Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Le Siam

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LE SIAM


Les Siamois présentent les caractères physiques généraux des races malaises, mais leur peau est d’un ton plus foncé. Comme les Annamites, ils se colorent les dents avec du bétel mélangé d’une poudre noire. Les riches aiment à avoir les ongles très longs et pour les empêcher de se casser ils les recouvrent d’étuis ; les jeunes gens des deux sexes se les teignent en rouge. Tous poussent à l’excès la passion des bijoux d’or et d’argent ; ils portent des anneaux aux chevilles et aux poignets, des médaillons, des colliers, etc. Aux jours de fêtes, les enfants sont parfois chargés de plusieurs livres de bijoux.

Les habitations sont généralement sur pilotis et pourvues d’un plancher construit à une certaine hauteur au-dessus du sol. Celles des gens riches sont recouvertes d’un toit en tuiles. Chez ces derniers, on rencontre souvent une foule d’objets rares et luxueux qui proviennent de la Chine. L’alimentation est surtout végétale ; toutefois les riches consomment de la viande de buffle, de porc, de cerf, de la volaille, des oiseaux, des tortues, des grenouilles, du crocodile, des serpents et même des œufs de fourmi. On mange assis sur une natte et on se sert des doigts pour porter les aliments à la bouche. Le temps des repas est tellement sacré qu’à ce moment on ne dérange même pas un serviteur. L’usage de l’opium est presque général.

La polygamie n’existe que dans les classes riches, mais la première femme est seule considérée comme légitime. Dans la classe pauvre, la jeune fille est souvent vendue à celui qui la demande en mariage. Habituellement, le mariage n'est accompagné d'aucune cérémonie religieuse. Pendant deux mois, les nouveaux mariés vivent dans une case construite par l'époux sur le terrain de son beau-père ; puis le mari emmène sa femme où il veut. Lorsque deux époux ne se conviennent plus, ils se séparent à l'amiable ; s'ils ont des enfants, ils se les partagent.

Les Siamois ont une véritable passion pour la musique ; ils apportent dans l'exécution un certain sentiment et une réelle virtuosité. Chaque village entretient un orchestre et les personnages en vue ont une troupe de musiciens qui possède son répertoire propre et se montre jalouse de le conserver pour elle seule.

Les morts sont brûlés en grande pompe. D'autres, d'après la volonté qu'ils ont exprimée, sont jetés en pâture aux oiseaux de proie élevés dans les pagodes.

Le service militaire est obligatoire au Siam, mais la loi n'est pas encore appliquée partout. Quand elle aura son plein effet, elle portera à cinquante mille hommes l'effectif de l'armée active et à deux cent cinquante mille hommes celui de la réserve. Le gouvernement se propose aussi d'améliorer la marine. Le Japon semble exercer une grande influence sur le développement militaire du Siam.

Les principales cultures sont celles du riz et de la canne à sucre. L'animal le plus utile et le plus remarquable est le buffle. On en voit partout des troupeaux très nombreux. La force du buffle est énorme. Il a l'allure de l'hippopotame ; il traverse les rizières inondées sans risquer de s'enlizer ; sur son dos on est aussi à l'aise que sur la croupe d'un éléphant ; il se plaît dans l'eau et y séjourne quelquefois longtemps, les naseaux seuls émergeant à la surface.

L'hiver est très froid au Siam. Les indigènes grelottent et claquent des dents ; dans leurs maisons, ils font du feu à même le plancher, ce qui cause de fréquents incendies. Les orages sont terribles ; ils amènent des pluies torrentielles qui se prolongent parfois fort longtemps.

La monnaie du pays est le tical, pièce d'argent bosselée ; sa valeur est de 1 fr. 40 à 1 fr. 50. Les principales pièces subdivisionnaires sont le quart et le huitième de tical. Tout le commerce est entre les mains des Chinois immigrés qui montrent une supériorité marquée sur le Siamois. Le Chinois est un travailleur infatigable et ne prend de repos que huit ou dix jours au nouvel an. Il peine toute la journée et souvent tard dans la nuit. Il est économe, thésaurise et envoie tout son pécule à sa famille en Chine. La lutte pour la prépondérance commerciale ne lui a pas été difficile, car le Siamois, très paresseux, sans persévérance, sans esprit de suite, joueur, aimant ses aises, manque des qualités les plus nécessaires aux professions commerciales.

Le gouvernement siamois perçoit tous les trois ans, de tous les sujets chinois âgés de dix à soixante ans, une taxe fixe et par tête, indépendante de tous les autres impôts. Cette taxe, dite de séjour, qui les atteint par le seul fait qu'ils sont Chinois, est d'ailleurs adoptée dans toute l'Asie. En Cochinchine, par exemple, ils payent une taxe minimum de 33 fr. 75 par an. Au Siam, la taxe n'est que de 3 francs par an. Le Siamois est essentiellement indolent et ne s'occupe que pour vivre au jour le jour. Dès qu'il s'est assuré son riz et son poisson pour la journée, il se refuse à tout travail, même pour un salaire double.

Le roi de Siam possède une quarantaine de femmes réparties en deux catégories distinctes : celles qui sont par la naissance princesses de sang royal portent le titre de reines ; les autres sont chao, c'est-à-dire princesses, et chao-manda si elles deviennent mères. Quand un Européen appelé par le roi pénètre dans la partie privée du palais, il est accompagné de deux policiers féminins qui ne le quittent qu'à la sortie. Après la tombée de la nuit, le roi ne reçoit personne ; il s'en faut cependant qu'il soit seul, car son immense palais compte environ trois mille personnes de service.

La région du Siam français commençait alors à Pac-Nam et se terminait à Chantaboun (cette possession a été échangée en 1905 contre la province de Battambang). A mon arrivée à Pac-Nam, j'ai trouvé juste quelques baraquements pour les troupes sur le rivage de la mer.

N'ayant pas fait campagne au Siam, je n'ai guère de choses intéressantes à en dire et j'en parle surtout pour faire un résumé complet de mes quinze ans de service militaire.

Notre vie à Pac-Nam consistait en travaux de réparation du camp et en exercices. Nous étions également chargés de la police. Un jour on nous avait signalé un vol important de pierres fines au préjudice de la famille royale. On soupçonnait un Indien qui venait parfois au Siam faire des achats de pierres précieuses (qu'on se procure, surtout à Chantaboun, à un prix assez modéré). L'Indien en question embarquait à Pac-Nam sur un vapeur allemand. En qualité d'agents de la force publique, nous montâmes sur le navire pour retourner de fond en comble tout ce qui s'y trouvait, à la barbe du commandant ahuri. Un soldat gardait l'Indien à vue. Après avoir fouillé consciencieusement partout, je rendis compte à mon capitaine que j'avais trouvé beaucoup de rats, mais pas de pierres fines. Comme nous n'avions pas d'autres ordres, nous laissâmes l'Indien prendre son vol, avec ou sans ses pierres. Avant de quitter le navire, j'expliquai au commandant le motif de notre turbulente visite ; au lieu de se fâcher, ce qui d'ailleurs ne lui aurait servi de rien, il nous invita à boire quelques bouteilles de bière de Munich que nous vidâmes gaiement à la santé de la famille royale de Siam, de sa bijouterie et de l'Indien. On m'objectera que c'est une façon bizarre de terminer une opération de police. C'est possible, mais comme dit le proverbe : on fait ce qu'on peut.

Aux abords de notre camp, se trouvait une misérable case construite avec des débris de vieilles caisses et couverte de broussailles. C'était la demeure d'un Français qui tenait une buvette et qui débitait, principalement aux indigènes des villages environnants, une sorte de liquide ayant vaguement la couleur du cognac. Les bouteilles portaient des étiquettes à plusieurs étoiles, mais le contenu était un breuvage innommable, qui soulevait le cœur et provoquait des nausées. Cependant les indigènes appréciaient cette mixture, car la case ne désemplissait pas du matin au soir.

Plusieurs fois, je cherchai à lier conversation avec cet individu et à savoir par quel hasard il était venu s'échouer à Pac-Nam. Mais il évitait de répondre à cette question. Un jour cependant l'ayant trouvé un peu... allumé, je revins à la charge et il se laissa aller aux demi-confidences. — Il y a vingt ans disait-il, que je suis dans ce pays. — Vous n'êtes jamais rentré en France ? demandai-je. — Moi, rentrer en France ! répliqua-t-il presque avec colère. Ah ! mon lascar, vous ne connaissez pas les pays soi-disant civilisés. Non, je ne rentrerai jamais en France, ni dans aucun autre pays de ce genre. — Et à mesure qu'il parlait, il s'animait de plus en plus. — Parlez-m'en de ces gens civilisés, continuait-il, particulièrement de ceux des grandes villes. Ils sont constamment en lutte entre eux ; c'est à qui écrasera son semblable. Vous autres, sur le champ de bataille, vous luttez contre un adversaire visible, tandis que ces gens-là attaquent traîtreusement avec des armes qu'ils cachent. Peu leur importe que les hommes qui tombent entraînent dans leur chute les femmes et les enfants. Et ce sont ces gens-là qui vous parlent sans cesse de civilisation et d'humanité ! Hypocrisie, vous dis-je, que tout cela ! Voyez les noirs ou les jaunes d'ici et d'ailleurs que les civilisés appellent « les sauvages ». Vos Européens feraient bien de les imiter. Une famille devient-elle pauvre au point de ne plus pouvoir se nourrir ? Son voisin l'appelle sans façon à partager ses repas. Un paysan trop vieux ne peut-il plus labourer sa terre ? Le chef de village la lui fait labourer et ensemencer. Voyez les commerçants indigènes, le prix des marchandises est le même chez tous. Avez-vous jamais vu dans les colonies où vous avez vécu un homme poussé par la misère en arriver au suicide ? — Non, en effet, répondis-je. — Eh bien, dans vos pays civilisés, le fait se produit journellement et ceux qui sont entrés dans la vie par une porte dorée rendent la vie dure aux autres.

À ce moment, il était dans tout le feu du monologue ; sa légère ivresse semblait dissipée. Planté devant moi, il avait le verbe haut et la récrimination amère. — Oui, continua-t-il, les gens qui se disent civilisés devraient parfois méditer la maxime de La Fontaine : « Ne t'attends qu'à toi seul, tu n'as meilleur ami ni parent que toi-même. » Parlez-m'en, des amis et des parents ; ce sont eux nos pires ennemis. — Je me risquai à l'interrompre. — Voyons, tous les hommes civilisés ne sont pas aussi profondément méchants que vous me les dépeignez. J'en connais qui sont véritablement bons et francs. — Ce sont des exceptions, me répliqua-t-il ; ils ne comptent pas dans la masse. Ici, me dit-il en manière de conclusion, je vis sans tracas, sans soucis. Je ne suis pas entouré de jaloux, de méchants et de fourbes et je me sens très heureux au milieu de ce peuple que vous appelez « sauvage ». — Ce dithyrambe en l'honneur des indigènes et cette sortie contre la civilisation ne manquaient ni d'imprévu, ni d'originalité ; mais ils prenaient une saveur particulière dans la bouche d'un mercanti dont le métier était précisément d'empoisonner ces mêmes indigènes, et de leur ingurgiter à des prix fabuleux les plus détestables drogues de la civilisation.

Le Siam était occupé également par des troupes indigènes de Cochinchine qui paraissaient souffrir plus que nous du climat de la région. Toutefois, un grand nombre d'Européens qui avaient déjà fait séjour en Cochinchine étaient atteints au Siam de dysenterie et de diarrhée verte. Cette dernière maladie est parfois plus dangereuse que la première, car elle comporte des suites redoutables, telles que maladie de foie et anémie profonde. Souvent aussi la diarrhée verte devient chronique. En fait, la mortalité provenant de ces deux maladies est assez forte parmi les troupes de l'Indo-Chine. Il faut dire que la faute en est souvent aux hommes eux-mêmes ; car, dans aucune colonie, je n'ai vu les chefs prendre autant de précautions sanitaires qu'en Indo-Chine. Malheureusement le soldat est un grand enfant qui n'écoute pas toujours les conseils des hommes compétents, instruits par une longue expérience. Il s'en repent une fois malade, mais à peine guéri il recommence. Ainsi va la vie !

De Pac-Nam je suis allé à Chantaboun. Une route a été construite entre la mer et Chantaboun, mais les pluies la rendent impraticable pendant sept mois de l'année. Fort heureusement, le trajet par le fleuve la remplace avantageusement pendant cette période. Je fais cependant une restriction, car j'ai éprouvé plusieurs fois que cette navigation sur des jonques légères n'est pas exempte de danger.

Je ne crois pas exagérer en disant que Chantaboun est une ruine ; car de quel autre nom qualifier une ville où l'on voit les murs se disloquer et s'écrouler sans qu'on y touche ? On aperçoit bien quelques petites maisonnettes de construction récente, mais si rarement que je me vois obligé de maintenir l'épithète que j'ai donnée à cette ville dont on m'avait cependant parlé en termes élogieux. Les habitants y sont d'une saleté repoussante. Des enfants de cinq à huit ans, complètement nus et semblant toujours sortir d'un bain de boue, courent dans la rue principale. Quelques Chinois et quelques donzelles japonaises ne parviennent pas à égayer un pareil séjour. Tout ce beau monde était sous la coupe d'un haut et surtout énorme fonctionnaire siamois un peu moins sale que ses administrés, mais répugnant tout de même. Cette futaille servie par des organes répondait au titre de : M. le Gouverneur. Il fallait voir ce gouverneur en grande tenue. Qu'on se figure un adipeux personnage coiffé d'une sorte de chapeau à plumes qui n'était ni rond ni à cornes, vêtu d'une redingote chamarrée d'or et d'argent, mais d'une forme défiant toute description, engoncé dans une culotte blanche très serrée sur laquelle s'ajustait une paire de guêtres de la même couleur. Une épée mal attachée se balançait le long de sa cuisse gauche ; enfin, sans doute pour rehausser son costume, il marchait pieds nus. Ce gros personnage était entouré d'une milice habillée comme les soldats anglais, mais sans chaussures.

La police était assurée par un sous-officier européen faisant fonctions de commissaire et communiquant directement avec le commandant des troupes au Siam. Il était secondé par des soldats attachés spécialement à ce service et qui s'acquittaient fort bien de leurs fonctions ; pas de rixes, pas de désordres, tout marchait à souhait. Au Siam, on a pu constater une fois de plus que les indigènes des colonies sont infiniment plus maniables et plus dociles sous la coupe de l'autorité militaire, ferme il est vrai, mais toujours juste et bienveillante, que sous celle de l'autorité civile. Cette dernière en effet est souvent fantaisiste ; elle se livre trop à des expériences qui ne sont pas du goût des indigènes parce qu'elles choquent leurs coutumes et leurs traditions ; enfin, malgré tous ses efforts, elle n'arrive jamais à en imposer aux populations. Au Siam, où il n'y avait pas un seul fonctionnaire civil, tout allait pour le mieux. Officiers et soldats traitaient l'indigène en protecteurs bienveillants et l'indigène reconnaissant leur supériorité se montrait plein de gratitude envers eux.

Notre camp était situé en dehors de la ville. Il se composait de quelques maisonnettes et de plusieurs misérables baraques en bois qui menaçaient de s’effondrer. L’ambulance était installée dans la plus vieille et la plus incommode de ces cases. Quand il pleuvait, les malades recevaient de l’eau comme en plein air. Je dois signaler en passant l’admirable dévouement du médecin-major de cette ambulance. A toute heure de la journée et plusieurs fois la nuit, il était auprès de ses malades, leur tenant conversation, leur donnant lui-même les potions et essayant par tous les moyens de les réconforter. Il étudiait avec soin les phases de chaque maladie. Un malade dormait-il, il marchait sur la pointe des pieds pour ne pas le réveiller. Il soignait avec le même empressement et gratuitement les indigènes du pays. Aussi était-il très aimé de ses soldats comme de la population siamoise. Ce cas d’ailleurs est loin d’être isolé et bien des fois ce dévouement des médecins des troupes coloniales a été pour moi un sujet de gratitude et d’admiration.

Au mois de juillet 1904, je quittai le Siam sans regret pour rentrer en Cochinchine, pays qui ne me souriait pas davantage. On m’avait en effet prévenu avant mon départ de France qu’un soldat de mon genre, n’ayant pas l’habitude de rester inactif, se trouverait plutôt malheureux dans cette colonie déjà vieille, où tout marche en vertu de la vitesse acquise. Dans cet ordre d’idées la réalité dépassa mes prévisions.