Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Cochinchine

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COCHINCHINE


Le peuple cochinchinois ayant à peu près les mêmes mœurs que celui du Tonkin dont j’ai déjà parlé, j’ajouterai simplement ici quelques particularités qui me semblent mériter l’attention du lecteur.

La Cochinchine occupe parmi nos possessions d’Extrême-Orient une situation privilégiée, mais pas au point de vue de la salubrité, car son climat est des plus meurtriers. Elle se trouve à proximité du détroit de Malacca, non loin des Philippines, à 215 lieues marines de Singapour et à 310 de Hong-Kong.

Le fleuve Mékong, après un cours de 4 000 kilomètres, l’arrose par lui-même et par ses affluents, fertilisant ses plaines et lui apportant la fécondité et la richesse. La Cochinchine est une de nos plus productives colonies ; depuis longtemps elle ne coûte rien à la France.

Sa superficie est d’environ 60 000 kilomètres carrés, avec une population qui dépasse 22 62 000 âmes. Les Européens y figurent pour 4 113, les Chinois pour 88 000 et les Annamites pour 1 968 000. Le reste est composé de Malais, Cambodgiens, Indiens et Mois.

Il n’y a que deux saisons en Cochinchine : la saison sèche, de novembre à mai, pendant laquelle il ne tombe pas une goutte d’eau et la saison des pluies, de juin à novembre, pendant laquelle il pleut régulièrement chaque jour. C’est la saison meurtrière pour les Européens.

La paresse des indigènes de Cochinchine est légendaire ; un cinquième du territoire seulement est cultivé ; le reste est recouvert de marais, de brousses et de forêts. Le principal objet de la culture est le riz, qui forme la base de l'alimentation indigène. On trouve à peu près partout le bambou et le palmier d'eau avec lequel les indigènes construisent leurs habitations. Des concessions de terres sont accordées aux Européens avec assez de facilité, mais la rareté de la main-d'œuvre rend souvent ces faveurs inutiles, car pour surmonter les difficultés de l'exploitation, l'Européen doit avoir recours à un intermédiaire indigène qu'il intéresse à l'entreprise.

La principale industrie est la décortication du riz. Plusieurs usines à vapeur fonctionnent à Saïgon. Une ligne de 72 kilomètres à voie étroite partant de Mytho dessert plusieurs villes importantes. Les autres communications interurbaines sont assurées par les messageries fluviales.

La Cochinchine est administrée par un lieutenant-gouverneur assisté d'un conseil privé. Un conseil colonial composé de seize membres, dont six indigènes, vote le budget et discute les questions d'intérêt général. Peu de villes de France possèdent un hôtel de préfecture comparable au palais du gouvernement, et un aussi beau jardin public. A quelques kilomètres de Saïgon, se trouve Cholon, dont la population presque entièrement asiatique est de cent vingt mille habitants (Chinois et Annamites).

Je n'avais pas, de prime abord, l'intention de parler ici de mon séjour en Cochinchine dont j'ai gardé un désagréable souvenir ; mais j'ai réfléchi que, quand même, je ne devais pas passer sous silence cette colonie qui a marqué le terme de ma carrière militaire.

Ailleurs, j'ai mené une vie bien plus pénible et subi bien des souffrances, et malgré cela c'est toujours avec plaisir et émotion que je me rappelle ces vicissitudes du passé. En Cochinchine au contraire, j'ai vécu comme un petit rentier dans un milieu et dans une oisiveté qui ne me convenaient guère. Tout m'y semblait nouveau et bizarre et certains faits m'ont tellement abasourdi que je me demandais si je n'étais pas le jouet d'une hallucination. Des camarades de France avaient cependant cherché, dès avant mon départ, à me persuader que cette colonie n'était nullement faite pour un soldat de mon genre. Un de mes anciens chefs me disait : « Si vous voulez garder un bon souvenir de votre carrière militaire, évitez d'aller en Cochinchine. » J'ai compris depuis le sens de cet avertissement et si c'était à refaire, je mettrais tout en œuvre pour être envoyé ailleurs.

Je trouvai là très peu d'anciens soldats ayant participé aux véritables campagnes ou aux grandes colonnes ; aussi, tout soldat porteur de plusieurs médailles y était, sans être connu autrement, taxé de... fumiste. Le mot d'ordre était que seuls, ceux qui avaient fait un ou plusieurs séjours en Cochinchine étaient des hommes véritablement méritants et dignes de considération ; les autres ne comptaient pas.

Un jour, sur la route de Cholon, je fus abordé par un sous-officier qui m'adressa cette question : — Dites-moi, mon ami, où donc avez-vous récolté tant de médailles ? — Dans des colonies autres que la Cochinchine, répondis-je. — Ah, continua-t-il, vous êtes de ceux qui ont toutes les veines. Tel que vous me voyez, je fais actuellement mon troisième séjour dans ce pays, et je n'ai encore aucune décoration. — Cependant, répliquai-je, ici vous avez dû faire souvent le coup de feu... à la chasse. En outre, on vous oblige à manger journellement des poulets rôtis, des œufs, des gâteaux comme dessert et à faire la sieste cinq ou six heures au milieu du jour. Le soir, vous êtes encore presque contraint d'aller au café et au théâtre, puis de rentrer chez vous en pousse-pousse. Evidemment, on est injuste envers vous et pour tout ce surmenage, vous mériteriez bien une ou plusieurs médailles ... en chocolat.

Pour le coup, il se fâcha et me quitta en haussant les épaules.

A chaque instant, je m'étonnais de ce que je voyais et de ce que j'entendais. Vraiment, était-ce bien la même infanterie coloniale que j'avais connue au Dahomey, à Madagascar, au Tonkin, à Quang-Tchéou-Wan et en Chine ? Tout me semblait subitement bouleversé et je me demandais, sans trouver de réponse, comment une pareille métamorphose avait pu se produire. Je me suis ouvert à ce sujet à plusieurs de mes anciens chefs qui se trouvaient alors dans d'autres colonies, et qui voulaient bien me faire l’honneur de correspondre avec moi. Ils me répondirent qu'en effet cette mentalité était spéciale à la Cochinchine, et qu'ailleurs l'esprit militaire et de camaraderie était aussi bon qu'avant. Ces réponses me soulagèrent car je souffrais de voir cet état de choses. Faute d'aliments à l'activité de la troupe, on s'hypnotisait sur des vétilles ; les menus détails du service intérieur prenaient une importance que j'avais été loin de leur soupçonner jusqu'alors. Tout cela alimentait les conversations et, ce qui était plus fâcheux, les folios de punitions des hommes. Bref, cette vie de garnison était tout à l'opposé de celle que j'avais connue en campagne, où l'initiative prime tout et où le contact permanent entre les chefs et la troupe suffit à maintenir la discipline et à éviter les punitions.

Un camarade qui était dans sa quinzième année de service et qui avait fait plusieurs campagnes, m'affirma aussi que c'était seulement en Cochinchine et au Sénégal que ces allures de ronds-de-cuir s'étaient introduites parmi les soldats des troupes coloniales, mais que dans toutes les autres colonies où il avait passé, les marsouins avaient gardé leur vigueur et leur entrain.

Je fus aussi péniblement impressionné de l'attitude hostile de la population européenne saïgonnaise envers la troupe. Il faut avoir vécu comme soldat dans une garnison où ces animosités existent, pour savoir combien elles rendent la vie dure aux militaires ; aux colonies, cette situation est d'autant plus pénible que le soldat se trouve éloigné de sa patrie, et que les indigènes, le sachant peu soutenu, ne cherchent qu’à lui jouer des tours de leur façon. Je sais bien que de temps à autre on apprend que tel ou tel militaire a commis une frasque. Mais que l’on me cite une administration quelconque pouvant répondre de la parfaite conduite individuelle de tous ceux qui en font partie ? Aussi est-il souverainement injuste de mettre à l’index toute une garnison parce que certains soldats commettent de temps à autre quelques fautes de jeunesse.

Un camarade avec lequel j’étais très lié et qui, après s’être fait libérer à Saïgon y était employé dans une administration locale, me tint à ce propos un langage qui me stupéfia. Il s’était marié et un jour que je le rencontrai avec sa femme, il me prit à part d’un air mystérieux : — Je te prierai de ne pas nous accompagner, me dit-il, car tu ne peux t’imaginer quels ennuis cela peut m’occasionner ! Ici être accompagné d’un soldat, c’est se compromettre ; aussitôt, vous êtes coté et adieu les gratifications et l’avancement ! — Un jour, Saïgon fêtait l’arrivée d’un personnage étranger dont je parlerai plus loin. La fête avait lieu dans le jardin du gouverneur et la musique militaire prêtait son concours. Les soldats payaient l’entrée comme les civils ; on jouait et on dansait. Un soldat, d’une famille très honorablement connue à Lyon, priait une jeune fille de lui accorder une valse. — Ma fille ne danse pas, répondit la mère. — Pardon, madame, répliqua le soldat, mademoiselle ayant dansé tout à l’heure avec… — N’insistez pas, interrompit sèchement la dame, ma fille ne dansera pas ; d’ailleurs elle est… reteinte. — Sur cette réponse réjouissante, le jeune Lyonnais pouffa de rire et tourna les talons.

Au théâtre, la seule place permise aux troupiers était la dernière galerie ; au café, les civils s’écartaient d’eux d’un air de mépris ; dans la rue, ils évitaient soigneusement de marcher à la même hauteur. Aussi les soldats préféraient-ils les Chinois aux Européens ; enfin, cette morgue d'un tas de parvenus ne nous empêchait pas d'être fixés sur le compte de la plupart d'entre eux.

Fonctionnaires pour la plupart, ils mènent en Cochinchine une vie bizarre et font exactement le contraire de ce que les médecins recommandent dans un pays tropical et malsain. Ainsi, écrit le docteur J. Navarre, « l'Européen qui veut opposer à l'agression du soleil tropical tous ses moyens de résistance organique, doit se faire une loi de l'abstinence absolue de l'alcool. » On pourrait en citer bien d'autres. « L'usage de l'alcool sous les tropiques est un empêchement formel à l'acclimatation, » dit Büchner. Le docteur Treille indique que « l'alcool, même à petites doses, a une influence considérable sur l'affaissement physique et moral des colons, notamment sur les troubles intellectuels si fréquents dans les pays chauds. » Kermorgant dit que « les seules boissons sûres sont les infusions de thé et d'eucalyptus qui, prises chaudes, désaltèrent très bien. Elles sont bien supérieures à l'eau glacée dont on fait un si grand abus dans les colonies, au détriment de l'intestin qui réagit sous forme de diarrhée. »

De ces sages recommandations, la majorité de la population européenne cochinchinoise se moque comme de sa première chemise. Il faut voir dès cinq heures du soir ces messieurs installés dans les nombreux cafés de Saïgon, et sirotant des liqueurs multicolores dans des verres énormes remplis de glace jusqu'au bord. Il faut les entendre crier : « Boy ! de la glace, encore de la glace ! » Ils sont d'autant plus inexcusables que ce sont des hommes instruits et parfaitement renseignés sur l'hygiène nécessaire dans un pays tropical. Aussi à chaque paquebot parlant pour l'Europe voyait-on s'embarquer des malades qui n'étaient que l'ombre d'eux-mêmes ; d'ailleurs, à l'hôpital de Saïgon, le bâtiment réservé aux civils était toujours au grand complet. Mais tout cela ne servait pas de leçon, car journellement j'étais témoin des mêmes abus et des mêmes imprudences.

La principale profession de la population indigène saïgonnaise est celle de domestique. L'Annamite est d'une nature extrêmement paresseuse ; il n'apprend pas de métier manuel ; et, comme tout Européen, même le plus petit employé, ne croit pas pouvoir se passer d'un boy, lequel s'entoure lui-même de plusieurs sous-boys, il en résulte qu'à Saigon la domesticité indigène pullule. Ces boys font semblant de servir leur maître avec dévouement et fidélité ; mais qu'on commette l'imprudence de laisser une somme d'argent à la portée du boy, celui-ci ne manque presque jamais de l'empocher et de filer, non pas à l'anglaise, mais à l'annamite, c'est-à-dire qu'on a beau mettre la police en mouvement, les recherches n'aboutissent jamais. Rares sont les Européens qui n'ont pas été victimes de ces vols. Malgré cela, ils ne prennent aucune précaution. J'en connaissais plusieurs qui vantaient la fidélité et le dévouement de leurs boys, et qui se sont fait cambrioler à fond par ces serviteurs exemplaires. En cas de flagrant délit, il faut bien se garder de se permettre une vivacité quelconque à l'égard du voleur. Celui-ci vous réplique aussitôt : « Moi aller troubinal. » Il le fait comme il le dit et le juge français ne manque jamais de vous saler impitoyablement. L'humanitarisme triomphe et l'indigène se moque de nous.

D'autre part, je suis absolument convaincu que l'Annamite hait l'Européen. Connaissant la langue du pays, je me suis plusieurs fois, dans l'intérieur de la Cochinchine, livré à des expériences qui ne m'ont laissé aucun doute. A Baria, où nous construisions un poste, j'allais assez souvent en forêt pour couper des arbres qu'on débitait pour les travaux. J'avais avec moi des tirailleurs annamites qui m'ont donné plus d'une preuve de leur haine envers nous. Un jour que je me sentais fatigué, je m'allongeai sur l'herbe et je fermai les yeux. Les tirailleurs, me croyant endormi, tenaient à voix basse des conversations dont nous faisions les frais. Je me rappelle surtout cette phrase qui est restée gravée dans ma mémoire. Le caporal indigène conseillait à ses hommes de ne pas se presser et leur disait en manière de conclusion : Ta viec nhieu lam qua cho tay nay. (Nous trimons pour ces chiens d'Occident.)

Sur un cheval que mon capitaine m'avait confié, j'allais aux marchés des villages voisins pour acheter de la chaux et des provisions destinées à l'ordinaire. Grâce à mes fréquentes visites, j'étais assez connu par les notables de plusieurs localités. Un jour, je fus invité par un chef de village à assister à un combat de coqs. Ceux-ci étaient merveilleusement dressés et j'adressai des compliments à leurs propriétaires. L'un d'eux, vieillard ayant bien près de soixante-quinze ans, me fit alors cette observation : — Les hommes d'Occident font souffrir leurs semblables par des moyens que nous n'avons jamais employés. Je me rappelle les misères qu'ils nous ont fait subir pendant la guerre (en 1859-1860). — Vous les avez attaqués, disais-je, ils se sont défendus. — Ce qui est fait est fait, continua le vieillard, mais nous préférons dresser les bêtes à se battre que les hommes. — Mais convenez cependant, répliquai-je, que depuis que vous êtes sous la domination française, on s'efforce de vous faire du bien. — Le vieil Annamite ne répondit pas et je ne fus pas dupe de son silence.

Combien de fois ai-je surpris des indigènes qui, ignorant que je parlais leur langue, tenaient des propos désobligeants à notre égard ! Au cap Saint-Jacques, je déjeunais un jour dans un restaurant annamite. Le propriétaire de l'établissement était en même temps interprète salarié du gouvernement. La cuisine était bonne et propre, ce qui est très rare là-bas. Le mari se promenait dans la salle à manger armé d'une serviette et surveillait le service. La femme servait les clients, se montrait avenante avec eux et même... ne dédaignait pas de les aguicher. Un employé européen qui prenait là ses repas semblait être au mieux avec elle. Je me laissai aller à une plaisanterie innocente qui me valut un coup d'œil terrible dudit employé, jaloux sans doute, mais bien à tort, car je devais repartir pour mon poste aussitôt après le déjeuner. En sortant du restaurant, je rencontrai l'interprète sur le seuil de sa porte. Il conversait avec un de ses compatriotes dans sa langue maternelle, et je distinguai très nettement ces paroles : — Ces cochons d'Occident ne sont bons que pour salir nos femmes et nous... —Je préfère ne pas rapporter le reste.

J'estime donc qu'on aurait grandement tort de croire à l'amitié du peuple annamite. J'ai souvent entendu les fonctionnaires de Cochinchine faire pompeusement des déclarations de ce genre : —Nous avons définitivement conquis l'âme annamite — ou encore : — L'assimilation marche à pas de géant. — Je ne suis pas du tout de cet avis et je ne vois dans tout cela qu'une phraséologie creuse qui égare l'opinion et peut lui préparer les plus fâcheuses surprises. D'ailleurs les autres nations européennes qui ont des possessions outre-mer ne sont pas plus avancées que nous à ce point de vue.

Je dois pourtant signaler ici un travers qui atteint plus particulièrement l'administration française : c'est l'utopie de l'assimilation, autrement dit le système absolument faux, absolument déplorable dans ses résultats, qui consiste à vouloir appliquer intégralement aux exotiques les institutions de la métropole. Je ne veux pas faire parade ici de connaissances administratives ou ethnographiques, mais partout où je suis passé je me suis toujours appliqué à entrer en relations avec les indigènes, à étudier leur langue et à chercher à me rendre compte de leurs besoins et de leur état d'esprit. Or, une des choses qui les froisse le plus profondément c'est qu'on prétende, au nom de la civilisation, leur enlever des coutumes souvent respectables qu'ils tiennent de leurs ancêtres pour leur en imposer d’autres qui vont à l’encontre de leurs habitudes journalières, de leurs traditions, et auxquelles leur esprit n’est aucunement préparé. Ce bouleversement de la mentalité indigène se poursuit en vertu d’instructions données de Paris par des administrations qui ignorent tout des colonies et qui résument leurs conceptions par cette formule : — Il nous faut l’assimilation. — Or, on ne saura jamais en France combien cette chimère de l’assimilation quand même a retardé l’essor de nos colonies et combien de haines et de révoltes elle a provoquées.

Un fait que je tiens à noter, c’est la réception du général russe Stoessel, le défenseur de Port-Arthur, par la population européenne saïgonnaise. Cette réception coïncida avec l’arrivée à Saigon du commandant Bernard de l’artillerie coloniale, qui était chargé par le gouvernement français de la délimitation de notre nouvelle possession de Battambang. On sait que cette province a été échangée contre la région française du Siam, mais ce qu’on ne sait pas, c’est que le commandant Bernard a mené cette mission délicate avec un savoir-faire et une énergie remarquables. Eh bien, la présence à Saigon du commandant, envoyé officiel du gouvernement qui allait donner un nouveau territoire à la France, passait complètement inaperçue, tandis que celle d’un étranger était fêlée… et comment ! Certes, je suis de ceux qui désirent voir s’établir entre tous les peuples civilisés une amitié sincère et solide, et je n’ai jamais fait profession de foi que les hommes ont été mis sur la terre pour s’entre-tuer. La guerre et toutes les horreurs qu’elle entraîne, je la connais pour l’avoir vue de près, pour avoir été assez longtemps acteur dans ces terribles drames. Aussi, n’aurais-je rien trouvé à redire contre la réception du malheureux général Stoessel si, en même temps, la population avait daigné s’apercevoir si peu que ce fût de l’arrivée d’un compatriote qui allait subir d’énormes fatigues et s’exposer à la mort pour le bien de la France. Puis, quel sens voulait-on donner à la réception du général russe ? Personne n’en savait rien. Était-ce une démonstration amicale pour la Russie ? Elle manquait d’à-propos car on se doutait déjà qu’une fois rentré en Russie, le général serait plutôt blâmé que loué par ses compatriotes ; il commençait en effet à courir sur son compte certains bruits qui n’étaient pas précisément faits pour le faire considérer comme un foudre de guerre ou un héros. Voulait-on au contraire témoigner aux Japonais de Saïgon qu’on blâmait les procédés de leur nation envers la Russie ? Cette hypothèse me semblait plutôt comique. Enfin, je le répète, cette fête est restée pour moi une énigme.

La réception eut lieu au palais du gouverneur et la fête, une fête splendide pour laquelle on dépensa plusieurs milliers de francs, fut organisée dans le vaste jardin du palais. À la tombée de la nuit, tous les Européens s’y étaient donné rendez-vous, chacun déboursant sa pièce de trente ou quarante sous comme prix d’entrée. Les dames profitèrent de la circonstance pour revêtir et faire admirer leurs plus belles toilettes. Une artiste du théâtre municipal costumée en ange récita une poésie de circonstance, d’une belle inspiration, écrite spécialement par l’amiral de Cuverville en l’honneur du général Stoessel. La fête se continua par des jeux, des chants et des danses. Tout à coup, j’entendis une formidable acclamation. C’était le général russe qui paraissait sous la vérandah du palais, accompagné de sa femme. Il cria : « Vive la France », puis il quitta le jardin. Je fis de même, mais en grognant dans mes moustaches, trouvant que je n’en avais pas eu pour mes trente sous.

Certains officiers et matelots russes fêtèrent également leur ancien chef de Port-Arthur, mais à leur façon. Par groupes de huit ou dix hommes sur un rang, ils parcouraient la ville en faisant un vacarme du diable et en barrant complètement les rues sans que personne protestât. Si nos soldats, même à l’occasion d'une victoire, en avaient fait autant, on aurait poussé de beaux cris ! Pendant ce temps, quelques officiers russes attablés dans un des grands hôtels de Saïgon vidaient des douzaines de bouteilles de champagne. Quand ils en eurent plus que leur compte, ils se mirent, sans crier gare, à casser la vaisselle, les meubles et tout ce qui leur tombait sous la main. Singulière reconnaissance envers les Saïgonnais pour la réception de leur général !

Il existe un bâtiment à Saïgon, dont les murs, s'ils pouvaient parler, raconteraient des histoires à faire frémir. Je veux parler de l'hôpital militaire. On ne peut se faire une idée de ce que son amphithéâtre a vu défiler de soldats morts dans l'établissement ! Il faut pour cela visiter le cimetière. On y est frappé d'horreur à l'aspect de ces innombrables tombes, étroitement serrées les unes contre les autres. Quand on pense que la Cochinchine ne nous appartient que depuis 1859, que la garnison de Saïgon ne compte que deux mille militaires au maximum, et que ce cimetière est plus vaste et plus peuplé que celui d'une grande ville européenne, on se fera peut-être une idée approximative de la mortalité des militaires dans notre colonie cochinchinoise.

Un infirmier indigène depuis quinze ans employé à l'hôpital me disait que dans la bonne saison (d'octobre à mars ou avril) on comptait une moyenne de deux à cinq morts par jour, et dans la mauvaise saison (de mai à septembre) de quatre à douze. Il est donc facile de dresser une statistique depuis 1859, avec une moyenne de six par jour, et de calculer l'effroyable tribut de vies de soldats payé au climat de la Cochinchine. Il serait injuste d'imputer cette énorme mortalité à l'autorité civile ou militaire. J'ai déjà dit que dans aucune autre colonie je n'ai vu prendre autant de précautions, au point de vue de l'hygiène, qu'à Saïgon. Les soldats y sont traités comme des objets délicats, aux organismes fragiles. On ne les met en mouvement qu’en cas d’extrême besoin. Leur nourriture est bonne, saine et variée. Leur boisson consiste en thé légèrement aromatisé. De dix à deux heures dans la journée, personne ne doit quitter la chambre ; c’est le moment de la sieste. Une foule d’autres dispositions sont prises pour éviter des fatigues aux hommes. Mais la maladie du pays, la dysenterie, qui décime nos soldats d’une façon aussi épouvantable, réside dans l’air ; les médecins les plus savants et les plus dévoués que j’ai connus à l’hôpital de Saigon, tels le médecin en chef Fortoul, qui avait fait presque toutes nos campagnes coloniales, et plusieurs autres également très expérimentés, n’arrivaient pas à vaincre cette damnée maladie. Ils lui ont disputé un grand nombre d’hommes, mais une foule d’autres ont succombé et succomberont encore. A ces morts s’ajoutent ceux qui sont dispersés tout le long de la route d’Indo-Chine en France. On en trouve dans les cimetières de tous les ports de mer français et étrangers, aussi bien sur la route d’Asie que sur celle d’Afrique.

Enfin, en ne parlant plus seulement de la Cochinchine, mais de l’ensemble de nos possessions, on peut dire qu’en France, les sépultures des soldats de l’armée coloniale morts par suite des maladies contractées aux colonies sont semées sur tout le territoire.

S’il vous arrive, lecteurs, de passer devant une de ces tombes, cueillez une fleur, déposez-la sur l’humble mausolée et dites-vous que vous rendez hommage à un soldat mort pour son pays.

Et maintenant, mon ouvrage terminé, je tiens une dernière fois à m’excuser d’avoir si souvent parlé de moi. Je l’ai dit, c’est en racontant ce que j’ai moi-même vu et entendu, que je pouvais le mieux donner à mon récit le caractère vécu qu’il doit avoir. Il se peut que sans le vouloir j’aie exagéré mes services. En cela, je suis comme cet ouvrier maçon qui se vantait d’avoir participé aux victoires d’Austerlitz et d’Iéna parce qu’il avait travaillé à la construction de l’Arc de Triomphe.

Comme lui, je me suis imaginé avoir du mérite.

J’avoue maintenant humblement que je n’en ai aucun, n’ayant fait qu’exécuter les ordres de mes chefs. C’est à eux, lecteurs, que vous devez rendre hommage ; car je puis vous l’affirmer pour l’avoir vu : ils l’ont grandement mérité.

Paris, le 20 février 1910.



FIN