Souvenirs de Sainte-Hélène/06

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Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 27-32).


IV

Rochefort.


J’arrivai à Rochefort bien fatiguée de deux nuits passées en voiture. Le lendemain, le grand maréchal me prévint que nous dînerions avec l’Empereur, à huit heures. J’avais attendu que mon marin vînt me chercher, pour aller à la préfecture où logeait l’Empereur. Il ne l’avait pu, et quand j’arrivai, on était à table. Je pris ma place qui était restée vide à la gauche de l’Empereur, Mme Bertrand était à droite.

J’avais à côté de moi le général Becker[1], nommé par le gouvernement provisoire pour accompagner l’Empereur jusqu’à l’embarquement. Les autres personnes étaient le prince Joseph, le grand maréchal, le général Gourgaud, M. de Las-Cases, M. de Montholon et le préfet maritime. Le général Lallemand rejoignit l’Empereur à Rochefort.

À peine assise : « Vous avez été bien inquiétée dans la Vendée, Madame,  » fut le premier mot que me dit l’Empereur. Je l’ai d’autant mieux retenu que cette expression inquiétée, pour tourmentée, est une manière de parler du Midi, et j’ai eu depuis l’occasion de remarquer qu’il employait des locutions méridionales.

L’Empereur portait un frac marron. Je ne l’avais jamais vu qu’en uniforme. Cet habit, le lieu où nous étions me firent éprouver une impression qui ne s’effacera jamais. On parla de l’affaire de la Vendée. L’Empereur mangeait et parlait peu, sa parole était brève et coupée. Après le dîner, on passa dans le salon qui donnait sur une terrasse. L’Empereur y emmena son frère, puis ces messieurs. Pendant ce temps, je causai avec Mme Bertrand ; la promenade sur la terrasse s’étant prolongée, Mme Bertrand me proposa de nous retirer, puisque l’Empereur ne revenait pas. J’y consentis et nous partîmes.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que l’Empereur, à qui rien n’échappait, m’a parlé depuis de notre disparition, me disant qu’il voulait causer avec nous et qu’il avait été étonné et contrarié de ne plus nous trouver. C’était en effet manquer à l’étiquette ; jamais on ne quittait le salon qu’il ne se fût retiré. Peut-être, en ce moment, l’avait-il doublement remarqué.

M. de Montholon était toute la journée à la préfecture, je ne le voyais pas ; on s’attendait à chaque instant à s’embarquer. On se demandait : Est-ce ce soir, est-ce demain ? À peine osait-on se coucher. Les personnes qui se trouvaient à Rochefort étaient : le grand maréchal comte Bertrand, la comtesse Bertrand et leurs enfants : Napoléon, Henry et Hortense ;

Le duc de Rovigo ;

Le général baron Lallemand, aide de camp ;

Le général comte de Montholon, la comtesse de Montholon et leur fils Tristan ;

Le général baron Gourgaud ;

Le comte de Las-Cases, chambellan de l’Empereur ; le jeune Las-Cases, page ; le jeune ***, parent de l’impératrice Joséphine ;

M. de Planat, officier d’ordonnance ;

M. de Résigny, d°

Deux officiers polonais qui avaient été à l’île d’Elbe : MM. Plontowski et Schoutty ; M. Merchaire, capitaine ; M. Marchand ;

Le lieutenant Rivière, qui avait servi sous les ordres de M. de Montholon ;

M. Deschamps, fourrier du palais ; M. Huro, médecin ;

Cipriani (Corse), maître d’hôtel ; Pierron, chef d’office ;

Saint-Denis, chasseur de l’Empereur ;

Noverras, d°

Lepage, cuisinier ; Gentilini (Lucquois), valet de pied ;

Les deux Archambault, piqueurs ;

Deux courriers ;

M. Bertrand avait un domestique et une femme de chambre ;

Mme de Montholon, Pierre, son domestique, Joséphine, sa femme de chambre ;

Le général Gourgaud, un domestique.

Pendant la journée du 7 qui précéda l’embarquement, M. Renault, aide de camp du préfet maritime, nous fit voir les établissements du port. Rochefort me parut un assez triste séjour. Enfin on nous prévint que l’on allait s’embarquer.

Le 8 juillet, au matin, M. Renault vint me chercher pour me conduire à l’embarcation. Mon mari avait suivi l’Empereur qui était déjà en mer. Mme Bertrand était dans un autre canot, et M. Renault me disait, en me guidant au rivage assez loin de la ville, que la chaloupe sur laquelle j’allais m’embarquer était très mauvaise et me parlait de manière à m’inquiéter sur le trajet qui n’était pas long. Les frégates étaient en vue. À peine en mer, nous nous mîmes à rire en vrais Français. L’embarcation était réellement en mauvais état et, faisant allusion à une situation analogue des officiers et dames de la cour de Pierre iii, nous nous disions : « C’est à nous aussi à chanter : Qu’allions-nous faire dans cette galère ? » Il n’y avait pas dix minutes que j’étais sur le bateau que le mal de mer me prit, mal irrésistible pour moi et bien violent ; mais j’arrivai peu après à bord et les frégates étant à l’ancre, je fus bientôt remise.

  1. Bajert-Becker, comte de Mons, en disgrâce depuis 1809, député du Puy-de-Dôme en 1815, plus tard pair de France et grand-cordon de la Légion d’honneur, mort en 1840.