Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Algérie

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SOUVENIRS


DE CAMPAGNE




ALGÉRIE


Dans cet ouvrage je m’efforcerai, en rassemblant mes souvenirs, de parcourir le même chemin que j’ai pu suivre pendant quinze ans de mon service militaire. Je n’ai pas toujours trouvé des roses sur ce long itinéraire qui commence dans le Sud-Oranais et, passant par le Dahomey, Madagascar, le Tonkin, la Chine, Quang-Tchéou-Wan, le Siam, vient se terminer en Cochinchine. Ce chemin assez tortueux fut plutôt semé d’épines, autrement dit de dangers et de souffrances qui sont complètement inconnus dans les pays civilisés.

Pendant la plus grande partie de ma vie militaire, passée en campagne, j’ai eu affaire à des hommes qui, à défaut de civilisation, sont des maîtres en fait de ruse, qualité que nous autres Européens, malgré la science et le progrès, ne possédons pas. C’est le seul hommage que je puisse leur rendre ; pour le reste, je les ai toujours plutôt plaints que blâmés.

Tout ne m’a pas souri dans cette existence. Trop souvent, hélas ! mon déjeuner fut le soleil et mon dîner la poussière. Homme impressionnable que j’étais avant (je me rappelle avoir pleuré à bord du Thibet en entendant chanter les matelots sur un ton plaintif au crépuscule d'été), j'ai subi des transformations. Je suis devenu presque insensible, hélas ! aux cris de douleur des blessés et des malades. C'est la conséquence de ce que mes yeux ont trop souvent vu, mes oreilles trop souvent entendu. Plusieurs fois j'ai senti mes forces physiques m'abandonner sans jamais me laisser aller au découragement.

J'ai vu au cours de mes différentes campagnes mourir plusieurs milliers d'hommes. Oui, au début, il me semblait être entouré d'une universelle tristesse qui m'enserrait le cœur. J'ai eu à lutter contre ma sensibilité, contre mes nerfs. C'est ainsi que j'ai constaté qu'on n'est jamais soi-même. Je me suis enfin habitué à voir et à entendre toutes les douleurs, même celles de mes frères d'armes qui ayant vécu de la même vie que moi disaient adieu à l'existence. Je ne puis dire que je suis resté froid. J'ai souffert... mais le lendemain j'ai pensé à autre chose, et c'est ainsi que je suis arrivé à terminer la laborieuse carrière que j'avais choisie librement.

Chers lecteurs, laissez-moi vous conduire tout d'abord dans le Sud-Oranais, où se trouvent les deux régiments de la Légion étrangère. Ces régiments ne sont pas complètement inconnus en France. On sait que la Légion étrangère réside en Algérie, qu'elle envoie ses soldats dans les colonies pour y combattre, et que ses deux régiments sont recrutés parmi les hommes les plus déclassés du monde entier. Voilà l'opinion en France sur ces légionnaires qui ont rendu et qui rendent toujours des services inappréciables. Eh bien, si vous voulez me suivre, je vous introduirai au milieu de leurs régiments, à la caserne, dans les chambrées. Vous y vivrez de leur vie comme j'y ai vécu moi-même. Vous les verrez dans leur intimité. C'est l'unique moyen de porter sur les légionnaires un jugement qui ait pour base la vérité. J'espère que vous aurez ainsi une opinion plus favorable de ces hommes qui, à peu d'exceptions près, sont pleins de dévouement et de gratitude pour leurs chefs, et ceux-ci, vous le savez, sont des officiers français, choisis généralement parmi les meilleurs de l'armée.

Quand j'ai débarqué à Saïda, par le train de cinq heures du soir, pour être incorporé au deuxième régiment étranger comme engagé volontaire, je fus conduit en détachement à la caserne, musique en tête. Ce détachement se composait d'une quarantaine d'hommes venus de différents pays. Il y avait des Alsaciens, des Allemands, des Belges, des Italiens, un Américain, et... un Turc. Ce Turc parlait assez bien le français et, à ce titre, il prétendait être jusqu'à Saïda chef de détachement. En route on le laissa faire ; mais à la gare de Saïda où on nous forma par deux pour nous conduire à la caserne, le Turc se démenait, parlait aux gradés sur un ton arrogant, etc. D'un coup de poing, l'Américain, qui était un véritable hercule, mais flegmatique et doux, le calma et le remit dans le rang. Pendant la marche, tout alla bien. La musique jouait des morceaux qui m'étaient inconnus. Je m'abandonnais à mes pensées que la mélodie excitait, mais que je ne pouvais préciser. Il me manquait un confident. Eh bien ! ne riez pas, j'ai souffert. Oui, c'est une souffrance que d'avoir des pensées à soi, des idées qu'on voudrait, sans le pouvoir, communiquer à d'autres.

Cependant la nature me tira de mes rêves. Je levais les yeux et je voyais un ciel rouge, rose, gris et doré dont les couleurs se combinaient avec une extraordinaire harmonie, un ciel algérien. Je ne pouvais m'empêcher de dire à un camarade qui marchait à côté de moi : « Regarde ce ciel, ne dirait-on pas qu'il nous souhaite la bienvenue ? » Et je restais en extase.

Nous arrivâmes enfin à la caserne et nous fîmes halte dans la cour, un vaste carré entouré de maisons blanches, d'un aspect très agréable. Le clairon sonna aux sous-officiers de semaine pour nous conduire dans nos compagnies respectives. On nous indiqua nos lits, faits de grands draps blancs que des camarades avaient eu soin de préparer ; puis on nous conduisit à la cantine où un repas vraiment réconfortant nous attendait. Et, comme je faisais la mine d'un homme étonné, un caporal m'expliqua que le régiment offrait à tous les détachements venus soit de France, soit des colonies, un dîner à la cantine à titre de bienvenue. Tout à coup, au milieu du repas, je fouille dans mes poches et je constate l'absence de mon porte-monnaie qui contenait soixante et quelques francs. Je me lève précipitamment pour courir à la chambre, croyant l'y avoir oublié. Le caporal, devant ce geste, m'en demande le motif. Je le lui dis. D'une voix de tonnerre, il s'écrie en se plaçant devant la porte : — Personne ne sortira d'ici sans être fouillé par moi. — Tout le monde s'approche du caporal et se prête à l'opération. Mais mon porte-monnaie n'est pas retrouvé. Alors le caporal, qui me voyait pleurer, passa son bras sous le mien et tâcha de me consoler en me parlant sur un ton paternel. Il me ramena jusqu'à la porte de la chambrée. Arrivé devant mon lit, je m'y précipite et je retrouve sous le traversin ma bourse intacte. Je l'ouvre, pas un sou n'y manquait.

Neuf heures venaient de sonner. Plusieurs hommes étaient déjà couchés. L'adjudant entre pour l'appel du soir et s'adresse au caporal de chambrée : — Vous laisserez les jeunes soldats arrivés aujourd'hui se reposer toute la journée demain. — Je me couche à mon tour et la conversation suivante s'engage avec mon camarade de lit : — Dis-donc, quel est ton nom ? — Appelle-moi Léon, si tu veux, c'est mon prénom. — Eh bien, Léon, permets-moi de te dire que tu es un peu négligent. Tu déposes un porte-monnaie sur ton lit, exposé aux regards de tout le monde. Il est vrai que depuis six mois que je suis dans cette chambrée, je n'ai jamais vu de vol, mais enfin, cache ton argent. Voyant ce porte-monnaie sur ton lit, je l'ai ouvert et j'ai compté l'argent par curiosité, il faut m'excuser. Il contenait 63 francs et je l'ai glissé sous ton traversin.

Puis il se mit à me donner quelques leçons de savoir-vivre, nécessaires dans un monde aussi cosmopolite. Je l'écoutai comme un jeune élève écoute un vieux maître, et là-dessus je m'endormis.

Le lendemain matin au réveil tous les lits étaient faits en un clin d'œil et la chambre mise en état de propreté. Les anciens légionnaires allaient à leurs travaux, les uns casser des cailloux sur la route, les autres maçonner ou jardiner, tous habillés en bourgeron de toile et en pantalon de treillis d'une propreté irréprochable. A dix heures la soupe sonnait ; on mangeait dans les chambrées, chacun dans sa gamelle. J'ai trouvé cette soupe excellente, bien cuite à point et servie avec une propreté extrême.

Les hommes mangeaient comme je l'ai dit, chacun dans sa gamelle, mais par groupes sympathiques, ce qui leur permettait d'acheter à deux ou à trois un litre de vin et de la salade. Mon camarade de lit m'engagea à en faire autant avec lui. Nous avions entamé une conversation pendant le déjeuner ; il avait une figure qui m'inspirait confiance ; d'ailleurs l'histoire du porte-monnaie était à son honneur. — Comment t'appelles-tu ? lui demandai-je. — Marco, me répondit-il. Mais on m'appelle ici Crista. — Pourquoi ? — Mes camarades prétendent que je prononce souvent les mots « Crista, Madona ». Que veux-tu, je suis d'Italie. C'est un mot qui revient chez nous à chaque instant, je ne peux pas m'en déshabituer. — Et, en effet, il le répétait cinquante fois par jour, si bien que j'ai fini moi-même par l'appeler Crista. C'était un homme d'une grande intelligence, et j'éprouvais toujours du plaisir à l'entendre parler. Il me disait qu'il était ancien officier italien, qu'il avait quitté l'armée italienne pour des injustices qu'il avait subies dans l'avancement. — Tu trouveras ici des hommes, me disait-il, qu'on taxe en France de mercenaires et de bien d'autres noms encore. Certains de ces hommes sont coupables d'un écart de conduite ; le passé de certains autres est enveloppé de mystère ; mais tous ici, à peu d'exceptions près, sont dévoués à leurs chefs. Du reste, tu ne tarderas pas à t'en rendre compte. Naturellement, continua-t-il, il ne faut pas leur parler patriotisme, ils ne comprendraient pas. Mais je t'assure que le Drapeau de la Légion, qui est celui de la France, est en bonnes mains, et celui qui essaierait de le souiller serait mis en morceaux. Tu trouveras ici des chefs sévères, mais d'une sévérité pleine de bienveillance qui force le respect des hommes ; et de là vient le grand dévouement de ceux-ci pour leurs officiers. Le livre d'or qui est déposé à la salle d'honneur en dit long sur les innombrables actes de courage et de dévouement des légionnaires aux colonies. Pour moi, continua Crista, qui ai fait la campagne du Tonkin sous les ordres du général de Négrier, j'ai vu les camarades à l'œuvre, je les ai vus défendre leurs chefs au moment du danger, au risque de se faire hacher en morceaux. Pour ces hommes, que des gens de parti pris appellent si dédaigneusement mercenaires et déclassés, c'était cependant admirable. D'ailleurs, le général de Négrier n'a jamais cessé de faire l'éloge des légionnaires ; il les a souvent appelés « ses chers enfants », et maintenant encore quand un légionnaire passe à Besançon où le général de Négrier est en garnison et y rencontre son ancien chef, celui-ci lui serre la main et lui donne une pièce de cinq ou de dix francs, ce qui prouve l'excellent souvenir qu'il a gardé de ces... mercenaires. Quant à moi, dit-il, je suis fier de servir dans ce régiment de braves.

Je lui demandai ensuite quelques renseignements sur les hommes de notre chambrée. — Vois-tu celui qui est assis à côté du caporal, me dit Crista, et celui qui est à gauche de ton lit ? Ces deux hommes sont brouillés à mort. Ils sont de la même force aux armes ; deux fois, déjà, ils ont vidé leur querelle sur le terrain, le fleuret à la main ; mais ils restent toujours comme chien et chat ; ce sont deux beaux-frères, des Alsaciens. Leur haine mutuelle doit dater de longtemps ; c'est une affaire de famille. Ils en viennent souvent aux mains, mais dès que le caporal intervient, ils rentrent dans l'ordre.

Ensuite je prêtai l'oreille aux colloques que les groupes d'hommes engageaient, chacun dans sa langue maternelle, et j'en saisis aisément quelques phrases. — Vois-tu, me dit Crista, qui me suivait des yeux et qui parlait plusieurs langues, les conversations de ces hommes ont principalement trait à leurs chefs. Pas un n'en dit du mal, tous leur sont reconnaissants du souci constant qu'ils apportent à les nourrir, des égards qu'ils ont pour eux en toute circonstance.

J'écoute surtout le groupe des Allemands, dont un, me dit Crista, vient de terminer une punition de prison. La conversation roule sur cette punition. Son camarade lui dit qu'il l’a bien méritée, ajoutant qu'en Allemagne, il aurait été traduit devant un conseil de discipline.

Après le déjeuner j'invite Crista à venir à la cantine pour prendre quelque chose. — Un quart de marc, commande-t-il, sans me consulter. — Je ne puis vous donner à chacun que six centilitres, c'est l'ordre du colonel, répondit la cantinière. Lisez l'affiche sur les murs !

En effet, l'affiche le disait. Elle disait également, et en vertu du même ordre, qu'un verre d'absinthe serait vendu 0 fr. 40 et un verre de Pernod 0 fr. 15 seulement. Mon étonnement est sans bornes lorsque je vois auprès du comptoir un commandant choquer son verre contre celui d'un légionnaire et lui parler sur un ton amical. — C'est le commandant Henri, me dit Crista. — Et, remarquant ma surprise, il ajoute : — Le fait n'est pas rare à la Légion, où les chefs vivent côte à côte avec leurs hommes pendant de longues années, exposés aux mêmes dangers, aux mêmes misères, vivant de leur vie et les voyant héroïquement se dévouer pour eux. Pour un vrai légionnaire, vois-tu, son chef, c'est son Dieu. Ne dis pas à un curé du mal de Dieu ni à un légionnaire du mal de son chef, Et maintenant, suis-moi, je veux te montrer notre salle d'honneur.

Il m'introduit alors dans une vaste pièce, située au rez-de-chaussée, dans laquelle se trouvent des statues vraiment artistiques. J'admire l'une d'elles représentant un Annamite de grandeur naturelle ; j'admire également le plafond, qui est magnifiquement décoré et quelques jolies statuettes en pierre finement ciselée. — Tout ce que tu vois ici, me dit Crista, est l'œuvre exclusive des légionnaires, car dans la Légion tu trouveras de grands artistes, des poètes, des fils de généraux, des diplomates, des érudits, et toutes sortes de gens. On y a même vu un évêque espagnol ; et tout ce monde-là, en quittant la Légion, en emporte généralement le meilleur souvenir.

Dans un certain pays qui fournit un grand nombre d'hommes à la Légion, on a essayé d'induire l'opinion en complète erreur sur notre compte. On a eu recours à des publications. L'auteur, qui était un ancien officier de ce pays étranger et qui a servi chez nous, semblait avoir été envoyé en Algérie avec la mission d'écrire ce livre, afin d'empêcher les enrôlements de ses compatriotes dans la Légion étrangère. A cet effet, il a imaginé des scènes de barbarie qu'il n'a jamais vues ; mais il faut croire que son pétard a fait long feu, car les hommes de son pays affluent maintenant et plus que jamais dans nos rangs.

Je regarde ensuite les photographies suspendues au mur. Tous les colonels ayant commandé le régiment depuis sa création y figurent : les maréchaux Bugeaud, Mac-Mahon, Canrobert ; le général de Négrier, etc. La journée se passe ensuite en visites à la caserne, au jardin du régiment, à la cuisine qui est d'une blancheur et d'une propreté exemplaires. A cinq heures du soir, une sonnerie de clairon nous rappelle que le dîner ne demande qu'à être mangé. Nous regagnons notre chambrée où la gamelle m'attend à côté de mon lit. Elle contient un ragoût de mouton d'une odeur appétissante, et une salade sur le couvercle. J'exprime à mon ami du premier jour ma satisfaction de trouver ma gamelle à côté de mon lit. Il me répond que le caporal de chambrée a toujours soin de la nourriture des hommes absents, qu'il connaît toutes les gamelles, qu'il donne à chacun sa part et qu'il existe d'ailleurs entre tous une parfaite harmonie, malgré la différence de nationalité et de langage. — Sois un soldat discipliné, fais ton service avec assiduité et tu seras bien vu de tout le monde, me dit-il. Puis, nous nous entretenons de choses et d'autres. Je lui parle de l'Italie et de sa famille. J'aurais voulu connaître un chapitre de sa vie. Mais il me répond : — Nous en recauserons. — Là-dessus, à huit heures du soir, le sommeil me prend.

Je dormais depuis je ne sais combien de temps quand je me sens réveillé par un violent coup de poing en pleine figure. Je pousse un cri, je cherche à distinguer autour de moi, mais la chambrée est plongée dans l'obscurité. Mon ami Crista, le premier, est debout. Il allume la lampe et je vois un homme devant mon lit s'administrant des coups de poing sur la tête, pareils à des coups de marteau sur l'enclume. En même temps, il s'écriait : — Brute que je suis, animal ! — Je le somme de s'expliquer. — Mon pauvre ami, ce n'est pas toi que je voulais frapper, mais ma canaille de beau-frère qui couche à côté de toi. — Il saisissait en même temps mes mains, les baisait, les inondait de larmes, en disant : — Pardonne-moi, je t'en prie. — Evidemment, j'avais devant moi un homme excité par la boisson. Tous les camarades de la chambrée furent bientôt réveillés. Le caporal, assis sur son lit, un bras allongé dans la direction du... tapageur, lui parlait sur un ton amical mais énergique, en l'appelant par son prénom. — Jules, lui dit-il, tu as encore fait des tiennes. Veux-tu que je te conduise à l'hôtel du Pieu en bois (salle de police) ? Non, n'est-ce pas ? Alors, fais le plongeon sous tes couvertures, et que je n'aperçoive plus la pointe de ta tête chauve. — Pendant cette semonce du caporal, Crista prit l'ivrogne à bras le corps, l'emporta sur son lit et voulut lui infliger une légère correction. — Non, lui dis-je, ne le touche pas. Il n'a pas eu conscience de son action. — Puis on éteignit la lampe, et tout retomba dans le calme, excepté moi, que cette fâcheuse distribution de taloches empêcha de dormir.

Le lendemain, ma vie de légionnaire devait commencer. Crista m'initia dans l'art de faire un lit, et ce n'est pas peu de chose à la Légion où les hommes luttent entre eux pour la propreté et la coquetterie. Après m'avoir fait armer, équiper et matriculer, il me donna une leçon de paquetage. Le paquetage ! C'est ce qui donne de la physionomie à la chambrée et, à ce propos, je vais vous présenter la nôtre. Du matin au soir, elle est d'une propreté irréprochable. Tous les paquetages sont carrés. Un effet ne dépasse pas l'autre, même d'un millimètre. L'équipement est suspendu au crochet ad hoc, d'une façon uniforme. Les cuirs brillent comme des miroirs. Rien ne traîne. Les fenêtres, le parquet sont frottés à l'huile de bras ; les lits, carrés comme les paquetages, sont tous sur la même ligne ; les murs, le plafond sont très blancs ; le tout, arrangé avec beaucoup de goût, présentait un aspect très agréable pour un nouveau venu comme moi.

L'après-midi, nous commençons des exercices d'assouplissement sous la surveillance d'un officier qui parle plusieurs langues. — L'assouplissement, mes amis, nous dit le lieutenant comme exorde, est pour les Anglais et les Hollandais une nécessité, une occupation importante de la vie. Appliquez-vous bien à cet exercice qui vous sera souvent utile.

A trois heures et demie, on nous fait rompre pour nous permettre de nous habiller et d'aller en ville où la musique de notre régiment doit jouer de quatre à cinq. Chaque jour de concert cette faveur est accordée à tous les légionnaires restant à Saïda. Je monte à la chambrée pour me nettoyer et changer de tenue. — Mon pauvre ami, me dit Crista, quand il me voit prêt pour ma première sortie, tu es fagoté comme un polichinelle. — Alors, tournant autour de moi, me tirant, me serrant et me redressant : — Là, mon petit Larbi, me dit-il, maintenant tu es sortable. — Et nous voilà partis tous deux, non pas dans la direction de la musique, mais hors de la ville, chez un Arabe qui parle très bien le français et l'espagnol. — Cet Arabe, me dit mon ami, a fait des séjours assez longs en France, en Italie et en Espagne. Il possède une certaine instruction qu'il a acquise en Europe. On peut donc s'entretenir sérieusement avec lui et j'y vois un moyen de te faire connaître les mœurs et les coutumes arabes. Sa fréquentation te permettra d'être présenté dans d'autres maisons arabes où un roumi (chrétien) n'est pas toujours admis.

Plein de curiosité et impatient d'être renseigné par un indigène qui semble instruit, j'invite Crista à faire parler notre Arabe. Il entame aussitôt une conversation avec lui et la met au point voulu. J'ai retenu ceci de cet entretien qui, je l'avoue, m'a un peu étonné. — Nous sommes une race, dit l'Arabe en parlant de ses congénères, influencée par des siècles et des siècles de religion. Et d'ordinaire, c'est surtout dans le danger, dans la douleur, dans la joie profonde que cette tendance religieuse et mystique se manifeste. L'Arabe devient aussi vite triste que gai ; mais il est plus facilement ennemi qu'ami, plus facilement méfiant qu'accueillant. Mes coreligionnaires, continua-t-il, sont d'une jalousie presque féroce à l'égard de leurs femmes ; non pas par amour, mais parce que c'est leur chose exclusive, vivante et parlante. Au fond, ils aiment mieux leur cheval que leur femme. — Là-dessus l'Arabe se tut brusquement. J'en fus désappointé. Se méfiait-il, ou croyait-il avoir trop parlé ? Mystère. Enfin, voyant son mutisme se prolonger, je dis à Crista : — Tâchons de l’emmener et allons visiter un café arabe.

Nous voilà partis tous les trois. Nous nous arrêtons devant une petite maison blanche n’ayant aucune apparence de café. Nous entrons et aussitôt un spectacle nouveau s’offre à mes yeux. Une trentaine d’Arabes sont assis par terre, avec leurs burnous à capuchons, d’une couleur qui fut jadis blanche, mais offrant aujourd’hui toutes les nuances du sale ; les têtes sont entourées de turbans, plus crasseux les uns que les autres ; chaque consommateur tient une tasse de café dans une main, une cigarette ou une chibouque dans l’autre. Au milieu, un vieillard à barbe blanche, avec burnous et turban de la même couleur, était assis les jambes croisées et repliées. Il parlait sur un ton onctueux à ce cercle d’auditeurs qui conservaient une attitude assez bruyante et manifestaient leur assentiment par des cris ressemblant à des aboiements de chiens. Personne, excepté le tenancier, ne faisait attention à nous. Nous nous assîmes sur trois chaises boiteuses. — Achera kaoudjis, commanda Crista, et l’Arabe nous prépara trois tasses, en mettant simplement du café moulu dans un récipient qui contenait de l’eau bouillante ; puis, après avoir laissé déposer un instant, il versa à chacun un breuvage que je trouvai excellent. Je dis à Crista d’engager l’Arabe à continuer sa conversation interrompue. Nos tasses furent remplies de nouveau et notre compagnon, après un moment de réflexion, reprit la parole.

— L’Arabe n’est pas barbare, comme je l’ai entendu dire en Europe. —Cependant, répliquai-je, j’ai lu dans des récits de voyages que, dans certaines contrées, les Arabes mettent leurs coreligionnaires à mort sans autre forme de procès. — L’opinion des hommes, me répondit-il, ne reflète pas toujours la vérité ; et les auteurs ont toujours une tendance marquée à exagérer et parfois à dénaturer les choses, afin de rendre leurs récits plus attrayants. L’Arabe se laisse facilement guider et dominer par ses chefs de religion. En cas de danger au combat, il se bat courageusement et ne recule que par ordre de son chef. — Je hasarde une autre question : — Crois-tu, dis-je (le tutoiement est d'usage en parlant aux Arabes), que les Arabes d'Algérie et principalement leurs chefs aiment véritablement la France ? Combattraient-ils un autre peuple pour la cause des Français ? — Il eut un sourire énigmatique. — J'aurais longuement à m'étendre sur ce sujet, répliqua-t-il, mais en ce qui me concerne, je ne le crois pas. Il y a naturellement des exceptions, mais la grande majorité des Arabes se désintéresse complètement du sort de la France qui n'a ni notre religion, ni nos mœurs, ni nos coutumes. Les Arabes considèrent la France comme une nation conquérante et, la sachant plus forte qu'eux, ils sont obligés de tolérer sa souveraineté. Le Français, comme tous les Européens, s'abreuve aux sources de la pensée moderne ; il veut tout changer et s'imagine transformer l'univers à l'avantage de l'humanité. Oui, un grand changement s'est accompli en Europe pendant le dernier demi-siècle, mais au préjudice de tout le monde. Auparavant, dans un même pays, tout le monde vivait en parfaite harmonie ; la vie était supportable, la classe pauvre pouvait encore de temps à autre manger un plat à son goût ; à présent, depuis cette transformation, ce plaisir lui est interdit. J'ai voyagé dans plusieurs pays soi-disant civilisés, continua-t-il ; je me suis appliqué à étudier ces différents peuples dont on m'a tant vanté les progrès ; eh bien, je préfère de beaucoup le peuple arabe.

Ces phrases étaient dites sur un ton qui défiait la critique. Je regardais cet homme qui, drapé dans son burnous et coiffé de son turban, avait l'air de nous donner des leçons. Je ne savais si je devais l'admirer ou le plaindre. Toujours est-il qu'il me remua profondément et qu'il me mit dans l'esprit une perplexité que je n'avais pas connue jusqu'alors.

Tout en nous promettant de revoir notre Arabe, nous sortîmes du café et nous nous engageâmes sur la route conduisant au Lazaret en passant par la ville. — Que penses-tu de l'individu et de son langage ? Demandai-je à Crista. — C'est un langage de raison, me dit-il ; il sent la franchise et la sincérité. Les Arabes de ce calibre sont plutôt rares. Les Français d'Algérie ayant une responsabilité administrative feraient bien de les consulter de temps à autre ; ils verraient quelle confiance il faut placer dans la fidélité de ce peuple.

La ville de Saïda doit avoir de trois à quatre mille habitants. C'est un mélange d'Arabes, d'Espagnols et de Juifs : la majeure partie des Européens est formée d'Espagnols, comme dans toute la province d'Oran. Les Français y sont en très petit nombre, mais il est à remarquer que presque tous les Espagnols parlent le français. Ce sont eux qui détiennent la culture ; les Juifs monopolisent le commerce ; quant aux Arabes, excepté quelques tenanciers de café, ils ont... les douceurs du farniente. La ville est propre. Une grande foire de chevaux, chameaux, ânes et moutons s'y tient assez souvent. Saïda et Sidi-Bel-Abbès sont les deux villes les plus importantes du Sud-Oranais. En sortant de Saïda sur la route de Géryville qui conduit dans le sud, et en dépassant Aïn-el-Hadjar qui se trouve à 13 kilomètre de Saïda, on peut dire adieu à la belle partie de l'Algérie. Tantôt le sable, tantôt les cailloux remplacent la culture. C'est là que commence l'apprentissage de la vie dure et pénible du légionnaire, il fait vite connaissance avec toutes les incommodités : coucher sur la dure, souffrir de la soif, marcher sous le soleil dardant et sur le sable brûlant, chercher du bois pour faire la cuisine et ne trouver que des cailloux, etc...

Dès le lendemain, notre instruction commença sous la direction d'un officier et de gradés expérimentés ; on nous initia au maniement d'armes, au service en campagne, au montage des tentes-abri, au tir. Les résultats obtenus au bout de deux mois furent jugés excellents. A la Légion, d'ailleurs, l'instruction des jeunes soldats ne s'arrête pas aux futilités. On leur apprend tout de suite des choses pratiques et utiles. Le légionnaire est surtout dressé pour la vie du soldat en campagne, et le tir est très encouragé. Pour le reste : hygiène, travaux de propreté, paquetage, ce sont les vieux légionnaires qui instruisent les jeunes. Le service intérieur commandé par les gradés est réduit à sa plus simple expression, si tant est qu'il existe. Car chacun sait ce qu'il a à faire et le bon sens suffit à guider sa conduite dans les événements de la vie de chaque jour. Le gradé n'intervient que rarement, et tous ceux qui ont passé dans une caserne de légionnaires, ou qui ont vu ceux-ci sur les navires ou en campagne, savent leur initiative, leur esprit de débrouillage et leur adresse à se tirer de toutes les situations. A la caserne, les chambres habitées par les hommes sont d'une propreté absolue, le jour comme la nuit, et tous les travaux d'entretien dans les chambrées sont faits spontanément, avec la meilleure volonté du monde. Les hommes vivant dans la plus grande intimité avec leurs caporaux, les considèrent comme de véritables amis. En un mot, je suis convaincu que jamais l'antimilitarisme ou l'indiscipline ne pénétreront dans nos régiments de la Légion ; les hommes sont trop attachés à leurs chefs pour mentir à leurs traditions.

Trois mois après mon incorporation, je fus désigné pour partir dans le sud, au bataillon de Géryville. Je fis alors avec Crista une dernière visite à notre Arabe. Elle était d'ailleurs intéressée ; il s'agissait d'obtenir quelques conseils sur la conduite à suivre vis-à-vis des Arabes du sud.

— Ecoute, mon ami, me dit-il ; je connais Crista depuis longtemps, et tu m'es sympathique comme lui-même. Je te conseille ceci : méfie-toi toujours des habitants du sud. Ne te promène jamais avec un Arabe dans un endroit désert. N'entame jamais avec lui de conversation au sujet de sa religion. N'entre jamais dans un gourbi sans en connaître l'habitant et sans être invité par lui. Ne regarde jamais en face une femme appartenant à un Arabe. Quand, sur une route peu fréquentée, un Arabe te demandera du tabac ou une allumette, ne lui en refuse pas, mais donne vite, tout en le surveillant bien. Ne crois pas toujours ce qu'il te dira ; ne te mêle pas, surtout seul, à ses fêtes religieuses ; n'entre jamais dans une mosquée sans autorisation ; l'autorisation obtenue, quitte tes chaussures avant d'entrer. Tu trouveras à Géryville le célèbre Si-Hamza, renommé par les prouesses que son père a accomplies. Lui-même passe pour un homme très courageux. Il est très riche et vénéré par nous tous, il est simple et fréquente les officiers français.

Muni de ces conseils, je quitte l'Arabe en le remerciant. Mais Crista le prie de nous accompagner jusqu'à la mosquée et il y consent. La mosquée est située sur le marché ; c'est une construction d'une apparence simple, où des plantes foisonnent autour des vieilles murailles ; elle est surmontée d'une tour haute d'une quinzaine de mètres, qu'une sorte de balcon couronne à sa partie supérieure. Un prêtre se tenait sur ce balcon et psalmodiait d'une voix que l'écho renvoyait avec une douceur mélancolique. A la porte d'entrée se tenait un vieillard qui nous reçut avec bienveillance, tout en regardant nos pieds. Nous quittâmes nos chaussures et nous pénétrâmes dans l'intérieur. Là des Arabes étaient assis par terre et murmuraient des prières ; d'autres se prosternaient jusqu'au sol et l'embrassaient ; d'autres encore étaient à genoux, étendaient les bras, les ramenaient ensuite, les paumes des deux mains ouvertes, les doigts écartés tournés vers leur figure. La mosquée était sombre, et ce tableau vivant dans l'obscurité évoquait à mes yeux des spectres en mouvement. Notre visite terminée, je pris définitivement congé de notre Arabe, en le remerciant encore une fois. Le moment était venu de rentrer au quartier pour me préparer au départ qui devait avoir lieu le lendemain matin à cinq heures.

Dès trois heures, tout le détachement pour Géryville était debout. Crista m'aida à faire mon havresac, et il pesait lourd étant donné qu'il fallait emporter tout le grand et le petit équipement. Il roula le couvre-nuque sur mon képi, me donna des conseils sur la façon de me comporter en route, et m'accompagna en portant mon havresac jusqu'au sommet de la montagne surnommée Crève-Cœur. Là il fallut prendre congé. Brusquement je suis passé de la gaieté à la tristesse, car je m'étais habitué à lui comme si notre liaison devait indéfiniment durer. C'était un camarade sûr et expérimenté, un gaillard robuste avec un air d'enfant sage. Il cherchait à dissiper ma tristesse et m'exhortait par des paroles paternelles. — La vie du légionnaire est ainsi faite, conclut-il, disons-nous au revoir. — Et nous nous embrassâmes.

Je me chargeai de mon havresac et continuai ma route en passant par Aïn-el-Hadjar, où se trouve un poste de gendarmerie. C'est un petit coin charmant, habité par quelques Espagnols ; mais, à la sortie du village, nous entrâmes dans une contrée triste : des cailloux, du sable et çà et là, quelques pieds de thym. Les gradés exceptés, le détachement, composé presque entièrement de jeunes soldats, marchait péniblement. Quelques-uns ne pouvaient plus avancer. Les sous-officiers leur attachaient autour du corps la ceinture de laine que tout militaire porte en Algérie, et les tiraient ainsi pendant une partie de la route. En arrivant à l'étape, nous montâmes immédiatement nos tentes-abris et nous nous dispersâmes. Les uns allaient chercher du thym en remplacement de bois pour faire la cuisine, car le bois est inconnu dans ces parages (pour allumer le thym, il faut employer la bouse des chameaux ; on la ramasse tout le long de la route et on la conserve dans les musettes). Les autres allaient chercher de l'eau (qu'on tirait à des puits profonds, en se servant d'une longue corde au bout de laquelle on attachait un mulet). L'eau était jaunâtre et trouble, d'un goût désagréable, ce qui ne nous empêchait pas de nous précipiter pour en boire avidement. La cuisine — qui consista à préparer un plat de riz au lard — fut vite faite, grâce à la bonne volonté et à l'entente de tous. Nous mangeâmes de bon appétit, hommes et gradés réunis ; puis, cédant à la fatigue, on s'endormit après avoir laissé pour garder le camp deux sentinelles qu'on fit relever la nuit à tour de rôle.

Le lendemain, nous continuâmes la route dans les mêmes conditions que la veille. Les sous-officiers portaient les sacs des hommes les plus fatigués ; nous eûmes à marcher 44 kilomètres à travers du sable que nous sentions brûler sous nos semelles et dont nous avions peine à sortir.

Enfin, nous arrivâmes à l'étape sans éclopés, malades ou traînards. Dans le Sud-Oranais, le chef d'un détachement ne peut et ne doit laisser aucun homme en arrière ; car, quoi qu'on dise, les Arabes nous considèrent et nous considéreront toujours comme des ennemis ; le retardataire est en outre exposé aux accidents, aux insolations ; et quoi qu'il advienne, il ne peut attendre aucun secours. Le chef de détachement est donc responsable et il doit employer tous les moyens dont il peut disposer pour conduire tous ses hommes à l'étape.

L'étape suivante ne fut marquée par aucun incident. Peu à peu familiarisés avec les fatigues de la vie du légionnaire, la marche et le sac nous semblaient déjà plus légers. Les sergents entamaient des chansons de route que nous répétions plus ou moins bien. Je regardais une montagne noire que l'on distinguait à une centaine de kilomètres de distance, et qui dominait la vaste plaine aride et dénudée que nous parcourions. Au loin une silhouette mobile se rapprochait de nous peu à peu. C'était un Espagnol venant de Géryville. Il était armé d'un revolver et d'un poignard à la ceinture. Il nous croisa sans rien dire. Ce fut l'unique passant que nous rencontrâmes pendant nos cinq jours de marche. Le lendemain nous arrivâmes à Géryville en parfait état. On nous logea dans des baraquements construits en pierre. Le quartier militaire formait une allée le long de laquelle ces baraquements s'élevaient. Au nord, se trouvait la compagnie montée qui se compose de deux cents hommes et cent mulets ; au sud, l'escadron des spahis avec leurs chevaux magnifiques, leurs burnous rouges et leurs turbans traditionnels. La ville ou plutôt le village de Géryville consiste en deux rangées de maisonnettes, plus misérables les unes que les autres ; à gauche, un marché découvert, vaste mais mal entretenu. Toutefois, à l'entrée du village, un petit hôtel assez coquet, d'un seul étage, à l'enseigne Hôtel du Sahara ; quatre ou cinq autres petites maisons, un peu moins sales que les autres, dans une ruelle ; à gauche, la demeure du célèbre Si-Hamza, construction basse, d'un aspect plutôt maussade ; enfin, un lavoir ; voilà Géryville dans toute sa beauté. On y compte quelques centaines d'habitants, exclusivement Arabes et Espagnols ! Les Français sont représentés par un maire, un hôtelier et deux fournisseurs.

C'est dans cette ville que je connus, pour la première fois, toute l'horreur de l'ennui. On y cuit l'été et on y gèle l'hiver. Aussi les légionnaires l'appelaient-ils Geléville. On y reçoit très souvent la visite du siroco ; cet hôte désagréable, sous forme de vent très violent et d'une chaleur excessive, pénètre dans les habitations après avoir soulevé le sable à une hauteur assez grande, et lui avoir fait exécuter des danses folles. Après quoi, il frappe violemment aux fenêtres, et casse les vitres. Pénétrant par tous les interstices, le sable vient se poser sur les planches à pain, sur celles où se trouvent les effets, sur les armes, sur le lit, dans la jarre à eau, sur le parquet, partout. Et malheur à ceux qui dorment ! Le siroco se charge de les rappeler au respect dû à son nom et à son passage, en les forçant à quitter leur lit prestement. Je ne savais combien de temps je devais rester à Géryville et je m'occupai de chercher un confident dans le genre de Crista. Avant le départ, celui-ci m'avait dit à Saïda : — Tu trouveras toujours un camarade qui deviendra ton ami à la Légion. — Mais je voulais quelqu'un connaissant bien l'Algérie, et je ne tardai pas à le trouver sous le nom de Vendel, un Alsacien. Il aimait à lamper de temps à autre un liquide verdâtre qu'un Espagnol fabriquait lui-même et qu'il débitait sous le nom d'absinthe, mais, au demeurant, Vendel était un charmant garçon et un honnête homme. Il aimait à rendre service et passait pour un excellent soldat. Je cherchai à me l'attacher, et, en peu de temps, nous fûmes une paire d'amis.

Dans la même chambrée que nous deux garnements, G. et S., l'un Bavarois, l'autre Saxon, cherchaient querelle à tout le monde. Ils faisaient leur service avec mauvaise volonté, se regimbaient contre tout ordre, se refusaient à monter la garde, et s'absentaient parfois plusieurs jours. Les goums (gendarmes auxiliaires arabes) étaient obligés de les ramener.

Crista avait raison de dire que la mauvaise graine pousse partout. A la Légion, comme partout, ce sont toujours les mêmes clients qu'on voit en prison. Mais une nuit, G. et S., étant de garde, quittèrent leur poste en emportant leurs armes et munitions. Ils restèrent une dizaine de jours absents et allèrent piller et tuer quelques indigènes dans leurs gourbis. Cette fois, ramenés ligottés par les Arabes, ils passèrent devant le conseil de guerre à Oran, pour pillage et assassinat, et furent condamnés à mort. Conduits après la condamnation à Géryville, ils y furent fusillés par douze légionnaires en présence du général de brigade et de tous les caïds de la contrée. J'assistai pour la première fois à une exécution. Leur attitude en allant à la mort fut très courageuse. Ils chantaient des chansons anarchistes et jetaient de la menue monnaie aux soldats chargés de l'exécution en criant : « Buvez à notre mort. » Ils refusèrent de se faire bander les yeux.

Ma première visite avec Vendel fut pour l'escadron de spahis. Je cherchai à causer avec un vieux cavalier indigène qui comptait déjà treize ans de service et à connaître ainsi le sentiment de ces hommes envers leurs chefs et envers la France. Ce fut assez difficile au début. Il ne parlait guère. Mais après l'avoir invité à prendre un caoudji chez un Arabe, sa langue se délia. J'en profitai et lui adressai quelques questions. Il me dit qu'il était content de son sort, que les spahis aiment beaucoup leurs chefs ; que, d'après lui, il n'existe pas de meilleurs soldats au monde ; il ajouta qu'il connaissait à fond les habitants du Sud-Oranais, tous sages et doux comme des moutons, et aimant les Français par-dessus tout (à ce mot, Vendel esquissa un sourire significatif) ; enfin que le Sud-Oranais, son pays de naissance, était le plus beau qu'on puisse rêver (là-dessus, je souris à mon tour à Vendel). Je quittai mon spahi sans être bien convaincu, me rappelant l'Arabe de Saïda dont la parole m'avait semblé plus franche, plus sincère.

Vendel me conduisit ensuite chez un Espagnol qui habitait Géryville depuis deux ans, et que lui, Vendel, considérait comme très intelligent. Cet Espagnol, me dit mon camarade, était venu à Saïda après nombre de déboires dans son pays et en France. Il cultivait à Géryville un morceau de terre qui, après lui avoir donné beaucoup de mal au début, arrivait maintenant à le nourrir. Il avait une fille d'une vingtaine d'années, Espagnole pur sang, d'une véritable beauté, qui parlait très bien le français.

Après les salutations, je fis un gracieux compliment à la demoiselle, sans réussir à rompre la glace. La señora fit une petite moue semblant dire : je vous fais grâce ; quant au père, il me toisa d'un air étrange. Mais Vendel, qui semblait au mieux avec lui, lui dit quelques mots à l'oreille. Alors, sur un signe, la jeune fille m'avança une chaise, et nous offrit un verre de marc. Le père devint communicatif. — Si j'étais de vingt ans plus jeune, dit-il, et si je n'avais pas d'enfant, ie m'engagerais à la Légion. »

Ensuite il commença une tirade sur la société d'Europe qu'il maudissait, où le travailleur peine en pure perte pour relever sa condition. Il en avait assez d'une existence de serf, dérisoirement salarié, incapable de faire souche, de vivre de la vie humaine. Et c'est ainsi qu'il avait émigré avec sa fille dans le Sud-Oranais. — J'étais sans le sou, dit-il, mais pas sans courage, et maintenant nous vivons d'une vie tranquille et modeste, loin du bruit, du tracas et du servage. Je ne vois plus de ces figures hypocrites, de ces gens qui sourient et vous serrent les mains, et qui vous souhaitent tout le mal possible. — Cependant, lui fis-je remarquer, votre fille ne restera pas toujours auprès de vous ; vous n'ignorez pas qu'elle est très belle ! Quelqu'un la remarquera un jour et vous l'enlèvera. — Ma fille, répondit-il, déteste la société autant que moi. — Cependant, trois ans plus tard, étant retourné à Géryville, je la trouvai mariée à un Espagnol. Mais elle avait beaucoup perdu ; sa démarche était moins gracieuse et son visage de madone s'était épaissi.

Mon séjour à Géryville était assez monotone. Pendant la semaine, nous faisions des exercices de service en campagne le matin ; l'après-midi, tout le monde travaillait à la démolition des vieux baraquements qu'on devait remplacer par des constructions neuves. Le soir, je m'ennuyais mortellement. Le dimanche, j'allais avec Vendel dans les montagnes tirer des vautours, pour la destruction desquels le bureau arabe donnait de petites primes. D'autres camarades allaient chasser les chacals et obtenaient les mêmes avantages. Je note à ce propos un incident qui montrera ce que valent les Arabes du Sud-Oranais.

Un camarade, nommé Hainaff, allait toujours seul à la chasse. Un jour, il rencontre dans la montagne un Arabe qui lui demande une cigarette. Hainaff la lui refuse ; alors, rapide comme l'éclair, l'Arabe sort un couteau, lui coupe net le pouce gauche et se sauve. Hainaff ne fit pas usage de son fusil. Ce fut un tort, à mon avis ; à sa place je n'aurais pas hésité. Sur dix Arabes qu'un soldat rencontre sur une route dans le Sud, six lui demandent soit une allumette, soit du papier à cigarette, soit une cigarette. S'il refuse, ils l'insultent : Kelb, roumi (chien, chrétien), lui crient-ils... et j'en passe d'autres.

Je note également ici, à titre de souvenir, les silos de Géryville. Ce sont des trous creusés dans la terre à une profondeur d'environ 8 mètres, et de 2 mètres de diamètre ; ils sont recouverts à la surface d'un couvercle en bois. Ces silos servent de prison pour les Arabes. Pendant le jour, le couvercle est ouvert, sauf en temps de pluie. On descend au fond par une échelle. La condamnation au silo est prononcée par le bureau arabe pour certains délits de droit commun. La nourriture est apportée aux patients par leurs familles. Cette punition peut sembler très dure. Qu'on se rassure pourtant. Les prisonniers jouent aux cartes toute la journée, fument, et assez souvent réclament eux-mêmes la fermeture du couvercle. Ont-ils un besoin quelconque, ils appellent un homme de garde qui descend l'échelle, les fait monter, les accompagne où ils veulent et les réintègre.

Le caïd (chef de village) mène les choses plus rondement en matière de punition. Quand il a reconnu un Arabe coupable d'un délit qu'il croit inutile de transmettre au bureau arabe, ou s'il juge sa sanction personnelle plus efficace, il fait administrer au délinquant un certain nombre de coups de bâton bien appliqués. L'Arabe, paraît-il, préfère le silo aux coups de bâton, car tel qui est condamné par exemple à vingt-cinq coups, est certain d'avance d'en recevoir une dizaine de plus. Le professionnel chargé d'appliquer la peine commence toujours à se faire la main par quelques coups vigoureux, et il en fait autant pour finir.

Quelque temps après, j'étais désigné pour aller en détachement dans la direction d'Aflou. Nous devions creuser plusieurs puits dans une contrée inhabitée, en prévision d'une colonne qu'on songeait à envoyer dans ces parages. Notre détachement se composait d'une trentaine de légionnaires, d'une trentaine de soldats du bataillon d'Afrique et d'autant de zouaves. Nous montâmes nos tentes-abris dans un immense champ d'alfa, et après avoir réquisitionné des chameaux pour le convoi de ravitaillement qui devait nous apporter des vivres tous les cinq jours, nous commençâmes aussitôt, à la sueur de nos fronts, sous un soleil implacable, le corps nu jusqu'à la ceinture, à creuser des trous dans la terre. Trous profonds, où l'eau s'obstinait à ne pas se montrer. Légionnaires, zouaves et « joyeux » rivalisaient de travail et d'ardeur. On creusait à une profondeur telle que les voix des hommes travaillant au fond ne parvenaient plus à la surface. Enfin l'eau n'apparaissant toujours pas, on décida de combler les trous et d'aller chercher ailleurs. Dans l'espace de deux mois et demi, nous creusâmes ainsi trois puits. Après avoir muré les parois et recouvert l'orifice avec de la terre, nous rentrâmes dans nos postes respectifs.

A peine rentrés à Géryville, il fallut partir aux manœuvres dans le sud. Je n'ai pas l'intention de faire de ces manœuvres une description qui intéresserait peu le lecteur. Je mentionnerai simplement ici la marche en colonnes carrées (ne cherchez pas dans le règlement). Cette formation est, je crois, empruntée aux colonnes des Anglais en Égypte. En fait, elle est avantageuse dans un terrain aussi découvert que le Sud-Oranais, où les charges sont surtout à redouter. Le convoi marche au centre du carré. Rien, absolument rien, ne reste en arrière. Un escadron de spahis, déployé sur un seul rang, forme l'arrière-garde. On bivouaque également en colonne carrée. Les vivres, chameaux, chevaux et autres bestiaux sont groupés au centre du bivouac. L'eau, étant très rare, est transportée à dos de chameaux, à raison de deux litres environ par homme et par jour et quinze litres pour la cuisine d’une escouade. Des deux litres d’eau que l’homme touche, il doit un quart pour faire le café à la grande halte. Le bois manque complètement. La bouse des chameaux et le thym le remplacent. Aux manœuvres, comme pendant toutes les marches dans le Sud-Oranais, le couchage est sommaire ; hiver comme été, il consiste, pour toute fourniture, dans le couvre-pieds qu’on étale sur un sol dur, caillouteux ou sablonneux. Aussi, dans nos marches d’hiver, m’est-il arrivé bien rarement de dormir pendant la nuit. C’est dans ces manœuvres que j’ai rencontré pour la première fois le lieutenant Odry dont j’ai gardé un inoubliable souvenir. Il s’est intéressé à moi, m’a formé le caractère et m’a appris à aimer le métier des armes par-dessus tout. Je l’ai suivi dans tous les postes du Sud-Oranais et j’ai fait ensuite avec lui la campagne du Dahomey. À diverses reprises, je me suis séparé de lui, mais chaque fois, c’était avec un serrement de cœur, car j’étais attaché à lui par l’affection. Un heureux hasard m’a encore mis sur son chemin à Paris quand il était à l’École supérieure de guerre, capitaine et marié. C’est avec une simplicité charmante et touchante qu’il m’a invité un jour à sa table de famille. Peu de temps après sa sortie de l’École de guerre, il était nommé commandant ; véritable fils de ses œuvres, il continuait à s’imposer. Sorti de l’École de Saint-Maixent, c’était, de mon temps, un jeune officier que ses chefs appréciaient hautement et que ses inférieurs aimaient ; travailleur infatigable, accessible à toutes les idées larges, soldat avant tout. Souvent il a été chargé de fonctions délicates, telles que : officier de tir, officier-payeur et adjoint au colonel pendant les manœuvres. Commandant de la discipline à El-Oussek, il a montré dans cette dernière fonction, très délicate, qu’on peut, malgré le proverbe, contenter tout le monde. Je me rappelle qu’un jour à El-Oussek, j’avais une légère discussion avec un camarade que j’aimais cependant et qui est mort un an plus tard au Dahomey entre mes bras. Je lui avais lancé un mot… le même que Cambronne à Waterloo, lorsque entouré par une masse ennemie il était sommé de se rendre. Le lieutenant Odry survint et m’entendit. — Tu vas de ce pas te rendre à la salle de police, me dit-il (à la Légion beaucoup d’officiers tutoient leurs hommes, mais qu’on n’aille pas y voir de la morgue ou du dédain ; loin de là, c’est le tutoiement amical comme celui du père de famille, qui conseille, guide, caresse et gronde selon les circonstances, mais toujours dans les meilleures intentions). J’ai obéi sans murmurer, ignorant même pourquoi j’étais puni. Une heure après, comme j’étais allongé sur le lit de camp, le lieutenant Odry entra seul et me parla sur un ton sévère : — Qui t’apprend ce vocabulaire ? — Je ne répliquai pas. — Tu vas me promettre de ne jamais plus prononcer ni ce mot, ni d’autres du même genre, tu m’entends ? — Oui, mon lieutenant, je vous le promets. — C’est bien, sors d’ici, et tâche surtout de ne jamais y revenir. — J’étais engagé, mais je songeais au proverbe latin : « Omnis homo mendax » (tout homme est menteur). Pourtant, j’ai tenu parole, et pendant toute la durée de mon service à la Légion, je n’ai jamais encouru de punition. Au retour des manœuvres, mon bataillon changea de poste. Nous allâmes à Tiaret, treize étapes de Géryville. Le seul souvenir que j’aie conservé de cette marche est que nos havresacs étaient d’un poids excessif. La gamelle, attachée sur les ballots, dépassait de beaucoup la tête. Bien des fois, les officiers portèrent les sacs des hommes fatigués. Il pleuvait presque tous les jours ; à défaut de route, on marchait souvent dans les champs d’alfa. Le pis, c’est qu’on se méprit plusieurs fois sur les étapes. Les pluies ayant détrempé les emplacements des cuisines, quelques gîtes étaient devenus méconnaissables. Plusieurs fois, l’orage nous empêcha de préparer les repas. Ces jours-là, on se contentait d’un morceau de pain biscuité très dur ; tant pis pour les mâchoires délicates ! Fait remarquable, personne ne murmurait, et on se couchait sous la tente, le couvre-pieds seul étendu sur le sol mouillé. Mais à peine reposait-on, qu'un vent de tous les diables mettait nos tentes sens dessus dessous. On s'accrochait alors aux supports en tâchant de retenir la toile, mais tout était inutile. Il fallait s'incliner, en jurant et pestant, mais rien à faire contre un tel vent I Et nous restions toute la nuit sous la pluie agrémentée d'une obscurité complète. La tempête claquait partout avec un bruit de toile secouée. Malgré ces déboires, on continuait le lendemain la marche en chantant, si bien que le treizième jour nous entrâmes à Tiaret sans avoir laissé personne en arrière. Un mulet seul fut victime de cette route ; il fallut l'abattre et je n'ai pas besoin de dire que l'ordinaire en profita largement.

A Tiaret, nous nous reposâmes quelques jours. Après quoi on reprit la vie ordinaire : marches, tirs, travaux, etc.. Tiaret est une petite ville de trois mille habitants environ, assez coquette, habitée principalement par des Espagnols, desservie par le chemin de fer Est-Perrégaux-Algérien qui va de Perrégaux à Méchéria. Ce chemin de fer se recommande aux amateurs de curiosités. Attelé à deux formidables locomotives, il file... 15 kilomètres à l'heure ; puis, c'est le véritable train de luxe. Il n'y a que première et deuxième classes. La deuxième classe offre pour tout confort de misérables bancs en bois, d'une saleté inénarrable. Et comme la compagnie n'a d'autre concurrence que les chameaux, elle fait payer cette deuxième classe au prix de la première classe de France. Quant à la première classe, elle n'est abordable qu'aux capitalistes. Pensez donc ! Des wagons aux sièges rembourrés, d'où une simple chiquenaude fait jaillir une nuée de poussière et que recouvre une toile, qui jadis fut peut-être blanche. Cela se paye.

Après un mois de séjour à Tiaret, je fus désigné pour aller à Frendah, village admirablement situé à côté d’une forêt, surnommée la forêt de Génie, où nous faisions des chasses miraculeuses sans fusils. A quatre ou cinq, armés de matraques, nous y allions au coucher du soleil, et, déployés sur une centaine de mètres, muets comme des carpes, nous guettions les lapins qui y pullulent ; chacune de ces chasses nous assurait un festin pour le soir.

Après un court séjour à Frendah, je fus envoyé à El-Oussek, pour garder des disciplinaires. La veille du départ, un Arabe, garçon de l’unique hôtel de Frendah, vint me prévenir qu’un monsieur et une dame désiraient me parler à huit heures du soir, à l’hôtel. Cette nouvelle m’intrigua. Un monsieur et une dame, logeant dans un hôtel, à Frendah, et connaissant mon nom !

A l’heure dite, j’étais au rendez-vous. Sans préambule, le monsieur m’invita à dîner. Je déclinai l’invitation, alléguant le lapin dont je venais de me régaler. Puis la dame prit la parole. — Monsieur, dit-elle, nous arrivons tout droit de Belgique ; nous avons un fils unique qui, sans nous prévenir, s’est engagé dans la Légion étrangère. C’est un garçon honnête, mais qui se laisse facilement entraîner par ses camarades ; il est d’un tempérament emporté, ce qui l’a probablement conduit où il se trouve maintenant, à la discipline d’El-Oussek.

Elle versait des larmes abondantes. Je fus pris de pitié, et m’efforçai de la consoler.

Savez-vous, — j’ai déjà dit qu’elle était Belge, — continua-t-elle, en pleurant, je l’ai enfanté dans la douleur ; je l’ai élevé, j’ai guidé ses premiers pas dans la vie, à travers des étapes souvent rudes ; et fière de lui, je le vois soudain arraché de mes bras et condamné à une existence misérable.

— Madame, répondis-je, une bonne mère est toujours fière de son fils. Mais, en fait, que désirez-vous de moi ? — Je sais, dit-elle, que vous partez demain pour El-Oussek comme garde de la discipline. Je voudrais que vous voyiez mon fils et que vous l’aidiez... à déserter ; je me charge du reste.

Du coup, je devins blême de colère. — Madame, dis-je, pour qui me prenez-vous ? On vous a faussement renseignée sur mon compte. — Elle tenait quelques billets de banque à la main, et me les tendait. — Mon devoir est de vous faire arrêter, continuai-je, mais j’ai pitié de vous et je vous conseille de quitter immédiatement Frendah et de déguerpir d’Algérie. Si, dans une heure, vous êtes encore ici, je vous dénonce. Je vous avertis aussi de ne pas recommencer votre jeu avec un autre, car je me verrais obligé de prévenir qui de droit. Donc, écoutez-moi : rentrez chez vous, en Belgique, et envoyez de bons conseils à votre fils. Tâchez d’obtenir de lui la promesse de bien se conduire et ses chefs feront le reste ; car, à la Légion, on ne maltraite pas les hommes et on leur fournit le moyen de se faire apprécier. Depuis que j’y sers, je suis très satisfait de mon sort. Adieu.

En rentrant, je prévins immédiatement mon sergent de section de cette démarche inattendue. Le lendemain matin je demandai à l’hôtel si ces personnes étaient parties. Oui, me fut-il répondu, hier soir à dix heures. Je puis croire que mes conseils ont porté leur fruit car, quatre ans plus tard, à Madagascar, j’ai revu mon homme, l’ancien disciplinaire, et sa conduite ne laissait plus rien à désirer.

Me voilà donc parti pour El-Oussek où se trouve la discipline du 2e régiment étranger. La description de ce village sera vite faite. Une place sur laquelle se trouvent de grandes tentes, entourées d’un mur en briques, posées les unes sur les autres, sans mortier : c’est le campement des disciplinaires. Quelques baraquements en bois et en pierre où logent le commandant de la discipline et les hommes de garde ; un lavoir et deux ou trois gourbis arabes. Un peu plus loin se trouvait une maisonnette habitée par un nommé X... qui tenait une épicerie et une cantine dont j’ai gardé un exécrable souvenir. Ce personnage louche, dont nul ne connaissait l’origine, m’inspirait une méfiance instinctive. Il était doublé d’une femme à l’avenant, dont les charmes étaient bien caractérisés par le nom dont on l’avait baptisée : le hibou. Il fallait voir avec quel mépris ce cynique mercanti débitait, contre argent comptant, sa marchandise fraudée ou frelatée. Ce qui ne l’a pas empêché, on le comprend, d’amasser rapidement une jolie fortune.

Le lendemain de mon arrivée à El-Oussek, je faillis être tué par un Arabe dans une circonstance assez bizarre. Ayant un léger dérangement d’intestins, je cherchais à me procurer du lait de chèvre et m’étais rendu dans un gourbi arabe, une bouteille à la main. Un chien, de la race des chacals, qui se tenait à l’entrée me souhaita la bienvenue en sautant sur moi et en déchirant mon veston. Puis, des cris de femme s’étant élevés de l’intérieur, l’animal apaisé regagna sa place et se coucha. J’entrai alors et me trouvai face à face avec une Mauresque d’une beauté rare, avec un visage régulier et pur et des arcades sourcilières un peu relevées, où, dans la noirceur des orbites, des lueurs jaillissaient. Elle portait un costume sombre, très ample. Les pieds nus, elle marchait lentement, comme une déesse ; Incessu patuit dea, aurait dit Virgile. Elle me demanda ce que je voulais. — Du lait, dis-je. — Alors me prenant la bouteille des mains avec un geste d’impatience, elle la remplit. — Hamsa soldi, cinq sous, dit-elle, en me regardant. Tout en la payant, je tâchais d’entamer tant bien que mal une conversation, celle qu’un soldat peut avoir, quand il n’est pas de bois, avec une femme belle et bien plantée. Je supposais que l’entretien était de son goût, car elle se mit à sourire. Soudain elle pousse un cri, en fixant les yeux sur l’entrée. Je me retourne, et j’aperçois un Arabe qui braquait un revolver sur moi. Mais, rapidement, la Mauresque s’était précipitée sur lui, lui avait arraché l’arme de la main, et donné une explication qui parut le satisfaire. Je jugeai utile de ne point m’attarder. Un mois plus tard, j’avais des preuves que les soupçons de l’Arabe étaient parfaitement justifiés.

Quant à moi, qui avais complètement oublié le conseil de Saïda : — N’entre jamais dans un gourbi sans y être invité ; ne regarde jamais la femme d’un Arabe en face, — je me promis bien d’ouvrir l’œil et de m’en souvenir désormais.

Les disciplinaires se lèvent le matin en même temps que les hommes du détachement. Après avoir pris le café, ils sont rassemblés, fractionnés par groupes, et se rendent sous la surveillance de leurs gradés et de quelques hommes de garde à leurs travaux habituels, tels que : transporter des matériaux de construction, maçonner, jardiner, réparer une route et toutes autres besognes qui peuvent être nécessaires. Cela dure jusqu’à dix heures du matin ; à ce moment, ils sont reconduits à leur camp pour déjeuner. Leur nourriture est la même que celle des hommes chargés de les garder, y compris le quart de vin journalier auquel tout soldat a droit dans le Sud-Oranais. De onze heures à deux heures : nettoyage, inspection de propreté par les gradés ou par le commandant de la discipline ; ensuite, théorie, la même qu’on fait aux hommes dans une compagnie. De deux à cinq heures du soir, continuation des travaux. A cinq heures, dîner. Après le dîner, les hommes conversent entre eux jusqu’à la tombée de la nuit. Deux jours par semaine sont consacrés à des exercices en armes. Dimanche et jours fériés, repos. Les disciplinaires touchent la même solde que les hommes au régiment ; tous les jours, deux d’entre eux vont avec un gradé à la cantine faire des achats pour leurs camarades. Ils peuvent acheter de tout, excepté des boissons. En matière de punitions disciplinaires, ils n’ont que la prison et la cellule. La prison est la même qu’au régiment. La cellule consiste en une petite tente-abri pour une personne. Le stage réglementaire à la discipline est de six mois, mais toute punition nouvelle entraîne une prolongation.

Pendant mon séjour à El-Oussek, je n'ai jamais vu maltraiter les disciplinaires ; les gradés leur parlent d'un ton ferme, résolu, mais sans arrogance.

On a, récemment encore, beaucoup parlé et écrit au sujet des compagnies de discipline. Les uns prétendent qu'elles sont une honte pour un pays civilisé ; les autres qu'elles sont indispensables dans l'intérêt supérieur de l'armée. Quelle est la vérité entre ces deux versions ? Je me permets de dire ceci : lorsqu'une personne est malade, elle va consulter le médecin, et, de préférence, un médecin que son expérience pratique a déjà formé. Il me semble qu'on doit en user de même pour les questions de discipline. Qui est plus apte à les trancher que nos généraux qui, presque tous, ont fait campagne et dont plusieurs ont commandé en chef devant l'ennemi ? Pour moi, humble soldat, j'ajouterai ceci : nous ne vivons plus au temps où l'on combattait avec des lances et des javelots. Aujourd'hui, la science des combats a progressé également dans les armées de toutes les puissances ; la victoire appartiendra aux plus disciplinés. D'autre part, le goût du bien-être qui est presque à l'antipode du goût pour le métier des armes, paraît avoir sérieusement atteint la discipline militaire dans toutes les armées des peuples civilisés. Ceux qui se sont donné la peine d'observer l'ont certainement constaté comme moi, pendant l'expédition de Chine de 1900-1901, où des troupes de plusieurs puissances étaient réunies. La victoire des Abyssins sur les Italiens et celle des Japonais sur les Russes ne peuvent être attribuées qu'à la discipline ; par contre, la défaite des Boers en Afrique est la conséquence de l'indiscipline. Le général boer De Wett l'a d'ailleurs parfaitement reconnu dans un ouvrage qu'il a publié sur la campagne. Donc la discipline s'impose plus que jamais.

Jadis un mauvais soldat en garnison était parfois très bon en campagne. On appelait surtout mauvais soldat celui qui s’enivrait et qui, par suite, était souvent puni. Mais celui-là même qui se laissait aller à ce penchant obéissait strictement aux ordres de ses chefs, sans les discuter. Il n’en est pas de même aujourd’hui. Un mauvais soldat est souvent pervers, et quelquefois plus. En campagne, il sera inutile, et souvent même dangereux. En temps de paix, il excite ses camarades contre les chefs et leur parle sans cesse de leurs droits en se gardant bien de leur rappeler leurs devoirs. C’est là qu’est le danger, et ce danger, il faut bien le dire, est un produit de la civilisation mal dirigée. Je pourrais citer, avec preuves à l’appui, plusieurs exemples et j’en conclus qu’il faut une discipline ferme, mais pratiquée avec discernement, dans une armée bien organisée. Aussi, plus que jamais, les compagnies de discipline sont-elles nécessaires pour servir d’exutoire à l’armée. Il se peut que quelques abus y aient été commis. Mais où n’en trouve-t-on pas ? Et peuvent-ils infirmer cette règle que quiconque a commis une faute doit en être puni ? Enfin, dans toute l’armée, les sanctions disciplinaires sont beaucoup plus réfléchies qu’autrefois. On voit de moins en moins figurer au rapport ces motifs de punition baroques, qui faisaient le tour de la caserne pour finir sur les planches des cafés-concerts. Toute punition est soigneusement examinée par le capitaine qui la signe ; en fait c’est lui seul qui prononce et c’est justice, puisqu’il a seul la responsabilité. Certaines erreurs et malveillances peuvent se produire, comme partout ailleurs, mais le soldat a la faculté de réclamer, et s’il n’est pas écouté, d’aller jusqu’au ministre de la guerre. J’ai failli le faire une fois vers la fin de mon service, et j’ai vu dans cette circonstance qu’on trouve partout des chefs justes et soucieux de l’intérêt du soldat.

A El-Oussek je menais la vie d’un ermite. Rarement un Européen s’y égare, si ce n’est le général chargé d’inspecter la discipline, ou le colonel du régiment, Pour l'inspection du général, qui était à ce moment le général Détrie, les Arabes des villages environnants se rendent en foule à El-Oussek, amenant avec eux du couss-couss et des moutons qu'ils rôtissent en plein air en embrochant l'animal dépouillé sur un long bâton de bois dur et en le faisant tourner lentement au-dessus d'un grand feu. Le mouton, rôti à point, est placé tout entier sur un grand plateau d'argent, qu'un Arabe à cheval transporte au grand galop, avec une dextérité étonnante, jusqu'à la tente où le général et ses invités prennent leur repas. J'ai assisté également à El-Oussek à une chasse au conka, espèce d'oiseau qui ressemble à la perdrix. La chair est moins agréable au goût, mais elle donne un succulent bouillon. Cette chasse, qui exige une immobilité complète de la part du chasseur, se fait au lever du jour. On construit la veille, près d'une mare où les conkas viennent boire, un massif de terre sur lequel on place les fusils et derrière lequel on s'abrite. Tous les matins, à heure fixe, les conkas affluent par centaines. C'est alors qu'on lâche le coup de fusil sans se montrer, même par la tête, car au moindre mouvement le gibier s'envole. Dans l'espace d'une heure, nous avons, à quatre, dont le lieutenant Odry, tué cent quarante conkas.

Souvent, dans nos longues soirées monotones, le lieutenant Odry, commandant de la discipline, qui s'intéressait beaucoup à moi, m'invitait à l'accompagner en break sur la route d'Aflou où l'immensité des sables s'offrait à nos yeux. C'est au cours de ces promenades qu'il m'a souvent donné, sur la vie du soldat en campagne, des leçons que je n'ai jamais oubliées. Je me rappelle encore ses moindres paroles, telles que : — La vie est une éducation incessante. — Pour vivre en paix avec les hommes, il faut d'abord les respecter.

— La guerre est un grand effort de tous vers la paix.

— Il n'y a pas de succès possible sans une grande persévérance de volonté. — Et beaucoup d'autres préceptes que j'écoutais religieusement.

Un jour il me désigna pour aller à Aflou, à quatre jours de marche. Il s'y trouve un poste de la Légion. J'eus l'occasion de rencontrer sur la route une noce arabe. Le fiancé et la fiancée trônaient dans des sortes de paniers solidement fixés à dos de chameaux et garnis de tapis de valeur. La fiancée y était allongée dans une attitude gracieuse et nonchalante. Au-dessus, un baldaquin de couleur rouge la préservait des ardeurs du soleil. Une vingtaine d'Arabes musiciens marchaient à pied, en avant-garde des chameaux ; ils soufflaient dans des instruments qui ressemblaient, les uns aux tuyaux des chibouques, les autres aux tuyaux des pipes chinoises ; puis, en arrière, des femmes tapaient avec des morceaux de bois sur des bords de cuivre, en s'accompagnant de cris sauvages ; le tout produisait un vacarme infernal. Le chef de notre petit détachement nous fit faire halte au passage de la noce et nous recommanda de nous asseoir en regardant du côté opposé au chemin qu'elle suivait.

Aflou est un petit village formé de quelques baraquements où logent les Légionnaires et entouré d'un jardin. En face, se trouve la gérance. Quelques pitoyables huttes et gourbis en achèvent le pittoresque.

Au retour à El-Oussek, le lieutenant me dit qu'il a reçu l'ordre de se rendre à Saïda, et de là à Bel-Abbès où un bataillon de la Légion se tient prêt à partir pour le Dahomey. Il ajoute que, si je le désire, il m'emmènera avec lui. J'y consens, bien entendu, et il me charge d'aller le lendemain, à deux heures du matin, dans un village voisin afin de requérir des chameaux pour transporter les bagages à Tiaret.

Arrivé dans ce village qui se trouvait à 6 kilomètres environ, j'allai chez le caïd. Il faisait encore nuit, et j'avais chargé mon fusil à neuf cartouches. Un Arabe, veilleur de nuit, me reçut d'abord avec méfiance, mais après avoir appris le motif de ma présence, il alla aussitôt réveiller le chef. Celui-ci m'introduisit dans sa tente qui était partagée en deux pièces. Dans la première, il y avait partout des tapis et des tentures qui excitèrent vivement mon admiration. Dans la deuxième où l'Arabe, à mon grand étonnement, m'introduisit lui-même, se trouvaient des tapis moins luxueux, sur lesquels plusieurs femmes, des vieilles et des jeunes, étaient étendues. Des chiens qui montraient les dents semblaient leur servir de gardes du corps. — Je vais envoyer chercher les chameaux, me dit-il, pendant que tu boiras un bol de lait de chèvre. — Et voyant que je ne quittais pas mon fusil : — Sois sans inquiétude, dit-il, dépose ton fusil dans un coin. — Non, dis-je, je préfère le tenir à la main, car il est chargé. — Il eut alors ce sourire spécial à l'Arabe, la bouche trop fendue, sourire faux qui signifie mensonge et ruse, qui flatte pour obtenir la confiance et en abuser ensuite. On m'apporta un bol de lait et du couss-couss. Je ne pris que le lait. Les femmes me regardaient avec des airs timides. Dès qu'elles voyaient mon regard se fixer sur l'une d'elles, elles se couvraient aussitôt le visage avec leur couverture. Ce jeu m'amusait fort.

Le caïd s'approcha de moi et voulut examiner mon fusil. — Non, dis-je, un accident est vite arrivé. — Il me parla ensuite du bureau arabe et du commandant d'El-Oussek. Un flot d'éloges qui sonnaient faux sortait de sa bouche. — Français, bono besef, conclut-il. — Je lui demandai, à titre de plaisanterie, s'il consentirait à marier sa fille à un Français ? — Ce n'est pas possible, répondit-il ; les Français ne sont pas de la même religion que nous. — Je lui adressai ensuite cette autre question : — Si la France abandonnait l'Algérie à une autre puissance, aux Allemands par exemple, que feraient les Arabes ? — Ils ne les toléreraient pas, répliqua-t-il. On les chasserait d'Algérie.

Enfin les chameaux arrivèrent, et nous partîmes pour El-Oussek où on chargea les bagages ; puis... en route pour Tiaret.

Le lieutenant nous devançait à cheval. Moi, je marchais à côté des chameaux, en allongeant le pas. Vers midi, la chaleur devenant excessive, je grimpai sur l'un d'eux. Mais la bête, déjà suffisamment chargée, n'entendait pas de cette oreille-là. Après avoir fait quelques centaines de mètres d'un pas saccadé, un pas de chameau qui me faisait osciller comme sur une balançoire, l'animal, d'une secousse brusque et sans daigner me prévenir, me jeta à terre. Il fallut donc marcher quand même, car je ne pouvais pas planter là les bagages du lieutenant. Je m'appuyais sur mon fusil en faisant de temps en temps quelques belles grimaces. C'est dans cet état que j'arrivai à cinq heures du soir à Tiaret, avec 65 kilomètres dans les jambes, ayant marché de quatre heures du matin jusqu'à cinq heures du soir.

A quelques kilomètres de Tiaret, je rencontrai le lieutenant ; toujours bienveillant, il m'apportait une bouteille de vin, du jambon, du fromage, du pain ; mais je ne me sentais guère en appétit, ayant avalé trop de poussière dans la journée. Par amour-propre, je ne voulus rien lui raconter de mon aventure du chameau et je fis des efforts pour marcher droit, malgré la raideur de mes jambes. Plus tard, dans chacune de mes campagnes, ma vie fut en danger en plusieurs circonstances ; et jamais, par suite de cet amour-propre têtu et invétéré, je n'en rendis compte à mes chefs.

Le lendemain nous prîmes le train, ce fameux train de première et deuxième classes attelé de deux formidables locomotives, à destination de Saïda.

De Saïda, le lieutenant partit pour Bel-Abbès. Je ne pouvais l'accompagner, car le bataillon était au complet ; je devais attendre le prochain détachement pour le Dahomey. En prenant congé de mon chef, je fus pris d'une véritable tristesse et sentis toute la sympathie qu'il m'inspirait. Ce que j'éprouvais ne se raisonne pas ; ce qui vient du cœur est trop mystérieux pour qu'on puisse l'analyser. En me serrant la main, il souriait, moi je pleurais. De Saïda, on m'envoya en escorte à Géryville, par le même chemin que nous avions pris la première fois. Mais au retour nous suivîmes la route d'El-Kreider.

A Alfaville, on nous fit voir une vingtaine de moutons égorgés par des hyènes. Ces moutons appartenaient à un Français. Il nous apprit que les hyènes lui avaient déjà tué une centaine de moutons par la faute de l'Arabe chargé de les surveiller. L'hyène, qui ne voit pas, ne chasse pas seule ; elle est toujours précédée du chacal, qui lui cherche des victimes : moutons ou gazelles. L'hyène les égorge et boit le sang ; le chacal, lui, ne dévore que des cadavres. Souvent, il en déterre pour les manger.

Le colon victime de l'accident nous offrit généreusement quelques moutons, mais je le priai de les garder pour la noce de sa fille.

A El-Kreider, nous fîmes un séjour de près de vingt-quatre heures. C'est un petit village qui ressemble aux autres du Sud-Oranais, exception faite du jardin merveilleux construit par les soldats du bataillon d'Afrique. Ses allées sont entretenues avec soin ; au centre d'une vaste pelouse se trouve un lac, d'où jaillit une eau claire comme du cristal, mais malheureusement non potable.

À ce propos, je consacrerai quelques lignes à nos bataillons d'Afrique. Leur nom véritable est « infanterie légère d'Afrique ». En France ils sont plutôt connus sous le nom de « Bat-d'Aff ». Sur ce qui s'y passe, de même que pour les compagnies de discipline, on a une tendance à exagérer. La vie journalière n'y diffère pas beaucoup de celle des autres régiments. Bien entendu, je ne parle que de ceux où la discipline règne, et non pas de ceux où les hommes se révoltent contre les ordres et sont en conséquence presque toujours en prison. Naturellement, ici comme là-bas, ce n'est pas précisément la crème qu'on envoie et les gradés chargés d'assurer le service éprouvent parfois de grandes difficultés.

En revenant de Saïda, je suis resté trois semaines environ à El-Kreider, où j'avais à garder les condamnés aux travaux publics qui travaillaient dans le Sud-Oranais chez les colons. La plupart de ces hommes ont encouru leur peine pour des faits tels que : outrage envers un supérieur, sommeil pendant la faction, rébellion contre la force armée, désertion, refus d'obéissance et autres méfaits de cette nature. Cette garde fut une des plus pénibles de ma vie militaire ; le chef de détachement lui-même était toujours en éveil. C'étaient, d'un côté, la peur que quelques-uns ne désertent, car les condamnés étaient tout simplement campés en plein air dans des tentes-abris autour desquelles nous montions la garde ; d'autre part, le fait que ces hommes, presque tous « fortes têtes », ont des ruses qu'ils ont apprises dans les prisons et cherchent à créer des désagréments aux hommes de garde et surtout au chef. Ils s'entendent avec un employé de colon, un Espagnol ou un Arabe, qu'ils paient au besoin, afin d'attirer des histoires à tout le monde. Et cependant, même parmi ces déclassés, j'ai trouvé des exceptions, des hommes qui ne se sont pas laissé corrompre par leurs camarades ; ceux-là, il est vrai, sont généralement mal vus et subissent des vexations que les gradés sont dans l'impossibilité d'empêcher.

Quand je rentrai à Saïda, je fus prévenu que je devais embarquer quelques jours plus tard, à Oran, à destination du Dahomey. Le détachement, qui se composait de 175 hommes, était déjà équipé. Je reçus des effets coloniaux ; enfin, ravis de faire campagne, nous partons pour Oran.

Nous quittâmes le régiment accompagnés jusqu'à la gare par la musique et le drapeau. Pendant la traversée, je pus contempler une partie de l'Algérie qui formait un contraste frappant avec celle où j'avais vécu jusqu'alors. C'est la riche contrée des orangers et des vignes, dont le sol est cultivé avec soin. J'ai traversé des petites villes et des villages que certains pays d’Europe pourraient prendre pour modèle. Arrivés à Oran, où une musique militaire nous attendait, on nous conduisit à la caserne des zouaves où notre dîner était préparé. Le lendemain, des Dames de France vinrent nous offrir des flacons d’alcool de menthe, du tabac et du savon. Ces provisions devaient nous rendre grand service pendant la traversée. Le soir, nous nous embarquions sur le Thibet et… vogue la galère vers l’inconnu.

À bord, nous fûmes parfaitement bien traités. Le commandant et le commissaire s’intéressaient à nous. Le médecin prodiguait ses soins aux hommes qui souffraient du mauvais état de la mer. Le soir, quand il plaisait à celle-ci d’être bien disposée, les soldats donnaient une représentation théâtrale toujours réussie. À Dakar (Sénégal), nous prîmes à bord des soldats sénégalais avec leurs femmes et enfants à destination du Dahomey. Le soldat sénégalais ne se déplace jamais sans sa femme, même en guerre. L’État en a probablement reconnu la nécessité puisqu’il supporte les frais de voyage. Enfin, nous arrivons en vue de Cotonou, et nous débarquons au wharf, construction en bois d’une longueur de 300 mètres environ, sur 4 ou 5 mètres de large et d’une solidité éprouvée. À côté de ce wharf, je faillis laisser la vie ; je raconterai plus loin cette aventure.