Souvenirs de Sainte-Hélène/03

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Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 9-18).

I

Après Waterloo


De retour à l’Élysée, Napoléon vit se réunir autour de lui ceux de ses dévoués qui étaient à sa portée. Le général Montholon avait un double motif de s’y rendre : il était aide de camp et, d’ailleurs, connu de l’Empereur depuis son enfance, par la liaison qui avait existé, dès 1792, entre la famille Bonaparte et la sienne. L’Empereur devait donc s’attendre à le voir parmi les fidèles qui lui restaient.

Dans ces graves circonstances, les besoins du moment détournaient de leur service ordinaire les officiers de la Maison de l’Empereur. Les uns allaient siéger aux Chambres, où, à défaut de leur épée, leur voix pouvait encore défendre leur maître ; d’autres n’étaient pas revenus de l’armée.

Puis l’isolement, précurseur des catastrophes royales, commençait à se faire sentir. L’Élysée devenait chaque jour plus désert. Le général Montholon se trouvait obligé de faire non seulement son service, mais celui des absents.

L’Empereur, debout la nuit, suivant sa coutume, s’aperçut que c’était toujours le même qui se présentait pour recevoir et transmettre les ordres.

Mais avant d’aller plus loin, je dois dire un mot des anciennes relations de la famille Bonaparte avec celle de M. de Montholon.

Vers la fin de 1792, M. de Sémonville[1], nommé ambassadeur à Constantinople, s’étant embarqué à Toulon sur la frégate la Junon, mise à sa disposition par le Gouvernement, reçut l’ordre de se rendre en Corse, pour y attendre ses dernières instructions. Il y était arrivé lorsque l’escadre de l’amiral Truguet relâcha dans la rade d’Ajaccio, à la suite d’un coup de vent qui avait causé la perte de la frégate la Perle et celle du vaisseau de 74, le Vengeur, qui échoua sur les bas-fonds de la rade d’Ajaccio.

À cette occasion, l’amiral Truguet pria M. de Sémonville de lui prêter la frégate la Junon, ce à quoi l’ambassadeur consentit.

Quelques jours après, cette frégate prit part à l’attaque de Cagliari et y fut démâtée, ce qui força M. de Sémonville à attendre, à Ajaccio, que le Gouvernement lui expédiât, de Toulon, une autre frégate, la Cornélie, qui n’arriva que six semaines après. Le jeune Charles de Montholon étant resté à bord, assista au bombardement de Cagliari, ce qui a fait écrire dans des biographies qu’il avait servi d’abord dans la marine ; ce n’est pas exact.

Pendant ce séjour forcé en Corse, M. de Sémonville ne tarda pas à faire connaissance avec la famille Bonaparte qui lui fit les honneurs d’Ajaccio. Il était accompagné de Mme de Sémonville et de ses quatre enfants : deux fils et deux filles. Napoléon, capitaine d’artillerie, était alors en congé chez ses parents. Il se mit à la disposition de l’ambassadeur. Ses frères et sœurs étaient en rapport d’âge avec les enfants de Mme de Sémonville.

Les relations des deux familles devinrent bientôt intimes.

Les Sémonville acceptèrent des Bonaparte l’hospitalité à la campagne. Napoléon prit en amitié le jeune Charles de Montholon et lui donna des leçons de mathématiques. Il ne se doutait guère alors que cet enfant le suivrait un jour en exil !

Lucien Bonaparte n’ayant pas encore de destination, son frère Napoléon pria l’ambassadeur d’emmener ce jeune homme dans le but de lui ouvrir la carrière diplomatique.

M. de Sémonville y consentit avec empressement, mais les événements s’opposèrent à l’exécution de ce projet[2]

C’est tout cela, sans doute, qui a donné lieu d’imprimer, dans je ne sais quel ouvrage que nous avons lu à Longwood, que l’Empereur avait été aide de camp du père de M. de Montholon, ce qui est inexact[3]

On conçoit que plus tard, lorsqu’après les campagnes d’Italie Mme Bonaparte vint à Paris avec ses enfants, des relations commencées sous de tels auspices ne furent pas interrompues et devinrent encore plus intimes. Mme Leclerc (Pauline Bonaparte) passait sa vie chez Mme de Sémonville. Ses jeunes frères, Jérôme et Louis, ainsi qu’Eugène de Beauharnais, furent mis en pension chez M. Lemoine où était déjà Charles de Montholon. Les jeunes personnes, les jeunes gens ont conservé longtemps, de cette liaison d’enfance, l’habitude de se tutoyer.

Je reviens à l’Élysée.

L’Empereur vint une nuit appeler M. de Montholon, et l’ayant fait entrer dans sa chambre à

coucher, il lui dit : « Mais, Montholon, vous êtes donc toujours là ? » — « Sire, il le faut bien ; tous vos officiers sont occupés par vos ordres. » — « Ah ! oui ! et, dans quelques jours, ce sera comme à Fontainebleau ! » Après une conversation analogue aux circonstances, et pendant laquelle l’Empereur put lire dans un cœur dévoué : « Je vais partir, ajouta-t-il. Tout le monde m’abandonne, et vous, m’abandonnerez-vous aussi ? » M. de Montholon, entraîné par un élan de cœur, lui répondit sans hésiter : « Non, Sire. » — « Vous me suivrez donc ? » — « Oui, Sire. » L’Empereur alors entra dans beaucoup de détails sur la position de M. de Montholon, s’informa de quelle fortune il pourrait avoir à attendre de M. de Sémonville, etc. Après ces explications, l’Empereur ajouta : « J’emmène tel et tel, vous viendrez. » Quelques questions de détail furent traitées et l’Empereur dit : « Votre femme, si elle ne peut partir avec vous, viendra vous rejoindre en Angleterre. » Le lendemain, M. de Montholon était inscrit sur la liste des partants et annoncé comme tel. Il vint alors me faire part de ce qui s’était passé, de la conversation qu’il avait eue et de l’engagement qu’il avait pris. Il était inquiet de ce que je penserais d’une résolution aussi grave, prise si promptement : « Ce que vous avez fait est si bien, lui dis-je en pleurant, que je ne puis vous blâmer. »

Du moment où il fut connu que M. de Montholon suivait l’Empereur, ce fut à qui lui ferait des représentations sur les conséquences de l’engagement qu’il venait de prendre. C’était, lui disait-on, une insigne folie. Il compromettait sa carrière, son existence politique… Il risquait de perdre ce qu’il avait à espérer de ses parents…, etc. Enfin c’était à qui chercherait à le décourager. Rien n’ébranla sa résolution de lier son sort à celui de l’Empereur, et elle a persisté dans son cœur, sans une seconde d’hésitation, depuis ce jour jusqu’à celui où la mort l’a dégagé de sa fidélité.

Les événements se pressaient. Le lendemain du jour où il avait été décidé que M. de Montholon suivrait l’Empereur, on se rendait à Malmaison. Au moment du départ, mon mari me dit : « Je ne puis me décider à vous laisser derrière moi dans un pareil moment. » De mon côté, j’étais très affligée de cette séparation, inquiète de ne pas partir en même temps ; je craignais des obstacles pour rejoindre et j’avais bien raison !

La grosse difficulté venait de mes enfants dont le plus jeune n’avait que huit mois ; je ne pouvais l’emmener, sans parler de tous les arrangements que demande une pareille décision. « Vous n’avez, ajouta M. de Montholon, que deux heures pour faire vos préparatifs ; il est possible que l’on quitte la Malmaison dans la nuit. Ceux qui suivent doivent être là. »

Ma sœur était absente[4]. Je fus obligée de laisser mon enfant[5] et sa nourrice aux soins d’une amie. Je pris ce que pouvait contenir un coupé. J’emmenai mon fils aîné, mais aussi en bas âge[6], une femme de chambre et un fidèle domestique[7]. On était en été, et comme on pensait qu’on irait d’abord en Angleterre, enfant, nourrice, bagages, tout devait venir m’y rejoindre. Je ne pris donc que ce qu’il me fallait pour un court voyage et pas un vêtement d’hiver. Si j’avais pu prévoir que l’on restât aussi longtemps à Malmaison et surtout que l’on ne dût pas débarquer en Angleterre, je ne me serais pas trouvée plus tard manquant de tout ce qui pouvait m’être nécessaire dans un long voyage en mer.

  1. Charles-Louis Huguet de Montaran de Sémonville, depuis marquis de Sémonville (1759-1839), ancien conseiller au Parlement de Paris, qui fut en dernier lieu grand référendaire de la Chambre des Pairs, à dater de 1814, avait épousé la marquise douairière de Montholon, née Rostaing. M. de Sémonville n’ayant pas eu d’enfants, adopta ceux de sa femme qu’il avait élevés et qui devinrent ainsi, légalement, Montholon-Sémonville.
  2. M. de Sémonville, nommé ambassadeur à Constantinople, fut arrêté en Lombardie par ordre du gouvernement autrichien et détenu à Kuefstein, en même temps qu’Hugues Maret, devenu depuis duc de Bassano. (Voir le Carnet historique et littéraire du 15 mars 1898.)
  3. Ce qui est vrai, c’est que Bonaparte débuta comme lieutenant dans le régiment d’artillerie de Grenoble que le comte de Rostaing (Philippe-Joseph), père de la marquise de Montholon, avait commandé avant de devenir officier général. Le comte de Rostaing fut employé plus tard à Auxonne en qualité de lieutenant général. Il fut arrêté sous la Terreur et mourut en prison. Il avait épousé Mlle Henriette de Lur-Saluces. On l’a souvent confondu avec son frère aîné, Louis-Charles, marquis de Rostaing, aussi lieutenant général, cordon-rouge, qui ne mourut qu’en 1796, ayant trente-quatre ans de grade, et encore avec un autre marquis de Rostaing (du Forez) ; qui fut député aux États généraux, en 1789. — Du C.
  4. Yolande de Vassal, marquise de Monglas.
  5. Charles-Frédéric marquis de Montholon (1814-1886), admis à l’École militaire de Saint-Cyr en 1832, puis entré dans la diplomatie, devint envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, grand-officier de la Légion d’honneur et sénateur de l’Empire.
  6. Tristan, qui fut tué en Afrique où il servait dans la cavalerie. — Du C.
  7. Ce domestique exemplaire, nommé Pierre Trépier, né en Savoie, mérite une mention spéciale. Entré au service de M. de Montholon, en 1804, à l’âge de quinze ans, il devint plus tard ordonnance militaire de son maître, le suivit en campagne, se conduisit en brave, et mourut septuagénaire sans avoir jamais quitté la famille qu’il avait constamment servie avec une fidélité et un dévouement à toute épreuve. — Du C.