Souvenirs de Sainte-Hélène/20
XVIII
L’Empereur à Longwood.
La vie de l’Empereur à Longwood a beaucoup varié.
Il a eu d’abord assez de peine à régler l’emploi de ses journées.
Dans les premiers temps de son arrivée dans l’île, il éprouvait une sorte d’ennui qui tenait beaucoup au climat et aussi à l’établissement si incommode des Briars.
Dès qu’il fut établi à Longwood, il voulut prendre l’habitude de se lever à cinq ou six heures. Il faisait appeler un de ces messieurs et montait à cheval. En rentrant, il se mettait au bain et déjeunait. On lui servait toujours une soupe que l’on variait le plus possible.
Il la prenait souvent au lait avec beaucoup d’œufs ; c’était un lait de poule très sucré qu’il croyait très convenable à sa santé et surtout très rafraîchissant ; puis un seul plat de viande, tel que des côtelettes, des beefsteacks, des poitrines de mouton ; on y ajoutait des œufs frais, des légumes farineux, des lentilles à l’huile, qu’il aimait beaucoup. Pendant son déjeuner, il faisait venir le docteur O’Meara et causait avec lui de toutes choses, du gouverneur d’abord, puis de nos santés et de ce qu’on disait en ville ; puis, suivant l’occasion et sa disposition d’humeur, il repassait les événements de sa vie, qu’amenait la conversation ou en réponse aux préventions que l’on avait eues contre lui en Angleterre, ainsi qu’on peut le voir dans le journal du docteur, si véridique et si intéressant. Avant son déjeuner, son maître d’hôtel avait pris ses ordres au moment d’aller en ville. Ce pauvre Cipriani, que nous devions perdre bientôt, était un Corse bien dévoué à l’Empereur, fin et sachant bien mettre à profit sa course quotidienne en ville pour tenir, autant que possible, au courant de ce que l’on avait intérêt à savoir. Après son entretien avec le docteur, l’Empereur causait, dictait ou lisait ; quand il en avait assez, il s’habillait, s’il n’était point déjà sorti ; car, dans ce cas, il déjeunait et travaillait en robe de chambre ou pendant son bain. Ce bain, qu’il prenait presque tous les jours, durait deux et quelquefois trois heures, ce qui, je crois, ne lui était pas bon. Mais il avait sur sa santé et sur ce qui lui convenait comme régime des idées particulières que rien ne pouvait lui ôter. Il croyait combattre certaine disposition dont il était quelquefois incommodé et pour laquelle les bains étaient utiles ; mais il les prenait trop chauds et trop longs, ce qui l’affaiblissait. Vers trois ou quatre heures, dans les commencements, il me faisait avertir pour nous promener en calèche.
Le général Bertrand, s’il se trouvait là, et Las-Cases montaient avec nous ; le général Gourgaud et M. de Montholon accompagnaient à cheval.
Nous allions de toute la vitesse des six chevaux attelés et conduits par les deux piqueurs Archambault.
Il ne fallait guère plus d’un quart d’heure pour faire à ce train le tour du plateau sur lequel on pouvait se promener ; on le recommençait et l’on allait si vite, que c’était à en perdre la respiration. Il n’y avait point à varier pour ce genre de promenade, c’était toujours la même chose.
L’Empereur s’en dégoûta en raison de la monotonie de ce bois de gommiers.
Quelquefois on allait voir Mme Bertrand qui occupait alors une petite maison distante d’un mille de Longwood. Pour y aller, il fallait passer par le corps de garde et sur le chemin assez étroit bordé du précipice. C’était vraiment effrayant et dangereux au train de ces six chevaux, mais nous n’y pensions pas.
Le dimanche, M. et Mme Bertrand venaient dîner à Longwood et l’Empereur était toujours fort aimable pour elle. Le grand maréchal y dînait plus souvent.
Dès les premiers jours de notre installation à Longwood, l’Empereur me faisait demander au salon pour jouer au piquet. M. de Las-Cases était là et marquait. L’Empereur voulait que nous jouassions cher, et surtout que je le payasse exactement quand je perdais, et lorsque je ne m’acquittais pas immédiatement, ce qui arrivait souvent, il me tourmentait jusqu’à ce que j’eusse apporté l’argent. Ce piquet avait lieu de deux à quatre heures et était suivi d’une conversation et d’une promenade à pied dans le jardin ; il marchait doucement, s’arrêtait en causant, et cette promenade dans la même allée durait des heures. Il aimait que l’on parlât et que l’on prouvât qu’on portait attention à la conversation, et qu’on y prenait intérêt.
Si l’on était trop fatigué, on cherchait à s’éclipser en se glissant dans une allée transversale ; mais quelque adresse que l’on mît à exécuter ce mouvement, il ne lui échappait pas, si occupé qu’il fût de sa conversation ; même lorsqu’il était plusieurs pas en avant, il s’apercevait toujours que l’on avait disparu et il ne manquait jamais de dire : « Voilà Mme de Montholon (ou un autre de nous) qui s’enfuit, »
On savait qu’il n’aimait pas ces fugues.
Il en était de même au salon ; il n’aimait pas qu’on le quittât pendant qu’il y était. J’y ai passé quelquefois des heures, soit qu’il vînt une visite ou qu’il y eût des journaux à lire. Si je sortais, il fallait que M. de Montholon lui donnât plus tard un motif plausible de ma disparition et qu’il y crût.
Cependant, aussitôt qu’il sut que j’étais grosse, il trouva tout simple que je quittasse le salon et même la table. Dans les derniers mois de ma grossesse, je me trouvais mal presque tous les jours après le dîner, et si l’on restait à table, j’étais forcée de me lever et de rentrer chez moi. Quand je le pouvais, je revenais, et il faisait semblant de ne pas s’apercevoir de ma sortie et de mon retour. Quand je ne revenais pas au bout d’un certain temps, l’Empereur se levait en disant : « Mme de Montholon ne reviendra plus, allons nous coucher. » En rentrant chez lui, il faisait appeler un de ces messieurs qu’il gardait jusqu’à minuit et quelquefois plus tard. Aussitôt qu’il entrait dans sa chambre, il sonnait son valet de chambre et se déshabillait. En arrivant à Longwood, il avait quitté son uniforme ; mais, du reste, il était toujours, comme à son ordinaire, en frac vert, culotte blanche, gilet blanc, cravate noire, souliers à boucles, chapeau à trois cornes avec la cocarde tricolore, qu’il a gardée longtemps.
Toutes les fois que nous entrions au salon, Mme Bertrand et moi, il ne manquait jamais de se soulever de son siège et d’ôter son chapeau qu’il gardait dans le salon. Il nous a constamment rendu beaucoup de politesses et a toujours exigé que l’on nous en rendît.
Tout le temps que nous étions en couches ou malades, il venait régulièrement chaque jour nous voir. Il amenait ceux de nous qui étaient avec lui ; il s’asseyait près du lit et causait quelques instants. Quand nous étions malades, il envoyait continuellement ses gens savoir de nos nouvelles. Mme Bertrand logeait à Hutsgate, lors de ma première couche[1] ; elle venait me voir chaque jour, et l’Empereur aurait été très fâché si nous ne nous étions pas rendus mutuellement ces soins de sœurs. Il m’engageait toujours à me soigner et à ne pas sortir trop tôt ; mais, dès le lendemain de ma première visite, il me fallut reprendre le train ordinaire. En passant sous ma fenêtre, il m’engagea à me promener ; j’y fus, et il me tint deux heures dans le jardin. Ce jardin nous tuait tous de fatigue dans les commencements de notre établissement à Longwood.
Avant le dîner, il ne faisait pas asseoir ces messieurs ; ils étaient quelquefois près de se trouver mal. Le général Gourgaud s’appuyait contre la porte : je l’ai vu pâlir en regardant la partie d’échecs.
L’Empereur ne jouait pas très bien ; il voulait que l’on jouât si vite, qu’on en était étourdi ; aussi fàisait-il. parfois des fausses marches et l’on ne manquait pas de l’en avertir. Alors il disait : « Ah ! je suis donc un tricheur ? Bertrand (ou un autre), dit que je suis un tricheur. »
Quelquefois, il établissait pièce touchée, pièce jouée, mais c’était seulement pour son adversaire ; pour lui, c’était différent. Il avait toujours une bonne raison pour que cela ne comptât point, et si on lui en faisait l’observation, il riait. La partie d’échecs menait jusqu’au dîner, fixé à huit heures.
Le dîner n’était pas long. Dans les commencements, nous n’avions pas le temps de manger ; par la suite, il devint ce qu’il devait être.
Depuis notre établissement à Longwood, je voyais l’Empereur et l’entendais avec un intérêt qui s’accroissait chaque jour de toute l’admiration et de tout l’attachement que son caractère, son génie, tout en lui, enfin, inspirait. S’il est vrai, en général, que les rois, comme les montagnes, soient bons à voir à distance, il n’en était pas ainsi de lui ; plus on le voyait, plus on l’aimait. Tous ses compagnons d’exil lui rendent ce témoignage.
Nous étions au moment des pluies ; le temps sur notre plateau était désagréable et humide ; on passait beaucoup de temps au salon. L’Empereur cherchait à arranger sa journée de la manière qui ferait le mieux passer le temps.
Souvent après le dîner, au lieu de rentrer au salon, on renvoyait les domestiques ; il demandait alors un livre et lisait haut ou causait ; les jours de causerie m’amusaient beaucoup plus que ceux de lecture. Alors, suivant le sujet amené par la conversation et tout à fait au hasard, il faisait passer devant nous le tableau de sa vie ; quelquefois, c’étaient les premiers temps, et c’était avec une grande naïveté d’expressions. Pour en donner une idée, je prendrai au hasard une anecdote.
« Pendant que j’étais officier d’artillerie en garnison à Auxonne, tenez (se tournant vers moi), avec Rolland[2], votre parent, Mabille, Malais, mon jeune frère Louis me fut envoyé par ma mère. Comme je n’avais que ma paie,c’était pour moi un grand surcroit de dépenses. Je voulais qu’il dinât avec moi à la table des officiers, et pour cela j’étais obligé de me priver du déjeuner, comme je le faisais ordinairement, et de me contenter d’un petit pain et d’une tasse de café. Je tenais cela de Madame, ajoutait-il : elle nous avait élevés dans l’idée qu’il fallait savoir manger du pain noir au logis, pour soutenir au dehors son rang et sa position. Ah ! une mère, nous disait-il encore, c’est toute l’éducation d’un homme ! Madame était au-dessus des vicissitudes des révolutions. Pendant la guerre de Paoli, elle avait vu deux fois sa maison brûlée et elle avait été obligée de se retirer à cheval, avec ses enfants, dans les montagnes. »
Il avait une haute estime pour le caractère de sa mère ; il assurait qu’il lui avait dû des principes d’honneur et de fierté de conduite qui lui ont beaucoup servi dans les commencements de sa vie. Aussi pensait-il que la première éducation vient de la mère, et il disait à ce sujet : « Les premiers principes que l’on reçoit de ses parents, que l’on suce avec le lait, vous laissent une empreinte ineffaçable. »
Il avait, comme l’on sait, de grandes préventions en faveur de la noblesse ; il le savait et me disait à ce sujet qu’il avait voulu s’en rendre compte ; car enfin, ajoutait-il, « le sang est un préjugé sous le rapport du mérite que l’on en reçoit », et il l’expliquait par les premières habitudes de l’enfance, celles qu’on a eues sous les yeux en naissant, manières, usages, principes. « C’est sous ce rapport, me disait-il, que l’on peut dire avec raison qu’un homme est bien ou mal né. » Il se plaisait dans le souvenir des temps où il était sans fortune, et à entrer dans les détails de la manière dont il vivait pour ne jamais faire de dettes. Assis autour de cette table, à 2,000 lieues de la France, l’Empereur nous racontant sa vie, il me venait à l’idée que nous étions peut-être dans l’autre monde et que j’entendais les Dialogues des morts. Pendant ce temps, les bougies coulaient par l’extrême chaleur, les cousins nous piquaient, et l’on étouffait malgré que les fenêtres fussent ouvertes, ce qui me ramenait sur terre.
Quand il causait aussi des événements de son règne, il aimait que l’on discutât franchement les questions, et si l’on émettait une opinion contraire à la sienne, n’importe sur quoi, il fallait qu’elle fût motivée ; il s’amusait sur le sujet qu’il traitait et n’était pas content qu’il n’eût persuadé. S’il disait sur un fait quelque chose que l’on ne croyait pas, il le voyait de suite, bien que l’on n’eût pas proféré une parole ; alors il riait et il ajoutait : « Ah ! Monsieur le Grand Maréchal (ou un autre) ne croit pas cela. »
J’en citerai un exemple : Parlant un jour des fantaisies qu’on lui avait prêtées pour des actrices, il citait entre autres une jeune débutante qui était venue aux Tuileries pour une représentation dans l’intérieur. Le bruit avait couru qu’au moment où elle allait rejoindre sa mère pour retourner chez elle, les arrangements avaient été pris par le grand maréchal Duroc pour qu’elle se trouvât seule dans la chambre dé l’Empereur. « Il n’y avait pas eu un mot de vrai, » ajoutait-il.
J’avais apparemment souri d’un air d’incrédulité ; il s’interrompit et venant à moi : « Ah ! milady Montholon ne croit pas cela, je suis donc un menteur ? » et il riait alors si franchement qu’il nous faisait tous rire. Mais s’il tenait à nous persuader, il donnait dans ce cas tous les détails possibles sur le fait, sur les causes, jusqu’à ce qu’il vît bien que l’on était persuadé, convaincu.
Les jours de lecture, il commençait par dire : « Qu’est-ce qu’il faut lire aujourd’hui ? » En général, on répondait : Une tragédie. Il voulait alors que l’on en indiquât une ; chacun nommait celle qui lui convenait ; mais celles qu’il préférait et qu’il nous lisait avec d’autant plus de plaisir qu’il en savait de grandes tirades par cœur, c’étaient : Cinna, le Cid, la Mort de César ; Athalie ne lui plaisait pas, ce qui tenait au sujet ; Mithridate était aussi de son répertoire habituel, ainsi que Zaïre. Il avait pris pendant quelque temps cette Zaïre dans un tel goût, qu’elle revenait continuellement et nous en étions fatigués. Je ne puis dire l’effet désagréable que j’éprouvais lorsqu’on demandait cette éternelle Zaïre, et lui pensait au contraire que ce sujet devait plaire à une femme. J’avais décidé avec le général Gourgaud que, si le goût n’en passait pas, nous perdrions le volume.
L’Empereur lisait agréablement, mais il n’avait pas l’oreille poétique ; il ajoutait souvent à un vers une ou deux syllabes et ne s’en doutait pas ; le livre sous les yeux, il changeait un mot et toujours de la même manière ; jamais, en lisant Cinna, il n’a dit autrement que : « Sylla, soyons amis, Sylla » Il lisait sans la moindre déclamation.
Si un vers, une tirade lui plaisait, il s’arrêtait, réfléchissait, exprimait ce qu’il sentait et motivait son opinion ; le jugement qu’il portait prouvait toujours son tact et son bon goût.
La lecture était souvent interrompue par ses réflexions, et alors une discussion de littérature la remplaçait.
Il blâmait l’usage de nos grands poètes d’introduire dans leurs sujets un amour inutile qui, souvent, ne peut s’accommoder avec le caractère du héros, et qui, loin d’augmenter l’intérêt, l’affaiblit. « L’amour, disait-il, est une passion qui ne peut être traitée dans les sujets dramatiques que comme sujet principal et ne doit jamais l’être comme accessoire. »
Dans Zaïre, il est sujet, et cette passion développée dans cette tragédie lui plaisait extrêmement. Mais cette reine Viviate dont Sertorius est amoureux, l’Emilie de Cinna, même le personnage de Palmyre dans Mahomet, si contraire aux moeurs arabes, l’Idamie de l’Orpheline de la Chine, ces personnages hors-d’œuvre, ces amours postiches, lui donnaient de l’humeur.
Il jugeait sainement, avec âme, et toujours d’une manière intéressante.
Ses lectures du jour faisaient souvent aussi le sujet de la conversation.
Il aimait que l’on connût l’ouvrage dont il s’occupait dans le moment et à en discuter.
Sans qu’il eût auprès de lui des savants diplômés, avec les généraux Bertrand, Gourgaud, Montholon et M. de Las-Cases, il pouvait causer sur tous sujets, sûr d’être compris. À part les connaissances spéciales de chacun, il trouvait toujours l’instruction générale suffisante.
Pendant son règne, il avait eu peu le temps de lire. Il y avait suppléé de son mieux en s’entretenant de littérature avec des hommes compétents, surtout avec M. Lebrun[3], l’architrésorier, au jugement et au goût duquel il accordait confiance ; aussi nous disait-il souvent avec ingénuité : « Lebrun me disait… » Il lui avait dit, entre autres choses, « qu’il n’y a d’éloquent que ce qui est vrai de pensée ». « Mais cependant, ajoutait l’Empereur, on ne peut nier que Rousseau ne soit éloquent, et pourtant Lebrun déclarait que Rousseau était un sophiste. "
À Sainte-Hélène, il trouva grand plaisir à reprendre des ouvragés qui lui avaient plu dans sa jeunesse, aimant à juger de la nouvelle impression qu’il en éprouverait. Il s’est beaucoup occupé de littérature à Longwood ; la philosophie a été aussi passée en revue.
Le Cours de Laharpe lui plut ; il m’en disait : « C’est le jugement de la raison ; » et, en parlant des ouvrages de Voltaire : « C’est le livre de l’esprit. »
Il n’aimait pas Buffon, non qu’il ne le trouvât pas grand écrivain, mais à cause des sujets traités par cet auteur, qui n’avaient aucun rapport avec ses pensées habituelles. L’histoire naturelle, les animaux surtout, ne l’intéressaient que médiocrement.
Il avait une manière de lire à lui, passant tout ce qui était remplissage. Je l’ai entendu me dire sérieusement qu’il avait lu tout Lebeau[4] en trois jours. À quoi je répliquai : « Oui, Sire, comme le dit l’abbé de Pradt. » — « Avec le pouce, n’est-ce pas ? » répliqua-t-il.
Quelle que fût sa manière, le fait est qu’il s’appropriait tout ce qu’il lui fallait d’un ouvrage et, après l’avoir lu ainsi, il le savait à l’analyser. Il portait à ses lectures toute l’ardeur dont il était susceptible.
Je crois avoir déjà dit que ce qu’il venait de lire faisait souvent le sujet de la conversation. Il aimait que l’on connût l’ouvrage.
Un jour qu’il avait fait erreur sur un fait historique, il me dit vivement : « Je n’ai jamais appris que ce qui m’était utile. Quand vous voulez savoir si je sais une chose, il faut seulement vous faire cette question : Cette étude a-t-elle pu lui servir ? »
Il avait naturellement le goût du vrai et du beau. Dans les ouvrages de littérature légère, il voulait la simplicité, la peinture vraie et naïve des sentiments.
Quand il nous lisait l’Odyssée, après dîner, il était dans l’enchantement. Les détails du retour’ d’Ulysse, la reconnaissance avec la nourrice, lui faisaient venir les larmes aux yeux. Il s’arrêtait et disait avec son heureux sourire : « Ah ! que c’est beau ! comme c’est bien là le cœur humain ! »
Son émotion était si sincère, si empreinte sur ses traits expressifs, qu’il eût été impossible qu’elle ne fût pas partagée par les assistants.
Si ceux qui l’ont tellement méconnu avaient passé un seul mois à Longwood, s’ils l’avaient entendu exprimer simplement ce qu’il sentait, s’ils l’avaient vu jouer avec nos enfants, s’intéresser à leur conversation naïve, à la fable qu’ils avaient apprise le matin, ils auraient changé d’opinion et reconnu dans le grand homme une incontestable bonté.
Non seulement, il n’était pas méchant, mais, je puis l’affirmer, la dureté, chez lui, n’était pas native. Il ne mentit pas en me disant un jour « qu’il avait été obligé de se faire une écorce de dureté apparente qui imposât, pour ne pas être entraîné par son cœur à céder aux instances et à accorder pardon alors qu’il devait punir ».
Tout le monde comprend que Napoléon ait excité l’enthousiasme : ses adversaires mêmes le trouvent tout naturel ; mais on ne s’explique pas généralement la sympathie qu’il inspirait, le dévouement exalté de ceux qui l’ont connu, l’inviolable fidélité qu’ils gardent à sa mémoire.
Depuis que ma destinée m’avait placée près de lui, j’ai pénétré le secret de son influence morale sur son entourage.
C’était cette âme susceptible de tout noble sentiment qui ressortait dans l’expression, le geste, le regard ; un mot senti sur la question du moment qui imprimait dans le cœur de celui qui se trouvait en rapport avec lui quelque chose d’ineffaçable.
Un instant avait suffi pour qu’il y eut communication intime. Aussi est-il toujours présent, pour ainsi dire, à quiconque a vécu dans son intimité.
Parlez de lui aux ducs de Bassano, de Rovigo, de Vicence, au général Drouot et à tant d’autres. Pour eux, il est resté vivant : ils le voient, ils l’entendent.
Il n’y a que le magnétisme de l’âme qui puisse avoir une telle puissance. C’est la baguette magique qui change les hommes et les choses.
À Longwood, il y avait de plus l’intérêt de la situation.
On l’a représenté comme un homme exclusivement ambitieux et égoïste.
J’ai toujours entendu dire qu’il faisait tout céder à sa politique ; mais il sentait trop vivement, il était trop passionné pour réussir à se dominer constamment. Il était même très sujet aux entraînements du moment et peut-être plus qu’un autre homme.
S’il eût toujours agi par calcul, comme on le suppose, il n’eût pas fait les fautes qu’il a commises ; car, certes, il ne péchait pas par défaut de jugement !
Il savait sans doute cacher ses projets, ses impressions ; mais je dirai qu’il ne pouvait se vaincre au point de dissimuler longtemps.
Ce n’était pas dans sa nature ; il était, au contraire, trop en dehors.
Je citerai un exemple de son opinion sur lui-même à cet égard.
Un jour qu’il se trouvait avec M. de Montholon à la fenêtre de sa chambre à coucher donnant sur le jardin, je passai pour aller me promener.
L’Empereur m’appela et j’entrai dans le petit jardin, lui toujours à la fenêtre.
Il engagea une conversation dans le cours de laquelle il me dit une chose qui me déplut, et je le quittais plus tôt que je n’aurais fait sans cela ; peut-être trop brusquement.
L’Empereur le remarqua et dit à M. de Montholon : « Elle me boude ; qu’est-ce qu’elle a ? » — « Mais, Sire, c'est sans doute parce que vous lui avez dit telle chose. » — « Vous croyez que ça l’a fâchée, reprit-il ; eh bien ! voilà comme je suis ; je blesse toujours sans mauvaise intention. »
Il comprenait ce défaut de son caractère ; mais il n’a jamais pu s’en corriger, quelque intérêts qu’il y ait eu, parce qu’il satisfaisait sa passion du moment.
N’est-ce pas l’opposé de la dissimulation ?
Cependant, il faut dire que dans le froid de la réflexion, s’il pensait devoir dissimuler, il le faisait avec succès.
Pour moi, j’ai toujours trouvé qu’il était facile de juger quand il était vrai ou non. Si une corde sensible était touchée en lui, il fallait ne pas le connaître pour s’y laisser tromper.
Je dirai même qu’il avait une sorte de laisser aller, une intempérance de langage qui ne s’allie pas avec la fausseté.
Ainsi, dans cette vie monotone de Longwood, il aimait à savoir les plus petits détails de nos intérieurs, à recueillir toutes les nouvelles du camp et de la ville, qui n’étaient, pour l’ordinaire, que de faux rapports.
Je n’ai jamais pu me soumettre à apprendre et à redire tous les caquets de l’île ; aussi me disait-il toujours que je ne savais rien.
D’ailleurs, quand on lui répétait quelque chose qui en valût la peine, que l’on tenait d’une personne du camp et de la ville, il ne manquait jamais de vous nommer, ainsi que l’auteur de la nouvelle.
Il en résultait que c’était redit ; or, cela compromettait les intéressés. Ils encouraient de ce fait la disgrâce du gouverneur, qui ne tolérait pas que l’on frayât avec nous, et surtout qu’on nous informât de la moindre chose qui pût nous intéresser.
Par suite de cette indiscrétion de l’Empereur dans les petites choses, on en vint à ne plus rien nous raconter.
Si l’Empereur s’est fait beaucoup d’ennemis par sa mauvaise habitude de se laisser aller à dire ce qui pouvait blesser, il avait au moins, comme les hommes supérieurs, un esprit de justice qui lui faisait trouver tout simple qu’on lui répondit avec noblesse quand il avait offensé.
Je puis dire que je lui ai souvent répondu de la manière la plus forte ; il ne m’en a jamais su mauvais gré. Il disait alors à M. de Montholon : « Elle m’a dit des choses bien sévères ; mais c’est le droit des femmes. »
On a dit encore que l’Empereur était très méfiant. C’est sans doute parce qu’il a été souvent trompé ; mais je crois qu’il était naturellement plutôt trop confiant. Je sais qu’il était très impressionnable et qu’il revenait difficilement sur le premier jugement, favorable ou défavorable, qu’il avait porté. Sur le trône, où il n’avait pas les moyens ni le loisir de contrôler ses impressions, il devait s’en tenir à son idée première.
À Longwood, il a eu le temps de connaître ceux qui l’entouraient et il m’a souvent dit que cette étude lui avait donné une nouvelle expérience.
Au début de notre séjour, il avait sur quelques personnes des préventions diverses qu’il a perdues par la suite. Les circonstances lui avaient permis de constater qu’il s’était trompé d’abord.
Les fournisseurs qui dévoraient la fortune de la France avant l’avènement de Napoléon lui avaient inspiré une sainte horreur ; aussi ne manquait-il pas l’occasion de déblatérer contre ceux qu’il appelait les « gens à argent ».
Il confondait dans son anathème tous les hommes d’affaires, bons et mauvais, honnêtes et fripons,
En outre de ses légitimes griefs contre les spéculateurs, il avait peut-être gardé rancune aux capitalistes de Paris qui lui avaient refusé des avances après le 18 Brumaire. Et puis les financiers constituant une classe éclairée, très indépendante et très influente, qui n’a pas besoin des faveurs de la Cour, il ne parvint jamais à les séduire et à les dominer.
Si le cœur de Napoléon a été généralement incompris, son état d’âme n’a pas été mieux jugé. Il n’était pas, comme on l’a cru, profondément incrédule, ni sceptique de parti pris.
Il nous a dit souvent : « Il y a un sentiment inné dans le cœur de l’homme qui le porte à croire. Il est impossible qu’il ne se dise pas sans cesse : D’où suis-je venu ? Où vais-je ? » Et il ajoutait avec un accent ému : « Personne ne peut dire : je ne serai pas dévot. »
Séparé tout jeune de sa famille et complètement dépaysé, il avait naturellement subi l’influence des milieux et des événements.
La philosophie du xviiie siècle avait séduit son esprit d’autant plus facilement que sa raison orgueilleuse se raidissait contre les mystères. D’ailleurs, comme presque tous les hommes de son temps, il avait rompu, dès sa jeunesse, avec la pratique de la religion. Pourtant, il avait gardé l’empreinte de sa première éducation et de la foi de son enfance. Il était resté chrétien et catholique au fond du cœur[5].
Il s’est beaucoup occupé de religion à Longwood. Il a lu l’Ancien Testament, tous les Évangiles, les Actes des Apôtres, Bossuet, Massillon, etc. Il professait une grande admiration pour saint Paul.
On a prétendu qu’il avait un faible pour la religion de Mahomet.
Il est vrai que sa répugnance à croire ce qu’il ne pouvait comprendre, unie à sa foi profonde en l’existence de Dieu, concordait avec le système des mahométans : « Ce qui me plaisait dans cette doctrine, nous disait-il, c’est qu’il n’y a pas de dogmes. Dieu est grand, Mahomet est son prophète, en est le résumé. » De là à avoir la foi musulmane, il y a loin.
D’ailleurs, il aimait les mœurs arabes et leur usage d’enfermer les femmes lui souriait assez, son humeur despotique voyant de mauvais œil l’influence qu’elles exercent dans la société.
Ce sentiment naquit de la crainte qu’il avait conçue d’être dominé par les femmes.
Il était, nous a-t-il dit souvent, très porté à aimer : Il ne voulait pas se laisser maîtriser. Il voyait dans la femme un ennemi fortement armé contre lui et d’autant plus redoutable qu’il paraît plus faible.
Il avait été frappé de l’empire que la passion de l’amour peut prendre sur les hommes du caractère le plus fort.
« J’ai vu, disait-il, Berthier pleurer comme un enfant, dans sa tente, en Égypte, devant le portrait de Mme X…, et n’être plus alors qu’une poule mouillée, bon à renvoyer en France. Murât est arrivé vingt-quatre heures trop tard où je l’attendais pour s’être oublié, à Venise, dans les jardins d’Armide. »
L’Empereur ajoutait que, depuis, son opinion s’était modifiée ; qu’il avait été très frappé de la haine et de l’acharnement de quelques femmes contre lui, en 1814 et 1815.
Il convenait qu’il avait eu grand tort de s’en faire des ennemies, qu’il aurait dû causer plus souvent avec elles de choses sérieuses.
À son retour de l’île d’Elbe, il en vit de près quelques-unes, entre autres Mmes de Bassano, de Rovigo, Regnaud, et eut occasion de traiter avec elles des sujets importants : « J’ai été étonné, me disait-il, de leur intelligence et de l’énergie de leurs sentiments pour ma cause. »
Pendant longtemps, il n’avait voulu voir dans les femmes que des poupées dociles ; mais il avait fini par reconnaître qu’elles sont bien ce qu’elles doivent être, les dignes compagnes de l’homme. Les grands intérêts de la politique les touchent de trop près pour qu’elles y soient indifférentes.
Quand l’Empereur était sur le chapitre de son ami Mahomet, je lui disais qu’il avait manqué sa vocation ; qu’il aurait dû naître sur un trône d’Orient ; que tout y eût été dans son génie et que, si je croyais à la métempsycose, je ne douterais pas que son esprit n’eût animé jadis le corps de Gengis-Khan ou celui de Mahomet ; que sa volonté eût été la seule loi de l’Etat et que c’était bien là ce qu’il lui fallait. Loin de se fâcher, il riait de son bon rire.
J’ai déjà dit quelle était l’aménité de l’Empereur à notre égard. Tous les témoins de sa vie à Sainte-Hélène lui rendront cette justice. Ce fut grâce à ses qualités aimables que nous pûmes tous supporter avec sérénité les tristesses de notre situation, les gênes de la vie commune et garder même une douce gaîté à Longwood pendant ces journées si longues et si monotones. C’est à lui, je le répète, que nous fûmes redevables de cette disposition constante dans ce lieu d’exil. Je ne fais ici que rendre à César ce qui appartient à César.
Et comment se plaindre ? Quel exemple des vicissitudes humaines nous avions sous les yeux ! Celui que la France ne pouvait contenir ; ce génie actif qui, tourmenté du besoin de créer, enfantait des projets dont les effets étonnaient le monde et ébranlaient la vieille Europe jusque dans ses fondements, était maintenant prisonnier dans un espace de quelques milles, dans une île de 6 lieues de tour, dont les neuf dixièmes lui étaient interdits !
Je m’arrête. Qu’importe la hauteur de la chute, puisque la force d’âme de Napoléon le mettait au-dessus du malheur, des persécutions, de l’insulte, plus cruelle encore ? Napoléon à Sainte-Hélène, luttant avec résignation et constance contre des maux que des vengeances, longtemps retenues, avaient enfin amassés sur sa tête, Napoléon, sur le triste roc, est plus grand, à mes yeux, que le conquérant assis sur l’antique trône de France, ôtant et distribuant des couronnes.
Peut-être, s’il eût pu dire : J’ai fait des rois et je n’ai pas voulu l’être, serait-il encore le chef des Français.
Quand on connaît le caractère de l’Empereur, son activité, son besoin d’agir, et qu’on le considère enfermé, au moral comme au physique, dans d’aussi étroites limites, il serait permis de croire que ce feu sans aliments devait le consumer, au moins le rendre difficile dans sa vie d’intérieur. Cependant, il n’est aucun de nous et de ceux qui l’ont approché habituellement, tel que le docteur O’Meara qui a été à même d’en juger, puisque, chaque jour, il passait des heures entières avec lui, qui ne puisse témoigner de sa constante liberté d’esprit, de l’intérêt qu’il prenait à tout, et je puis dire même, avec vérité, de la fraîcheur, de la naïveté de ses impressions.
Il ne faisait point parade de force d’âme, il ne jouait aucun rôle. C’est parce qu’il était toujours naturel, toujours vrai, que la vie commune était si facile avec lui.
Je ne l’ai jamais vu s’attrister à la pensée de sa chute. C’étaient plutôt les tracasseries du moment, dont on le tourmentait si inutilement, qui lui causaient des mouvements d’humeur.
S’il se trouvait mal disposé, il cherchait la plus simple, distraction et il était facile de l’égayer et de l’intéresser. Un rien l’amusait ; une lecture au sujet d’une conversation que l’on amenait, un mot dit à propos pouvait suffire.
- ↑ 18 juin 1816.
- ↑ Baron Rolland de Villarceau, dont la mère était née Vassal, cousin germain de la comtesse de Montholon. — Du C.
- ↑ Lebrun, duc de Plaisance (1739-1824), fut successivement député aux États-généraux, prisonnier sous la Terreur, membre du Conseil-des Cinq-Gents, deuxième consul après le 18 Brumaire, architrésorier de l’Empire, administrateur général de la Hollande, pair de France sous Louis xviii et, quelque temps, grand maître de l’Université. Il était très lettré et bon écrivain. — Du C.
- ↑ Lebeau, humaniste et historien (1701-1778), a écrit l’Histoire du Bas-Empire depuis Constantin, en vingt-deux volumes. — Du C.
- ↑ On lit dans les Mémoires du prince de Metternicht. t. Ier, p. 280 : « Napoléon n’était pas irréligieux dans le sens ordinaire de ce terme. Il n’admettait pas qu’il eût jamais existé un athée de bonne foi ; il condamnait le déisme comme le fruit d’une spéculation téméraire. Chrétien et catholique, ce n’est qu’à la religion positive qu’il reconnaissait le droit de gouverner les sociétés humaines. Il regardait le christianisme comme la base de toute civilisation véritable, le catholicisme comme le culte le plus favorable au maintien de l’ordre et de la tranquillité du monde moral, le protestantisme comme une source de troubles et de déchirements. »