Souvenirs de Sainte-Hélène/07

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Texte établi par Vicomte du Couëdic de Kergoualer, Maurice Fleury, E. Paul (p. 33-36).


V

La « Saale » et la « Méduse ».


L’Empereur était déjà sur la Saale, capitaine Philibert ; le général Montholon, moi et partie des officiers et gens, sur la Méduse, commandée par le capitaine Ponet, digne et brave homme. Si l’on n’eût écouté que son dévouement, il n’y aurait peut-être pas eu de captivité à Sainte-Hélène ! Le bon capitaine eut pour moi les attentions des marins. L’habitude des privations et du commandement absolu devrait leur endurcir le cœur ; mais, s’ils sont en général un peu brusques dans leurs manières, ils sont francs et bons ; la solitude en présence des œuvres de Dieu est toujours bonne à l’homme : elle fortifie l’âme ; le ciel et l’eau, les dangers, les tempêtes ne peuvent inspirer que de nobles pensées.

Le capitaine Philibert était très pâle et avait l’air profondément inquiet. Il s’agissait d’éviter la croisière anglaise qui se composait de onze vaisseaux en vue de Rochefort ; mais le capitaine Philibert avait l’ordre secret de ne pas appareiller. Le duc de Rovigo dit dans ses Mémoires que le duc de Vicence, qui faisait partie du gouvernement provisoire, et le général Becker avaient connaissance de cet ordre et ne l’avaient pas communiqué à l’Empereur.

Une nuit, le capitaine Ponet nous dit : « Le vent est bon, qui empêche qu’on ne mette à la voile ? Si les Anglais attaquent, je soutiendrai le combat, et pendant ce temps la Saale passera. » Je me voyais déjà à fond de cale, et s’il en eût été ainsi et que je fusse restée sur la Méduse, il est vraisemblable que la prédiction du général de Flahaut se serait vérifiée. La nuit se passa avec vent favorable et point d’ordre de départ. Le pauvre capitaine jurait comme un marin et piétinait de colère. Pour lui et nous, tout était compris. Il fit dire à l’Empereur par le général Montholon que, s’il voulait venir à son bord, il avait l’espoir de franchir la croisière ; que sa frégate roulait comme une barigue (ce fut son expression), ou bien que la Saale essayât de passer et que pendant ce temps la Méduse livrerait combat. On aurait bien pu forcer le capitaine Philibert à appareiller ; mais on prit un autre parti.

J’ai bien souvent pensé à cette Méduse qui, depuis, a fait naufrage sous les ordres du successeur du capitaine Ponet. Il savait déjà, ce bon capitaine, qu’il ne garderait pas son commandement et nous désignait dès lors pour son successeur M. de Chaumareyx, celui qui allait le remplacer ; ces officiers du bord avec qui nous dînions ou causions ont péri, l’équipage presque tout entier[1].

Le 9, l’Empereur descendit à terre pour visiter l’île d’Aix ; il fut accueilli avec transport par les élèves de la marine. Le 10, les officiers de la garnison de la Rochelle vinrent faire leurs adieux à l’Empereur. Quels adieux ! C’étaient les dernières marques de dévouement et de regret des Français fidèles !

Le 12, on vint nous dire que l’Empereur débarquait à l’île d’Aix ; nous l’y suivîmes immédiatement. Il n’était pas encore décidé sur le parti à prendre pour éviter la flotte anglaise et passer en Amérique.

  1. Duroys de Chaumareyx fit naufrage avec la Méduse sur le banc d’Arguin, en 1816. Ce naufrage est tristement célèbre.