Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Dahomey

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DAHOMEY


Rien au monde n’est plus fastidieux que les documents officiels. Il faut bien cependant donner un aperçu du pays et je suis obligé d’y avoir recours, mais je réduirai ces quelques emprunts à leur plus simple expression. Ils se rapporteront uniquement aux origines du pays, et à son administration ancienne. Au sujet de l’état de choses actuel, je ne raconterai que ce que j’ai vu et entendu moi-même. Auparavant, puisqu’il s’agit des colonies, je conseille à ceux qui ont l’intention de s’y établir, de s’entourer de renseignements sûrs, et non pas d’écouter des on-dit. Ces on-dit, proviendraient-ils même de personnes qui y ont vécu, ne sont pas toujours exacts. Seul, un bureau de renseignements dépendant du ministère des colonies, « l’Office Colonial », possède tous les rapports, décrets et statistiques des colonies et peut exactement et utilement renseigner. Et, si l’on s’adressait à lui, on ne serait pas obligé, comme j’ai eu l’occasion de le voir dans certaines colonies, de rapatrier des Européens qui, y ayant à peine séjourné deux ou trois semaines, ont dépensé leur petit avoir et traînent la misère, heureux encore s’ils ne contractent pas de maladie par suite de leur ignorance du climat.

La côte du Dahomey, ou côte des Esclaves, a été visitée dès le treizième siècle par des navigateurs dieppois, génois et portugais ; puis, en 1725, un Français nommé Jean Préault eut l’autorisation d’y établir des comptoirs ; c’est à cette date que débuta le commerce entre les navires de Normandie et les noirs. Le troisième fils du roi d’Ardres, vaincu dans sa lutte contre son frère, traversa la Lama et alla demander asile au roi du pays des Foys. Il fut très bien accueilli. Le roi, nommé Da, lui accorda un vaste terrain qu’il entoura d’une enceinte. Il s’y établit avec ses femmes, ses esclaves et les partisans qui l’avaient suivi. Ce chef s’appelait (prononcez mal, mais lisez bien) Tacoudounou. C’est le fondateur de la dynastie dahoméenne. Je vous fais grâce de tous les noms des rois qui ont régné depuis l’an 1725 jusqu’en 1889. C’est en cette dernière année qu’est monté sur le trône le célèbre Behanzin, fils de Glé-Glé, que le général Dodds a renversé le 3 décembre 1892, et remplacé par Ago-li-Agbo.

Le royaume de Porto-Novo est distinct de celui du Dahomey. Son roi s’appelle Toffa. Il a souvent été en guerre avec son cousin Behanzin. Il disait un jour, au moment de l’expédition : « Je ne sais pas pourquoi mon cousin Behanzin veut détruire mon royaume et tuer mes gens. Nous devrions être bons amis, puisque nous sommes enfants du même père. » L’histoire des premiers rois de Porto-Novo est assez obscure ; toutefois le fondateur de cette dynastie semble être un certain Até-Agbaulin, descendant du roi d’Ardres.

Il est intéressant de raconter comment Toffa, ce roi-polichinelle, qui n’a de royal que le titre, est devenu roi de Porto-Novo. D’après la coutume du pays, le fils du roi défunt ne pouvait remplacer son père, du moins immédiatement. Chacune des trois branches de la famille devait être représentée successivement sur le trône. C’est ainsi que Toffa. dont les droits ont été, à l’instigation des Anglais, contestés par les partisans de Mepou (roi en 1864), règne légitimement à son tour après Mepou, fils de Tognan, et Messy (roi en 1872), fils d’Ouézé. Ceux qui devaient participer à l’élection du roi étaient le Migan, ministre de la justice et surtout exécuteur des hautes œuvres ; le Gogan, chef du Protocole (celui-ci surveille les formes de l’élection, et, en cas d’irrégularité, oppose son veto et annule le scrutin) ; l’Apologan, ministre de la religion, parrain du roi qu’il consacre ; le Méhon, chef de la maison du roi et des guerriers ; le Ligan, féticheur du serpent, et un grand nombre de comparses, dont le gardien du siège du roi ; le Ouataca chargé d’annoncer la mort du roi ; enfin, l’Adjagan qui réveille le roi chaque matin.

Ces dernières dignités sont maintenant purement honorifiques ; heureusement pour les titulaires, car autrefois ils devaient, ainsi que quelques femmes désignées d’avance, passer de vie à trépas le jour des funérailles du souverain.

Le premier résident au Dahomey fut le lieutenant-colonel d’infanterie de marine Disnematin-Dorat, nommé par décret du 14 avril 1882. Il avait sous son autorité Porto-Novo, Cotonou et les Popos. Il eut à se débattre contre les intrigues des Anglais, Portugais et Allemands, ses voisins, qui excitaient le roi Glé-Glé contre nous. Un jour même, le 13 septembre 1885, les Portugais hissaient leur pavillon à côté du nôtre à Cotonou. Plus tard, le cabinet de Lisbonne dut renoncer à ses prétentions.

Au cours de l’année 1887, les difficultés avec les Anglais prirent un caractère si aigu qu’il devint nécessaire d’établir, avec le gouvernement de Lagos, un modus vivendi en attendant un arrangement définitif. M. Ballot fut chargé de cette affaire et obtint une convention provisoire qui fut signée à Lagos. Il était temps, car nos tirailleurs sénégalais et les Haoussas anglais échangeaient presque tous les jours des coups de fusil. On signa ensuite un nombre respectable de traités de commerce et d’amitié, dont la lecture pourrait vous rendre malade, tant vous seriez obligé d’en rire. J’en ai fait l’expérience ; ils sont dépourvus de tout intérêt. Je signale enfin, comme particularité du pays, les exécutions en masse ordonnées par le roi Behanzin, qui croyait faire une gracieuseté aux Européens en les invitant à y assister.

PREMIÈRES HOSTILITÉS


Le 24 février 1890, les Dahoméens attaquaient les factoreries Fabre et Régis, ainsi que la maison du télégraphe à Cotonou. Le 1er mars, un combat assez vif a lieu dans la direction de Zobbo où les soldats de Behanzin sont mis en fuite. Le 4 mars, Cotonou est de nouveau attaqué, cette fois avec une véritable furie. Les Dahoméens étaient dix fois supérieurs en nombre à nos troupes, et si nos lignes avaient été percées, grâce à la confusion du premier moment, nous étions jetés à la mer sans aucun espoir de salut. Mais grâce au courage du lieutenant Compérat, de l’infanterie de marine, qui, grièvement blessé, ne perdit pas sa présence d’esprit, l’ennemi fut repoussé après un combat acharné.

Ensuite, le 17 avril 1890, les troupes de Behanzin attaquaient la banlieue de Porto-Novo ; elles incendiaient les villages, pillaient et massacraient les habitants. Le lieutenant-colonel Terrillon, de l’infanterie de marine, se rendit à Porto-Novo ; et de là, avec une colonne composée de 350 hommes (tirailleurs sénégalais, gardes-civils, disciplinaires, trois pièces de montagne) et le concours de 500 guerriers du roi Toffa, il se porta au-devant de l’ennemi, à 7 kilomètres de la ville. La force des troupes de Behanzin était alors estimée à 7 000 guerriers et 2 000 amazones. Mais la supériorité de notre armement eut raison du nombre. Les ennemis montrèrent d’ailleurs une grande énergie dans leur attaque. Les amazones, garde royale de Behanzin, ivres de gin, montrèrent un acharnement incroyable. C’étaient de redoutables adversaires. Il était évident que l’ennemi voulait s’emparer de la ville de Porto-Novo et surtout du roi Toffa, dont la tête devait être rapportée à Behanzin ; mais la moitié de la colonne Terrillon sauva la ville et la tête du roi. Behanzin, désespéré d'avoir subi des pertes considérables, se retira dans le nord.

Voici un extrait de la lettre que Behanzin adressa au gouverneur Ballot avant la guerre (je mentionne seulement ce qui a trait à cette guerre) : « Si vous voulez la guerre, je suis prêt ; je ne la finirai pas, quand même elle durerait cent ans et me tuerait vingt mille hommes. Je ne veux pas que vous m'avertissiez, car je suis toujours prêt sur tous les points ; je suis informé de tout ; je connais le nombre des millions que la France veut dépenser pour cette guerre, je suis très bien renseigné. »

À ce moment les troupes de Behanzin campaient à trois jours de marche environ de Porto-Novo. En outre, d'autres troupes étaient réparties comme suit : 4 000 hommes devant Cotonou ; 4 000 sur la rive gauche de l'Ouémé ; 2 000 entre Ouidah et Savé ; 2 000 à Allada, et 4 000 à Abomey. Il y avait également huit canons à Godomey et quatre à Ouidah.

Enfin, en vertu d'un décret daté du 30 avril 1892, le colonel Dodds, de l'infanterie de marine, fut chargé de constituer le corps expéditionnaire du Dahomey avec le titre de commandant supérieur des établissements français du Bénin. Il devait exercer les pouvoirs civils et militaires. Le colonel Dodds est né au Sénégal en 1842. Il est sorti de Saint-Cyr en 1864. Il était chef de bataillon à trente-six ans et colonel à quarante-cinq ans. En arrivant au Dahomey, il adressa la lettre suivante au roi Behanzin.

« Nommé par M. le Président de la République au commandement supérieur des établissements français situés sur la côte des Esclaves, je suis arrivé à Cotonou le 28 mai.

« Mon étonnement a été grand d'apprendre en débarquant, qu'au mépris du droit des gens, vous déteniez illégalement trois commerçants français à Ouidah, et que vous aviez de nouveau violé les engagements librement consentis par vos représentants le 3 octobre 1890, en envahissant le territoire du protectorat français que vos troupes occupent encore aujourd'hui à Cotonou, à Zabbo et dans le Décamé.

« Je crois devoir vous rappeler les termes de l'article premier de l'arrangement du 3 octobre 1890 : « Le roi du Dahomey s'engage à respecter le protectorat du royaume de Porto-Novo et à s'abstenir de toute incursion sur les territoires faisant partie de ce protectorat. Il reconnaît à la France le droit d'occuper indéfiniment le territoire de Cotonou. » En conséquence des stipulations de la convention précitée, je vous prie dans votre intérêt : 1e de mettre en liberté et de renvoyer, soit à Cotonou, soit à Grand-Popo, les trois Français actuellement détenus à Ouidah ; 2e de retirer de Cotonou, de Zabbo, des rivages de la rive gauche de l'Ouémé, de Dogba, les postes qui s'y trouvent. J'espère que vous voudrez bien faire droit le plus tôt possible à mes justes revendications. Salut : Dodds. »

Cette lettre eut pour résultat la mise en liberté des trois Français, mais non le retrait des troupes réclamé par le colonel. Celui-ci réunit alors les principaux chefs du pays afin de déterminer les limites véritables du royaume de Porto-Novo. Entre temps, Behanzin envoyait au colonel des émissaires chargés de l'entretenir de questions absolument insignifiantes, de manière à gagner du temps. Le colonel n'en fut pas dupe. Il fit interroger très habilement ces envoyés, en flattant leur vanité et aussi un peu leur penchant pour l'alcool ; il sut ainsi avec certitude que Behanzin était excité contre nous par les conseils malveillants de certains commerçants étrangers, qui lui persuadaient que, depuis la guerre de 1870, nous étions incapables d'oser seulement résister à un aussi grand roi que lui ; qu’il disposait de 15 000 hommes de troupes régulières ; que la famine et la misère étaient extrêmes au Dahomey et qu'enfin le roi attendait un débarquement de nouvelles armes envoyées de Hambourg.

J'ajoute ici que le colonel Dodds, ce chef énergique, intelligent et tenace, s'est montré pendant tout son séjour au Dahomey, soit envers l'ennemi, soit envers les commerçants, y compris les étrangers, d'une bienveillance, d'une loyauté et d'une humanité qu'on ne peut vraiment trop louer. Il savait également maintenir (ce qui n'est pas le cas dans plusieurs de nos colonies) une entente parfaite entre les autorités civiles et militaires.

Le colonel poussait très activement les préparatifs de l'expédition. Cinq mille porteurs et deux cents grandes embarcations étaient réunis au début des hostilités à Porto-Novo. En outre, il constituait fortement les divers services de la colonie en vue d'une prochaine action qu'il savait inévitable.

Le lieutenant-gouverneur était chargé de la direction des affaires civiles. Le chef de l'état-major était le commandant Gonard. Au commencement du mois de septembre, tout était prêt. Le colonel, le lieutenant-gouverneur et les troupes quittaient Porto-Novo le 17 août, pour y revenir quelques jours après. On en repartit le 10 septembre, et le 19 du même mois avait lieu le combat de Dogba.

A cinq heures du matin, quatre mille Dahoméens attaquaient les troupes campées à Dogba, composées des deuxième et troisième groupes, avec de l'artillerie et du génie. Les Dahoméens étaient armés de fusils à tir rapide ; leur attaque fut conduite avec la plus grande bravoure. Après quatre heures de combat, ils renoncèrent à la lutte, poursuivis par nos feux de salve, et laissant le terrain jonché de morts. De notre côté, nous avions le sous-lieutenant Badaire de l'infanterie de marine, tué, et onze blessés dont le commandant Faurax de la Légion, qui mourut de sa blessure peu de temps après. Le colonel, dans un ordre du jour, adressa, au nom de la France, de chaleureuses félicitations aux combattants de Dogba, ajoutant que les Dahoméens venaient d'éprouver une défaite inoubliable, qui pèserait certainement d'un grand poids sur l'issue de la campagne.

Ce premier combat prouvait qu'on allait avoir désormais affaire à un ennemi très brave et très résistant. Le nom du commandant Faurax, ce brave et digne chef, fut donné au fort établi à Dogba ; ensuite on marcha vers le nord. Les canonnières Corail et Opale, envoyées en reconnaissance sur l'Ouémé, furent attaquées par les Dahoméens. La lutte dura une heure et demie, et se termina par la défaite des soldats de Behanzin. Le colonel envoya aussitôt ses félicitations aux commandants des deux canonnières qui lui rendirent un compte exact de la force de l'ennemi et de ses intentions. A partir de ce moment et jusqu'à Cana, pendant un mois et demi, le contact avec Behanzin fut presque permanent. Le principal combat eut lieu le 4 octobre, pendant la marche sur Poguessa, à Adegon. Il dura deux heures. L'ennemi battit en retraite, abandonnant de nombreux cadavres de chefs, de guerriers et d'amazones ; le 6 octobre, une reconnaissance fut effectuée par le commandant Gonard vers le pont jeté sur la rivière de Poguessa. Une charge à la baïonnette, méthodiquement conduite par le commandant, eut pour résultat l'enlèvement du pont, en pleine nuit, ce qui permit à tout le corps expéditionnaire de franchir la rivière. Le colonel félicita le commandant du succès de cette action, et par un ordre fit connaître aux troupes qu'il avait fait preuve d'une grande bravoure et de qualités militaires remarquables.

Le 12, toute la journée ne fut qu'un long combat, pendant lequel trois lignes de retranchements furent successivement emportées.

Le 13, le camp qui couvrait Akba fut enlevé. L'ennemi, dans sa fuite précipitée, y abandonna une grande quantité de vivres et de munitions. Le 14 et le 15, en allant nous ravitailler en eau, nous eûmes à repousser trois attaques.

La journée du 16 fut employée à transporter les blessés en arrière. Voici ce que le colonel disait à ce sujet dans son ordre général 4065 : « Dans cette journée du 16 octobre, les légionnaires se sont offerts spontanément pour transporter les blessés, aussi bien les indigènes que les Européens. Ils ont montré que chez le soldat l'esprit de sacrifice et de fraternité est inséparable du vrai courage. Ce fait a encore augmenté l'admiration que leur conduite au feu a provoquée ; il montre qu'on peut tout demander à chacun des éléments du corps expéditionnaire. Le colonel est convaincu que le succès définitif, qui ne va qu'aux tenaces, ne tardera pas à couronner tant de persistants et généreux efforts. »

Le colonel profita de quelques jours de repos pour ravitailler et réorganiser les quatre groupes de la colonne expéditionnaire en vue d'une action qui devait être décisive. Le premier groupe était commandé par le commandant Riou de l'infanterie de marine ; le deuxième, par le capitaine Drude, qui, plus tard, devait jouer un rôle comme lieutenant-colonel pendant l'expédition de Chine, et en 1907 comme général au Maroc ; le troisième, par le capitaine Poivre ; le quatrième, par le commandant Audéoud de l'infanterie de marine. Le capitaine Schillemans remplaçait comme officier d'ordonnance le commandant Marmet tué aux côtés du colonel Dodds.

Celui-ci semblait surtout tenir à terminer rapidement cette campagne si brillamment commencée. La ligne de Coto paraissait constituer le dernier rempart élevé par Behanzin sur notre route pour défendre sa capitale. Le roi, sentant sa ruine prochaine, essayait de retarder la colonne par des pourparlers, mais cette manœuvre ne retarda pas un seul jour notre marche. Le colonel était en effet absolument résolu à porter sans aucun retard le dernier coup à cette puissance dahoméenne, tachée de meurtres, de sang et d’autres abominations. Par une hardie et vigoureuse offensive, les quatre groupes se portèrent en avant. Dès le 26 et le 27, les lignes de Coto étaient enlevées. Le 2 novembre, on partait de Kotopa et, après avoir tourné la forte position de Wacon (palais du roi que celui-ci croyait imprenable), une lutte acharnée s’engageait. Le soir, l’ennemi était forcé d’évacuer le palais.

Le 3, au matin, Behanzin venait en personne lancer l’attaque contre notre bivouac. Ses hommes, suivant sa trace, se précipitèrent sur nos lignes avec cette folle audace que donnent le désespoir et l’ivresse. Mais après plus de quatre heures d’une lutte qu’il serait très difficile de décrire, ils durent se retirer, laissant le terrain jonché de cadavres et poursuivis, baïonnette dans les reins, jusqu’au réduit de Wacon qui fut enlevé d’assaut par le quatrième groupe (commandant Audéoud). La journée du 4 fut aussi des plus chaudes. On refoula l’ennemi sur la forte position de Diou-Koué et on l’en chassa ensuite, malgré sa résistance opiniâtre et désespérée.

Le roi, dont l’armée était anéantie, demanda la paix ; mais le colonel, qui communiquait à ses soldats toutes ses intentions, fit savoir qu’il la voulait honorable et profitable pour la France. Il faut croire que les offres du roi ne furent pas satisfaisantes, car on décida la marche sur Abomey, la capitale.

Dans son ordre du jour 4083, le colonel exprima aux troupes « toute la fierté qu’il éprouvait à commander à des hommes dont la valeur et le dévouement avaient permis de pousser jusqu’au pied des murs d’Abomey pour y dicter la paix à notre ennemi ».

Cependant, après ces très rudes journées, il jugea nécessaire de laisser un peu reposer les troupes. Il demanda de nouvelles instructions à Paris au sujet des négociations que Behanzin avait entamées avec lui. Il ne tarda pas à les recevoir et le même câblogramme, en date du 9 novembre, lui apporta sa nomination au grade de général de brigade. À cette occasion, eut lieu à Cana une touchante manifestation de respectueuse sympathie des officiers de la colonne expéditionnaire, à laquelle assistaient le gouverneur Ballot et l'administrateur Fonssagrives.

Les opérations furent reprises. Les énormes fatigues et privations éprouvées n'empêchaient pas de marcher gaiement, et, le 17 novembre 1892, la capitale du Dahomey tombait entre nos mains. Le drapeau français y fut hissé, aux acclamations enthousiastes des soldats. On n'eut pas de combat à livrer ce jour-là, car Behanzin, avec son instinct sauvage, avait fait brûler presque toute la ville, y compris son propre palais, et avait déguerpi avec les quelques soldats et amazones qui lui restaient.

Le 18, on poussa une pointe sur Vindouté ; mais on ne trouva pas trace de l'ennemi, ce qui démontrait qu'il avait renoncé à la lutte. La prise d'Abomey était le couronnement de nos succès ; l'armée dahoméenne était anéantie. Le 20, le colonel (malgré sa nomination on l'appelait toujours : le colonel) communiquait au corps expéditionnaire la dépêche suivante du ministre de la guerre : « J'admire avec vous la valeur et le superbe entrain de vos troupes ; l'éloge que vous en faites est pour elles la première, et en reste la plus précieuse récompense. •

Le jour même de l'entrée à Abomey, le colonel adressa une proclamation aux Dahoméens pour leur annoncer que Behanzin était chassé de sa capitale, que son armée était détruite et sa puissance à jamais brisée, enfin que les intérêts du peuple dahoméen étaient désormais entre les mains de la France. « Ceux de vous, disait le colonel, qui, confiants dans la clémence du gouvernement français et dans ma parole, viendront franchement à moi, seront protégés dans leurs familles et dans leurs biens. Ils pourront en toute sécurité se livrer au commerce, aux travaux de culture et vivre en paix sans aucune inquiétude sous la protection de la France. Rien ne sera changé dans les coutumes et les institutions du pays dont les mœurs seront respectées. Les chefs qui se soumettront de bonne foi à notre protectorat resteront en fonction ; en revanche, ceux qui ne répondraient pas à mon appel et essaieraient de fomenter des troubles dans un pays qui doit désormais être heureux et pacifié, seront impitoyablement châtiés. »

Cette proclamation produisit une très bonne impression ; on voyait les habitants revenir dans leurs villages ; le commerce reprenait ; les marchés se rouvraient ; les chefs apportaient leur soumission. Seuls, quelques groupes de rôdeurs qui s'étaient formés dans l'intérieur, avec des soldats qui accompagnaient Behanzin et quelques chefs rebelles, occasionnèrent un peu plus tard quelques mouvements de nos troupes.

Voici la liste des officiers tués et blessés pendant cette expédition. Je n'ai pu, à mon grand regret, me procurer celle des hommes de troupe qui est de beaucoup plus longue. Tués : sous-lieutenant Badaire, commandant Faurax, capitaine Bellamy, sous-lieutenant Amelot, sous-lieutenant Bosano, lieutenant Doué, commandant Marmet (officier d'ordonnance du colonel), lieutenant Toulouse, lieutenant Michel, lieutenant Mercier, médecin Rouch, lieutenant Ménou, lieutenant Valbrègue et lieutenant Gélas.

Officiers blessés : commandant Riou, commandant Lasserre, sous-lieutenant Ferradini, lieutenant Farrail, lieutenant Cornetto, lieutenant Rieffer, capitaine Battreau, commandant Stéfani, lieutenant d'Urbal, commandant Villiers, capitaine Crémieu-Foa (est mort à la suite de ses blessures), capitaine Combettes, capitaine Fonssagrives, capitaine Roget, lieutenant Jaquet, lieutenants Cany, Gay, Mérienne-Lucas et Maron.

Je me demande maintenant qui se rappelle aujourd'hui les noms de tous ces vaillants qui ont combattu pour l'honneur de leur drapeau, et sacrifié leur vie pour la cause de la civilisation ? Personne en France ne garde leur souvenir, ni celui de beaucoup d'autres qui sont morts, soit sous les balles ennemies, soit par suite de maladies contractées aux colonies, soit par suite de fatigues et de misères, mais tous pour la même cause. Il est à remarquer qu'aucune rue des grandes villes de France ne porte le nom d'un de ces héros. Parlez-moi des peintres à longs cheveux, des écrivains, des journalistes, des gros commerçants ou industriels, voire des acteurs en renom qui tous se sont fait de belles rentes en exploitant leur spécialité ; leurs noms passeront à la postérité comme s'ils avaient mérité d'être immortels. Je vois déjà le haussement d'épaules de certains que ces phrases pourront choquer. Mais je ne dois pas être seul à penser ainsi. Tous ceux qui ont pu voir nos officiers et leurs soldats se dévouer et mourir quand il le faut, si simplement, sans espoir que leurs noms soient connus dans le pays même pour lequel ils tombent, ceux-là pensent certainement comme moi. Quant aux vivants, ils se contentent d'un sentiment de fierté, celui que procure le devoir accompli, et c'est une satisfaction que personne ne peut leur ravir. Voilà leur vraie récompense. Cela n'empêchera pas quelques hâbleurs de carrière de continuer à qualifier nos chefs de « traîneurs de sabres », et leurs soldats de « mercenaires » ou de « soudards ». A ceux-là, si jamais ce livre tombe entre leurs mains, je ne conseille pas de le lire jusqu'au bout. Et je leur dis : fermez-le à cette page même pour ne plus le rouvrir ; car je n'ai pas fini de citer des noms, des morts, des actions d'éclat et des dévouements héroïques. Jetez-le ou déchirez-le. Et vous aussi, soldats, en petit nombre je l'espère, qui vivez dans ce courant d'idées, vous pour qui tout se résume en ce mot « la classe », vous qui qualifiez le service militaire du nom d'esclavage, vous enfin qui dénigrez votre camarade parce qu'il obéit à ses chefs, arrêtez également votre lecture à cette page, car quand vous m'aurez lu jusqu'à la fin, avec vos idées d'émancipation à outrance, vous ne comprendrez pas nos idées de devoir, de résignation et de sacrifice et vous estimerez qu’il vaut mieux lire les histoires du colonel Itonchonnot ou les contes de la chambrée.

Le colonel retourna à Porto-Novo après avoir pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité du pays en créant des postes militaires. Un grand nombre d’hommes l’y suivit ; d’autres rentrèrent à Cotonou. Behanzin, d’après les renseignements, se réfugiait chez les Mahis, les mêmes qu’il maltraitait naguère. Il essayait, avec les débris de son armée, de reconstituer de nouvelles troupes. Entre temps, un de nos détachements entrait à Ouidah, sans coup férir. On occupa de même Allada et plusieurs autres postes. Une quatrième compagnie haoussa fut recrutée sur place.

Bientôt on se vit obligé de rapatrier un assez grand nombre d’hommes gravement atteints de maladies provenant des privations, des fatigues et du climat. Beaucoup moururent pendant la traversée. Peu de temps après, deux compagnies franches, de cent dix hommes chacune, furent chargées de parcourir le pays pour détruire les bandes de rôdeurs et rassurer les populations. Les premières affaires réglées, le colonel dut s’occuper de certains commerçants allemands (maisons Wohlber et Brohm), qui avaient vendu à plusieurs reprises des armes à tir rapide, des munitions et même de l’artillerie au roi du Dahomey. Leurs maisons furent fermées, et leurs agents, Richter et Buss, expulsés du pays. La même mesure fut appliquée à Ouidah, à d’autres maisons de nationalité allemande et anglaise, et pour le même motif. On savait aussi que des métis européens, entre autres les nommés Candido-Rodriguez, Cyrille et Georges de Souza, qui habitaient Ouidah avant la campagne, suivaient Behanzin dans sa fuite. En effet, après la reddition du roi, nous avons capturé quelques-uns de ces chenapans, que le colonel a envoyés méditer pendant quelques années au Gabon.

Enfin le wharf de Cotonou fut ouvert au commerce. Sans ce wharf, construit par les ingénieurs Daydé et Pillet de Paris, le débarquement des troupes au Dahomey eût offert des difficultés insurmontables.

Me voilà pour l’instant à Porto-Novo, où j’occupe mes journées à contempler la couleur du sol, formé d’une argile rouge et compacte. C’est la terre qui, dans ce pays où le calcaire n’existe pas, sert aux indigènes à construire les maisons et les murs de clôture. Je fis la connaissance d’un Dahoméen catholique parlant assez bien le français, et élevé par les missionnaires français de Porto-Novo. Mon homme est interprète à l’église et s’appelle Antoine. C’est un beau parleur, mais je ne m’y trompe pas. Il aime les Français avec les lèvres et non avec le cœur, qui est resté dahoméen. Je m’en suis rendu compte à plusieurs reprises ; mais j’ai dû feindre la confiance, car Antoine était à même de me renseigner sur beaucoup de choses concernant la colonie, et il en savait long. Au demeurant, ma manœuvre réussit et je n’ai pas été, je le crois, le plus roulé des deux.

Antoine avait ses entrées libres dans certains endroits de Porto-Novo, fermés aux soldats. C’est ainsi qu’il m’a conduit souvent au palais royal de Toffa, où se trouvent les prisons dans lesquelles le roi enfermait ceux de ces sujets qu’il regardait comme dangereux. Les gardiens qui, comme salaire, reçoivent du Grand Roi (c’est ainsi qu’ils l’appellent) la nourriture et un pagne pour couvrir leur nudité, nous montrèrent, sur un simple mot d’Antoine, des choses et des êtres tout à fait étranges. Profitant de l’absence de Toffa qui était allé chez ses femmes (le gaillard en avait cinq cents, paraît-il), un de ces gardiens nous fit visiter en détail tous les appartements. Le palais du roi avait un aspect extérieur plutôt lamentable. Mais il n’en était pas de même de l’intérieur. Mille bizarres sculptures, enjolivées de peintures chatoyantes, amusaient l’œil du spectateur. Dans une pièce, des caisses de champagne, une cinquantaine au moins, reposaient en paix. — Si le roi était là, me disait Antoine, il viderait certainement une bouteille en notre honneur. — Ensuite, nous allâmes voir les prisonniers. Il y en avait une dizaine. Tous avaient au cou des anneaux de fer fixés à des chaînes rivées au mur, de sorte que les pauvres diables, étant assis par terre, avaient la tête portant contre le mur. En sortant de la prison, nous rencontrâmes le roi qui allait monter dans ses appartements. Antoine se prosterna jusqu’à terre. Le roi lui adressa quelques paroles en lui tapant sur l’épaule, et en me regardant furtivement. Moi, je le fixais avec assurance. Il portait sur la tête un chapeau de général anglais qui lui allait comme une calebasse sur la tête d’un chat. — Comment le trouves-tu ? me demanda Antoine. — Il a un chic galurin. Un point, c’est tout, répondis-je. — Ensuite nous allâmes voir la cour où se trouvaient les femmes du roi, des négresses nues jusqu’à la ceinture, dont les seins... de grands pendards, se balançaient au rythme de leur pas. Quelques-unes, pourtant, faisaient exception et leur vue réjouissait l’œil. Les pieds nus, la tête couverte d’un tissu multicolore, avec d’énormes boucles d’oreilles, elles marchaient avec nonchalance. Le bas du corps était couvert d’un pagne en soie. Plusieurs portaient des bracelets aux chevilles. Elles jouaient et riaient aux éclats. A notre apparition, tous les yeux se tournèrent vers nous. Le gardien qui nous accompagnait nous fit signe de ne pas avancer, et nous restâmes quelques minutes immobiles. Je ne me lassais pas de regarder ce spectacle singulier, mais Antoine me dit qu’il fallait s’y arracher, sous peine de désagréments qui nous en feraient passer l’envie.

Quand nous quittâmes le palais, nous rencontrâmes encore Toffa qui sortait, dans un hamac dont le baldaquin était couvert de velours frangé d’or. Le hamac était porté par huit hommes. Un piqueur... à pied marchait en avant. Tout le monde sur le passage du roi se jetait la face contre terre. Enfin je quittai Antoine pour me rendre au dépôt ; c’est ainsi qu’on appelait les baraquements de la Légion.

Oh ! ce dépôt de la Légion à Porto-Novo ! Quels tristes spectacles s’y offraient journellement à mes yeuxt A quelles souffrances humaines n’ai-je pas assisté ! Tantôt, c’était un camarade qui, le matin encore, chantait gaiement, et qu’on emportait le soir sur un brancard à l’hôpital où il succombait dans la nuit. Puis, c’était un autre qui subitement se mettait à divaguer, dans un accès de fièvre chaude, et se débattait entre les bras de ses camarades qui cherchaient à le maintenir sur son lit et à le calmer. D’autres encore, avec des têtes de squelettes, les yeux mi-fermés, voulaient sortir pour respirer l’air, et tombaient devant la porte. Il fallait vite aller chercher le médecin qui ordonnait d’urgence le transport à l’hôpital. Tout cela était la suite de la campagne, des fatigues, des privations et du terrible climat de ces contrées.

A Porto-Novo, je fis la connaissance d’un Anglais nommé Smith, ancien sous-officier dans l’armée des Indes. Il semblait assez bien renseigné sur le Dahomey, sur les mœurs des habitants et les productions du sol. Je me suis dit : « Puisque le colonel ne l’a pas expulsé, c’est qu’il ne met pas le nez dans nos affaires ; du reste je verrai bien. » Nous sommes devenus une paire d’amis, mais nous étions séparés par nos idées et par nos goûts. Il semblait rarement saisir les impressions que je lui confiais. Il riait, ne jugeant pas qu’il dût appliquer son esprit à les comprendre. Aussi m’habituai-je à ne causer avec lui que de banalités.

Un jour cependant, étant invité à dîner chez lui, j’y rencontrai un autre Anglais de ses amis. Tous les deux étaient assis à table, chacun avec sa négresse sur les genoux — car tout Européen célibataire était en puissance de négresse au Dahomey. On vint à parler d’expéditions coloniales. L’ami disait que les Anglais ne donnent pas de médailles à leurs soldats, mais qu’ils les paient bien et s’occupent d’eux et de leurs familles. Je répliquai que j’avais eu l’occasion de voir des soldats coloniaux de l’armée anglaise et que la plupart étaient couverts de médailles. J’ajoutai, en m’adressant à tous les deux, qu’il n’appartenait pas à un étranger, vivant sur le sol récemment consacré français par le courage, la bravoure et le sang de ses soldats, de critiquer notre façon de faire. À cette remarque, Smith approuva, blâma son ami et ordonna à son boy d’apporter une bouteille de champagne. — Eh bien, dit Smith en emplissant les verres, y compris ceux des négresses, nous allons boire à la santé du corps expéditionnaire français, au Dahomey, à celle de son chef et à la prospérité de la nouvelle colonie. — Oui, dis-je. Je choquerai volontiers mon verre contre le vôtre, monsieur Smith, mais pas contre celui de votre ami. — Pourquoi ? demanda Smith. — Parce que... parce que votre ami n’est qu’un jeune imbécile. — Je m’attendais à une petite scène. Deux sourires muets me répondirent. — Trinquons, reprit Smith, mon ami, comme d’autres, ne croit pas un mot de ses tirades. Il est contre les armées, contre la guerre ; il dit que les progrès de l’art militaire coûtent cher, etc. Tout cela n’empêche pas qu’un peuple est en péril dès qu’il cesse de se tenir prêt à recourir aux armes. — Comme ce sujet de conversation pouvait nous mener loin et qu’il se faisait tard, je rentrai au dépôt, juste à temps pour porter un camarade à l’hôpital.

Quelque temps après, je partis pour Cotonou par une chaloupe de l’Ouémé. Cotonou, point de débarquement des Européens, est bâti sur le sable ; la population indigène y est peu nombreuse.

J’allai d’abord visiter quelques camarades à l’hôpital. Cet hôpital consistait en baraquements de carton-pâte, démontables, dans l’intérieur desquels la chaleur était absolument insupportable. La toiture, en carton également, était protégée par du zinc, ce qui élevait encore la température. Que de souffrances, que de cris, que de pleurs, j’y ai vus et entendus ! C’est inimaginable ! Je me souviens encore d’un camarade nommé Berger qui, en débarquant en même temps que moi au Dahomey, disait qu’il trouvait le climat bon et qu’il se proposait de rester dans le pays, une fois son service militaire terminé. Pauvre Berger ! Il y est bien resté, mais au cimetière, mort de la fièvre hématurique. Les médecins, dans cet hôpital comme dans celui de Porto-Novo, étaient absolument sur les dents ; ils montraient pour les malades un dévouement sans bornes.

Le nombre de nos médecins militaires que j’ai vus succomber à la tâche dans mes différentes colonies est assez grand. Souvent, dans ces maladies des pays tropicaux, ils ne peuvent rien contre la mort qui vous guette. Ils essaient d’adoucir les souffrances, tout en souffrant eux-mêmes ; car beaucoup d’entre eux sont des hommes de cœur, surtout ceux qui ont vécu de la même vie que les soldats, dans les campagnes coloniales. J’ai entendu ces paroles de l’un d’eux qui prononçait quelques mots d’adieu sur la tombe encore ouverte d’un infirmier. « La souffrance est le premier lien social. Les hommes se réunissent moins pour partager leurs joies que pour adoucir leurs peines. »

La vie à Cotonou n’était pas chère. Pour quelques sous, on achetait un poulet. Dans l’intérieur du pays, les indigènes, au marché, ne voulaient pas accepter notre monnaie, car la monnaie dahoméenne avant la guerre consistait en petits coquillages ramassés sur la côte. Cette monnaie servait à acheter des articles sans grande valeur. Les marchandises de quelque importance s’échangeaient entre indigènes. Ce commerce d’échange est très répandu dans toute l’Afrique Occidentale ; aussi, les Européens employés aux factoreries font-ils des affaires d’or. Le nègre apporte à la factorerie le produit du sol, huile et amandes de palme, et il reçoit en échange un tissu de la qualité la plus inférieure ou un alcool qui n’atteint jamais 40 degrés. Le blanc se frotte les mains tandis que le noir se frotte la tête — il le dit du moins — avec le soi-disant alcool ; mais je crains fort que bientôt, à l’exemple des blancs, la friction ne lui suffise pas.

L’exportation du Dahomey en Europe porte principalement sur les produits suivants : huile de palme, dont le prix de revient est, y compris le fret, de 372 francs la tonne ; amandes de palme, 178 francs la tonne ; caoutchouc, de 3 à 4 francs le kilogramme ; maïs (deux récoltes par an), 60 francs la tonne, fret compris. Le pays produit encore des noix de coco, du coprah et des arachides.

Les importations comprennent : l’alcool, venant de Hambourg, de la Russie et du Portugal ; le tabac en feuilles, d’Amérique ; des fusils à pierre, de Belgique et d’Angleterre ; la poudre de traite, de France et d’Allemagne ; du sel gemme, d’Allemagne ; du sel marin, de France ; des tissus, de France et d’Angleterre.

On trouve au Dahomey de beaux bois de construction : le rocco, bois d’ébénisterie ; le ronier, bois de pilotis très remarquable ; le bois de fer, qu’on pourrait utiliser pour le pavage en bois. La plus grande richesse du pays est le palmier qui forme de véritables forêts. On y cultive également le manioc, sorte de pomme de terre douce, qui ne sert que pour alimenter les indigènes. La terre des régions de PortoNovo, Ouidah, Agoué et Grand-Popo serait propre à la culture du café, du cacao, etc.. La culture du coton est également assez répandue.

Au point de vue climatérique, le bas Dahomey est très chaud et humide pendant la saison des vents qui est aussi l’époque des fortes pluies. Les vents appelés Harmattan apportent trop souvent avec eux des sauterelles et un sable extrêmement divisé qui couvre le ciel d’une nébuleuse blanchâtre voilant en partie l’éclat du soleil. Les maladies les plus fréquentes sont l’embarras gastrique, les affections du foie et de la rate, la fièvre bilieuse hématurique, le paludisme, l’anémie. Le tétanos (tension convulsive et douloureuse des muscles) se rencontre également ; il atteint principalement les indigènes, mais plusieurs Européens ont succombé aussi à cette maladie qui ne pardonne pas.

C'est pendant ce séjour à Cotonou que j'ai failli, à côté du wharf, servir de pâture aux requins. Ce coin de l'Océan est rempli de ces animaux voraces. Et j'y ai assisté plusieurs fois à des morts d'hommes sans que personne ait pu tenter un sauvetage, car la mer y est constamment agitée et forme des barres terribles. Les indigènes chargés d'embarquer les tonneaux contenant l'huile de palme sur les navires (qui ne peuvent approcher qu'à 3 000 mètres au moins de la côte), les transportent sur des jonques jusqu'au bateau. Ils sont obligés de traverser ces barres dangereuses. A une centaine de mètres, devant chacune d'elles, ils s'arrêtent pour laisser passer la lame. C'est pour eux l'instant le plus dangereux — et pour le spectateur un moment d'anxiété — car il arrive assez souvent que la lame soulève la jonque verticalement et la secoue violemment dans tous les sens. Les hommes qui s'y trouvent sont pris de vertige et tombent à la mer. Mais au contact de l'eau, ils reprennent connaissance ; étant excellents nageurs, ils se dirigent vers la terre tout en se débattant contre la violence des vagues. C'est alors que survient le requin qui les guette et qui ne lâche jamais sa proie ; on le voit sauter de la mer, en exécutant une double culbute, parfois à une hauteur de 3 à 4 mètres, pour fondre directement sur sa victime qu'il entraîne au fond de l'eau. Malgré tous les salamalecs du chef fétichiste qui, sur la grève, ayant en main une queue de cheval qu'il agite dans la direction des requins, cherche à éloigner ceux-ci à force de prières, de génuflexions et de cris, les nègres sont enlevés un à un par ces redoutables animaux sans que personne puisse tenter de leur porter secours.

Un jour donc, j'accompagnais en barque un lieutenant qui se rendait jusqu'au bout du wharf, endroit où l'on embarque pour se rendre à bord des paquebots. Nous touchions presque le but. Soudain, une lame, après nous avoir inondés, fait chavirer l'embarcation. Le lieutenant, moi et les deux rameurs cherchions à atteindre à la nage un des pilots de fer sur lesquels repose l'appontement. Les rameurs, plus expérimentés, parvinrent jusqu'au pilot où se trouve une échelle conduisant sur la plate-forme. Le lieutenant et moi, nous nous cramponnions chacun à un autre pilot, les jambes dans l'eau, et nous démenant pour nous hisser jusqu'à la plate-forme sans y réussir. Nos mains glissaient et nous retombions. Les rameurs jetèrent d'abord une corde au lieutenant pour le remonter. Ensuite, ce devait être mon tour. Pendant ce temps, je faisais des efforts désespérés pour me maintenir ; je cherchais surtout à sortir mes jambes de l'eau, car les rameurs qui tiraient le lieutenant par la corde criaient et gesticulaient. Ils avaient vu un requin plonger à une très faible distance de mon pilot ; de mon côté, je perdais mes forces, sinon ma présence d'esprit. Enfin, on me jeta à mon tour la corde libératrice. Je me l'attachai autour du corps avec une main, et restai de l'autre cramponné au pilot ; si je l'avais lâché, je tombais à la mer, où le requin m'aurait souhaité une bienvenue de sa façon. Le lieutenant et les deux rameurs finirent par tirer la corde et me mettre hors de danger. Le lieutenant donna aux rameurs un pourboire bien mérité.

Quelques jours après, j'assistai à un autre genre d'horreur. C'était au bord d'une lagune remplie de caïmans. Un quartier-maître chargé des signaux à terre lavait son linge sur la rive, les jambes dans l'eau. Survint un caïman, et voilà le malheureux sans jambes. Le pauvre marin ne poussa qu'un cri. On accourut et on le retira de l'eau. Ce fut un spectacle horrible. Des lambeaux de chair pendaient, presque complètement détachés des cuisses ; pieds et jambes avaient disparu. On mit l'infortuné sur un brancard pour le porter à l'hôpital, mais il mourut en route.

Ouidah était le centre des intrigues dahoméennes ; c'est pour cette raison probablement que le colonel y établit son quartier général, afin de dépister les complots et d'organiser un service de renseignements qui le mît au courant des faits et gestes de Behanzin. On savait que celui-ci était à Atcheribé chez les Mahis, et qu'il avait écrit à notre ministre de la marine. Il prenait les plus grandes précautions pour se protéger, non seulement contre nous, mais encore contre les tentatives d'empoisonnement des gens qui l'entouraient ; l'amazone qui préparait ses aliments était tenue de déguster en sa présence tous les mets avant qu'il se décidât à y toucher. Il n'avait plus avec lui que deux cents guerriers bien armés et la variole faisait de grands ravages parmi le peuple mahis.

Le colonel prit ses dispositions pour couper à Behanzin toute communication avec Abomey et Porto-Novo. D'autre part, toutes les populations occupant la région d'Ouémé à Abomey et de Ouidah s'étaient ralliées à nous trop franchement pour qu'il pût trouver un appui efficace au milieu d'elles. Cette soumission de groupements importants s'était effectuée très vite, grâce au bon sens du colonel et à la justice bienveillante qu'il savait rendre à tous. Par caractère, il n'employait jamais la diplomatie qui complique tout, et qui, souvent, occasionne des ennuis inextricables. Il allait droit au but et obtenait de magnifiques et rapides résultats par sa décision, sa loyauté et son expérience.

En même temps, le colonel s'occupait de la division du pays en cercles. Il nommait des chefs de canton et de village, des chefs de territoire et de cercle. Le colonel Lambinet, de l'infanterie de marine, était chargé des négociations avec les messagers que Behanzin ne cessait d'envoyer. A part quelques escarmouches avec des groupes de rôdeurs — dont une assez grave où le commandant Maugin fut mortellement blessé — le pays était tranquille. Ces rôdeurs, qui formaient de véritables bandes bien armées, détroussaient les passants. Il n'était donc pas encore possible de circuler sans une forte escorte, mais il était visible que tout le monde désirait la paix. On savait également que Behanzin avait envoyé des messagers en Angleterre et en Allemagne où on les avait lestement éconduits.

Le colonel rentra en France pour quelques mois. Le colonel Lambinet, atteint d'une grave maladie, fut aussi rapatrié. Le colonel Dumas, de l'infanterie de marine, arrivant de France, prit l'intérim du commandement supérieur. Il rompit les négociations avec les messagers de Behanzin et prévint celui-ci qu'il exigeait une soumission sans condition ; mais il l'assura cependant que le gouvernement userait envers lui de toute la générosité due à un adversaire qui s'est montré brave. Behanzin refusa.

Quelque temps après, ma compagnie fut désignée pour occuper Godomey, poste nouvellement créé. Nous eûmes une marche très pénible pour nous y rendre, par un chemin dans le sable où les mulets de notre convoi tombaient souvent avec leurs chargements ; il fallait à chaque fois décharger et recharger, ce que les mulets n'acceptaient pas volontiers ; enfin, tout le parcours se fit sous une chaleur accablante et sans arrêt. Néanmoins, personne ne resta en arrière.

Le lendemain de notre arrivée à Godomey, il fallut immédiatement se mettre au travail et construire des cases pour nous et nos officiers. Les uns allaient couper du bois dans la forêt, d'autres ramassaient de la mousse. D'autres encore fabriquaient du mortier avec de la terre et de la paille hachée. Tout le monde y alla de bon cœur, et, en quelques jours, les cases sortirent de terre. On procéda ensuite au nettoyage du village afin d'éviter une épidémie. Après quoi, nous fîmes des reconnaissances dans tous les sens. Partout les populations nous accueillaient avec confiance, les chefs de village venaient au-devant de nous, accompagnés des habitants, hommes, femmes et enfants, dans un costume plus que léger, consistant généralement en un simple pagne. Quelques-uns jugeaient sans doute cette pièce d'étoffe superflue, car ils n'avaient, pour tout vêtement, qu'un morceau de toile dissimulant ce que cachent les hommes civilisés quand ils prennent un bain en présence de leurs semblables. Des garçons et des filles de dix à quinze ans ne prenaient même pas cette précaution et s'ébattaient devant nous en tenue de conseil de revision. Le capitaine distribuait aux enfants des centimes tout neufs qui brillaient comme l'or et que quelques-uns d'entre eux essayaient de casser avec les dents. Les chefs protestaient de leur dévouement pour le grand roi des blancs (c'est l'interprète qui le disait, il fallait le croire sur parole).

Dans une de nos reconnaissances, des femmes fétichistes vinrent à notre rencontre. Elles exécutaient des danses, pendant que les hommes battaient des mains, et criaient, je dirais comme des sauvages, si je n'étais pas au Dahomey. Ensuite elles levaient la tête vers le ciel, murmurant probablement des prières. Puis elles s'approchèrent de nous, et firent une quête en règle, tout comme nos chanteuses de café-concert.

Dans une autre reconnaissance, nous assistâmes à des danses de guerre réglées comme des ballets et qu'accompagnent des torsions du corps dans tous les sens, et des chants guerriers. Quelques-uns des exécutants lancent des poignards en l'air, tout en dansant, et les rattrapent par le manche, avec une habileté extraordinaire. Des négresses, spectatrices, chantent, crient et s'accompagnent elles-mêmes en battant des mains. Un vieillard, dont le très grand âge se lisait sur ses traits fatigués, ridés et flétris, exhortait les jongleurs par ses cris. J'ai assisté, plus tard, à Cotonou, à une danse de guerre où des hommes qui jonglaient avec des poignards étaient enfermés dans des sacs jusqu'au ventre.

En dehors des reconnaissances, je m’ennuyais mortellement dans ce poste de Godomey. On se couchait à la tombée de la nuit. Nos cases étaient éclairées par de petites lampes à huile que nous fabriquions avec des boîtes en fer-blanc. Un bout de chiffon quelconque, imbibé d’huile de palme, formait la mèche. J’ai passé plus d’une fois des nuits blanches, en me roulant sur les planches du lit de camp ; les moustiques, qui pullulaient, se chargeaient de nous tenir en éveil, soit par des piqûres douloureuses, soit par leur bruissement étourdissant. Le poste n’était pas encore pourvu de moustiquaires ni de matelas. Le matin on se levait avec le jour. C’était la solitude… cette solitude que le soldat colonial connaît trop souvent et qui le met parfois à une dure épreuve. Un jour, ne sachant que faire, j’allai jusqu’à la forêt, qui se trouve à deux kilomètres environ du poste. Auprès de cette forêt, s’étend un lac assez vaste que les piétons se rendant à Abomey-Calavi sont obligés de traverser sur des pirogues.

Les femmes y venaient aussi avec leurs cruches ou calebasses sur la tête, portant leurs enfants sur le dos. Je m’apprêtais à détacher une pirogue pour me promener sur l’eau, quand survint une jeune négresse que j’avais déjà vue plusieurs fois. C’était la femme d’un employé de factorerie à Godomey, M. X…, que je connaissais un peu. Elle savait quelques mots d’anglais et me demanda si je voulais la prendre dans ma pirogue, ajoutant qu’elle savait ramer. J’acceptai. Elle m’engagea à prendre la droite, disant que l’endroit était joli ; mais il était difficile d’avancer, à cause des herbes. — Arrêtons-nous, dit-elle. — Puis tout d’un coup, je sens ses lèvres sur les miennes et ses bras à mon cou. J’ai compris. — Non, dis-je, tu es la femme d’un blanc, c’est très mal de ta part. Je ne lui dirai rien, mais ne recommence pas ; s’il le savait, je ne répondrais de rien. Il te tuerait. — Elle se mit à pleurer, sans mot dire, m’aidant à ramer jusqu’à l’endroit où je pouvais la débarquer et me suppliant de ne rien dire à son maître. Je continuai ma promenade en pensant que la faute devait plutôt être attribuée à cet Européen qui, probablement, s'efforçait de lui inculquer quelques principes de civilisation.

Des nouvelles de Cotonou nous annoncèrent que le général Dodds était de retour. Cette fois. on ne disait plus le « colonel », car il portait ses insignes de général. De plus, pendant son court séjour en France, il avait été nommé grand-officier de la Légion d'honneur. Le roi Toffa vint à Cotonou pour le recevoir. Mais le général ne lui adressa la parole qu'en dernier lieu, après s'être entretenu avec tous les chefs de service. Sa première visite fut pour l'hôpital et les baraquements des hommes. Enfin, à notre tour, le général vint nous visiter à Godomey. Il nous apporta des paroles pleines de bienveillance. Il dit ainsi au capitaine Poivre que nous avions mauvaise mine, qu'il nous faudrait manger du poulet et boire du quinquina. Puis, s'adressant aux hommes : « Bientôt, nous allons faire une petite promenade du côté des Mahis et voir si Behanzin est toujours de ce monde. » De nombreux chefs de villages vinrent présenter leurs respects au général et lui apporter des cadeaux qu'il n'accepta pas.

Peu de temps après, nous quittâmes Godomey pour Cotonou. De là, nous allâmes à Porto-Novo, où il fallut attendre quelques jours. J'y fis la connaissance d'un Allemand, employé principal d'une factorerie de son pays. Il offrit gracieusement pendant quelques jours une partie de sa maison à deux de nos officiers et me pria de prévenir le commandant que, s'il le désirait, il mettrait des jonques et des coolies à sa disposition. Il m'invita à sa table, et me montra sa comptabilité qu'il tenait en allemand et en anglais. Entre temps, il me noya presque dans la bière de Munich dont il buvait pour son compte une vingtaine de bouteilles par jour. Il m'appelait son ami ; mais subitement je perdis ma confiance en lui, car tout en buvant une bouteille de bière, il me confia qu’avant notre arrivée au Dahomey, les Français lui avaient confisqué un fusil de provenance allemande. Je me dis alors que si l’on avait jugé nécessaire de lui confisquer une arme, il devait être suspect, et je communiquai cette impression à mon lieutenant. En outre, dans chacune de nos conversations, je cherchais à lui tirer les vers du nez ; mais il me répondait chaque fois qu’il ne se mêlait pas de politique, sans réussir cependant à me convaincre.

Sur ces entrefaites, il me fallut quitter Porto-Novo, car la colonne qui devait aller à la recherche de Behanzin était définitivement formée. Elle comprenait de l’infanterie de marine, des légionnaires, le bataillon d’Afrique, des Haoussas, des Sénégalais, et enfin de l’artillerie. Nous embarquâmes sur des jonques remorquées par des chaloupes à destination de Dogba où le général devait venir nous rejoindre avec son état-major, pour y établir son quartier général provisoire. Chose qui paraîtrait singulière en Europe, les femmes des soldats sénégalais avec leurs enfants et tout leur barda accompagnaient leurs maris en campagne, pas pour combattre comme eux, mais pour leur éviter des fatigues, leur préparer la nourriture, laver le linge, les soigner en cas de blessure ou de maladie. Elles marchaient groupées en arrière de la colonne, chargées parfois d’une partie du paquetage ou du campement de leurs maris. Plusieurs portaient des enfants à dos. Quant aux femmes des soldats haoussas qui, moins favorisées, n’avaient pas obtenu la même autorisation, elles nous ont offert au moment où l’on nous embarquait, un spectacle qui me toucha profondément. Au dernier moment, quand les jonques avaient déjà commencé à démarrer, il fallut l’intervention de la milice pour les séparer de leurs maris. Elles versaient des larmes en abondance et par-dessus les jonques tendaient les enfants à leurs pères pour qu’ils les embrassent, une dernière fois peut-être. Plusieurs se sont jetées à l’eau avec leurs enfants lorsque les jonques se sont mises en mouvement et durent être repêchées par les matelots.

Quant à notre ami Behanzin, on savait, par des indigènes à nous dévoués, qu’il était assez mal reçu par les Mahis qu’il avait autrefois pillés, et qu’il cherchait à se réfugier à Lagos chez les Anglais. Mais le général, homme perspicace comme on va en juger, se chargea de déjouer ses projets.

A Dogba, nous dûmes stationner quelques jours ; c’était le centre de ravitaillement pour la colonne et on devait y envoyer les blessés et les malades. Tout était mathématiquement et admirablement organisé. Une masse de coolies porteurs était recrutée à cet effet. Le général avait l’œil à tout. J’ai su plus tard, par des personnes qui l’ont approché tous les jours, que ce chef décidait tout lui-même et n’empruntait les idées de personne. Toute l’organisation de la campagne est sortie de son cerveau. Il parlait peu, mais avait l’art de se faire comprendre de tous. Il s’attachait à ne rien compliquer ; tout était réduit à la dernière simplicité et tout le monde se trouvait en état d’exécuter ses ordres, par l’habitude de l’initiative et sans avoir recours aux règlements. Tout ce qui n’était pas absolument utile était systématiquement écarté. Je me rappelle qu’un jour, pendant la colonne, je fus envoyé auprès de lui avec plusieurs camarades pour monter sa tente. Il se fâcha presque, en nous disant : « Allez donc monter la vôtre et couchez-vous. J’ai des coolies pour cela. »

Aucun officier n’était monté dans cette colonne. Les chevaux amenés de France et d’Algérie étaient presque tous morts. Un cheval appartenant au lieutenant-colonel Mauduit était devenu aveugle. Il fallut l’abattre

La plupart des mulets venant d’Algérie ont eu le même sort. Ces pauvres bêtes, qui valaient de 600 à 1000 francs chaque en Algérie, nous ont assez souvent — à défaut de mieux — ravitaillés en viande fraîche

Les officiers firent donc les routes à pied pendant toute la durée de la colonne. Le général était porté dans un hamac, mais il marchait le plus souvent comme tout le monde. On traversait très souvent des rivières ou des marais avec de l'eau, parfois, jusqu'aux épaules.

Enfin nous quittâmes Dogba, toujours sur des jonques, mais cette fois sans être remorqués. Des nègres servaient de machine à vapeur et poussaient les jonques avec de longues perches en accompagnant chaque poussée d'un cri. Plusieurs fois il nous arriva de rester en panne, faute d'eau. Il fallait alors descendre et pousser les jonques à bras ; c'est ainsi que nous parvînmes à Agony où le colonel Dumas avait établi le camp.

La colonne était composée de quatre groupes. Je n'ai jamais su où se trouvait le premier. Le deuxième, dont je faisais partie, après avoir franchi le Zou, devait se diriger sur Paouignan, capitale des Dassas. Le troisième devait aller s'établir sur le Zou à Allahé, et le quatrième en avant d'Abomey. Tandis que deux compagnies devaient se rendre à Toune sur le haut Mauno pour former un croissant au centre duquel se trouvait Atchéribé, le général se porta à Oumbégamé dans la direction du camp de Behanzin ; il y arriva le 7 novembre 1893, mais le trouva évacué.

Behanzin semblait vouloir gagner le pays des Dassas par Savalou. Les débris de son armée l'abandonnaient. Ses ministres les plus dévoués, tels que Ymavo et Yemové, ainsi qu'un grand nombre de princes de sa famille, étaient venus se rendre à la merci du général. Son artillerie, composée de trois canons Krupp et d'une mitrailleuse de provenance française, tombait entre nos mains. On organisa une colonne volante afin de serrer Behanzin de près et de s'attacher à ses pas. Mais il se dérobait avec une très grande habileté. On savait que les Dassas lui refusaient l'hospitalité. Ce fut alors, de notre part, une véritable chasse à l'homme

dans la vaste brousse, au milieu de laquelle nous trouvâmes un véritable bazar d’articles variés : pièces de soie, de laine, et autres tissus de valeur. Il est à remarquer que dans cette poursuite où tous les soirs nous étions exténués de fatigue, le général ne s’est jamais trompé dans ses prévisions. Aussi, Behanzin, poussé successivement vers le sud, vers l’ouest, empêché d’aller vers le nord pour rallier son armée, traqué par nous jour et nuit, arriva enfin près de Végo où il fut pris. On l’amena à Goho et de là à Cotonou.

Dans mon groupe, se trouvaient deux caporaux, anciens officiers français démissionnaires, de D... et de B... Ce dernier était mon caporal d’escouade ; bel homme, de haute taille, mais ancien officier de cavalerie et âgé d’une quarantaine d’années, il était habitué probablement au bien-être, et peu apte à supporter les longues marches et les fatigues. De B... était, du reste, un homme charmant et faisait tout son possible pour être agréable à son escouade. Malgré son titre, il n’avait aucune morgue et nous aidait dans toutes les corvées. Au bivouac, il cherchait à nous distraire par ses causeries spirituelles.

Onze jours avant la capture de Behanzin, le général Dodds avait nommé comme roi du Dahomey le prince Gonthi, frère de Behanzin, sous le nom d’Ago-li-Agbo. Il fut solennellement présenté au peuple par les princes, sur la place du Palais Simbodji, à Abomey. En même temps, le drapeau français était arboré, salué par vingt et un coups de canon et on déclarait que le Dahomey était placé sous la protection de la France.

Ainsi se terminait cette belle et dure campagne, grâce à la sage méthode de cet homme éminent et de grand cœur qu’est le général Dodds. Il est probable que, dans vingt ans, le nom de ce chef, qui a donné une nouvelle colonie à son pays, sera tombé dans l’oubli. Selon la loi connue, tout l’honneur reviendra à ses successeurs, et comme le monde s’en tient toujours aux apparences, on admirera plus tard tel ou tel qui écrira un beau livre sur ce pays, en y joignant son portrait. C'est ce qui arrive dans toutes nos colonies, où le régime militaire est qualifié de : mal nécessaire au début. Aussi, comme j'ai eu le chagrin de le constater souvent, dès que le danger est passé, officiers et soldats sont considérés comme quantités négligeables, excepté quand on a besoin d'eux. Alors, on daigne de nouveau leur faire bonne mine.

Behanzin fut dirigé sous bonne escorte sur Cotonou. Nous reprîmes la route de Dogba, et un grand nombre de malades, dont plusieurs n'ont pas atteint Cotonou, furent dirigés sur l'ambulance de Dogba, puis de là sur Porto-Novo et Cotonou. Notre chef, le capitaine Vernier, nous traita, tout le long de la route, avec un soin paternel et presque jaloux. Il marchait en tête de la compagnie et empêchait d'allonger le pas. Plusieurs fois, quelques hommes qui voulaient faire les malins, criaient : « Plus vite ! » Mais le capitaine nous demandait d'avoir confiance en son expérience, ajoutant en riant : « J'ai roulé ma bosse comme sous-officier pendant toute la campagne de 1870, et je crois m'y connaître en matière de marche. » En effet, nous arrivâmes à Dogba sans aucun traînard.

A l'ambulance de Dogba, un pénible spectacle s'offrit à mes yeux. Des malades, tous provenant de la colonne, et dont plusieurs ressemblaient à des spectres, étaient couchés sur des brancards. Les uns se tordaient ; les autres criaient ; d'autres encore divaguaient dans leurs accès de fièvre. Quelle tristesse de trouver en cet état ces nobles victimes du devoir ! Hélas ! je devais en voir bien d'autres dans ma carrière de soldat colonial. Je me suis rappelé ces vers d'Alfred de Musset :

L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.

A Dogba, nous embarquâmes sur des chalands remorqués par des canonnières à destination de PortoNovo et de Cotonou. Behanzin était arrivé avant nous dans cette dernière ville. Il était accompagné de trois de ses anciens ministres, de son fils, un gentil garçonnet de huit à dix ans, d'une dizaine de femmes et de trois mulâtres, Lino, Georges et Cyrille de Souza, qui avaient servi auprès du roi comme conseillers et comme artilleurs Les ministres et les trois mulâtres furent dirigés sur Ouidah où une canonnière les embarqua pour le Gabon. Behanzin demeura quelques jours à Cotonou, attendant son embarquement pour Dakar. De là il devait être dirigé sur la Martinique.

Pendant son séjour à Cotonou, Behanzin, à part la surveillance étroite dont il était l'objet, fut royalement traité. Le général avait détaché auprès de lui un de ses officiers d'état-major. Il occupait un logement dans le pavillon du commandant d'armes avec son fils et ses femmes. On l'entourait de tous les soins possibles. La garnison de Cotonou était néanmoins mobilisée ; les canons étaient chargés ; une compagnie entière montait la garde auprès de Behanzin. prête à faire feu, car on craignait un guet-apens de la part de ses partisans. Le jour de son embarquement, on le prévint qu'il ne pouvait emmener avec lui toutes ses femmes ; pendant qu'il montait sur un wagonnet qui devait le conduire au quai d'embarquement, on fut obligé d'envoyer des soldats au premier étage, où se trouvaient celles de ces hétaïres destinées à rester au Dahomey. Elles se débattaient, voulant à toute force se précipiter dans le vide, criant et pleurant à fendre l'âme. Les soldats avaient beaucoup de peine à les retenir. Je regardais ce spectacle qui ne laissait pas d'être émouvant ; et, pendant ce temps, Behanzin, assis dans son wagonnet, un long tuyau de pipe en argent dans la bouche, une calotte placée de coin sur la tête, une ample robe de chambre en soie verte autour du corps et des sandales de cuir aux pieds, assistait aux lamentations de ses femmes. Il leur parlait sans parvenir à les calmer, mais sa physionomie restait empreinte d'un flegme étonnant. Ni ses traits, ni ses yeux, ne trahissaient ses pensées. J’étais juste en face de lui, le fixant bien, et je me suis rappelé à ce moment tous les crimes, toutes les cruautés, tous les assassinats commis par son ordre. Et cet homme qui, pendant son règne, avait été un abominable tyran, à l’heure où on le séparait des compagnes qu’il ne devait plus revoir, ne versait même pas une larme. Je ne pus m’empêcher de dire à un de mes camarades : « Il mériterait qu’on le couse dans un sac et qu’on le jette à la mer. » Cependant le wagonnet se mit en marche, entouré d’une compagnie de la Légion, baïonnette au canon. On embarqua l’ex-roi sur le croiseur le Segond, et quand peu après le navire se mit en marche, Behanzin ne jeta même pas un dernier regard vers la terre.

Voici ce que me raconta, le même jour, un employé mulâtre d’une factorerie de Cotonou, qui assistait parfois aux scènes barbares organisées par l’ex-roi. Un jour, à l’occasion d’un anniversaire de mort d’un de ses aïeux, il fit venir quelques prisonniers à Cana sur une place au milieu de laquelle un fauteuil en forme de trône était placé. Des amazones, chacune armée d’une espèce de sabre long et large, se tenaient auprès de chaque prisonnier. Aussitôt arrivé, Behanzin s’assit dans son fauteuil, leva le bras et le baissa. À ce signal, chaque amazone fit agenouiller son prisonnier, leva le sabre et, d’un coup sec, lui trancha la tête. Ces anniversaires, où les mêmes scènes barbares avaient lieu, n’étaient pas rares. Parfois Behanzin y invitait quelques Européens et ces invitations ressemblaient plutôt à un ordre. Tel fut le triste personnage sur le sort duquel la France s’est apitoyée.

Au mois de février 1894, le rapatriement des troupes commença. Il restait à peine un quart de l’effectif dans chaque unité européenne ; les trois autres quarts étaient, soit morts, soit déjà rapatriés pour cause de maladie. Nos figures portaient les traces d’un excès de fatigue et de travail. A la même date, le général, qui se préparait également à s'embarquer pour la France, lança son dernier ordre du jour, indiquant que la tâche assignée au corps expéditionnaire du Dahomey était accomplie. Il exprimait aux officiers et aux troupes ses chaleureux remerciements pour l'énergie, la patience et le dévouement avec lesquels tous avaient supporté les fatigues et les privations, et l'avaient aidé sans relâche dans sa tâche délicate et difficile. Il remettait le commandement au colonel Dumas.

Lors de notre embarquement, le général vint de Ouidah pour nous dire au revoir. Il fit porter nos sacs par des coolies jusqu'au quai. Puis, il monta à bord, visita nos couchettes, et pria le commandant d'avoir bien soin de nous pendant la traversée ; quand il quitta le navire, tous les hommes poussèrent un : Vive le général ! qui partait du fond du cœur. Il répondit : « Je vous souhaite à tous une très bonne santé, soignez-vous bien pendant votre convalescence, et surtout pas d'excès. » À ce moment, je ne pouvais m'empêcher d'admirer ce chef si bon qui s'intéressait tant, et jusqu'au dernier moment, à ses hommes, et je pensais à ce philanthrope qui a dit : « Les grands cœurs ne sont jamais heureux, il leur manque le bonheur des autres. »

Notre traversée fut assez pénible. Nous étions très bien traités à bord du navire (Stamboul), mais la mer était presque continuellement mauvaise, et, à partir de Dakar, il ne se passait pas un jour sans qu'on jetât quelqu'un à la mer (les décès provenaient surtout de la fièvre bilieuse hématurique). Enfin nous arrivâmes à Oran, où le général en chef et toute la garnison nous attendaient au quai de débarquement. La musique jouait, les mouchoirs et les chapeaux s'agitaient. C'était un moment de gaieté mêlée de tristesse, car deux camarades malades qu'on débarquait rendaient le dernier soupir sur le quai même. D'autres étaient transportés à l'hôpital d'Oran et ne valaient guère mieux. Désigné pour aider à débarquer ces malheureux, je me mis subitement à pleurer, malgré l'effort que je faisais pour rester calme devant le public. Je n’étais maître, en ce moment-là, ni de mon cœur ni de mes nerfs. Je voyais devant moi des hommes avec lesquels j’avais risqué ma vie. Ensemble nous avions souffert, et je les retrouvais là, sur des brancards, s’acheminant sûrement vers la tombe.

Les larmes coulaient encore de mes yeux lorsque je rejoignis ma compagnie déjà rassemblée sous le hangar, prête à se mettre en marche musique en tête et devancée par plusieurs généraux et une foule d’officiers. Mon capitaine me demanda ce que j’avais. Pourquoi ces pleurs ? Un civil, journaliste de l’Écho d’Oran, tenant un gros bouquet de fleurs à la main, répondit à ma place, en disant que c’était probablement la joie de revoir l’Algérie. Et je ris machinalement, essuyant mes larmes.

Jusqu’à la caserne des zouaves notre marche fut une vraie fête nationale. La plupart des maisons étaient pavoisées et enguirlandées. On nous jetait des fleurs, on battait des mains, on criait : « Bravo, vive la Légion ! » Des hommes, des enfants, des femmes en toilettes claires marchaient à nos côtés. On nous prenait nos havresacs pour les porter jusqu’à la caserne. La grosse caisse des zouaves tapait de toute sa force comme pour surmonter les cris du public ; mais plus elle tapait, plus le public criait. Au milieu de ces ovations nous arrivâmes à la caserne, où les Dames de France nous avaient préparé un repas copieux arrosé de bon vin, et des cigares que malheureusement peu de camarades ont goûtés. Par suite du changement de climat et de nourriture, la plupart d’entre nous avaient des embarras gastriques ; d’autres grelottaient de fièvre ; pas un n’était dans son état de santé normal. Pendant une semaine environ que nous sommes restés à Oran, tous les jours on emportait quelques légionnaires à l’hôpital. Plusieurs y moururent. Et, comme si la mort n’était pas encore satisfaite de son œuvre de faucheuse, elle poursuivit nos camarades partout, à Saïda, à Bel-Abbès, et jusque dans leurs foyers où ils furent envoyés en convalescence. D’Oran, on nous envoya dans nos régiments respectifs, à Saïda et à Bel-Abbès, où nous attendait un accueil touchant de la part du colonel et des officiers. De là nous fûmes dirigés sur Arzeu, charmante petite ville sur le bord de la mer. À Arzeu, lieu de convalescence des légionnaires, l’autorité militaire leur prodigue mille soins. Les Dames de France leur font parvenir journellement des douceurs qui sont scrupuleusement partagées entre tous. La nourriture y est saine et copieuse. Le régiment n’oublie jamais ses convalescents et il prélève souvent une part du boni des compagnies pour la leur envoyer. La ville autorise les hommes à pêcher et organise parfois des petites fêtes pour les soldats. Les habitants y sont tout à fait accueillants. J’ai vécu là deux mois de tranquillité et de bien-être qui m’ont vite rétabli, puis j’ai repris mon service à Saïda.

Rien d’anormal ou qui soit digne d’intérêt ne s’y passa, jusqu’au moment où je fus désigné pour l’expédition de Madagascar.