Souvenirs de Bourgogne/05

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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

V.
SOUVENIRS DE BOURGOGNE[1].


SEMUR EN AUXOIS.

Stendhal, qui ménageait peu les expressions lorsque son goût était blessé ou que ses antipathies étaient en jeu, ne s’est pas gêné pour écrire tout net que la riche Côte-d’Or était le plus laid pays de France. Point n’est besoin d’une exagération aussi cassante pour mettre à son rang la nature de Bourgogne. Il est certain que la partie la plus pittoresque de cette province est justement celle que traverse le chemin de fer de Lyon-Méditerranée : c’est Joigny, c’est Tonnerre, c’est Montbard, c’est surtout la grasse et riante vallée de l’Ouche aux portes de Dijon; mais, dès qu’on s’écarte tant soit peu de cette ligne droite, les occasions ne manquent pas de s’assurer que dans la nature comme dans le monde richesse n’est pas synonyme de beauté. Quelle triste et monotone campagne par exemple que celle de l’Auxerrois avec ses monticules blanchâtres et pelés semblables à d’énormes crânes chauves et ses plaines sans arbres! Quel pays désagréablement accidenté que celui qui s’étend d’Avallon à Semur avec ses éternelles gibbosités sans caractère ! et lorsqu’on dépasse Dijon, comme ces riches plaines où se récoltent les plus fameux crus de Bourgogne sont ennuyeuses au regard et laissent l’imagination lourde ! Les beaux paysages et les situations pittoresques ne manquent pas cependant, mais il faut se donner la peine de les chercher et souvent assez loin. Trois de ces paysages surtout méritent une attention particulière ; ceux d’Avallon, de Vezelay et de Semur en Auxois. Il est vrai que c’est à peine si la Bourgogne peut revendiquer les paysages d’Avallon et de Vezelay, car la proximité du Morvan, dont ils forment la frontière, les rattache en partie à une autre province; en revanche, elle peut se vanter du panorama de Semur, et l’opposer victorieusement aux voyageurs qui se hâteraient trop de proclamer son infériorité pittoresque.

Ceux qui voudront jouir d’une des plus instructives surprises que puisse donner aujourd’hui un voyage en France doivent soigneusement se garder d’arriver à Semur par une autre route que celle d’Avallon. Le spectacle rare et frappant d’une ville du moyen âge se présente alors aux regards, aussi entier, aussi complet que purent l’avoir les contemporains de ces temps reculés. Ce n’est pas là ce moyen âge en ruines, semblable à un cadavre en décomposition ou à un amas de débris mélancoliques dont nous avons si souvent contemplé le tableau quasi funèbre; c’est un moyen âge tout neuf en quelque sorte, sans altération ni mutilation, vivant, robuste, d’aspect viril, exempt de marques de sénilité, et comme conservé à souhait pour engendrer une des illusions les plus proches de la réalité qui se puissent concevoir. Semur a cela de particulier que, bâtie sur une éminence, elle ne se laisse pourtant apercevoir que de très près, masquée qu’elle est par un monticule qui lui fait face et sur les flancs duquel serpente la route. Tout à coup au dernier tournant de ce monticule qui lui sert de rideau, elle découvre brusquement son attitude et son aspect, à la fois hardis, agrestes et négligés comme ceux d’une ville qui se sentirait à l’abri de l’espionnage de ses environs. Solidement assise sur le faite d’un rocher, elle laisse nonchalamment pendre ses jambes tout le long de la colline, et va plonger ses pieds jusqu’à l’affreux Armançon, qui quelquefois les lave et le plus souvent les salit. En bas, deux poternes énormes, reliées entre elles par une maçonnerie massive dont la solidité n’a subi aucune ébréchure, et percées dans toute leur épaisseur de deux ouvertures étroites et quasi défiantes, offrent l’accès de la ville qu’elles défendaient autrefois. Involontairement, lorsqu’on s’engage sous ce passage voûté, l’on se retourne pour voir si les portes ne se sont pas refermées derrière soi; on dirait deux énormes chiens de garde qui, ayant cessé de mordre et d’aboypr, ont encore conservé l’habitude de grogner à tout passant et de bâiller en découvrant des crocs démesurés dont ils ne savent plus se servir. En face des poternes, un pont gaîment à cheval sur l’Armançon relie les deux collines et présente un spécimen on ne peut mieux choisi de ce que furent les promenades des bourgeois d’un autre âge, habitans de villes dont les portes se fermaient avec le couvre-feu et qu’ils ne pouvaient en conséquence jamais perdre de vue. C’est un décor à peu près semblable qu’on imagine pour certaines scènes du Faust de Goethe, par exemple celle où le docteur, perçant avec son fidèle Wagner les groupes populaires, fait la rencontre du barbet magique, et je l’indique aux décorateurs de l’avenir pour le cas où l’on essaierait chez nous une interprétation fidèle du célèbre drame.

Cette physionomie du moyen âge est tout extérieure cependant, et ne se continue pas dès qu’on a dépassé les poternes. Semur est une ville complètement renouvelée et dont les maisons, sans caractère d’aucun genre, n’ont d’autre prétention que celle de loger les habitans. Contraste curieux, cette ville, dont l’aspect extérieur est tout féodal, donne dès qu’on y est entré l’impression de la plus bourgeoise et de la plus démocratique des cités. Aucune trace d’influence dominatrice ne s’y fait remarquer, aucun souvenir d’un passé même récent ne semble conservé chez ses habitans. On dirait même que de tout temps les bourgeois de cette petite cité ont eu ce dédain des jours écoulés qui est très particulier aux populations démocratiques. Dès qu’on cherche l’explication du détail le plus simple, on ne la trouve qu’avec difficulté. Les archives de Semur ont été détruites dans un incendie, et il ne paraît pas qu’on se soit jamais donné beaucoup de peine pour les reconstituer, ou du moins pour arracher à l’oubli ce qu’on pouvait sauver de la tradition. Toutes les villes de Bourgogne ont eu leurs historiens locaux; Semur seule semble n’avoir pas eu souci de conserver mémoire d’elle-même. Le seul écrit de quelque valeur qui ait été composé sur cette ville a, par une négligence presque inexplicable, dormi jusque ces derniers mois parmi les manuscrits de la bibliothèque : c’est un essai historique à la fois rapide et circonstancié écrit aux approches de la révolution française par le marquis Ponthus de Thiard. Enfin un éditeur intelligent s’est rencontré pour tirer de l’oubli ces pages uniques où restent fixées nombre de particularités et de détails qu’on chercherait vainement ailleurs. Ce miroir est bien exigu et bien imparfait sans doute, mais c’est le seul qui existe, et c’est un devoir pour nous d’avertir les amateurs de curiosités historiques que le précieux manuscrit, désormais livré à l’impression, forme depuis quelques semaines un joli petit volume qu’on peut se procurer à peu de frais[2]. Le Mémoire historique de Ponthus de Thiard nous apprend peu de chose sur le caractère et les dispositions morales de la population, et cependant on peut induire assez aisément de l’ensemble de faits qu’il présente que de tout temps l’esprit le plus foncièrement bourgeois, c’est-à-dire un esprit à la fois conservateur et plébéien, a régné dans cette petite ville. Jamais Semur n’a épousé avec une passion exclusive ou ardente aucune des grandes causes qui nous ont divisés dans le cours de notre histoire. Ses habitans se sont toujours distingués par une certaine fidélité envers leurs maîtres, fidélité fort prosaïque et banale, où l’on n’aperçoit aucune force d’amour ni aucune profondeur de convictions : selon les temps et les circonstances, on les voit fidèles aux ducs de la maison de Valois, partisans de Mayenne et de la ligue, royalistes avec Henri IV et la dynastie des Bourbons; mais leur affection ne semble avoir jamais survécu longtemps à la défaite du drapeau qu’ils avaient arboré et défendu. Leur politique locale fut aussi pacifique que leur politique générale fut tiède. Dès l’origine de l’érection de Semur en commune, c’est-à-dire depuis le premier tiers du XIIIe siècle, on les voit se gouverner fort paisiblement par le moyen de leurs six échevins élus, présidés par le bailli d’Auxois, la seule autorité qui chez eux relevât des ducs. Si ce n’est pas là une population d’hommes libres dans le beau sens du mot, c’est au moins une population de bourgeois indépendans, maîtres chez eux, et qui, comme dit le peuple, n’ont jamais été gênés dans leurs entournures. Tel est le trait principal qui ressort du mémoire de Ponthus de Thiard; mais il existe à Semur un document autrement riche et autrement indestructible, qui proclame que de tout temps l’esprit bourgeois et plébéien, sinon absolument démocratique, prévalut à Semur, et ce document n’est rien moins que la cathédrale même de cette ville.

La même différence singulière que nous avons observée entre l’aspect extérieur de la ville et son aspect intérieur se remarque dans cette cathédrale, dont l’origine et la première histoire sont foncièrement féodales, et dont la décoration est entièrement démocratique. Par la date de sa fondation, elle nous ramène au berceau de notre monarchie, car le fondateur ne fut autre que le premier duc héréditaire de famille capétienne, Robert dit le Vieux, fils du pieux roi Robert et frère du roi Henri Ier, le seul mauvais prince qui ait, je crois, gouverné la Bourgogne. Une courte anecdote, qui peint merveilleusement les mœurs de l’époque et le prodigieux pouvoir de la religion à cette date du moyen âge, mettra le lecteur à même de juger de la violence du personnage. Un de ses officiers avait volé la génisse d’un paysan et refusait de la rendre; un moine bourguignon prit parti pour le paysan. « Tu as volé la génisse de cet homme, dit le moine au duc, tu dois la rendre ou la payer. — Je ne rendrai rien, répondit le duc; moi et mes officiers nous devons vivre de ce que nous trouvons. » Sur cette réponse, le moine prononça l’excommunication et fit fermer au duc les portes de l’église. Robert savait quelle était la puissance de l’excommunication pour en avoir vu les terribles effets sur son père, dont il n’avait ni la piété ni la charité, et après s’être heurté inutilement à la porte de l’église il jugea prudent de ne pas prolonger la résistance[3]. À cette époque, il était plus facile d’avoir raison du plus grand seigneur que du plus simple moine, car on pouvait employer contre le seigneur la violence et au besoin le crime, tandis que ces moyens employés contre le moine n’auraient fait qu’augmenter les difficultés qu’on aurait cru trancher. Robert fit plusieurs fois cette sinistre expérience, notamment lorsqu’il usurpa à main armée les états du comte d’Auxerre, et qu’il assassina son beau-père Dalmace, seigneur de l’autre Semur, Semur en Briennois. C’est à ce dernier crime que nous devons la belle et originale cathédrale, élevée par Robert entre les années 1060 et 1065 en expiation de son forfait. Au-dessus d’un des portails latéraux, de curieuses et gothiques sculptures racontent dans tous ses détails l’affreuse aventure. Il semble que ce fut dans un festin que Dalmace fut assassiné, car la principale de ces scènes représente une table entourée de convives, et au pied de la table gît un cadavre. Plus loin, la duchesse Alix, la fille de Dalmace et la femme de Robert, se dresse jusqu’à mi-corps hors d’une tour en levant ses mains vers le ciel en signe d’affliction. En face d’elle, Robert, agenouillé devant un moine, implore le pardon de l’église; ailleurs un personnage qui désigne du doigt une cathédrale lui indique la manière de racheter : son crime, et enfin une dernière scène où les traditions de l’enfer classique se mêlent aux sentimens du christianisme nous montre le duc Robert passant la barque à Caron. L’artiste n’a pas eu la hardiesse de pousser plus loin le voyage et de nous dire si l’inflexible Minos avait jugé suffisant le moyen d’expiation employé par le duc. Pour nous qui n’avons pas à remplir les terribles fonctions de Minos, nous ne devons pas trop regretter le meurtre de Dalmace, puisque ce crime nous a valu un bel édifice que nous n’aurions pas eu sans cela. L’Écossais Thomas de Quincey, naguère célèbre sous le nom de mangeur d’opium, a fait un ingénieux essai sur le crime considéré comme un clément des beaux-arts; la cathédrale de Semur est une excellente preuve à l’appui de la thèse de l’essayiste.

La cathédrale de Semur est la plus mince, la plus fluette, la plus svelte des églises gothiques, et elle doit cette originalité à une inégalité remarquable entre ses dimensions. La nef, longue de 80 pieds, n’en mesure que 20 de largeur. Ainsi rapprochées et comme resserrées par cette étroitesse, les deux rangées de colonnes ne s’en élancent vers la voûte que d’un vol plus hardi et plus léger. Je ne saurais mieux faire comprendre l’effet de sveltesse qui résulte de cette disproportion qu’en rappelant avec quelle élasticité s’élance une colonne d’eau lorsque son volume se trouve comprimé trop étroitement entre deux parois rapprochées. L’abside, aussi imposante que la nef est svelte, est formée par une rangée circulaire de colonnes énormes en granit rougeâtre dont les chapiteaux sont ornés de vigoureux feuillages exotiques pareils à ceux des plantes tropicales; ces colonnes robustes que l’on rencontre fréquemment en Bourgogne, qui forment la nef même de Notre-Dame de Dijon, semblent comme une importation d’un autre culte et d’un autre climat, et ont l’air d’avoir été taillées pour un temple égyptien consacré à Isis ou à Sérapis comme ces colonnes de Sainte-Marie au Transtévère et de Sainte-Croix de Jérusalem à Rome, dont elles réveillent le souvenir. Même pour ceux qui ont vu beaucoup d’églises, le contraste de cette abside vigoureuse et de cette nef fluette produit une sensation de nouveauté singulière.

C’est cette église d’origine si foncièrement féodale dont la décoration est presque entièrement démocratique. Sculptures, vitraux, tableaux, chapelles, attestent que de génération en génération le même esprit s’est transmis à Semur : tout cela est sorti de mains plébéiennes, a été créé par des libéralités plébéiennes, ou porte la marque de pensées plébéiennes. L’astronomie par exemple tient sa place dans ces encyclopédies de pierre qui s’appellent des cathédrales, et il n’est pas rare d’y rencontrer les signes du zodiaque mêlés avec les sujets sacrés. Cette astronomie n’est pas absente de la cathédrale de Semur; mais, au lieu d’être exprimée d’une manière scientifique ou symbolique, elle est exprimée d’une manière réaliste et populaire. Autour des sculptures qui représentent le meurtre de Dalmace, l’artiste a disposé douze petits sujets relatifs aux douze mois, ou plutôt aux occupations agricoles des douze mois de l’année, et parmi ces occupations agricoles il a choisi de préférence celles qui sont plus particulièrement chères au peuple de Bourgogne, les divers travaux de la vigne. Au beau milieu d’une des colonnes de ce même portail, un caprice de l’artiste a sculpté sur la surface parfaitement lisse une arabesque inutile. Or que représente ce paraphe sculpté ? Un colimaçon sortant de sa coquille, fantaisie toute populaire et souvenir des vignobles où ces sortes de bestioles abondent. Voilà pour ce qui reste des sculptures de l’extérieur, affreusement mutilées. À l’intérieur, en haut de l’abside, au point où naît l’arc de l’ogive, trois ou quatre monstres bouffons se présentent, et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’ils ont été placés là par simple fantaisie d’amusement, et comme par facétie, car ils sont distribués sans symétrie, et ne sont pas assez nombreux pour former une décoration. Ces monstres ne sont point, comme ceux des gargouilles, des chimères fantastiques ou des animaux de blason, ce sont des caricatures humaines, fantoches bizarrement taillés et grotesquement accroupis, qui rappellent à l’imagination le Quasimodo de Notre-Dame de Paris et les attitudes que l’on se plaît à rêver pour cette bizarre créature. C’est encore un trait plébéien, la caricature étant par excellence, comme on sait, les délices du peuple. Entrons maintenant dans les chapelles : d’emblée, et sans avoir besoin de cicérone, nous reconnaissons que deux d’entre elles ont appartenu à deux corporations de bourgeois, celle des marchands drapiers et celle des bouchers : les vitraux qui décorent leurs fenêtres ne laissent aucun doute à cet égard, car, par un caprice assez rare, ces deux corporations ont eu l’idée de remplacer les sujets ordinaires de sainteté par des sujets tirés de la nature même de leurs professions. Dans le vitrail de la chapelle des bouchers, nous voyons entouré de ses aides le maître qui lève sa hache pour assommer un bœuf ; dans la chapelle des drapiers, nous assistons aux opérations du foulage et du cardage. Ces représentations de la vie populaire placées là en pleine cathédrale sont curieuses à plus d’un titre, mais surtout en ce qu’elles indiquent l’indépendance dont jouissaient les bourgeois de Semur. Il est de toute évidence que, pour qu’un tel caprice ait été obéi, il a fallu que ces corporations tinssent dans leur ville le haut du pavé et ne fussent pas gênées par le voisinage ou l’imitation d’exemples plus nobles : dans des localités moins démocratiques, l’artiste s’en serait tenu aux sujets sacrés tirés de l’histoire du saint auquel la chapelle était dédiée ou du patron de la corporation. Si nous passons aux objets d’art qui proviennent de dons personnels, nous trouverons que ces donataires sont de pure extraction populaire. Voici un tableau sur bois de la fin du XIIIe siècle, très laide rareté qui représente une figure du Christ : le nom du donataire est Philippe Blanchon, bourgeois de Semur. La chapelle voisine de celle des bouchers contient un groupe sculpté représentant le saint sépulcre, œuvre touchante par son caractère foncièrement populaire ; c’est un cadeau de deux bourgeois de la fin du XVe siècle, Jacobin Ogier et Pernette, sa femme. Et l’artiste qui exécuta ce travail a servi les donataires selon leur goût, on peut le dire. Quelle douleur de bonne femme que celle de cette vierge ! Quel attendrissement, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, quel bon cœur dans l’aide que saint Jean prête à la Vierge ! Et chez les autres personnages quelles expressions de naïve compassion ! Rien ne dépasse les démonstrations ordinaires du désespoir populaire dans cette œuvre, qui plaît cependant aux lettrés précisément par le peu de souci de sentimens plus nobles qu’elle révèle. Dans toute cette cathédrale, je ne vois d’autre trace d’une influence aristocratique que la chapelle des fonts baptismaux, autrefois la chapelle de la famille Saint-Phalle, puissante famille bourguignonne qui depuis deux siècles déjà s’est retirée en Nivernais. C’est une chapelle de l’époque Louis XIII, richement surchargée de sculptures et de statuettes à la manière des chapelles italiennes et spécialement de celles des églises de Gênes, qui semblent avoir été prises pour modèles. Ainsi la seule décoration d’ordre aristocratique que contienne cette église est relativement récente et se rapporte à une époque où régnait déjà l’ordre monarchique; la liberté la plus entière et l’esprit le plus démocratique caractérisent au contraire celles des siècles les plus lointains, curieux petit contraste qui fait songer à des choses plus grandes et plus générales.

Avant la révolution française, cette cathédrale de Semur possédait un objet bien autrement extraordinaire que tous ceux que nous avons nommés. La légende de cet objet est des plus curieuses, et comme elle est entièrement inconnue et qu’elle va pour la première fois sortir de la localité où elle prit naissance avec la publication du manuscrit de Ponthus de Thiard, je ne puis résister à l’envie de lui faire faire une forte étape pour les débuts de son voyage à travers le vaste monde.

Au temps des croisades, il y avait à Semur un particulier nommé Gérard. Gérard n’était point un chevalier ni un homme de noble extraction, — car il faut décidément que tout ce qui se rapporte à Semur ait un caractère strictement plébéien, — c’était un bourgeois ayant pignon sur rue et écus au soleil; aussi ses compatriotes l’avaient-ils surnommé le riche. Gérard, poussé par sa dévotion, eut désir de faire le pèlerinage de terre-sainte; mais laissons ici parler le marquis Ponthus de Thiard, nous ne pourrions raconter sa légende avec plus de brièveté. « A son retour de Palestine, Gérard rapporta le prétendu anneau de la Vierge que l’on conserve encore dans le trésor de Notre-Dame de Semur; il échappa dans sa route à mille périls, et il attribua son salut à la relique dont il était porteur. Quelques gens prétendent qu’il la tenait toujours dans sa bouche. Quoi qu’il en soit, son projet était d’en faire présent à l’église de Saint-Maurice. Il arriva dans sa patrie le premier jour de mars, où l’église célèbre la fête de saint Aubin. A peine parut-il à la vue de Semur, que toutes les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner d’elles-mêmes. Gérard ne fit apparemment aucune attention à ce signe, car il persista dans son dessein, et, entrant dans l’église de Saint-Maurice, il posa la relique sur l’autel; mais l’anneau, s’élançant de lui-même, sauta dans sa bouche : ce ne fut qu’en ce moment qu’il comprit que la mère de Dieu n’agréait pas que son anneau fût ailleurs que dans un temple consacré sous son nom. Il le porta donc à Notre-Dame, où, l’ayant placé sur l’autel, il y resta, et le saint homme en fit présent au prieur et à ses religieux. Gérard, étant mort quelques années après, eut sa sépulture au cloître Notre-Dame, dans une bière de pierre qu’on y voyait encore il y a environ cinquante ans. Tous les ans, le premier jour de mars, on lavait ses os; ensuite on faisait une distribution en pain et en vin à treize pauvres, et l’on sonnait confusément toutes les cloches à la fois, comme si elles eussent sonné d’elles-mêmes. Cet usage a cessé, comme je l’ai dit, depuis quarante ou cinquante ans; on a porté les os du bon Gérard au cimetière; je ne sais ce qu’est devenue sa bière, mais en faveur du peuple on a conservé la sonnerie singulière et l’aumône. Quant à l’anneau, les chanoines mieux instruits, sachant que plusieurs églises se vantaient de posséder une pareille relique, et qu’en l486 le pape Innocent VIII avait jugé en faveur de l’église de Pérouse le différend qu’elle avait à ce sujet avec celles de Chiusi et de Sienne, on n’expose plus celui de Semur à la vénération publique, et bien des gens dont les pères s’applaudissaient de l’avoir dans leur patrie ignorent qu’il existe dans la sacristie. »

Aujourd’hui l’anneau a disparu, et la légende du bon Gérard est oubliée ; mais je crois fort que, malgré leur peu de souci du passé, les habitans actuels de Semur, s’ils étaient observés de près, montreraient qu’ils sont restés fidèles à cet esprit de leurs pères qui a rempli leur cathédrale d’œuvres et de souvenirs populaires. Le premier objet que je rencontre en me promenant à travers la ville est une chanson du cru exposée aux vitrines d’un libraire : La légende ou chanson de saint Vernier, patron des vignerons de tout le pays d’entre Bourgogne et Morvan, telle qu’elle vient d’être retrouvée dans les archives de la mairie de Pont-et-Massène, par M. V. Mainfroy, habitant de Semur en Auxois, ajustée et mise en musique sur un vieux air nouveau, par M. A. Deroye, en ce moment aussi bourgeois de Semur. Les deux ingénieux habitans de Semur ont eu, comme on voit, l’intention de faire œuvre de Chattertons et de Macphersons populaires; en réalité, ils ont réussi à faire une bonne imitation de la verve bachique et plébéienne des chansons de Pierre Dupont et de Gustave Matthieu, si célèbres il y a quelques années dans le public démocratique. Il y a de la vivacité, du mouvement, des tours heureux, et même du rhythme dans cette petite chanson dont nous voulons citer quelques couplets :

Les vignerons de l’Armançon,
Pays d’Auxois, Basse-Bourgogne,
Jadis ont choisi pour patron
Le meilleur d’entre eux en besogne.
C’est le grand saint Vernier;
Il était tonnelier
Et vigneron pendant sa vie;
Sa vigne s’étendait
De Preste en Mondrejay,
Tout au fond du vallon blottie.

A sa fête le deux janvier,
Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il gèle,
Ou que, comme un blanc tablier,
La neige en flocons s’amoncelle,
A minuit saint Vernier,
Les bras chargés d’osier.
Revient, trottant parmi les treilles,
Ses pieds dans des sabots,
Sur son dos l’hotriau[4]
Il chante! prêtons-lui l’oreille.

Bon compagnon du bois tortu.
Dit-il, tes douleurs sont passées.
Pour toi l’espoir est revenu
Avecque la nouvelle année...
………………
Le sarment pleure et le bourgeon,
Dans sa barbe de laine blanche,
Se gonfle, éclate et montre au fond
Le raisin, ses feuilles, sa branche.
Le Messie apparaît,
Ce petit chapelet.
C’est lui! Dieu veuille le soustraire
A la bise de mai,
Car celui qui l’a fait.
Et qui tout fait, peut tout défaire.

Mais voici qu’il a passé fleurs.
L’été s’en va, voici l’automne.
Voici les joyeux vendangeurs.
De leurs cris le coteau résonne.
Et sous ton pied, foulant

Les raisins débordant
La cuve aux lèvres violettes,
Dans ton allier croulant
Tu redis en chantant :
Adieu paniers, vendange est faite.


Eh bien! que vous en semble? N’est-il pas vrai que ce présent n’est pas en grand désaccord avec le passé que nous avons raconté, et que les bourgeois qui firent célébrer les travaux de leurs professions sur les vitraux de la cathédrale reconnaîtraient assez aisément leur esprit dans cette chanson composée par deux de leurs fils?


II. — LES CHATEAUX. — TANLAY. — ANCY-LE-FRANC.

Par un hasard heureux qui facilite singulièrement la tâche du touriste, les trois plus beaux châteaux de Bourgogne, Tanlay, Ancy, Bussy, se succèdent sur la ligne de Lyon à une heure à peine d’intervalle. Tous trois méritent à des titres divers une attention sérieuse, Tanlay et Ancy pour leur architecture, Bussy pour les mémoires et documens en images dont le célèbre auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules, par une nouvelle incartade de cette intempérante médisance que l’exil put châtier, mais non réprimer, a couvert ses murs.

Les deux histoires des châteaux de Tanlay et d’Ancy présentent une assez curieuse analogie. Tous deux ont été originairement possédés par deux des plus grandes familles de France, et tous deux ont passé ensuite à deux familles d’élévation plus récente et d’éclat plus nouveau. Tanlay était un des châteaux des Coligny, et pendant les guerres de religion l’illustre Gaspard y fit plus d’une fois résidence, soit pour se reposer des fatigues du commandement, soit pour concerter avec les chefs du protestantisme français les plans politiques et militaires utiles à sa cause. A l’époque même où la famille de Châtillon jetait ses dernières lueurs de renommée, c’est-à-dire à l’aurore du règne de Louis XIV, Tanlay fut acheté par le surintendant des finances Émeri, ce compatriote et cette créature de Mazarin, dont les édits furent au nombre des circonstances de nature si variée qui allumèrent le feu de la fronde, et par Émeri il passa aux Phélippeaux, qui l’ont conservé cent cinquante ans. Émeri fit reconstruire en partie ce château, dont il sut respecter l’architecture bourguignonne, lourde, mais forte, massive, mais de grand air. Avec ce sentiment exquis des choses de l’art qui semble avoir été inséparable de tous ces Italiens d’autrefois, il le fit précéder d’un édifice servant de porche, qui est un des plus jolis spécimens existans de l’architecture Louis XIII, et qui, en outre de sa grâce architecturale, a le mérite d’être ce qu’on pouvait inventer de plus ingénieux pour faire valoir le corps de logis principal; le tact d’un connaisseur consommé en élégances seigneuriales a évidemment passé par là. Ce porche, qui se présente de face, est placé de telle façon qu’il masque presque entièrement le château, qui se présente au contraire de flanc, en sorte que de loin on prend l’accessoire pour le principal, et le bâtiment d’entrée pour le logis même, trompe-l’œil des plus heureusement trouvés, puisque la beauté du vestibule est plus grande que celle de l’édifice. L’erreur cependant se dissipe lorsqu’on s’arrête à l’angle du petit pont jeté sur l’eau courante des fossés ; alors ce charmant trompe-l’œil rend au château un nouveau service, c’est de ne le montrer que de biais. Comme vu de la sorte il ne présente que les flancs arrondis de ses tourelles et les dômes de ses toits, l’imagination étend le caractère de ce détail à l’édifice tout entier, et se plaît à attribuer une magnificence presque orientale à ce qui n’est en définitive qu’une résidence rustique d’un grand seigneur issu de l’âge féodal. Ainsi précédé de son charmant château Louis XIII, tout occupé à le faire valoir, le massif édifice fait l’effet d’une grasse douairière bourguignonne aux formes robustes qui se ferait accompagner par le plus élégant et le plus mignon des pages.

Pour ce qui est de ce petit château Louis XIII, je voudrais en parler de manière à faire comprendre au lecteur la nature particulière du plaisir qu’il m’a donné; mais en vérité je ne sais comment m’y prendre. Depuis que j’ai commencé cette carrière nouvelle de touriste, j’éprouve que de toutes les œuvres de l’art les plus difficiles à décrire sont celles de l’architecture, et que de toutes les sensations que donnent les arts, celles qui sont données par l’architecture sont les plus incommunicables. Tout ce que je puis et tout ce que je veux faire, c’est de rendre en quelques mots le caractère général de cet art de la première partie du XVIIe siècle, dont il est un des derniers et des plus coquets échantillons. De toutes les formes de l’architecture nationale moderne, c’est celle qui me plaît davantage, non pas parce qu’elle est la plus belle, mais parce qu’elle me semble la plus française. Dans l’époque précédente, notre architecture, quelque brillante et variée qu’elle soit, m’apparaît toujours comme une transcription lapidaire du génie de l’Italie. Dans l’époque qui suit, je retrouve moins l’âme nationale que la monarchie; mais dans cette architecture Louis XIII, qui finit avec la fronde, c’est cette âme même de la France qui m’apparaît, sans alliage exotique d’aucune sorte, avec ses qualités éternelles et même, si l’on veut, quelques-uns de ses plus aimables défauts, avec le tour particulier de son bon goût à la fois pur et recherché, avec sa faiblesse pour la grâce, sa gentillesse et quelquefois sa mièvrerie. Il n’y a pas là seulement la France éternelle, il y a la France d’un temps déterminé : c’est vraiment le chant du cygne de l’ancienne vie seigneuriale. Il n’y a qu’une autre époque où l’architecture me semble avoir été française au même degré, le XVIIIe siècle, art charmant aussi, mais avec quelles différences, toutes en faveur de l’époque Louis XIII ! Tandis que dans l’époque Louis XIII on contemple le monde féodal expirant dans l’élégance, au XVIIIe siècle on contemple une noblesse élégante expirant dans le simple luxe. Ici, le grand seigneur se prépare à se transformer en homme de cour; là, l’homme de cour rejoint le monde de l’argent et se prépare à devenir simplement l’homme riche. Toutes proportions gardées, on peut comparer l’architecture Louis XIII au costume de cette même époque, le plus réellement beau qu’on ait porté en France; c’est la même richesse, le même bel air et, ne craignons pas de répéter un mot qu’aucun autre ne saurait remplacer ici, la même élégance.

Tanlay est aujourd’hui tout entier à l’extérieur, peut-on dire avec vérité, car, à l’exception de son vaste vestibule, ses salles ont été coupées en petits appartemens modernes sans caractère d’aucune sorte. Un fait curieux, c’est que les Phélippeaux, qui ont possédé ce château pendant cent cinquante ans, n’y ont laissé aucun souvenir; nous allons retrouver à Ancy cette même particularité. Pas un portrait, pas une peinture, pas une inscription, pas une sculpture ne protège la mémoire de cette famille qui tint sous la monarchie une place si importante et parfois si néfaste. Au contraire le souvenir des Coligny s’y maintient avec une vigueur remarquable, grâce à un vestige d’art du plus sérieux intérêt. Tout en haut de la tourelle de droite, qui s’appelle encore la tour de la Ligue, se trouve une petite salle ronde, absolument nue, d’un aspect austère et froid. Le mobilier de cette salle fait corps, peut-on dire, avec l’édifice même, car il se compose de quelques bancs de pierre scellés à la muraille, sur lesquels se sont assis, les jours de grand conseil, les Coligny et les Condé. Le tout est d’une rigidité huguenote et presque d’une dureté vraiment saisissante. Cette salle est voûtée, et sur la voûte un artiste du temps, dont l’inspiration fut supérieure à la main, a peint une fresque qui a l’importance d’un document historique.

Ni le sujet ni l’exécution n’ont rien cependant de bien nouveau ni de bien éminent : le sujet, presque banal, est un de ceux qui étaient familiers aux artistes de cette époque, l’assemblée des dieux de l’Olympe. L’exécution, qui est passable sans originalité, ne dépasse pas ce degré d’habileté que les plus minces artisans de la renaissance ont atteint dans les innombrables décorations qu’ils nous ont laissées; mais le sentiment qui se dégage de cette œuvre est un sentiment de génie, car il nous rend encore présentes les passions de l’époque, et nous les fait partager comme si nous étions des contemporains. Toute l’ardeur des guerres de religion est dans cette fresque, qu’elle anime de ses emportemens et de son vacarme. Les dieux sont en conseil; oh que ce conseil est agité et présage de tempêtes! Tous les orages de Jupiter, toutes les hautes marées de Neptune, tous les volcans de Platon sont là menaçans et visibles. C’est la chaude confusion, l’inquiétude fébrile, le brouhaha tapageur, qui précèdent les heures de grandes crises, l’adoption des mesures de colère, les départs précipités, les prologues des affaires violentes en un mot. Ici, Vénus et Mars sont engagés dans un colloque qui n’a plus l’amour pour objet, et qui visiblement se rapporte à des préoccupations plus austères; derrière eux, Vulcain donne ses ordres et surveille les travaux de ses cyclopes, qui forgent et frappent l’enclume avec l’activité des jours d’urgence. Y aura-t-il jamais assez de foudres pour Jupiter, de tridens pour Neptune, de flèches pour Apollon, de coulevrines, de cuirasses, d’arquebuses, de glaives et d’éperons pour Mars et ses soldats? Au centre, le jeune Mercure, complètement nu, un mignon sans rien d’efféminé, semble en proie à une colère bouillante, car il fait avec la main le geste de jeter quelque chose contre terre pour l’écraser et le briser. Que de messages, que de courriers, que de communications pressantes supposent cette véhémence et cette pantomime agitée! Sur le second plan, Jupiter soulève sa foudre avec une expression d’un sérieux redoutable; il n’attend plus que la minute précise où il devra la lancer. Non loin de lui s’élève, au-dessus d’un groupe serré et confus, le dieu Janus; l’un de ses visages est celui d’un vieillard vénérable, l’autre est celui d’une femme; il n’est pas difficile de reconnaître dans ce Janus hermaphrodite un irrévérencieux symbole huguenot de la cour de Rome, centre, but et mobile de toute cette agitation. Ailleurs, quelques-uns des grands dieux, entre autres le sombre Platon et l’aquatique Neptune armé de son trident, regardent le spectacle que nous venons de décrire avec une curiosité sympathique; le premier acte, dirait-on, ne les regarde pas, et ils attendent l’heure où leur tour viendra d’entrer en scène et de prendre part au drame qui va se jouer. C’est en particulier le cas pour Neptune, qui ne soulèvera la tempête de l’Armada que bien des années après; c’est aussi le cas pour Hercule, que voici tout près de lui armé de sa massue, trapu et musculeux comme un portefaix, velu comme un ours mal léché, vraie figure de sauvage au sourire bestial, symbole de cette force populaire qui va déployer ses fureurs dans les journées de la Saint-Barthélémy, ses gaîtés sinistres dans les processions de la ligue et son entrain d’anarchie dans la journée des barricades. Si la force d’exécution avait secondé la force de sentiment, cette fresque pourrait compter à juste titre pour une des œuvres les plus importantes que nous eût laissées la renaissance française.

J’ai dit en commençant ce chapitre que les deux châteaux de Tanlay et d’Ancy avaient une histoire analogue. En effet, bâti vers le milieu du XVIe siècle par un des comtes de la grande maison de Clermont-Tonnerre, Ancy fut acquis en même temps que la seigneurie de Tonnerre, en 1683, par Louvois qui était alors au faîte de sa puissance, et il est resté aux héritiers de son nom jusqu’en 1846, époque où le représentant actuel de la maison de Clermont est rentré en possession de cet héritage de sa famille. Les Louvois ont donc possédé ce château pendant plus de cent soixante ans, mais, pas plus que les Phélippeaux à Tanlay, ils n’ont laissé vestige d’eux-mêmes. Le seul souvenir qui en reste se trouve dans la petite église de cette grosse bourgade; c’est un mauvais tableau, encore inspiré par nos discordes civiles, qui représente Mme de Louvois débarquant sur la terre de France au lendemain des orages de la terreur, et élevant son fils dans ses bras pour le placer sous la protection de Dieu. Je ne crois pas avoir jamais vu rien de plus exécrable, à l’exception toutefois d’un tableau de même nature, don des parens de l’illustre Fénelon au sanctuaire de Rocamadour, et représentant le père et la mère du futur auteur de Télémaque vouant à Dieu leur fils nouveau-né. Et cependant, en dépit de sa détestable facture, on ne voit pas sans attendrissement ce témoignage des souffrances de la génération passée. Est-ce par reconnaissance envers la clémence divine que cette femme, à peine déposée sur le rivage, élève son fils dans ses bras? Remercie-t-elle Dieu que la barque de hasard qui l’a transportée ait échappé au naufrage et aux écueils? Non, le sentiment qui l’anime est un sentiment de crainte bien plus que de reconnaissance. Le vrai danger n’est pas celui qu’elle vient d’affronter sur la mer houleuse, c’est celui qu’elle va braver sur cette terre, où, pour parler comme le poète latin, l’audacieuse race de Japhet se rue encore à toute sorte de crimes interdits, et qui abonde en périls plus redoutables que les infâmes rochers acrocérauniens. Voilà ce que dit dans son mauvais langage cette laide croûte, dont le sentiment vaut mieux que l’expression. Ce tableau est détestable, d’accord; l’est-il beaucoup plus que la prose emphatique et bourrée d’interjections sentimentales dont se servirent pour raconter leurs douleurs tant de contemporains du drame de la révolution, et sous laquelle nous savons cependant retrouver sans grand effort l’émotion naïve? Après tout, l’humanité prise en masse ne s’est jamais exprimée avec beaucoup plus de force et de grâce que n’en possède ce tableau, et ils sont vraiment en petit nombre, les sentimens historiques que nous pourrions comprendre, s’il était nécessaire pour cela qu’ils fussent revêtus d’une belle forme.

Le château d’Ancy, commencé par le Primatice, achevé par Serlio, est de tournure aussi peu féodale que possible, et, lorsque les contemporains le contemplèrent pour la première fois, il dut certainement leur paraître comme la critique vivante des résidences seigneuriales encore en faveur. En effet, cet énorme carré d’une harmonieuse régularité, qui tient plus du palais que du château, est la demeure fastueuse d’un grand seigneur ami des arts plutôt que la demeure d’un grand seigneur militaire : esprit de paix, richesse, luxe de la vie, voilà ce qu’annonce l’extérieur de l’édifice, et l’intérieur ne dément pas cette promesse. Cet intérieur cependant ne laisse pas que de surprendre par son étendue; on a peine à comprendre que tant de galeries, tant de vestibules, tant de vastes salles aient pu être renfermées dans un espace aussi restreint; rarement on a mieux atteint la grandeur en évitant mieux le gigantesque. Des anciens intérieurs féodaux, il n’est resté que les dispositions nécessaires pour marquer cette habitation d’un cachet seigneurial; l’esprit de la renaissance a consacré tout le reste au faste et à la magnificence. Je n’ai rien vu qui parle plus voluptueusement d’une vie noble et plus noblement d’une vie voluptueuse que cet intérieur, même dans l’état où il est aujourd’hui. Qu’était-ce donc lorsqu’il se présentait dans toute la fraîcheur de son premier éclat, que ses fresques prodiguées à toutes les murailles n’avaient encore reçu aucun outrage du temps, que son mobilier n’avait pas changé de maître, et que ses souvenirs n’avaient pas été dispersés à tous les vents du ciel ! Alors les peintures du sentimental petit boudoir du Pastor fido n’avaient pas encore poussé au noir, la galerie de la Bataille de Pharsale n’avait pas été salie par le badigeon sous lequel il a fallu la découvrir, et les fresques du Primatice, non encore écaillées et effacées par le temps, exposaient librement dans la chambre de Diane leurs ironiques conseils de chasteté en sensuel langage. Heureusement cette noble demeure est assurée contre le retour de pareilles mésaventures, et peut-être dans un jour prochain pourra-t-on la contempler à peu près telle qu’elle fut à l’époque de son ancienne. splendeur. Tous les amis des arts doivent remercier le comte actuel de Clermont-Tonnerre, qui est mieux qu’un simple lettré[5], du zèle avec lequel il a poussé la restauration du château d’Ancy et du désintéressement avec lequel il a consenti à dépenser pour cette œuvre une somme qui suffirait à elle seule à constituer une fortune. Je dis que c’est un désintéressement véritable, car l’avantage privé qu’il peut retirer de l’embellissement de sa demeure est moindre que le service public qu’il rend aux arts en nous mettant à ses frais à même de contempler dans sa réalité la plus vivante et avec son caractère propre la magnificence d’une grande maison d’autrefois.

Les appartemens et les galeries ornées de peintures sont en nombre considérable; je me contente de citer ceux qui me sont restés présent au souvenir : la chambre de Diane, — la chambre du cardinal, — le cabinet du Pastor fido, — la galerie des sacrifices, — la galerie de Pharsale, — la galerie de Judith, — la galerie de Médée, — la chapelle. Les noms de ces appartemens et de ces galeries sont tirés des sujets dont les artistes les ont ornés, à l’exception d’un seul, la chambre du cardinal, ainsi désignée en souvenir d’une visite de Richelieu. Ce n’est point que toutes ces peintures soient excellentes et puissent rivaliser avec les belles décorations de l’Italie ; on peut même compter facilement celles qui possèdent un mérite véritable. Les meilleures sont de beaucoup celles qui sont attribuées au Primatice ou qui sont en tout cas l’œuvre de ses disciples les plus immédiats; malheureusement elles ont été fort éprouvées par le temps, et il est à craindre qu’elles n’aient bientôt disparu, si on ne peut leur venir en aide d’une manière quelconque. Il y a du mouvement et quelques très beaux groupes de femmes dans la galerie de Pharsale, œuvre de Nicolo del Abbate. De toutes ces fresques, celles qui me plaisent davantage sont celles de la galerie de Médée; ce sont justement les moins renommées, ce n’est pas une raison pour que je m’abstienne de cacher ma préférence. L’artiste a représenté les divers épisodes de la vie de Médée dans de petits ovales placés sur un fond clair rehaussé d’arabesques ménagés avec goût. Cela est léger, lumineux, riant a l’œil, et ressemble à une série de tableaux que l’on regarderait par le gros bout d’un lorgnette. Je ne sais trop quelle est la date exacte de ces miniatures de fresques, car, le château d’Ancy n’ayant guère été achevé en moins de cent années, ses diverses parties se rapportent à des dates assez différentes; mais elles m’ont offert quelque chose de l’intérêt que pourrait présenter une combinaison ingénieuse et discrète des petites décorations d’Annibal Carrache et du système d’arabesques de Raphaël aux loges du Vatican.

Peu importe cependant le mérite ou la médiocrité de chacune de ces fresques prise isolément; l’intérêt en est dans l’ensemble. Dans ces pages agréables, on peut suivre sans trop d’effort quelques-unes des variations les plus curieuses de la mode et du goût dans notre pays. Voici dans les peintures du Primatice la vraie décoration de la renaissance, qui n’a d’autre souci que la grâce et la beauté; il ne s’agit pas de représenter plus ou moins ingénieusement un sujet compliqué, il s’agit avant tout de représenter des figures dont la contemplation soit pour l’âme ce que la possession physique de la beauté est pour le corps, c’est-à-dire une volupté. Les peintures du cabinet ou plutôt du boudoir du Pastor fido, qui représentent les principales scènes de la célèbre pastorale de Guarini, nous reportent à la fin du XVIe siècle et nous font assister à l’agonie de la renaissance. Cet admirable sentiment de la beauté qui fit la renaissance, ce sentiment si large, si libre, est allé se diminuant toujours lui-même avec chacune de ses transformations, et le voilà qui s’est réduit à ne plus présenter qu’une miniature de ce qu’il fut, qui s’est ramassé tout entier sous la forme étroite et aimable de la pastorale sous laquelle il expire. Nous revoyons avec plaisir nos vieilles connaissances du joli drame de Guarini, Mirtillo, Corisca, Silvio, Dorinda, Amaryllis, Montano; ce sont de bien petits acteurs, mais de faibles mains ont souvent opéré de grandes choses, et d’un jeu de marionnettes il est souvent sorti un théâtre tout entier. C’est précisément le cas pour ces gracieuses poupées de l’imagination dont voici les aventures peintes sur les boiseries de ce cabinet. Comment ne pas penser en les regardant que cette mode, encore à son aurore, dont elles sont une expression, va devenir générale, universelle, exclusive, presque tyrannique dans son amabilité, presque écrasante dans sa grâce, qu’elle va noyer des flots de son lait et engluer des flots de son miel les âmes et les cœurs de toute une génération, pénétrer de son charme la poésie, le théâtre, le roman, s’emparer souverainement de la cour, de la ville et de l’église même. Honoré D’Urfé, saint François de Sales, Camus, évêque de Belley, Rotrou, Corneille à son aurore, Racan, Segrais, Mlle de Scudéry, qui sais-je encore? vont tous plus ou moins dépendre du patronage de ces gracieux fantoches. La mode qui les mit au monde va bientôt engendrer l’Astrée, l’Astrée engendrera l’hôtel de Rambouillet, et l’hôtel de Rambouillet cette chose si célèbre qui s’est nommée la politesse française.

Entrons maintenant dans la chapelle, qui fut peinte au XVIIe siècle par un artiste peu célèbre du nom de Ménassier. C’est encore une mode qui prévaut sur ces murailles, mais que cette mode est austère! Tous les motifs de décoration de cette chapelle ont été empruntés sans exception aux légendes des ascètes et des ermites des premiers siècles chrétiens, Origène, Antoine, Macaire, Coprais, d’autres encore. Ces peintures offrent une ressemblance assez étroite avec les toiles de Philippe de Champagne; même sécheresse, même aspect terne, même tristesse de composition, tout, sauf bien entendu le feu caché du génie[6]; mais pourquoi donc, parmi tant de sujets religieux et légendaires, avoir choisi sans exception aucune ceux qui se rapportent aux pères du désert? C’est que la mode est pour l’heure aux sujets monastiques, et que cette mode a déterminé le choix de l’artiste ou le désir du maître du logis. Ce Philippe de Champagne que nous venons de nommer n’a-t-il pas consacré toute une interminable série de petites toiles à l’histoire de saint Benoît? Eustache Lesueur n’a-t-il pas composé une série analogue sur l’histoire de saint Bruno? Arnaud d’Andilly a traduit les Vies des pères du désert, et ce livre a obtenu un succès de lecture même auprès des lecteurs mondains. Faut-il d’ailleurs s’étonner de cette vogue qu’obtiennent les solitaires? À ce moment même, des solitaires célèbres font l’entretien de la ville et de la cour, et leur nom retentit dans la catholicité tout entière. Port-Royal est dans tout l’éclat de sa gloire, et les actes de ses pieux reclus reportent les imaginations vers l’héroïsme chrétien des premiers siècles. C’est ainsi qu’en parcourant du regard les décorations de ce beau château, le promeneur embrasse en se jouant les modes, les engouemens et les révolutions de l’imagination française pendant plus d’un long siècle.

Le mobilier et les souvenirs d’Ancy ayant été dispersés à diverses reprises, et lors du transfert de la propriété aux Louvois, et lors de la révolution, il reste en dehors de ces décorations peu de choses anciennes qui soient dignes de mention. Nous devons faire une exception cependant pour deux portraits de deux membres de la famille de Clermont-Tonnerre, prélats l’un et l’autre. Le premier, François de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, s’est acquis une réputation des plus singulières. C’est ce prélat qui ne désignait jamais le pape autrement que par le titre de monsieur de Rome, indiquant ainsi qu’il le considérait simplement comme le premier gentilhomme de la chrétienté, de même que certains membres de la noblesse considéraient le roi comme le premier gentilhomme de son royaume. Ses ennemis prétendaient qu’il vivait dans l’unique contemplation de lui-même et de la gloire de la maison à laquelle il appartenait, et que cette préoccupation exclusive nuisait à la justesse de son esprit en lui montrant toutes choses à la clarté de sa propre personne. Leur malice fut longtemps inoffensive, mais un jour elle rencontra l’occasion d’éclater. Nommé membre de l’Académie française, sa réception fut une des meilleures bouffonneries que nous ait transmises l’ancien régime, bouffonnerie voilée bien entendu, et telle qu’on pouvait se la permettre avec un homme de cette qualité, mais d’autant plus acérée qu’elle était plus fine et discrète. Son récipiendaire, l’abbé de Caumartin, lui décerna le plus adroitement du monde le genre d’apothéose que semblaient ambitionner ses préoccupations habituelles, en le louant comme un homme pour lequel la mesure de toute louange serait trop courte. Le monde goûta fort la plaisanterie, que l’évêque accepta naïvement comme l’expression de ce qui lui était dû, mais non pas Louis XIV, qui, avec un bon sens tout royal, ne pardonna pas à l’abbé de Caumartin d’avoir manqué au respect que mérite la vertu même ridicule. Le portrait du château d’Ancy ne dément pas trop, il faut le dire, la réputation que s’est acquise le prélat. Le visage sombre, taciturne, est bien celui d’un homme retiré en lui-même, intérieurement obsédé, qui ne voit rien de ce qui se passe, et n’entend rien de ce qui se dit autour de lui. Bien différent est le portrait du second prélat, celui-là évêque de Langres. C’est un ravissant jeune homme, de physionomie aussi éveillée que celle de son oncle est taciturne, avec un teint d’une suavité d’incarnat indicible, en un mot une véritable fleur de chair et de sang. En contemplant ce prélat plus gracieusement grassouillet que ne le fut jamais le gentil roi Pantagruel à son aurore, il m’est passé par l’esprit une singulière pensée. Est-il bien réellement chrétien d’être aussi joli que cela? Et à supposer que le christianisme ne condamne pas un tel degré de grâce, est-il permis de porter dans ses rangs une beauté pareille? Répondre à ces questions serait peut-être téméraire; ce qui est sûr, c’est que le renoncement au monde ne se présenta jamais sous une forme plus aimable et plus souriante.


III. — LE CHATEAU DE BUSSY-RABUTIN.

Si jamais demeure a été le miroir fidèle de son propriétaire, c’est bien le château de Bussy. On peut dire sans paradoxe qu’on ne connaît réellement le célèbre auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules qu’après avoir visité ce château, qu’il a rempli, pour se distraire des ennuis de l’exil, des images de sa personnalité; mais alors on le connaît à fond, sa nature est percée à jour, et sa destinée reste sans mystère.

Cette destinée est étrange et mérite l’attention du moraliste en ce qu’elle repose sur un accident de psychologie qui est, je crois, à peu près unique. J’entre d’emblée dans le cœur de mon sujet, et me demande : qu’est-ce que Bussy? Un honnête homme? Non certes, le scandale de Roissy et les médisances salissantes, noires, vraiment atroces sous leur élégance et leur air de légèreté, de l’Histoire amoureuse des Gaules répondent assez à cette question. Un homme de cœur ou, si vous trouvez l’expression trop forte, simplement ce que le monde appelle un galant homme? Nous possédons ses mémoires et sa correspondance, et nous y découvrons assez aisément qu’il fut amant perfide, souvent officier négligent, courtisan irrespectueux, mari coupable, père imprudent. Un homme d’une réelle intelligence? Il n’en donna jamais aucune preuve. Je défie qui que ce soit de lire ses Mémoires autrement que par acquit de conscience; toutes les fois qu’il s’attaque aux choses sérieuses de la politique et de la guerre, il tombe au-dessous du médiocre; son talent ne s’éveille et sa verve ne s’anime que lorsqu’il rencontre une frivolité de page ou une aventure obscène de jeune officier. Quant à sa volumineuse correspondance, les seules lettres de lui qui aient un intérêt réel sont celles où il nous révèle les défauts les plus choquans de son caractère, et où sa susceptibilité surexcitée le pousse à écrire à des hommes comme le maréchal de Créqui ou le maréchal de Bellefonds des impertinences qui ne seraient supportées aujourd’hui dans aucune condition. Fut-il au moins un homme d’esprit? Oh! assurément, mais avec cette restriction importante que cet homme d’esprit fut tout près d’être un sot. Que fut-il donc en réalité? Il fut médisant et vaniteux : de là son succès, son malheur et sa gloire. D’ordinaire les hommes atteignent à la célébrité en dépit de leurs défauts, ou bien, si leurs défauts entrent dans la composition de leur gloire, c’est dans une proportion restreinte, comme l’alliage de cuivre dans la monnaie d’or ou d’argent; mais Bussy présente le phénomène d’un homme qui n’a dû sa célébrité qu’à ses défauts et à ses vices, et qui n’aurait rien été sans leur secours. Il n’eut ni vertu, ni héroïsme, ni génie; mais heureusement pour lui, la nature l’avait créé vaniteux et médisant, et il fut sauvé et perdu tout à la fois : sauvé pour la postérité, car l’Histoire amoureuse des Gaules fut le fruit de ces jolis dons de nature; perdu pour la vie, car cette incartade lui valut la longue disgrâce d’où Louis XIV ne le releva jamais. Voilà une renommée d’un genre exceptionnel, il en faut convenir, et qui donne envie de lui appliquer les paroles que, dans l’Histoire amoureuse des Gaules, il applique aux mœurs de son ami Manicamp. « Souvent on arrive à même fin par différentes voies : pour moi, je ne condamne pas vos manières, chacun se sauve à sa guise; mais je n’irai point à la béatitude par le chemin que vous suivez.»

On connaît les causes de son exil. Une première fois, pendant la semaine sainte de l’année 1659, le comte de Bussy-Rabutin, âgé déjà de quarante-un ans sonnés, lieutenant-général et mestre de camp de la cavalerie légère du roi, commit l’insigne étourderie d’arranger, en compagnie de jeunes fous qui avaient au moins pour eux l’excuse de l’âge, une coupable partie de débauche où l’impiété faisait l’assaisonnement du libertinage. Cette incartade fit le bruit qu’elle méritait de faire, et l’exil s’ensuivit. A-t-il été vraiment chanté à cette orgie une chanson où Louis XIV était tourné en dérision? Le fait a été révoqué en doute et nié par Bussy lui-même; mais il importe vraiment bien peu. Bussy nous a fait lui-même dans l’Histoire amoureuse le récit de l’orgie de Roissy; ce qu’il avoue suffit amplement pour justifier la sévérité du roi. Cependant ce scandale est pardonné, et après une courte disgrâce de moins d’un an Bussy est autorisé à reparaître à la cour. Or à quoi avait-il employé le temps pendant l’expiation de cette incartade? à en commettre une nouvelle, moins coupable peut-être que la première, mais qui fut plus grave en résultats. C’est pendant cet exil d’un an qu’il écrivit pour le divertissement de sa maîtresse. Mme de Montglas, ce chef-d’œuvre de la méchanceté polie qui a nom Histoire amoureuse des Gaules. L’existence de ce pamphlet fut bientôt connus, grâce à cette faiblesse du caractère féminin que La Fontaine a si bien décrite dans sa fable les Femmes et le secret ; les amies et les ennemies de Bussy en furent curieuses; le spirituel étourdi en fit des lectures intimes, le manuscrit en fut prêté, déloyalement retenu, perfidement copié, et cet écrit, passant de main en main, alla soulever la fureur, le ressentiment et le désir de la vengeance chez toutes les personnes nommées. Comme la plupart de ceux qui étaient atteints se trouvaient fort près du trône, l’orage monta jusqu’au roi, qui cette fois frappa cruellement et pour toujours. Un emprisonnement d’une année à la Bastille, un exil de vingt années en Bourgogne et la perte de ses charges furent la dure punition d’un des plus malicieux, mais des plus spirituels attentats qui aient jamais été dirigés contre la plus belle et bien réellement, au moins s’il faut en croire Bussy, la plus fragile moitié du genre humain.

Relégué en Bourgogne, Bussy, pour passer le temps, appela auprès de lui des artistes de second et même de troisième ordre, et s’amusa à leur faire couvrir d’emblèmes et de portraits toutes les murailles et toutes les boiseries de son château. Ces peintures sont de simples barbouillages pour la plupart, mais ces barbouillages sont singulièrement précieux aujourd’hui, car ils composent une autobiographie morale des plus curieuses. Les véritables Mémoires de Bussy, ce sont non pas les pages sèches écrites en style de procès-verbal qu’il a décorées de ce nom, mais bien les peintures du château de Bussy. Le père Bouhours, l’ingénieux jésuite, qui fut au nombre des correspondans les plus fidèles de Bussy pendant sa disgrâce, ayant entendu parler de ces décorations, témoignait dans une lettre du désir de les voir et proposait au comte pour sa bibliothèque cette devise tirée de Cicéron : mens addita videtur œdibus meis (il me semble que ma maison ait pris une intelligence). Je ne sais trop si Bussy en fit usage, mais en remplaçant le mot mens par le mot malitia la devise aurait pu parfaitement convenir au château tout entier, car ce qui saute aux yeux dès l’entrée, c’est que le don de la médisance fut vraiment chez Bussy incorrigible et irrésistible. Au moment même où il est frappé, il continue sa faute sous une nouvelle forme. Ne pouvant plus écrire la suite de cette Histoire amoureuse des Gaules, qui lui vaut son exil, il la met en peintures; ces décorations ne sont autre chose qu’une continuation et une aggravation de son célèbre pamphlet. En effet, l’Histoire amoureuse des Gaules se terminait sur les amours de Bussy et de Mme de Montglas, et les décorations du château concluent l’aventure avec l’infidélité de cette dame.

Comme Bussy n’était pas une de ces natures qui sont faites pour inspirer un dévoûment plus fort que toutes les infortunes, et que d’ailleurs Mme de Montglas semble avoir été une de ces femmes qui cessent d’aimer quand cesse le plaisir ou l’intérêt, cet amour ne survécut pas à la disgrâce. Bussy s’en vengea par des épigrammes en peinture du plus amusant caractère, où l’infidélité de sa maîtresse est présentée sous toute sorte de symboles fantasquement ironiques. Pour plus de malice, il leur a donné non une place d’honneur, bien en vue, mais une place basse et infime, au-dessous des fenêtres, comme pour nous dire : Bas fut son cœur, que basse soit sa punition! Ces symboles de l’infidèle sont au nombre de quatre. D’abord nous la voyons en sirène s’élever au-dessus des eaux : allicit ut perdat, elle séduit afin de perdre, dit la devise qui l’accompagne; puis la voici en hirondelle qui vole vers les climats chauds : fugit hiemes, elle fuit les hivers, dit avec amertume le vindicatif Bussy. Le troisième symbole de l’infidèle est un arc-en-ciel avec cette devise en assez médiocre latin : minus iris quam mea, moins Iris que la mienne, ce qui veut dire que la messagère des dieux est moins fugitive que sa maîtresse. Enfin un quatrième cadre nous la montre sous la forme d’un croissant de lune entouré d’étoiles, avec la devise hœc ut illa, toutes deux sont semblables, ou, pour plus de clarté, changeante est la lune, changeante aussi ma maîtresse. Tout cela est déjà vif; mais une seule salle n’a pas suffi pour apaiser sa colère, et nous retrouvons dans la dernière chambre du château Mme de Montglas, que nous avons rencontrée dès l’entrée, en sorte que la perfide, châtiée au seuil et châtiée au faîte, forme comme l’alpha et l’oméga de cette demeure. Dans la chambre en rotonde qui termine l’édifice et s’appelle la tour dorée, Bussy a fait représenter les héroïnes de son Histoire amoureuse, et Mme de Montglas tient sa place dans leurs rangs. C’était pourtant pour son plaisir que Bussy avait écrit les aventures galantes de ces femmes dont les portraits entourent le sien; maintenant la voilà rangée par un dépit de l’amour parmi ces belles capricieuses qui lui avaient été sacrifiées, et encore moins épargnée qu’elles. Elle est vraiment jolie, cette infidèle poursuivie avec une rage que son portrait fait paraître quelque peu absurde, car le visage est sensuel et dénonce une âme d’essence plus terrestre qu’éthérée. À ce portrait est attachée cette inscription, où la fureur arrive à l’insulte : « Isabelle-Cécile Huraut de Cheverny, marquise de Montglas, qui, par la conjoncture de son inconstance, a remis en honneur la matrone d’Éphèse et les femmes d’Astolphe et de Joconde. » Puis, sur la cymaise au-dessous, ces deux vers détestables, mais où l’amour perce encore sous la forme d’un regret mélancolique :

Il est bien malaisé que l’on s’aime toujours,
Cependant on a vu d’éternelles amours.

Autour de Mme de Montglas sont rangés les portraits en pied des héroïnes galantes stigmatisées de célébrité par les médisances de Bussy, avec accompagnement de devises caractérisant leurs passions et leurs aventures. Une seule est réellement épargnée, Gilonne d’Harcourt, « marquise de Piennes en premières noces, en secondes comtesse de Fiesque, femme d’un air admirable, d’une fortune ordinaire et d’un cœur de reine. » Certes l’éloge est d’un beau tour, et le portrait ne le dément pas. C’est une personne d’une noblesse parfaite, presque redoutable par une énergie calme qu’on devine formée par la combinaison de la fierté et de la raison. On n’en peut dire autant de Mme de La Baume, l’amie déloyale qui retint, copia et mit en circulation le dangereux manuscrit de l’Histoire amoureuse, personne d’une expression absolument charnelle, lardée par Bussy de cet étrange éloge que nous avons peine à comprendre autrement que dans un sens tout matériel : « la plus agréable maîtresse de France. » Mme de Sévigné est là aussi avec sa physionomie ouverte et cordiale, un peu plus ménagée qu’elle ne l’est dans l’Histoire amoureuse par son indiscret cousin; mais au milieu de ce cénacle de déesses on cherche avant toutes les autres les deux célèbres victimes de l’impertinence de Bussy. Un même compartiment réunit les portraits d’Henriette d’Angennes, comtesse d’Olonne, et de sa sœur, Mme de La Ferté, toutes deux jolies à ravir, avec cette devise sèchement brutale : a la comtesse d’Olonne, la plus belle femme de son temps, mais moins célèbre par sa beauté que par l’usage qu’elle en fit. » En face de Mme d’Olonne se présente la plus noirement diffamée de toutes les héroïnes sur lesquelles s’est fixé le regard diaboliquement pointu de ce jettatore de Bussy : « Isabelle de Montmorency, duchesse de Châtillon, à laquelle on ne pouvait refuser ni sa bourse, ni son cœur, mais qui ne faisait pas cas de la bagatelle. » Cette devise d’un tour passablement gaulois, jointe à l’examen attentif du portrait, nous permet de résoudre un doute qui s’est souvent élevé dans notre esprit, et que plus d’un lecteur probablement aura conçu comme nous.

En somme, quel est le degré de culpabilité de Bussy? Est-ce un impertinent ou un menteur, un simple médisant ou un calomniateur? A notre avis, Bussy est assez chargé devant la postérité pour qu’il ne soit pas juste de dire que malheureusement ses commérages portent la marque de la vérité. Diffamateur sans circonstances atténuantes, oui, — calomniateur, non: ce portrait de la duchesse nous en fournit par induction une preuve presque certaine. Je lis la devise qui est au bas, et puis je regarde l’image physique de la personne qu’elle caractérise si singulièrement; c’est un adorable visage, de mignons traits d’enfant, un air naïf avec de la froideur, ou, pour être plus exact, de la chasteté dans la physionomie. Ainsi la devise et le portrait concordent déjà parfaitement : ce que Bussy appelle dans son effronté langage gaulois « ne pas faire cas de la bagatelle» pourrait s’appeler chasteté en langage plus discret; du propre aveu de Bussy, la duchesse de Châtillon méritait donc dépasser pour une personne chaste; mais alors, vous écriez-vous, il l’a calomniée horriblement dans cette seconde partie de l’Histoire amoureuse des Gaules, crescendo de scandales devant lesquels s’effacent et disparaissent comme d’inoffensives peccadilles et presque comme d’avouables gaîtés les aventures de la première héroïne. De la chasteté chez cette personne en regard de laquelle Mme d’Olonne apparaît comme une excusable étourdie ! de la chasteté avec cette interminable procession d’amans, procession qui parfois se transforme en attroupemens : le duc de Nemours, le prince de Condé, le maréchal d’Hocquincourt, l’abbé Fouquet, milord Craft, milord Digby, Cambiac, Vineuil, on se fatigue à les compter ! Eh bien ! le récit de l’Histoire amoureuse où la duchesse de Châtillon est si cruellement chargée ne dément ni l’affirmation du portrait ni le jugement de la devise. Du récit de Bussy, il ressort très clairement que toutes les aventures galantes de la duchesse eurent leur source dans la difficulté des circonstances que la destinée lui fit à un certain moment de sa vie. Pour se défendre contre ces circonstances, elle eut recours à ces armes que sa grande beauté devait lui faire croire invincibles, la ruse et l’intrigue; elle eut des amans par stratégie, non par passion. Le nombre même de ces amans démontre sa froideur naturelle. Plus ardente, elle en aurait limité le chiffre; de tempérament paisible, elle n’eut au contraire d’autre souci que de les augmenter, puisqu’ils n’étaient que des pions sur l’échiquier de ses calculs; mais en cherchant à se défendre contre les circonstances elle ne fit qu’en grossir les difficultés. Cette stratégie amena des éclats, et ces éclats la livrèrent en proie aux intrigues, aux ressentimens et aux violences de ses amans, qui exploitèrent au profit de leurs passions une situation qui la laissait à leur merci. Dans toutes les aventures que Bussy met à sa charge, il n’y a pas, à proprement parler, une seule aventure galante, sauf la première, celle de M. de Nemours, qui est plutôt une inclination sentimentale qu’autre chose. Toutes les fautes dont il l’accuse sont des manèges, non des sensualités et des caprices; seulement, comme ces manèges se fondent sur les rapports de sympathie amoureuse naturelle entre les deux sexes, ils prennent nécessairement la couleur et le nom de la galanterie. Si Bussy était plus qu’un diffamateur, s’il avait calomnié, le caractère de la duchesse de Châtillon ne ressortirait pas de son récit avec une si parfaite unité, nous ne saisirions pas avec la même clarté le principe de ses aventures, et nous ne remarquerions pas la même fine et exacte concordance entre le récit et le portrait.

Aimez-vous les devises? Bussy en a mis partout dans cet appartement où il a fait peindre les portraits des belles contemporaines de sa jeunesse galante. Il y en a sur la voûte, sur les murailles, tout le long des croisées; elles se suspendent en festons, elles se déroulent en arabesques, elles se replient en paraphes; les unes conseillent, les autres regrettent; celles-ci sont gaîment plaisantes, celles-là cyniquement amères. Disons cependant qu’en général la philosophie amoureuse qu’elles expriment évite assez bien les extrêmes de l’optimisme et de la misogynie, et se maintient dans un moyen terme solide dont un cynisme naturel fait l’élément principal. Citons-en quelques-unes des plus caractéristiques sans longs commentaires, en laissant à chaque lecteur le soin d’en juger d’après son expérience. En général Bussy porte peu d’illusions dans l’amour, comme le prouvent les deux devises suivantes, où ne se trahit pas une confiance exagérée en la vertu féminine : crede mihi; res est ingeniosa dare, « crois-moi, donner est chose ingénieuse;... » — casta est quam nemo rogavit, « celle qui est chaste est celle que personne n’a sollicitée. » Si Bussy ne croit guère à la vertu, il croit encore moins à l’amour dans le sens idéal et élevé du mot; mais il croit à la passion, c’est-à-dire aux préférences de l’appétit sensuel, aux affinités électives de la chair, et c’est à ce genre d’amour que se rapportent les plus jolies et les plus pénétrantes de ses devises. En voici une à laquelle auraient souscrit, je crois, tous les grands peintres des phénomènes de la sensualité passionnée, Catulle, Horace, Properce, car ils ont dit plus d’une fois quelque chose d’analogue : amantium iræ, amoris redintegratio est, « querelles d’amant, recommencement d’amour. » Cette autre se rapporte assez bien à ce que Properce appelle avec force la fatigue, le dur travail d’aimer : non satis in amore, si non nimis ; « en amour, il faut qu’il y ait trop pour qu’il y ait assez. » Dans ce genre d’amour, les particularités physiques doivent jouer nécessairement un grand rôle, et nous voyons par une de ses devises que Bussy n’est pas partisan d’un trop grand embonpoint ni d’un excès d’ampleur chez les amans : Pingnis amor nimiumque potens in tædia multis vertitur ; « un objet aimé gras et trop puissant engendre le dégoût chez beaucoup. » Cette devise, passablement tournée, a le tort de présenter sous la forme générale d’une sentence une préférence tout individuelle, et il est clair que chacun a le droit de dire à Bussy : Parlez plus pour vous seul ; mais on ne fera pas le même reproche à cette dernière que je me permets de trouver jolie et que je crois d’une vérité très générale :


Et Phœbo fueris si pulchrior, omine fausto
Ni genitus, Veneris captabis prasmia nunquam.


« Et quand bien même tu serais plus beau que Phœbus, si tu n’es pas né sous une étoile heureuse, tu ne conquerras jamais les faveurs de Vénus. » Bussy, on le voit, pense sur l’amour comme Boileau sur la poésie, et au fait ces deux vers ne sont qu’une traduction des vers célèbres de l’Art poétique sur l’influence secrète du ciel, qui forme les poètes, et sans laquelle Pégase reste rétif.

La décoration de cette tour dorée, remplie jusqu’à la moindre corniche, jusqu’à la plus étroite cymaise, est, il faut l’avouer, ingénieuse au possible, car elle est comme une sorte d’encyclopédie de la science de la galanterie. En haut, dans les portraits des contemporaines, nous avons l’histoire de la galanterie ; les devises, partout semées, nous en donnent la métaphysique et la morale, et en bas nous en avons la théologie et l’histoire symbolique sous la forme de petits cadres représentant les diverses scènes des Métamorphoses d’Ovide : Europe et le taureau, Pygmalion et la statue, Danaé et la pluie d’or, etc. On conçoit que cette partie de la décoration ne peut avoir l’intérêt des portraits des belles galantes ; aussi ne nous arrêterons-nous un instant encore dans cette salle que pour y regarder un portrait de Bussy peint sur la muraille, au-dessous de ses amies et ennemies. Il est là très jeune, dix-huit ou vingt ans au plus, en tenue bizarre, à demi romaine, à demi militaire, la tête nue, les bras nus, tenant à la main quelque chose comme une lance ou une pique, qui lui donne l’air d’un acteur de société costumé en Adonis partant pour la chasse au sanglier. Le visage est sans réelle beauté, mais très vif et libertin à l’excès; c’est un blond sans fadeur, avec une pointe assez marquée de ridicule cependant, qui provient de la vanité que l’on sent pétiller dans toute sa personne. En tout cas, il est un ridicule auquel il échappe, car il ne viendra jamais à la pensée de le prendre pour un représentant de cet amour sentimental qu’une sorte de superstition érotique prête plus volontiers aux blonds qu’aux bruns. L’âme qu’on devine sous cette enveloppe est un composé des instincts de l’écureuil et de la chèvre ; ce jeune garçon n’a jamais connu la timidité de la nature, l’étonnement de l’ignorance, la pudeur farouche de l’adolescence; c’est la hardiesse même, il faudrait employer une autre expression, s’il appartenait à une condition plus modeste; en somme, qualités et défauts pesés et balancés, un luron, comme disaient nos pères.

Oh ! que nous aimons mieux un second portrait qui se trouve dans la salle d’entrée, et où il est représenté à un âge bien différent, quarante ans environ ! J’avoue que celui-là plaide vivement en faveur de Bussy, car il m’est impossible d’y lire trace de vanité, de fatuité et d’impertinence. Le jeune luron de l’étage supérieur s’est transformé : le visage est plein de noblesse avec beaucoup de douceur et une rare affabilité, les joues légèrement tirées et un peu maigries ont même un certain pli de mélancolie. Nous sommes bien loin de l’impertinence et de la vanité que nous y cherchions volontiers, et ce portrait serait fait pour dérouter, s’il n’était pas flanqué de deux petits panneaux barbouillés de peintures, l’un représentant un jet d’eau avec cette devise : altus ab origine alta, — l’autre un arbre surmonté d’un oiseau avec cette devise : de miei amori canto. Voilà la vanité et la fatuité demandées : avec Bussy, elles ne pouvaient être loin. Altus ab origine alta, cela se rapporte à sa naissance. Ah ! certes elle était illustre, et l’on conçoit qu’il pouvait en tirer gloire; cousin de l’admirable Mme de Sévigné, neveu de la sainte Mme de Chantai, arrière-neveu du François de Rabutin des Commentaires militaires du règne de Henri II, cinq cents ans de noblesse bien authentiquement établis par ses propres recherches depuis le premier Rabutin, qui apparaît lui-même comme un personnage considérable dans la première charte où figure son nom, oui, tout cela fait un ensemble plein de grandeur; cependant il y a des degrés même dans les hauteurs, et en lisant cette devise je ne puis m’empêcher de penser que c’est justement ainsi que, dans Shakspeare, Richard Plantagenet, duc d’York, parle de sa famille.

Dans cette même salle, deux petits panneaux semblent faire une allusion mélancolique à sa disgrâce : l’un représente une fleur se dressant sous les rayons du soleil au milieu d’un parterre avec cette inscription : sa vue me donne la vie ; dans l’autre, cette même fleur penche languissamment la tête, privée qu’elle est de lumière ; son absence me tue, dit l’inscription qui l’accompagne. Ailleurs une montre est représentée sur une table avec ce commentaire : quieto fuori e move dentro ; « tranquille à l’intérieur, elle se meut en dedans. » Il n’est pas fort difficile de comprendre que la fleur est un symbole de Bussy, le soleil présent ou absent un symbole de la faveur et de la défaveur royale, et que la montre fait allusion aux sentimens de colère intérieure dont l’exil remplissait son cœur. On pourrait en effet conserver des doutes sur la nature vraie de Bussy, s’il eût été constamment heureux ; mais le malheur qui le frappa permet de pénétrer à fond la qualité de son âme : décidément elle fut en désharmonie avec sa condition. Jamais exil ne fut supporté avec moins de dignité et de noblesse ; un simple vilain se serait tiré de l’épreuve avec plus de gloire. Il accable de placets remplis des expressions les plus humbles le roi, qui ne daigne pas lui répondre, ni même ouvrir ses lettres ; il ennuie de ses sollicitations, aussi réitérées qu’inefficaces, les ministres, les officiers de la couronne, les confesseurs du roi ; il s’abaisse devant les influences les plus infimes et fait sa cour à de simples valets de chambre. Ne croyez pas cependant pour cela que Bussy soit repentant, ni que l’exil dont il gémit ait changé sa nature ; ces mêmes personnages qu’il accable de supplications presque basses, il les crible de mépris dès qu’ils ont le des tourné ou qu’il croit qu’ils ne peuvent entendre. Ces plates adulations qu’il adresse à tel de ses correspondans, il s’en venge avec un autre. Jamais hypocrisie ne fut moins prudente, moins logique, n’eut moins de suite que celle de Bussy. À chaque instant, le gentilhomme se révolte en lui, et détruit en une minute, par une incartade de susceptibilité, l’édifice que son humilité jouée cherchait à élever. Au moment même où il sollicite auprès du maréchal de Créqui une faveur pour son fils, il ne peut se résoudre à l’appeler monseigneur, et, comme le maréchal se trouve assez justement blessé de cette inconvenance, Bussy prend la plume pour lui expliquer qu’il a le droit de ne l’appeler que monsieur, parce qu’il était son supérieur en grade au moment de sa disgrâce, et qu’il aurait sans cet accident été maréchal de France avant lui. Même aventure avec le maréchal d’Estrées. Un quidam perd quelques centaines de pistoles au jeu avec le maréchal de Bellefonds, et, ne pouvant s’acquitter, lui passe une prétendue créance sur Bussy. Le maréchal de Bellefonds écrit à ce dernier dans les termes les plus polis pour lui demander s’il reconnaît cette dette et s’il lui plaît de l’acquitter. Bussy, qui ne doit rien, refuse; mais, s’imaginant que la politesse dont usait le maréchal était pour le narguer et qu’il ne montrait tant de courtoisie que pour trancher du grand seigneur avec lui, il lui fait sentir son ancienne supériorité dans les termes les plus blessans. Il est vrai de dire pour excuse que ce titre de maréchal de France, toutes les fois qu’il est prononcé, aie privilège de réveiller les douleurs de Bussy, et de lui faire perdre toute retenue et tout bon sens. A chaque promotion, il se dit : « J’aurais été maréchal de France avant tous ceux-là sans cette funeste aventure, » et l’amertume coule par torrens. Certes Bussy aurait été maréchal de France, sa naissance et ses services passés lui donnaient droit de prétendre à cette charge. Y aurait-il été supérieur à tant d’autres que nous le voyons railler? Il est permis d’en douter. Bussy n’en doute pas ; comme tous les hommes, il a son illusion favorite, son rêve secret, et ce rêve, c’est qu’il aurait été un grand homme de guerre. Cette préoccupation amère se trahit dans la décoration du château d’une manière presque touchante, où la vanité et la malice ne jouent cette fois aucun rôle, et qui laisse soupçonner un noble et avouable regret. Une salle entière a été consacrée à ces grands hommes de guerre du siècle, dont il aurait voulu, dont il aurait pu être l’émule et le successeur. Ils sont tous là, quelque cause qu’ils aient servie et à quelque pays qu’ils appartiennent, Condé, Turenne, Bernard de Saxe-Weimar, Olivier Cromwell, Gustave-Adolphe, Spinola, Octave Piccolomini, Waldstein, Tilly, Mansfeld. Ces portraits n’ont pour la plupart aucune valeur d’art, mais ils ont le mérite de présenter une collection complète de tous les généraux célèbres de la première moitié du XVIIe siècle, et de nous montrer Bussy sous le jour qui l’honore le plus. N’ayant pu réaliser son rêve, Bussy a voulu s’entourer au moins des images de ceux qui, plus heureux que lui, avaient eu l’astre, pour employer son langage, car il faut avoir l’astre en guerre comme en amour. Un regret de gloire où sa noblesse reprend son avantage, voilà Bussy dans ce qu’il a de meilleur; qu’il lui en soit tenu compte comme de la larme de la péri à la porte du paradis.

La guerre et les femmes, tout Bussy est là, car les connaissances et les goûts de lettré de cet homme dont l’esprit est parfois d’un tour si fin et qui a la grossièreté si délicate ne vont pas bien loin : ne confesse-t-il pas lui-même quelque part qu’il n’a jamais lu Horace? Une autre galerie, exclusivement composée des portraits des femmes les plus illustres du XVIe et du XVIIe siècle, fait pendant à cette galerie militaire. Comme ces portraits, bien que meilleurs pour la plupart que les précédens, sont cependant d’authenticité peu prouvée, nous n’en parlerions pas plus longuement, s’il ne s’y rencontrait deux œuvres hors de pair, dignes de la plus curieuse attention. L’une est un portrait par Mignard de Mme de La Sablière, dont le souvenir reste cher à tous les lettrés pour avoir été la providence de cet admirable baguenaudier de La Fontaine qui, sans elle, aurait porté souvent des habits veufs de boutons et des souliers privés de boucles. N’eût-elle pas ce titre pour mériter notre attention, l’originalité piquante de son visage et la singularité exceptionnelle de l’attitude que le peintre a choisie pour elle la lui obtiendraient aisément. Debout, vêtue d’une robe de soie bleue relevée d’or du coloris le plus heureux, les cheveux soulevés par un vent léger, le corps gracieusement penché en avant, elle court à travers les allées d’un parc, légère comme une des nymphes de Diane. Il faut voir ce charmant portrait pour comprendre comment il est possible de captiver sans vraie beauté; un attrait presque irrésistible s’échappe de chacun de ces traits, de ce visage arrondi sans trop de perfection, de ce teint blanc sans beaucoup d’éclat, de ces yeux fermes et assurés sans hauteur, de ces lèvres serrées sans dédain agressif : le tout donne l’impression d’une personne tirée par la nature d’un moule qui n’a servi qu’à elle seule, d’une rareté naturelle par conséquent, et faite pour comprendre et aimer ce qui lui est semblable, c’est-à-dire les choses rares. Le second portrait est celui de Mademoiselle, fille du régent, la future duchesse de Berry, par Coypel. Elle est encore tout enfant, enveloppée de naïveté et d’ignorance comme une rose en bouton est enveloppée de sa coque verte. Les yeux, qui s’ouvrent tout grands avec l’étonnement de l’adolescence, ont la limpidité des sources, la chair est fraîche comme le matin avant que le soleil ait monté sur l’horizon. Ce portrait de Coypel surprend presque comme une révélation par son expression virginale, tellement l’imagination s’est habituée à se créer une vision différente. Un attendrissement de nature singulière s’empare du spectateur en songeant avec quelle rapidité cette candeur va disparaître. Cette limpidité de source, comme elle va promptement tarir dans ces yeux où le feu de la fièvre va la remplacer ! Cette fraîcheur virginale, comme elle va se dessécher sous l’action du soleil caniculaire de la passion, qui va monter pour elle deux fois plus prompt, deux fois plus brûlant que pour les vulgaires mortels! Comme il sera court, l’intervalle qui séparera cette enfance pure que nous contemplons ici des emportemens sensuels de l’agonie navrante dont Duclos dans ses Mémoires sur la régence nous retrace le tableau! Et cependant si violens seront les orages qui bouleverseront cette courte existence qu’il semble que des siècles auront dû s’écouler entre ces deux périodes si voisines.

Nous avons donné aussi complète que possible la description des choses exceptionnellement curieuses que renferme le château de Bussy : pour celles qui restent, quelques courtes mentions nous suffiront. Nous n’avons pas à insister sur la partie de la décoration de la première salle que Bussy a consacrée aux châteaux royaux de France. Comme toujours, Bussy a fait accompagner ces peintures de devises auxquelles il a joint de petits symboles souvent cherchés fort loin, et dont le sens n’est pas toujours aisé à saisir. On comprend aisément que Chambord soit représenté sous la forme d’un colimaçon, et que sa devise soit in me involvo, je me roule sur moi-même, définition ingénieuse de l’originalité de ce château, on comprend qu’Anet soit représenté par la lune dans son plein, le nom de la lune étant le même que celui de la belle Diane qui le posséda; mais qui nous dira pourquoi Sceaux est représenté par un oignon avec cette devise en mauvais italien : chi me mordera, piangera, qui me mordra en pleurera? Il n’est pas non plus facile de comprendre que le symbole des Invalides soit un oiseau perché sur un arbre et envoyant avec son chant ses adieux à la lumière disparue : piango la luce morta di mia vita. Est-ce encore une allusion aux regrets que lui causait sa carrière militaire brisée? Cela est bien probable. La chapelle offre plusieurs morceaux intéressans parmi lesquels un petit tableau sur bois représentant l’adoration des bergers, charmant de naïve bonne humeur bourguignonne. On dirait un Téniers transcrit en style bourguignon, ou encore une traduction par la peinture d’un des Noëls du Dijonnais La Monnaie. Les portraits des deux premiers évêques de Dijon, tous deux appartenant à la famille parlementaire des Bouhier, s’y trouvent aussi; mais ces portraits sont fort postérieurs à Bussy, car ce n’est qu’au dernier siècle que Dijon fut enfin détaché du diocèse de Langres et érigé en évêché. Enfin, quand nous aurons signalé un petit portrait de Mme de Coligny, la fille aînée de Bussy, que son aventure avec Larivière a rendue célèbre, un autre petit portrait du cardinal Sciarra Colonna, fils de Marie Mancini, et une jolie page de Natoire représentant une allégorie du printemps sous la forme d’une jeune fille portant des fleurs dans son sein, notre tâche aura pris fin.

Telle est dans ses plus exacts détails la décoration de ce château de Bussy, qui constitue une des pages historiques les plus complètes, les plus vivantes que le XVIIe siècle nous ait laissées. Protégée par la bonne étoile de Bussy, — car Bussy, en dépit de sa disgrâce, peut être dit favorisé du sort, puisqu’il a eu la chance de s’acquérir une immense réputation avec une spirituelle binette, — elle a été épargnée par la sottise et la malice des hommes, et reste aussi intacte qu’au premier jour. Les dangers d’altérations maladroites ou d’ignorantes mutilations ne sont pas à craindre à l’heure présente pour cette page d’histoire : elle se trouve placée en des mains soigneuses, celles du propriétaire actuel, M. le comte de Sarcus, qui aime son château et en fait libéralement les honneurs aux lettrés et aux artistes. Beaucoup de ces derniers se rappelleront sans doute que ce nom de Sarcus était porté dans ces dernières années par un modeste et aimable jeune homme qu’une cruelle maladie avait privé de l’usage de ses jambes, et qui, prenant son infirmité avec la bonne humeur d’un homme bien né, signait gaîment du pseudonyme de Quillenbois de petites vignettes dans le genre de Cham. M. de Sarcus est artiste lui-même à ses heures, et c’est avec plaisir que nous avons rencontré dans la chapelle une figure de saint Jean l’évangéliste de sa composition. Cependant qu’arriverait-il, si, par un accident de transfert de propriété, ce château passait en des mains auxquelles on ne pourrait avoir la même confiance? Ce n’est pas sans crainte que nous prévoyons une possibilité de destruction ou de mutilation pour un document de cette importance, document de premier ordre et indispensable à quiconque veut pénétrer à fond le XVIIe siècle. Aussi, pour parer à ce péril, nous permettrons-nous d’indiquer deux précautions qu’on pourrait prendre dès à présent. Pourquoi ne créerait-on pas une classe particulière de monumens historiques dans la prévision d’accidens pareils à celui que nous redoutons? Pourquoi n’y aurait-il pas une classe d’édifices et de demeures qui resteraient propriété privée, mais qui, en vertu de leur caractère défini d’avance, seraient protégés par l’état contre les folies ou les brutalités de propriétaires futurs qui n’offriraient pas les garanties nécessaires de savoir et de piété historique? Si cette classe mixte de monumens historiques était créée, le château de Bussy-Rabutin devrait y occuper une des premières places. La seconde mesure est plus facile, et pourrait être prise dès maintenant par l’industrie privée. Pourquoi la librairie de luxe ne nous donnerait-elle pas une édition de l’Histoire amoureuse ornée de nombreuses gravures qui présenteraient, en guise d’illustrations, les aspects du château de Bussy et de son joli parc incliné, et reproduiraient avec exactitude les diverses décorations de l’intérieur?


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Nous ne saurions assez remercier M. Verdot, libraire-éditeur à Semur, de l’obligeance qu’il nous a montrée en nous révélant l’existence du manuscrit de Ponthus de Thiard et en nous envoyant à Paris même les bonnes feuilles de sa publication.
  3. Nous trouvons cette très curieuse anecdote dans une Histoire de Beaune par M. Rossignol, conservateur des archives de la Côte-d’Or, livre plein de renseignemens précieux, et qui serait excellent de tout point, si le style, par une pompe un peu trop continue, n’était pas en disproportion avec la modestie relative du sujet.
  4. La rime est exécrable, mais, comme dans les chansons réellement populaires la simple assonance tient fréquemment lieu de rime, les auteurs peuvent répondre qu’ils ont commis cette incorrection pour être plus près de leurs modèles.
  5. Le comte de Clermont-Tonnerre est l’auteur d’une traduction d’Isocrate, publiée il y a quelques années avec le texte grec en regard, et ce travail est, me dit-on, estimé de tous ceux qui ont le droit d’avoir une opinion sur un pareil sujet.
  6. Une de ces fresques, qui représente, je crois, saint Evagre, relève cependant d’un art bien plus éclatant, car elle est une imitation directe et presque une copie des poseurs d’or de Quentin Matsys et des docteurs grotesques de Jordaens.