et l’avenir prouva que ses pressentimens n’étaient que trop fondés. Enfin Grégoire IX, pontife d’un caractère impérieux et plein de décision, énergique successeur d’Innocent III et énergique prédécesseur d’Innocent IV, lui força la main, et saint Edme devint archevêque de Cantorbéry, c’est-à-dire primat d’Angleterre. Ce choix prouve que Grégoire IX se connaissait en hommes, et qu’il savait découvrir ceux qui pouvaient être des auxiliaires efficaces dans l’entreprise que lui avaient léguée les pontifes précédens. A partir du moment où il fut promu à l’archevêché de Cantorbéry jusqu’à sa mort, la vie de saint Edme ne fut plus qu’un épisode de cette lutte du pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel qui se poursuivait dans toute l’Europe depuis Grégoire VII, et qui en Angleterre se compliquait d’une question de nationalité saxonne. Un dernier trait de race très marqué, c’est que cet homme si timide, qu’il avait fallu créer primat d’Angleterre presque par ordre, devint le plus énergique des prélats. Rien n’est redoutable comme l’Anglais lorsque, poussé dans ses derniers retranchemens et ayant pris son parti de vaincre ou de mourir, il s’adosse à son mur de défense, et combat en désespéré ; c’est avec cette obstination du dogue aux abois qu’il se défendit contre Henri III, fils du roi Jean, dans cette éternelle question des droits régaliens, source d’interminables querelles pendant tant de siècles, c’est-à-dire les droits de pourvoir aux bénéfices vacans et d’en percevoir les revenus pendant les vacances. Depuis plus d’un siècle, l’exil était le sort invariable de tous les prélats qui se succédaient sur le siège de Cantorbéry, et, fait remarquable, Pontigny avait toujours été leur lieu de refuge ; saint Edme n’eut pas meilleure fortune que ses prédécesseurs, et la même catastrophe termina la lutte qu’il avait engagée.

Et maintenant que nous avons esquissé les traits essentiels de la vie et du caractère du saint, il me semble que nous pouvons assez aisément découvrir la cause de cette popularité qui nous étonnait tout à l’heure ; ne serait-ce pas par hasard ce que nous trouvons d’excessif dans le caractère de saint Edme, cette ardeur violente, cette vertu intempérante, ce zèle enflammé, et pour tout dire cette frénésie du bien ? Le peuple, il faut qu’on le sache, n’aime en toutes choses que ce qui est excessif, parce que cela seul met en plein relief la nature et produit des résultats sensibles. Les enthousiastes en tout genre sont les seuls hommes qui parlent à son imagination, et c’est pour cette raison, par parenthèse, que nos classes éclairées, élevées selon les méthodes françaises, qui veulent de la mesure en toutes choses, ont tant de peine à le guider. Apparaissant avec une nature ardente en tout sens aux yeux d’un peuple habitué à des caractères plus modérés, il est probable que saint Edme aura produit l’effet d’un moine shakspearien tombant au milieu de classiques moines raciniens, et qu’il aura saisi d’emblée l’imagination populaire par ses qualités à outrance, une austérité sans frein, une charité sans retenue, un enthousiasme communicatif, une éloquence imagée. Qu’il avait le don des fortes paroles, nous le savons, et nous n’en voulons pour témoignage que celle qu’il prononça à sa dernière heure : « nihil aliud nisi le, Domine, in terra quœsivi ; je n’ai cherché rien d’autre sur la terre que toi, Seigneur. » Nul sage n’a prononcé en quittant ce monde de plus belles paroles que cet appel passionné d’un serviteur fidèle au maître qu’il a servi, et quand on sent ce qu’un pareil cri renferme de loyale sincérité, et qu’on le lit au milieu de la solitude et du silence de l’église claustrale, il est fait pour émouvoir jusqu’aux larmes. Qu’était-ce donc lorsque l’homme qui prononça de telles paroles était présent, et offrait à des populations naïves le spectacle d’une vie d’accord avec le sens qu’elles renferment ?

L’exil du saint est de 1240, sa mort de la fin de 1241, sa canonisation de 1245, son exhumation de 1247. Toutes ces dates, si singulièrement rapprochées les unes des autres, disent assez, par l’empressement avec lequel il fut procédé à la canonisation, combien saint Edme fut à cette époque un personnage considérable. Le pontife régnant était alors Innocent IV, ce terrible Fieschi de Gênes, qui mit fin à la maison des Hohenstauffen, et frappa d’un coup mortel le parti gibelin d’Italie ; il n’avait garde de faire attendre la mémoire d’un homme qui avait si vaillamment combattu pour les droits du pouvoir spirituel contre le pouvoir temporel. La canonisation de saint Edme, si petit que soit cet épisode, se rattache donc directement à la lutte d’Innocent IV contre la maison de Souabe, et peut être considérée comme un de ces mille détails qui composent une politique et déterminent une situation. Le cloître conserve précieusement la bulle de canonisation et les lettres pontificales adressées aux évêques d’Angleterre et de Bourgogne pour qu’il fût procédé selon l’usage à l’enquête des actes du candidat à la sainteté. Nous avons tenu ces pièces entre nos mains ; l’écriture est pleine, impérieuse, imposante comme la politique qui les a dictées, et fait honneur par sa netteté à la main du secrétaire d’Innocent IV ; point n’est besoin pour les lire d’être versé dans les mystères de la paléographie. Ce fut deux ans après sa canonisation qu’il fut relevé de terre, et non presque immédiatement après sa mort, comme le prétend le biographe de la vie des saints, car un tel acte n’était légitime qu’après la sanctification, et, si la voix du peuple avait pouvoir pour désigner un saint, elle n’avait pas autorité pour le créer. La cérémonie eut lieu solennellement, en présence de la plus grande autorité du siècle, celle du roi saint Louis. L’évêque qui procéda à l’exhumation mérite d’être doublement cité, et comme type de l’époque, et comme champion heureux de la même cause pour laquelle saint Edme avait combattu. C’est ce Guy de Mello qui gagna la bataille de Bénévent contre le dernier des Hohenstauffen, Manfred, et qui avant la bataille donna avec son gantelet de fer une absolution générale à ses soldats en leur enjoignant pour pénitence de bien battre les ennemis. Le corps de saint Edme ainsi exhumé fut placé dans une châsse qui ne fut renouvelée qu’au XVIIe siècle, et qui a été si bien protégée par la piété populaire que les révolutions les plus dévastatrices ont passé à côté d’elle sans la toucher. Soutenue par deux anges de dimensions considérables, elle s’élève au-dessus du chœur, qu’elle domine un peu à la manière de ces gloires dont sont ornés les maîtres-autels des grandes églises.

Encore une particularité curieuse touchant ce personnage, qui compte parmi les acteurs importans de la première moitié du XIIIe siècle. Nous venons de voir saint Louis assistant à la cérémonie d’exhumation ; un autre roi, d’un caractère bien différent, Louis XI, dont on connaît la piété quelque peu énigmatique, avait pour saint Edme une extrême dévotion. En 1477, il fit le pèlerinage de Pontigny, et deux ans après, ne pouvant y assister à une procession solennelle, il chargea le clergé d’Auxerre d’y aller pour lui, et fit don au monastère de Pontigny d’une vigne située près de Dijon, « afin, disait la lettre royale, que les religieux priassent Dieu, notre Dame et saint Edme pour lui le roi, le dauphin et la reine, et même, ajoutait-elle, pour la bonne disposition de notre estomac, que ni vin ni viande ne nous puissent nuire, et que nous l’ayons toujours bien disposé. » Cette lettre peint Louis XI au naturel ; elle est louche et énigmatique comme son caractère, et l’on ne sait trop comment l’expliquer. Est-ce un dévot qui parle, est-ce un spirituel hypocrite ? Est-ce la bonne foi qui a dicté ces paroles, est-ce la ruse subtile[4] ?

Le souvenir de saint Edme ne doit pas nous faire oublier celui du fondateur de l’abbaye, Hugues de Mâcon, qui réclame une mention modeste comme son tombeau même. Ce monument du XIIe siècle, d’une élégante simplicité, se compose d’un carré long et étroit d’une pierre brune sans éclat, mais non sans charme. Ni sculptures, ni ornemens ; le temps des mausolées fastueux n’était pas encore venu : une grande croix abbatiale est gravée sur le couvercle de pierre pour toute inscription ; sur les côtés, une longue suite de menus arceaux romans ; c’est tout. Un des angles du monument a été brisé, mais par un accident du hasard plutôt que par la malice des hommes ; lorsque nous l’avons visité, une araignée était en train de vouloir réparer le dommage. Comme ce monument n’attire le regard ni par ses dimensions, qui sont très petites, ni par la couleur de sa pierre, ni par ses ornemens, il doit sans doute à sa modestie d’avoir échappé à la destruction, ce qui prouve que cette vertu a quelquefois des résultats heureux. C’est une véritable sépulture de chrétien, car rien n’y rappelle l’orgueil humain, et la dignité du mort n’y est indiquée que par l’emblème de ses fonctions : il est touchant comme l’humilité d’un homme qui pourrait être arrogant et qui consent à être affable.

Un autre débris, qu’on ne rencontre pas sans un sentiment de mélancolie, est un énorme cygne de pierre placé dans une vasque des jardins de l’abbaye. Cet animal n’a rien de remarquable, mais sa vue réveille le souvenir d’anciennes splendeurs et ressuscite les légions de moines lettrés et de nobles visiteurs mondains qui se promenaient autrefois en ces lieux. Tous ont disparu, ce cygne seul est resté dans sa vasque, depuis longtemps à sec. Le cou courbé droit, les ailes repliées dans l’attitude d’un cygne qui se laisse flotter, parfaitement immobile, il a l’air d’attendre que l’eau retourne à son bassin, mais comme un cygne qui aurait pris son parti de ce provisoire indéfiniment prolongé. Il semble vous dire : « Si l’eau revient, je me baignerai avec délices ; si elle ne revient pas, je continuerai à me chauffer au soleil. » Je ne pus m’empêcher, en le regardant, de faire un retour sur nous-mêmes, et de me dire in petto : « Eh ! pauvre cygne, sagement résigné, tu es l’emblème de bien des choses, et je connais à l’heure présente non-seulement plus d’un contemporain, mais de fort grandes institutions qui tiennent un peu plus chaque jour ton langage et disent comme toi : Si les eaux reviennent, tant mieux, si elles ne reviennent pas, tant pis, et quand bien même tout irait au diable, qu’est-ce que cela nous fait à la fin ? Si l’eau nous manque, il nous reste toujours le soleil, et, si cela même venait à nous manquer, les ténèbres nous offriraient une fraîcheur qui peut-être est délicieuse, et le sein de la terre un asile assuré où il nous sera encore plus égal qu’à l’heure présente que tout aille bien ou mal. »


III. — CHÂTILLON. — SAINT-VORLE. — LES PRUSSIENS A CHÂTILLON.

Grandeur n’est pas toujours synonyme de bonheur ; les habitans de Châtillon en firent autrefois l’expérience. Ils avaient été dotés par les ducs d’un immense château-fort, qui occupait non-seulement la crête, mais une partie du monticule très escarpé où s’élèvent ses restes. Après les guerres de la ligue, les Châtillonnais firent réflexion que l’avantage le plus certain que leur procurât ce château était d’attirer sur eux la foudre, et qu’ils seraient fort heureux d’en être débarrassés. Ils en sollicitèrent donc la démolition auprès d’Henri IV, qu’ils eurent d’autant moins besoin de presser qu’ils venaient justement de soutenir contre ses troupes un siège opiniâtre. Certes ils avaient bien raison de préférer le bonheur à l’importance ; mais, comme il faut que les vœux humains, même quand ils sont raisonnables, aient toujours un vice quelconque, celui-là venait trop tard. Ils se débarrassèrent de leur château juste au moment où, cessant de leur être nuisible, il allait devenir pour eux un ornement. Aujourd’hui encore les débris, les pans de muraille ruinée qui servent de clôture au cimetière, le site pittoresque où il s’élevait, composent la principale curiosité de Châtillon.

L’église de Saint-Vorle s’élève sur la crête de cette éminence, tout contre les débris du château, et la situation en est telle qu’il est impossible qu’elle n’ait pas été enclavée dans l’enceinte de la forteresse antérieurement au XVIIe siècle, époque où elle a été rebâtie en partie. C’est une simple hypothèse que j’énonce sur l’inspection des lieux, car je n’ai pu me renseigner suffisamment à cet égard. L’édifice, disgracieux et lourd au possible, est sans beauté architecturale d’aucune sorte tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; il n’en est pas ainsi de l’intérêt historique, qui est considérable. L’église est dédiée à saint Vorle, le plus modeste des saints ; c’est encore un souvenir qui ne date pas précisément d’hier. Saint Vorle était un simple prêtre du VIe siècle, curé d’une localité appelée Marcennay, qui fut trahi par sa renommée de piété comme la violette par son parfum. Notre qualité de touriste nous faisant un devoir de demander nos renseignemens aux choses plutôt qu’aux livres, consultons pour tous documens cinq petits tableaux d’une facture détestable, mais très populaires, qui sont suspendus aux murailles de l’église : ils nous apprendront ce qu’il nous importe de savoir. Le premier nous raconte que le roi Gontran, ayant ouï parlé des mérites de ce saint prêtre, voulut assister à sa messe. Gontran, fils de Théodebert, est le second des rois francs mérovingiens qui régnèrent en Bourgogne après la chute du royaume des Burgundes, qui avait duré un peu plus de cent années, — car les choses s’écroulent si souvent en ce monde qu’il est heureux que ce ne soient jamais les mêmes générations de maçons qui soient chargées de reconstruire l’édifice ; sans cela, la truelle leur en tomberait des mains de découragement, et ils finiraient de colère par se servir des moellons comme de projectiles, plaisir du reste qu’ils se passent fréquemment. Gontran fut tellement édifié de la messe et par suite du caractère du saint qu’il le voulut pour confesseur. Or, comme nous savons que Gontran fut un excellent barbare, — qu’il gouverna ses peuples avec une humanité et une douceur relatives, qu’il fit peu de mal et fit quelque bien, — il est permis de croire qu’une partie de ces bienfaits revient à l’influence du saint directeur de conscience qu’il avait choisi. C’est ainsi du reste que la dévotion traditionnelle semble l’avoir compris, car trois des petits tableaux populaires que nous avons mentionnés nous apprennent que saint Vorle doit être très particulièrement invoqué contre la famine, la guerre et la peste. Or que sont ces fléaux, au moins deux d’entre eux, sinon des fléaux politiques qu’on peut prévenir par un bon gouvernement et une vigilante administration ? Les Bourguignons ont invoqué saint Vorle contre la famine, la guerre et la peste, parce que sans doute de son vivant il avait contribué à écarter d’eux ces fléaux par ses conseils et son influence, parce qu’ils avaient dû à l’empire qu’il exerçait sur la conscience du roi un meilleur gouvernement que celui qu’ils auraient eu. Voilà comment tout s’explique, si l’on veut bien comprendre de quelle manière les faits s’engendrent et s’enchaînent en se transformant. Un cinquième tableau nous représente la translation des restes de saint Vorle de Marcennay à Châtillon au milieu d’un concours immense de populations. Cette translation fut opérée vers la fin du ixe siècle par l’évêque de Langres de cette période, — en bonne saison, peut-on dire, car certes jamais époque n’eut plus besoin d’être protégée contre la guerre, la famine et la peste que ce sombre temps d’incubation de la société féodale. Depuis cette époque, il est resté le patron de Châtillon-sur-Seine, où ses reliques sont exposées sous un dais, à une place d’honneur de l’église, à la vénération des fidèles.

« Ici à Châtillon, c’est un bon pays pour la piété ; ce n’est pas comme dans mon pays, à Avallon, où ils ne sont pas dévots du tout, » me dit dans le cours d’une conversation une dame, libraire de cette ville, chez qui j’étais entré pour obtenir quelques renseignemens. La chapelle de Saint-Bernard, dans l’église de Saint-Vorle, est en effet une preuve convaincante de cette piété. C’est une chapelle à demi souterraine, placée sous l’un des bras du transept, qui très anciennement était dédiée à la Vierge et où saint Bernard composa, dit-on, l’hymne de l’Ave maris Stella. Or à l’époque du choléra de 1854, la ville de Châtillon-sur-Seine ayant été miraculeusement préservée du fléau, qui s’en éloigna encore plus vite qu’il n’y avait paru, comme s’il eût été mis en fuite par une puissance invisible, les habitans de Châtillon, voulant reconnaître par un témoignage de pieuse gratitude ce salut inespéré, firent réparer et décorer de peintures la chapelle de Saint-Bernard. Des fresques de petites dimensions renfermées dans des ovales racontent aux yeux différens épisodes de la vie de saint Bernard, surtout ceux de son enfance et de sa jeunesse. La première nous montre la pieuse Aleth conduisant le jeune fils de messire Trecelin aux écoles de Châtillon, qui étaient célèbres alors. C’est ici en effet que Bernard reçut les germes de ce savoir mystique, de cette piété impérieuse et fascinatrice qui peupla de moines les solitudes de Bourgogne, et le rendit l’arbitre religieux de son siècle. C’est ici qu’il eut ses premières visions, et qu’il fut honoré des visites de Jésus « pareil au fiancé qui sort de la chambre nuptiale, » ici qu’il vainquit le diable de la chair, qu’il résista aux mauvais conseils de ses camarades et les convertit par son exemple, ici qu’il trouva, choisit et entraîna les trente compagnons avec lesquels il devait réformer Cîteaux. Ces petites fresques nous racontent tout cela, non sans charme. Le symbole traditionnel du génie et de l’existence de Bernard n’y a pas été oublié, c’est-à-dire ce chien blanc à dos roussâtre dont sa mère Aleth rêva qu’elle accouchait lorsqu’elle était enceinte de lui. Au-dessous se lit cette devise : bonus canis, cusios domus Dei, bon chien de garde de la maison de Dieu. Nul symbole n’a jamais été plus expressif, nulle devise n’a jamais été traduction plus fidèle d’un grand caractère. Toute la vie de Bernard ne fut en effet qu’une garde perpétuelle autour du sanctuaire pour éloigner les larrons audacieux ou reconnaître les rôdeurs suspects. Le schisme, l’hérésie, le libertinage mondain, le rationalisme naissant, le pape Anaclet, Guillaume de Poitiers, l’empereur Conrad, Abélard, Arnaldo de Brescia, connurent tour à tour la puissance formidable de ses aboiemens. Nous aurons assez d’occasions de rencontrer saint Bernard en Bourgogne ; contentons-nous aujourd’hui de rafraîchir en notre mémoire les incidens de la jeunesse de ce grand homme devant les fresques qui nous les retracent en cette chapelle où il s’est oublié lui-même dans la prière et l’extase. S’il y a un coin qui soit saint en Bourgogne, c’est bien celui-là, car le plus grand homme du XIIe siècle y reçut le mandat de sa vocation divine.

L’intérêt de Saint-Vorle serait exclusivement historique, s’il ne contenait une œuvre d’art du terroir même, un saint-sépulcre d’un artiste châtillonnais nommé Dehors. Serait-ce par allusion plaisante au nom peu commun de l’artiste qu’on a placé son ouvrage dans le couloir d’entrée, hors de l’église proprement dite et presque hors de la porte ? L’œuvre n’en est pas plus mal placée d’ailleurs, car le demi-jour qui l’éclaire dans l’espèce de grotte où elle est exposée ressemble assez à l’obscurité lumineuse d’un sépulcre taillé dans le roc, comme celui où l’Évangile nous dit que fut déposé le corps de Jésus. C’est une œuvre de la renaissance d’une exécution habile et précise, et d’un caractère à la fois réaliste et mondain. Nulle expression pathétique ne se lit chez ces personnages, qui semblent tous des copies d’une réalité autrefois vivante, et il est probable en effet que l’artiste s’est tout simplement contenté de faire des portraits exacts de ses modèles ; mais cette copie a été soigneusement faite, ces modèles ont été intelligemment choisis, et la façon dont les vêtemens sont traités est digne de toute attention. Ce groupe, dis-je, n’a rien de pathétique, et cependant il nous a laissé une impression fort sérieuse. Les personnages sont distribués autour du sépulcre comme des causeurs dans un salon, à la fois rapprochés et isolés ; ils font cercle, comme nous disons, et c’est en toute vérité qu’on pourrait appeler cette œuvre un jour de grande réception au tombeau de Jésus, si le corps du rédempteur n’était là pour avertir qu’il s’agit de la conclusion du grand drame. Non-seulement les visages et les attitudes n’indiquent aucun excès de douleur, mais les costumes sont si riches et si bien taillés qu’on ne peut douter que tous ces personnages ont fait toilette tout exprès pour venir à cette sainte réunion. Les deux figures de gardes postés aux portes, loin du groupe principal, complètent encore cette illusion ; on dirait deux valets de grande maison chargés de faire le service d’entrée : l’un, figure placide de Juif respectable, tient une torche élevée pour éclairer les visiteurs ; l’autre, espèce de sergent d’armés, type grotesquement féroce, roule des yeux furieux et brandit une dague dont il semble menacer les curieux indiscrets qui voudraient pénétrer dans la grotte sans être invités. On peut supposer que par ce personnage l’artiste a voulu figurer un soldat romain ; en réalité, il a créé une sorte de caricature de Sarrasin, un type burlesque de spahis ou de turco antique sectateur de Mahom, qu’on pourrait copier avec succès pour une illustration de quelque vieux poème chevaleresque. En regardant ce groupe, je ne pus m’empêcher de penser qu’après tout, si ce n’était pas une œuvre émouvante, c’était bien un emblème vrai de la manière dont le monde a pris le christianisme. C’est bien ainsi qu’il est venu au sépulcre et qu’il a fait cercle autour du tombeau, sans abdiquer pour cela ses habitudes et ses préoccupations ; il y est venu en visite, et il a fait les visites régulières et solennelles, il ne s’y est pas installé à demeure, il n’y a pas pris logis fixe. Si la pensée que nous exprimons ici a été par hasard celle de l’artiste, et c’est après tout bien possible, il faut avouer qu’il l’a non-seulement ingénieusement exprimée, mais encore qu’il a fait comprendre avec une subtilité remarquable dans quel sens et dans quelle mesure il fallait l’entendre. Ce qui est vrai du monde en général n’est pas vrai du peuple particulier des chrétiens, rare élite, minorité choisie qui a toujours existé à côté de la société générale et qui a toujours identifié sa vie avec sa doctrine. Ces jeunes femmes aux élégantes toilettes, aux bandeaux bien tressés, ces hommes noblement drapés, c’est la société générale, les puissans et les mondains ; mais bien différens sont les vrais chrétiens, et, si vous voulez contempler leur fidèle image, regardez les figures des deux donataires, le comte et la comtesse de Rompre, agenouillés à quelque distance du groupe principal, le comte en vêtemens noirs sans recherche d’aucune sorte, la comtesse en robe collante, collerette blanche, coiffe de bonne femme, c’est la simplicité même. Et comme ils prient sérieusement, sincèrement, en toute humilité de cœur ! Comme leur attitude confesse l’infimité de la condition humaine et dit : Nous sommes petits et nous nous adressons à celui-là seul qui est grandi Nous sommes loin d’assurer que ce soit là l’idée qui a présidé à la composition de cette œuvre ; mais, comme elle résume avec une parfaite unité les sensations qui se sont succédé en nous pendant notre visite à Saint-Vorle, et qu’elle ne manque pas d’intérêt, nous la présentons à titre d’impression personnelle, sinon de jugement certain. Ce qui ne laisse aucun doute, c’est l’habileté de main de l’artiste ; telle de ces figures est une merveille d’exécution, et celles des donataires en particulier, pour la finesse du rendu, le sentiment exquis de la réalité, l’intimité familière, la bonhomie expressive, valent les meilleures créations de l’art flamand et hollandais.

A quelques pas derrière Saint-Vorle se dressent les murailles démantelées du château-fort. On se dirige vers une grille qui ouvre l’enceinte ; on entre, l’intérieur est un cimetière. Ainsi la ruine protège la ruine, les débris de l’histoire servent de clôture et de défense aux débris de l’humanité. D’ordinaire les fortes impressions naissent du contraste, ici l’impression naît d’une symétrie d’une originalité assez peu commune. On des tombeaux réclame une attention particulière, non pour la pompe, mais pour le nom de celui qu’elle recouvre. Marmont, duc de Raguse, rapporté de son long exil immérité, dort là depuis 1852, oublieux des injustices de l’opinion et des duretés du sort. A Dieu ne plaise que nous voulions rouvrir, aussi peu que ce soit, cet aigre procès si longtemps débattu sur la vie de Marmont ; nous abhorrons trop pour cela les accusations par hypothèses et les jugemens par suppositions, et ce sont des accusations et des jugemens de cette nature que la fatalité a voulu infliger à la renommée du duc de Raguse. Il a été très bien dit depuis longtemps qu’il y avait des momens où il était moins difficile de faire son devoir que de le connaître, et je croîs que Marmont lui-même a dit quelque chose de pareil. Il sera toujours dur pour un homme d’un grand cœur de se trouver placé dans cette incertitude ; mais le comble du malheur, c’est quand la fatalité répète plusieurs fois dans une même existence le concours de circonstances qui engendre cette situation déchirante, et ce fut le cas de Marmont. Par trois fois, par deux fois au moins, la fortune se plut à lui créer un devoir en désaccord avec ses principes, et des engagemens en désaccord avec sa raison. Cette tombe de Marmont m’a fait froid, car elle m’a frappé comme une continuation de l’injustice au sein de la mort. Si c’est une réparation comme on l’a dit, il faut avouer qu’elle n’a été faite qu’à demi ; cela ressemble à une rétractation faite des lèvres, mais non du cœur. Rien de plus morne que cet énorme cube qui pèse lourdement sur les restes de Marmont, sans autre ornement que les insignes du maréchalat. La seule chose remarquable de ce plus rechigné des monumens, c’est l’inscription, pleine de noblesse et de patriotisme ; nous avons le regret de ne l’avoir pas relevée, mais nous en avons bien retenu le sens, le voici en abrégé : « ici repose Marmont, duc de Raguse, maréchal de France, etc., dont le cœur resta toujours en France en quelque lieu que le sort ait jeté sa personne. » J’ai retrouvé cette même impression de froideur, ce même sentiment de réparation imparfaite sur l’agréable place circulaire qui s’ouvre en face de son château. Elle porte son nom, mais c’est là l’ombre d’un hommage dont les yeux cherchent vainement la réalité ; pourquoi sa statue ne s’élève-t-elle pas au milieu de cette place, qui se trouve précisément dessinée à merveille pour recevoir un monument de ce genre ?

Le château construit par Marmont est situé sur l’emplacement d’une ancienne résidence seigneuriale, dont il ne reste plus qu’une tour lourde et maussade, séparée de l’édifice et qui ressemble à un os gigantesque de mastodonte antédiluvien laissé au milieu de squelettes d’animaux de notre époque. C’est une demeure vaste plutôt que belle, mais dont la situation est des plus heureuses et le décor de la plus fraîche magnificence. Ce décor se compose d’un de ces beaux parcs qui semblent décidément avoir été le luxe préféré des maréchaux de l’empire. Celui de Marmont est, je crois, le plus étendu qui ait été possédé par aucun d’eux ; s’il n’a pas l’aspect seigneurial du parc de Davout à Savigny, la variété coquette et curieuse du parc d’Oudinot à Bar-le-Duc, il possède en revanche une physionomie rustique plus marquée. C’est moins un parc qu’un pan de campagne adjoint à une riche habitation. Ceux qui ont vu Rome comprendront le caractère qui le sépare des autres que nous avons nommés, en opposant dans leur souvenir la champêtre villa Borghèse à la princière villa Pamphili et à ce délicieux jardin d’artiste qui a nom villa Ludovisi. Cette demeure n’avait donc rien qui commandât particulièrement l’attention ; mais les Prussiens se sont chargés de lui donner l’attrait de curiosité qu’elle n’avait pas en incendiant l’aile droite tout entière. On peut maintenant aller la voir ; elle a conquis l’intérêt qui lui manquait. Au point de vue pittoresque, la ruine n’est pas grandiose sans doute comme celles de Paris et de Saint-Cloud, mais elle n’est pas cependant sans un vrai mérite, et les arbres du parc aperçus au travers des ouvertures de cette carcasse de bâtiment présentent certains aspects des plus heureux. La vérité nous oblige à dire que les Prussiens ont toujours protesté contre cet incendie, qui s’est allumé on ne sait comment, et dont en effet on ne voit guère l’utilité pour eux ; mais, comme il a eu lieu pendant leur séjour à Châtillon, la population n’a pas hésité à le leur attribuer. Is fecit qui odit, a-t-elle dit en variant l’adage bien connu ; s’il n’y avait pas pour eux nécessité militaire, il y avait désir de nuire. Le propriétaire actuel du château, M. Maître, maire de Châtillon, qui semble très affectionné de ses administrés pour les services qu’il leur a rendus pendant les mois douloureux de l’occupation, a très judicieusement laissé à la place où ils sont tombés les débris de l’incendie. Poutres brûlées, tisons consumés, tuyaux tordus, amas de décombres, tas de charbons calcinés par la violence du feu et réduits à l’état de coke, jonchent le pied de cette ruine ; c’est le spectacle du lendemain de l’incendie conservé dans toute son intégrité. Ce témoignage toujours vivant des gentillesses de la guerre serait bien fait pour entretenir la mémoire des habitans de Châtillon, si par hasard ils pouvaient oublier.

Mais ils se souviendront longtemps, car nulle part nos vainqueurs n’ont montré une plus implacable dureté. Au-dessous de la muraille du château-fort, sur la pente du fossé qui borde la route, s’élève une modeste tombe qu’on est étonné de rencontrer en pareil lieu. La pierre en est fraîchement taillée, le noir de l’inscription est encore tout brillant neuf. Approchons-nous et lisons : A la mémoire de Louis Vigneron, garde national de Marac, fusillé par les Prussiens. — Que Lieu préserve à jamais la France de châtier l’ennemi vaincu et désarmé comme un coupable, et de punir le patriotisme comme un crime ! A la bonne heure ! voilà une belle inscription, nette, ferme, d’une heureuse précision, qui fait ressortir avec d’autant plus de force le sentiment de la justice indignée qu’il est exprimé en moins de paroles, d’une éloquence sans emphase, sans bavure d’aucune sorte en un mot. Je voulus savoir quel était l’auteur de cette inscription, qui mérite d’être retenue à l’égal d’une sentence de patriotisme, et connaître l’histoire de cette victime de nos malheurs, et voici ce que j’appris d’un témoin oculaire, dont je regrette de ne pouvoir rapporter le récit dans toute sa naïveté populaire.

« Vous ne sauriez croire, monsieur, me dit ce témoin, tout ce que nous avons eu à souffrir pendant le temps qu’ils sont restés dans notre ville. Ces affaires des francs-tireurs, que vous savez, les avaient rendus furieux, et ils se montraient d’une exigence impitoyable en menaçant des plus horribles représailles si ce qu’ils demandaient ne leur était pas accordé. Ils ont commencé par demander des rations que la ville ne pouvait leur fournir sur l’heure ; enfin notre maire s’est mis en quatre pour les satisfaire et les empêcher de faire du mal. Pour le récompenser, ils ont brûlé son château. Ils ont bien dit que ce n’était pas eux ; mais qui ce serait-il, monsieur ? Un jour, ils nous ont amené une bande de prisonniers ; ils les ont fait mettre dans la cour à la file les uns des autres, et ils leur donnaient de grands coups de poing dans la poitrine pour les faire tenir droits lorsqu’ils étaient affaissés ou fatigués. Alors mon mari indigné a voulu dire à l’officier qui commandait que ce n’était pas ainsi qu’on traitait des hommes et des Français ; mais l’officier lui a donné un coup qui l’a renvoyé tomber contre le mur. Voyant cela, j’ai crié ; alors l’officier me prit par le bras et me secoua fortement en me disant : « Taisez-vous, femme, ou nous allons vous en faire autant qu’à votre mari. » Ensuite ils ont fait entrer les prisonniers en les menaçant de les fusiller sur-le-champ s’ils faisaient mine d’être récalcitrans. Parmi ces hommes était ce Louis Vigneron, qui était meunier à Marac, et les Prussiens l’accusaient d’avoir protégé les francs-tireurs et d’avoir agi de complot avec eux, quoique cela n’ait pas été prouvé. C’est celui-là qu’ils choisirent pour se venger. J’entends encore, j’entendrai toujours, je crois, le cri que poussa ce malheureux lorsqu’on lui annonça qu’il allait être fusillé. Il demanda qu’on lui laissât le temps d’écrire au moins à sa femme, ce qui lui fut accordé avec beaucoup de difficulté. Il écrivait tout en tremblant, comme vous pouvez croire, en sorte que cela ne marchait pas bien vite ; alors un officier s’avança et lui dit brusquement : « Un mot, rien qu’un mot, vous m’entendez bien, et dépêchons-nous, nous avons autre chose à faire qu’à vous expédier. » Puis ils l’ont amené contre le mur du cimetière, et ils l’ont fusillé. Il a été enterré à cette place même où il était tombé, avec les habits qu’il portait, sans qu’on ait pu le mettre dans une bière. C’est le président de notre tribunal, M. Des Estangs, qui a composé l’épitaphe que vous avez lue et qui a fait poser cette pierre. »

Pour tout commentaire à ce petit récit où se peint assez au vif l’affreuse brutalité de la guerre, je veux rapporter une anecdote que j’entendais raconter il y a quelques années. Pendant les guerres d’Allemagne, Davout, ayant un jour à exécuter une surprise qui exigeait le plus profond silence, avait fait prendre des mesures pour que tout bruit s’éteignît sur sa route, et qu’aucun signal ne pût être donné aux ennemis. Tout à coup, à quelque distance, voilà qu’un son de trompe retentit. « Qu’on aille à l’instant savoir ce que c’est que ce bruit et qui l’a fait, » dit le maréchal. Des éclaireurs partent, et reviennent quelques instans après ramenant un pauvre diable de paysan plus mort que vif. On demande à cet homme pourquoi il a fait ce bruit ; mais sa frayeur le fait balbutier, et sa prononciation tudesque rend ses explications inintelligibles. Cependant il ressortait de cette confusion la probabilité que cet homme était innocent, et avait sonné de sa trompe sans raison aucune et par un simple hasard. Davout écoute un instant, et n’obtenant aucune réponse claire : « Eh bien ! fusillez-le, » dit-il, puis il tourne les talons. Un des spectateurs, qui avait hasardé un timide plaidoyer en faveur de cet homme sans parvenir à se faire écouter, se sentit pris d’un mouvement de compassion, et conseilla de surseoir à l’exécution de quelques minutes, afin de faire une nouvelle tentative auprès du maréchal. Il entre dans sa tente et le trouve assis à une table et rédigeant un rapport. Davout se retourne : « Eh bien ! que voulez-vous ? — Monsieur le maréchal, cet homme est certainement innocent. — Ah çà ! mon cher, que venez-vous me demander ? cet homme a sonné de la trompe, le bruit qu’il a fait pouvait, a pu même donner l’éveil à nos ennemis ; vous connaissez les lois de la guerre, elles sont strictes et inflexibles ; qu’on le fusille. » Alors l’interlocuteur du maréchal, trouvant dans le désespoir de sa pitié l’audace de franchir les bornes du respect militaire, lui fit ce suprême appel : « Monsieur le maréchal, si cet homme est fusillé, son sang retombera sur votre âme. » En entendant ces paroles, Davout parut ému : « Eh bien ! faites ce que voudrez, et laissez-moi tranquille. » Il est malheureux pour l’infortuné meunier de Marac que le chef militaire qui ordonna son exécution n’ait pas eu l’âme d’un Davout, et pour ce chef lui-même qu’il n’ait pas rencontré un subalterne capable de l’audace d’humanité qui sauva la vie à ce lourdaud allemand. Les deux différences sont à l’honneur de notre race et de notre pays, et c’est là toute la conclusion que je veux tirer de ces deux petits récits.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er mai
  2. Toutes les sculptures de l’église de Saint-Florentin n’ont pas la même honnête innocence que celles que nous venons de citer. Il s’y trouve deux figures d’anges de l’époque Louis XIII qui sont bien la chose la plus profane qu’on ait jamais placée dans une église. Ces deux figures de jouvenceaux, étendues sur les grilles qui ferment les deux côtés du chœur comme sur une couche de mollesse, sont de formes et d’attitudes tellement efféminées qu’elles rappellent au souvenir, non les oiseaux-divins de Dante (uccelli divini), mais les oiseaux équivoques de grandes routes dont nous entretiennent les mémoires du scandaleux d’Assoucy et le Francion de Sorrel. Comme leurs ailes sont entièrement cachées lorsqu’on regarde ces sculptures de face, nous avons été longtemps à les prendre pour deux figures de jeunes musiciens voluptueux se reposant des lassitudes de leur art énervant. Ce n’est qu’après avoir franchi la grille que nous avons aperçu notre erreur. Placés au-dessus des portes de n’importe quel salon de musique, ces deux longs corps mous, émusclés et comme désossés, produiraient sans doute une impression charmante ; ici Ils sont faits pour mécontenter même les moins sévères. Le lecteur a vu souvent les analogues de ces deux figures dans les gravures et les sculptures de l’époque Louis XIII, et quelquefois dans les tableaux de Valentia.
  3. Les plus âgés de nos lecteurs ont sans doute gardé le souvenir d’un charmant article publié en 1851 par M. Alexis de Valon sur ce pèlerinage célèbre enclavé dans un ancien fief de sa famille.
  4. Nous trouvons ce détail remarquable dans une des notes érudites de la récente édition qu’ont donnée du célèbre ouvrage de l’abbé Lebœuf sur le diocèse d’Auxerre MM. Challe, ancien maire d’Auxerre, et Quantin, bibliothécaire de cette ville, dont le nom est bien connu de tous les archéologues.