Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Tonkin

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TONKIN


Je n’ai pas l’intention de faire ici une description géographique complète de cette colonie ; il faudrait pour cela tout un volume que je ne songe pas à écrire, d’abord parce que je n’ai pas la compétence voulue, ensuite parce que mon but est uniquement de raconter fidèlement ce que j’ai vu.

En parlant du Tonkin, je suis pourtant obligé de dire quelques mots de l’Indo-Chine française en général. Cette colonie, placée sous l’autorité d’un gouverneur général, se divise en cinq contrées ; le Laos, le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine et le Cambodge. Sa superficie est de 680 000 kilomètres carrés. Elle est donc sensiblement plus vaste que la France. On trouve dans ses montagnes des gisements de houille, des minerais très nombreux : or, argent, cuivre, plomb, fer, étain, antimoine, cinabre, mercure ; des carrières de marbre, de jade ; enfin des dépôts de soufre, d’alun et de sel.

Le climat est, dans l’ensemble, chaud et humide. Au Tonkin, l’hiver est relativement froid.

La flore offre une grande variété : pin, maïs, riz, tabac, canne à sucre, oranger, citronnier, pastèque, racines et légumes divers. Elle comprend en outre les principaux arbres ou essences ci-après : bambou, rotin, cotonnier, arbre à thé, bois de fer, bois d’ébène, bois de rose, de santal, palmier à sucre, camphrier, poivrier, aréquier, bétel, badiane, manguier, vanillier, cannelier, goyavier, letchi, bananes, etc.

La faune comprend : tigres, panthères, éléphants, buffles, bœufs, chevaux (de petite taille), chats sauvages, ours noirs, cerfs, sangliers, porcs, lièvres, volailles, perdrix, cailles, faisans, poules sauvages, paons, cigognes et autres oiseaux ; des singes ; des légions d'insectes ; des vers à soie ; des abeilles ; enfin des serpents, crocodiles, tortues et grenouilles. Le poisson abonde ; il constitue une richesse pour la population.

Le Tonkin se divise en deux parties distinctes : la partie montagneuse et la partie plate et basse que l'on nomme Delta. Les montagnes sont couvertes de forêts difficilement pénétrables. Le Delta n'est autre chose qu'une plaine d'alluvions sillonnée par de nombreux cours d'eau. Le climat du Tonkin est très variable et les Annamites l'ont si bien reconnu qu'ils divisent l'année en vingt-quatre saisons. Les principaux fleuves sont le fleuve Rouge et le Thaï-Binh ; les principales rivières sont : la rivière Claire et la rivière Noire.

La grande majorité de la population est annamite ; les peuples voisins semblent avoir adopté les mœurs et le genre annamite, sauf que les Annamites sont polygames et que ceux qu'ils appellent les sauvages (les habitants de la montagne) ne le sont pas. Le docteur Harmand a même rencontré une femme régulièrement en puissance de deux maris. Les Annamites sont de petite taille, plutôt disgracieux. La couleur de leur peau varie du brun au ton de la vieille cire, avec des cheveux noirs, gros, raides, très longs, portés par les deux sexes et relevés en chignons. La barbe est rare chez les hommes. Pour les deux sexes, le costume est presque identique (un large pantalon et une tunique). Tout le monde marche pieds nus et mâche du bétel. L'Annamite a une véritable passion pour le jeu, les courses et le théâtre. Il joue jusqu'à ses vêtements, et quand il a tout perdu, il se met à mendier et au besoin à voler.

Le mari est le chef tout-puissant de la famille. La coutume indigène lui donne, dans beaucoup de cas, le droit de répudier sa femme ou même de la vendre. Les Annamites professent un grand respect pour les vieillards. Leur religion est exclusivement le bouddhisme ; peu fanatiques, mais profondément superstitieux, ils sont très attachés au culte des ancêtres. Le plus agréable cadeau qu'on puisse faire à un Annamite, c'est un riche cercueil qu'il conservera précieusement dans sa maison jusqu'à sa mort. Beaucoup de riches font préparer leur tombeau de leur vivant.

J'ai beaucoup vécu avec les Annamites en pleine brousse ; je les ai observés et étudiés et je leur ai trouvé de grands défauts ; ils sont immoraux ; ils ont la passion du jeu et de l'opium, beaucoup de vanité et de fourberie ; enfin, à la ruse orientale ils joignent un penchant très marqué au mensonge et au vol.

Dès notre débarquement à Haïphong, après une quarantaine de jours de voyage, on nous expédia par une chaloupe à vapeur à Hanoï. Cette chaloupe était une véritable cage humaine. Nous y étions entassés avec des Annamites qui ne cessaient de cracher le jus de leur bétel, avec des chevaux et des chiens, sans compter différentes marchandises, des bagages et du charbon. L'odeur était insupportable et nous fûmes obligés de rester comme cloués sur place pendant les dix-sept heures que dura ce voyage. En arrivant à Hanoï, nos jambes étaient tellement engourdies que les gradés qui nous attendaient pour nous conduire à la citadelle nous demandaient d'un ton moqueur si on ne nous avait pas distribué une paire de jambes en caoutchouc avant de partir de France. Parmi nous, se trouvait un brave garçon, nommé de Cuverville, dont je fis la connaissance et qui par ses manières simples, polies, et par sa grande amabilité, m'inspira de suite une réelle sympathie. Malheureusement, il fut emporté par la dysenterie quelques mois après son arrivée au Tonkin.

Mon premier souci à Hanoï fut d'apprendre la langue annamite. A cet effet, je suivis le cours qu'un résident de France professait tous les soirs. Dans le même but, je me mis en relations avec plusieurs indigènes catholiques, élevés par les missionnaires. J'étais admis dans plusieurs familles annamites avec une facilité qui m'étonna un peu au début, mais qui, quelque temps après, me laissa voir nettement la spéculation. On m'engagea bientôt à amener des camarades ayant du goût pour l'opium. Ce n'était, disait-on, que deux sous la pipe. Je promis tout ce qu'on voulut, mais je me gardai bien de favoriser un tel commerce.

Que dirai-je de la ville de Hanoï ? On y a dépensé énormément de millions pour lui donner un peu d'agrément. Dans tous les pays tropicaux que j'ai traversés, français ou étrangers, et aussi en France, j'ai souvent entendu vanter le système anglais aux colonies ; en réalité, toutes les villes coloniales que j'ai eu l'occasion de visiter se ressemblent ; c'est-à-dire que, partout, on choisit un emplacement propice, on le nettoie, on y fait quelques jolies constructions à la mode occidentale et on lui donne le nom de quartier européen. Le reste de la ville, c'est-à-dire la plus grande partie, est abandonné aux soins des indigènes ; et ces soins sont tels que le choléra et la peste y établissent souvent leur quartier général.

Quelques mois après, j'étais désigné pour accompagner une mission topographique du côté de Lang-Son en passant par Phu-Lang-Tuong, petite ville bénie qui reçoit presque régulièrement tous les ans la visite du choléra. De là, le chemin de fer nous transporta à Lang-Son, après un parcours de 100 kilomètres en six heures. Cette première voie ferrée du Tonkin, d'une difficulté d'exécution inimaginable, est l'œuvre exclusive des militaires sous la direction du colonel Gallieni, plus tard pacificateur et gouverneur général de Madagascar. Le souvenir du colonel Gallieni était vivace et profond dans cette haute région du Tonkin qu'il a d'abord arrachée à la piraterie et qu'il a ensuite ouverte au commerce et à la colonisation. Pacifier et organiser, c'est toute la méthode et aussi toute la passion de ce grand chef de notre armée coloniale. C'est la tâche qu'il s'est donnée et qu'il a menée à bien partout, au Soudan, au Tonkin et à Madagascar.

Je dirai aussi qu'au Tonkin tout s'est passé à peu près comme dans nos autres colonies. Seuls, les militaires ouvrent les premières routes et construisent les premiers chemins de fer dans les contrées les plus malsaines et les plus dangereuses, en payant presque toujours de leur santé et assez souvent de leur vie ; les civils ne viennent que lorsqu'il n'y a plus rien à craindre, accompagnés de domestiques, de boys, de mobiliers et d'une cargaison de vivres de premier choix. Et, à partir de ce moment, il n'est jamais plus question des militaires lorsqu'on parle des routes ou voies ferrées. Au besoin, on les inaugure, on fait des discours sans souffler mot de ceux qui les ont tracées et construites et on s'en attribue tout le mérite.

Si je me laisse aller à cette critique, c'est que pendant ma carrière j'ai vu et entendu trop souvent les fonctionnaires civils des colonies traiter les militaires avec une injustice et un parti pris vraiment révoltants. Naturellement, on leur répond par un silence plein de dédain, car les colonies, nous les connaissons sûrement mieux qu'eux. Malgré leurs longs séjours, ils ne sont en relation avec les indigènes que par des intermédiaires ; tandis que nous, soldats, nous avons pour ainsi dire vu naître ces colonies, nous avons été les premiers en contact avec les habitants, sans nous laisser rebuter par leurs défauts et nous en avons tiré le plus grand bénéfice pour la France. Et cela, sans molester personne. Toutes les circulaires des chefs concernant les indigènes peuvent le prouver ; enfin quelques punitions très sévères infligées aux soldats qui se sont permis d'enfreindre ces ordres en témoignent aussi. C'est ainsi que dans les sept de nos colonies où j'ai eu le bonheur de servir, les indigènes préfèrent de beaucoup les militaires aux civils ; c'est ce qui arrive en particulier pour les Arabes en Algérie. Nous traitons les noirs ou les jaunes en ennemis sur le champ de bataille, mais les hostilités aussitôt finies, les soldats les considèrent et les traitent en amis, et leur inculquent le respect et l'amour de la France. En somme, ces soldats coloniaux, envers lesquels les fonctionnaires civils aux colonies se montrent si pleins de morgue, sont les vrais pionniers de la civilisation et les vrais représentants de la nation française. Les colons, qu'il ne faut pas confondre avec les fonctionnaires, s'en rendent bien compte et ne se gênent pas pour le proclamer. Enfin, le soldat colonial ne cherche pas à se faire mousser comme les piliers de bureau ; sa tâche accomplie, il rentre dans le rang et n'est plus qu'un inconnu pour tous.

A mon retour à Hanoï, je fus désigné pour aller au poste de Phu-Doan. Ce poste, bien que situé sur une hauteur dominant deux fleuves, était d'une insalubrité meurtrière pour les soldats. Dans l'espace d'un mois, et sur notre effectif très faible, vingt hommes furent évacués et neuf moururent de fièvres pernicieuses ou de la dysenterie. Parmi eux se trouvait mon brave et pauvre ami de Cuverville.

Dans aucune partie du Tonkin, je n'ai remarqué parmi les indigènes autant d'aveugles, de boiteux et de bossus qu'en cet endroit. Je ne pouvais m'empêcher de rire en les voyant défiler sur la place du Marché.

De Phu-Doan, je fus envoyé comme surveillant des travaux de route entre Tuyen-Quang et Ha-Giang, une des contrées les plus malsaines du Tonkin.

J'allai d'abord me présenter à la direction à Tuyen-Quang, où se trouvait également le dépôt de la Légion. Cette ville est le centre du commerce et de la navigation de toute une partie de la haute région confinant à la frontière chinoise. La contrebande de l'opium y a pris, malgré une surveillance constante, une extension considérable. La ruse déployée par les contrebandiers indigènes est d'ailleurs fantastique et inimaginable ; les fraudeurs européens ne seraient auprès d'eux que de piètres élèves. Aussi, tout indigène sortant après la tombée de la nuit était-il astreint à porter une petite lanterne allumée.

J'allai également me présenter au commandant Betboy de la Légion ; il me dit qu'un jour, en Algérie, on lui avait favorablement parlé de moi et qu'il était heureux de me serrer la main. Le commandant Betboy était l'officier de la région à la fois le plus craint et le plus respecté des indigènes. On peut dire sans exagérer que son nom était connu d'un bout à l'autre du pays tonkinois, aussi bien des militaires que des indigènes. Il était au Tonkin depuis le commencement de la guerre et ne demandait qu'à y rester.

Ses nombreux actes de courage et la rapidité de ses marches dans des régions où les pirates étaient les maîtres, l'avaient fait surnommer quan-mân (monsieur Vite). Ce sobriquet fut également donné par les Annamites au général de Négrier.

Pourvu d'un plat de campement, d'une marmite et d'un flacon de quinine que le commandant Betboy m'avait prêtés en ma qualité d'ancien légionnaire, je quittai Tuyen-Quang pour Hien-Xoi, endroit fréquenté par les éléphants et les tigres. Vers quatre heures du soir, mes deux porteurs de bagages se mirent subitement, malgré leur grande fatigue, à courir comme s'ils étaient poursuivis. Je leur demandai pourquoi cette course. Ils me répondirent que si nous n'arrivions pas avant la tombée de la nuit, nous pouvions nous considérer comme morts, car journellement à cette heure le tigre sort pour chercher sa nourriture ; l'homme étant pour lui un plat de luxe, il ne manque jamais de faire main basse, ou plutôt, griffe basse, sur tout sujet qui se présente. Je savais cependant qu'un Européen accompagné d'un indigène a des chances de s'en tirer, le tigre ayant une prédilection marquée pour la chair annamite. Chacun son goût.

Toutes les maisons que j'ai rencontrées sur le chemin étaient entourées de bambous et de plantes sauvages impénétrables. Cependant le fauve réussit quelquefois à franchir ces obstacles et les enlèvements sont encore assez fréquents. Enfin, grâce à une course ininterrompue, nous arrivâmes à Hien-Xoi avant le soir et aussitôt après toutes les portes furent fermées.

A l'étape suivante, à Bac-Mouc où je parvins à cinq heures du soir, le chef de poste, un sergent européen, me dit que j'étais bien imprudent de me hasarder à cette heure sur la route. C'est l'heure, me dit-il, où le tigre commence sa tournée. Le lendemain, je fus obligé de m'arrêter dans un village et de coucher chez un indigène, car la nuit m'avait surpris. Je craignais de me tromper de sentier et les porteurs me déclaraient que, pour rien au monde, ils ne marcheraient, après la nuit tombée. De cette hospitalité, j'emportai force vermine.

La journée suivante, ce fut une marche presque continuelle dans l'eau, ruisseaux et marais, où je m'enfonçais souvent jusqu'aux reins. J'arrivai le soir à Vinh-Thuy, poste occupé par des tirailleurs tonkinois et surnommé tombeau des Européens à cause de son extrême insalubrité. Une compagnie européenne qui précédemment occupait ce poste, avait dû l'évacuer car elle y était littéralement décimée. Le cimetière en donnait tristement la preuve.

Enfin, le jour suivant, après avoir encore marché dans l'eau, j'arrivai à destination. Ma nouvelle résidence était en pleine brousse. Nous étions là dans le pays des Thôs, des Mans et des Mûongs. Les Mans et les Mûongs, que les Annamites appellent « les sauvages », mais que j'ai trouvés beaucoup plus respectables que le peuple annamite, habitent les montagnes. Tous ces gens qui, avant notre arrivée, n'ont dû voir que rarement des Européens, nous témoignaient une méfiance qui ressemblait à de l'hostilité. Plusieurs fois je fus chargé d'aller acheter des vivres pour le poste (nous étions quatre Européens, dont un officier, et quelques centaines de travailleurs annamites). Notre nourriture se composait de riz et de viande de porc. Plus tard, nous pûmes recruter des travailleurs chinois et thôs, mais les Mans et les Mûongs nous fuyaient comme la peste. Tout le monde me fermait la porte au nez ; j'étais obligé d'aller à Ha-Giang, à deux jours de marche, pour faire les achats.

Notre premier soin fut de construire des cases pour nous loger, mais ces cases en bambou, qu'il fallait terminer dans l'espace d'une journée, ne nous abritaient que très incomplètement. Le jour, le soleil dardait au travers de la broussaille qui leur servait de toiture ; la nuit, l'humidité non moins dangereuse se chargeait de nous tenir en éveil. Enfin il y avait les pluies ! Et l'on sait quelles averses diluviennes tombent dans la haute région du Tonkin. L'intérieur de nos cases présentait un singulier spectacle I Une botte de conserves remplie d'huile et pourvue d'une mèche était appelée pompeusement « la lampe » et consentait de temps à autre à nous éclairer ; je dis de temps à autre, car fort souvent l'eau qui perçait la toiture éteignait notre lumignon. La mèche étant mouillée, impossible de rallumer. On jurait, on pestait, mais c'était peine perdue !

Notre fourniture de couchage se composait d'un lit de camp en bambou, sans matelas ni paillasse ; malgré mon habitude de coucher par terre et n'importe où, le lit me paraissait quand même un peu dur après de longues journées d'un labeur pénible dans une région marécageuse. Les coolies qui travaillaient à la route étaient pour la plupart d'anciens domestiques que leurs maîtres avaient chassés pour indélicatesse. Ils venaient du Delta et n'avaient aucune notion de ces travaux. Il nous fallait donc, nous Européens, mettre la main aux besognes les plus pénibles. Il en résultait de fréquents changements dans le personnel français, car, même avec un tempérament de fer, on ne résistait pas aux fatigues dans ce pays malsain, où la fièvre et la dysenterie faisaient tant de ravages. Plusieurs de mes camarades, et nous n'étions cependant pas nombreux, y ont laissé leur os ; notre chef lui-même, le lieutenant Dubois de Saligny, fut obligé de nous quitter, pris d'un accès de fièvre bilieuse hématurique qui faillit l'emporter.

Notre nourriture se composait uniquement de choux sauvages et de viande de porc que nous savions malsaine et que nous ne mangions que rarement. Le poste de Ha-Giang était bien chargé de nous fournir de vivres tous les cinq jours, mais la distance était telle que la viande nous arrivait complètement pourrie et que le pain, desséché, absolument immangeable, était bon à jeter. Pendant les six mois que j'ai passés sur les chantiers de la route, je n'ai mangé que six fois du pain et de la viande fraîche, c'est-à-dire chaque fois que je suis allé à Ha-Giang.

A mesure que nous terminions 4 ou 5 kilomètres de route, nous déplacions notre camp. Il fallait, chaque fois, construire de nouvelles cases qui ne nous abritaient presque pas. Il pleuvait souvent, ce qui n'empêchait pas de travailler dehors, et il le fallait bien pour arriver à terminer la route. Mais le plus triste, c'était la nuit ; la pluie était alors désastreuse. D'abord on se privait de manger, car il était impossible d'allumer du feu. Puis, nous nous couchions sur notre lit de camp en nous couvrant de la couverture et de la capote ; mais l'eau tombant sans cesse, on se relevait bientôt, complètement trempé. Le reste de la nuit se passait en promenades de long en large dans la case, avec la capote et la couverture mouillées sur le corps. Le matin, c'est le cas de le dire, nous étions frais et il fallait aller travailler quand même. Pas une seule fois, pendant ces six mois, je ne me suis déshabillé pour me coucher. Nous vivions comme les Arabes qui conduisent les caravanes dans le désert.

Une fois par mois, nous voyions passer le convoi de vivres allant à Ha-Giang accompagné par des soldats européens. Il semblait que ceux-ci venaient d'un autre monde. On avait perdu l'habitude de voir d'autres figures que des jaunes. Je n'ai jamais vu non plus passer un civil, excepté un soi-disant commerçant établi à Ha-Giang, du genre de ceux qui suivent nos expéditions coloniales pour chercher fortune. Il vendait ses marchandises à un prix tellement exagéré que, malgré son besoin de quelque chose d'indispensable, le soldat n'achetait pas. Il va sans dire que les liqueurs falsifiées étaient son principal commerce. Et cet homme, venu on ne savait d'où, prenait un ton tellement arrogant que les choses ont manqué plusieurs fois de tourner mal. Il se targuait de son faux titre de colon (je dis faux car le vrai colon est infiniment respectable et doit être aidé et encouragé) pour faire le matamore avec les soldats. Malheureusement il en est souvent ainsi. Ces colons de contrebande, au lieu de coloniser, ne font pas autre chose que de vendre à des prix exorbitants des alcools qui empoisonnent et des boîtes de conserves dont le contenu est souvent immangeable. Et, parce qu'ils s'enrichissent vite à ce honteux trafic, ils regardent les soldats qui les font vivre d'un air de mépris et leur parlent sur le ton d'un roi nègre à ses esclaves. Je m'empresse d'ajouter que les véritables colons, et j'ai toujours eu grand plaisir à les rencontrer, sont animés de tout autres sentiments envers les soldats. Ils les considèrent avec raison comme des amis qui, en cas de danger, n'hésiteront pas à se faire casser la figure pour défendre leurs familles et leurs biens. Et j'en ai vu, par exemple les frères Duchemain à Phu-Doan, qui nous envoyaient du gibier pour améliorer notre ordinaire et répondaient toujours à notre salut.

Au cours de ces travaux de route, où j'étais journellement en contact avec les indigènes et où j'avais pris l'habitude d'observer tout ce qui se passait autour de moi, j'ai achevé de perdre le peu de considération que j'avais pu conserver pour le peuple annamite. J'avais vécu au milieu d'un autre peuple, les Arabes, qui lui ressemblent pour certains défauts. Mais en ce qui concerne l'immoralité, le mensonge et le vol, c'est aux Annamites que revient haut la main la supériorité. Pour le travail, l'Annamite est comme l'Arabe ; parlez-lui de tout, mais pas de travailler. Ses champs négligés, son intérieur et ses enfants d'une malpropreté repoussante dénoncent chez lui la fainéantise incarnée. En revanche, il aime à se moquer de son prochain. Hypocrite et plat quand il a peur, il est au contraire d'une insolence inouïe quand il se sent protégé. La seule punition qu'il craigne, et qui soit salutaire, c'est d'être bâtonné. La prison ne produit aucun effet sur lui ; il n'y attache aucun déshonneur ; bien plus, elle lui vaut l'estime de ses compatriotes quand il a réussi, comme on dit, à rouler un Européen. Et à ce propos, un vieux Chinois qui habitait le Tonkin bien avant notre arrivée, me disait un jour que les Français avaient eu bien tort de supprimer la peine de la cadouille (bastonnade). — Pour l'Annamite, disait-il, il n'y a que cela qui compte, et la preuve, c'est que les crimes et les vols ont considérablement augmenté depuis sa suppression. Sur la route où je travaillais, les coolies annamites employaient toutes sortes de ruses pour déjouer notre surveillance. L'Européen étant obligé de visiter plusieurs chantiers dans la même journée, ils plaçaient des sentinelles pour guetter son arrivée. Alors, ils faisaient mine de travailler, soit en grattant le sol avec la pelle, soit en donnant un coup de pioche à un endroit où il n'y avait rien à faire. S'agissait-il d'un travail plus difficile, par exemple de déraciner un arbre, ils se mettaient à chanter et à crier en cadence, comme font les bons travailleurs de tous les pays ; mais jamais l'arbre ne tombait à terre sans l'intervention des coolies chinois ou des Thôs. Les Thôs haïssent les Annamites. Pour éviter des querelles qui quelquefois finissaient mal, il fallait séparer les deux races et, autant que possible, ne pas les laisser travailler sur le même chantier ; il arrivait cependant que, pour un travail urgent, nous étions obligés de joindre les Annamites aux Thôs ; alors les premiers voulaient rivaliser d’ardeur avec les seconds, mais ils me produisaient l'effet de tortues voulant poursuivre des gazelles. Dès qu'ils touchaient leur paye de quinzaine, le lendemain il en manquait un bon nombre au travail. Ils se disaient malades ; en réalité, ils allaient se cacher dans la brousse pour jouer au baquan, jeu qui ressemble à celui de pile ou face et où les pièces de monnaie sont dissimulées dans un bol.

Entre temps, je changeai de section. Les travaux de cette route de Tuyen-Quang à Ha-Giang qui avaient pour but d'ouvrir une communication par voie de terre entre la capitale du Tonkin et la frontière chinoise du côté de Ha-Giang, étaient en effet partagés en sections comprenant chacune un officier, un gradé, et trois ou quatre soldats choisis.

Je fus envoyé à une trentaine de kilomètres plus loin. Les Thôs ayant compris que la route une fois terminée leur procurerait de grands avantages et nous voyant les traiter avec justice et bienveillance, cherchaient de plus en plus à se rapprocher de nous. Nous pûmes ainsi recruter chez eux des travailleurs autrement actifs que ces fainéants d'Annamites. Au fur et à mesure que nous engagions des Thôs, on congédiait les Annamites ; et je n'en étais pas fâché, car je commençais à en avoir assez de leur comédie de travail, qui portait préjudice au budget de la colonie et allongeait notre séjour dans cette région meurtrière.

Avec les Thôs, les travaux avançaient visiblement, de sorte que le général commandant supérieur et le gouverneur général, M. Doumer, étant venus inspecter les chantiers de la route, nous félicitèrent vivement et nous annoncèrent que nous serions proposés pour le Dragon d'Annam. J'ajoute du reste que nous n'avons jamais eu de nouvelles de cette proposition et que je n'en ai été nullement contrarié. Car cette décoration, décernée au nom d'un soi-disant roi, qui en réalité n'est qu'un sauvage déguisé en guignol, m'est parfaitement indifférente et j'aurais même quelque gêne à la porter. Je connais bien des militaires qui l'ont reçue et qui, pensant comme moi, ne la sortent jamais de leur tiroir.

Bien que le gouverneur général, M. Doumer, m'ait fait cette promesse en l'air, et je ne lui en veux pas, je m'empresse de déclarer qu'il voulait beaucoup de bien aux soldats. Sous un air un peu rude, il cachait un cœur vraiment bon. Il s'intéressait à nous et à notre installation, surtout dans les contrées malsaines. Il venait de temps à autre nous apporter des paroles d'encouragement ; aussi, ce civil était-il très aimé des militaires. On peut également dire que si la colonie est devenue prospère, c'est grâce à lui et à sa constante vigilance. Quelques-uns l'ont cependant critiqué ; ce qui prouve une fois de plus que les envieux ne manquent jamais, surtout à ceux qui travaillent au loin pour le bon renom et la prospérité du pays.

Outre mon service de surveillant des travaux de route, j'étais encore investi des hautes fonctions d'ordonnateur des pompes funèbres, préparateur des tombes et expéditeur dans l'autre monde des coolies chinois et annamites décédés dans notre section. Il ne se passait pas de semaine sans que j'eusse à exercer plusieurs fois ces fonctions, particulièrement pour les Annamites que la fièvre ne ménageait pas, bien qu'ils fussent dans leur propre pays. Ce qui augmentait la mortalité parmi eux, c'était qu'aussitôt attaqués par la fièvre, ils se couchaient dans leurs cases d'une malpropreté écœurante et refusaient de prendre les médicaments européens, tels que la quinine et l'antipyrine que nous leur offrions. Leurs camarades leur faisaient absorber des tisanes faites d'herbes cueillies dans la brousse et leur récitaient des prières ; en fait, ce traitement n'avait jamais d'autre résultat que la mort. J'étais chargé de les enterrer à un endroit désigné par le chef de village et je rendais compte de ces... mutations à la direction de Tuyen-Quang.

Dans notre camp, nous étions gardés par un caporal et neuf tirailleurs tonkinois ; en outre, chaque soldat européen avait à faire plusieurs rondes de nuit. Il ne se passait pas une seule nuit sans qu'on eût à signaler soit un abandon de poste, soit une sentinelle dormant en faction. Une nuit, dans ma ronde, je pris le fusil d'une sentinelle que j'avais trouvée couchée par terre ; je sortis ensuite du camp et tirai un coup de fusil en l'air, après avoir au préalable prévenu mes camarades. Les hommes de garde auxquels le lieutenant ordonnait d'être toujours équipés et prêts à défendre le camp à la première alerte, ne sortirent que dix minutes après le coup de feu, et plusieurs étaient sans équipement. Le lieutenant demanda le remplacement du caporal et de plusieurs de ses tirailleurs ; mais leurs successeurs ne valurent guère mieux. Nous ne devions donc nous fier qu'à nous pour notre propre sécurité. Du reste, à part les tirailleurs algériens et sénégalais qui sont des guerriers dans toute la force du terme, je n'ai jamais eu grande confiance dans les autres soldats indigènes des colonies. J'ai dit aussi ce que je pense du caractère du peuple annamite ; or, au point de vue militaire, le caractère est un facteur qu'il ne faut pas négliger.

Enfin je fus arraché à ces pénibles et malsains travaux et je fus dirigé sur Hanoï en passant par Tuyen-Quang, mais cette fois, sans patauger dans les marais et les ruisseaux ; je marchais vraiment sur une route. A Tuyen-Quang, je rendis au commandant Betboy sa marmite et son plat, mais dans quel pitoyable état ? Et, comme je m'en excusais tout en le remerciant du service qu'il m'avait rendu, il me prit la main et me dit avec cette voix sonore que je lui connaissais : — Pas de remerciements ! Je savais que cela vous serait indispensable et c'est la moindre des choses qu'on s'aide entre soldats qui passent la moitié de leur existence dans la brousse.

A l'ambulance de Tuyen-Quang où j'allai voir quelques camarades que je savais gravement malades, j'eus la douleur d’apprendre que plusieurs d’entre eux étaient morts ; un autre, employé comme moi sur les routes et l’un de mes camarades intimes, était presque en agonie. J’assistai à une scène pénible. Une sœur qui s’approchait de son lit pour le soigner, reçut une gifle de lui. L’infortuné était en délire ; il fallut deux hommes pour le maintenir. La brave sœur n’avait pas dit un mot. Je ne pus m’empêcher de lui exprimer toute l’admiration que j’éprouvais pour son angélique dévouement. « Le pauvre enfant ! » me répondit-elle, et ce fut tout. Quant à moi, il ne me reconnaissait plus. Je laissai de l’argent à la sœur pour acheter une couronne, car elle me dit que depuis le matin le docteur avait condamné le malheureux. Là-dessus je repris tout triste la route de Hanoï.

A peine arrivé au régiment, j’appris qu’on préparait un fort détachement pour aller occuper dans le sud de la Chine une nouvelle colonie appelée Quang-Tchéou-Wan. Je demandai à mon capitaine d’être compris parmi les hommes du détachement. Il me répondit que j’avais l’air fatigué et m’envoya d’office à la visite médicale. Le médecin me prescrivit un repos de quatre jours, avec renouvellement, s’il y avait lieu. Je retournai trouver le capitaine chez lui et j’insistai tellement pour partir qu’il me répondit : — Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction. J’aurais désiré vous éviter de nouvelles fatigues jusqu’à ce que vous soyez rétabli. Mais, puisque vous insistez, partez. Seulement, s’il vous arrive un accident, ne m’en voulez pas ; vous l’aurez cherché. — Du coup, j’oubliai tout ce que j’avais souffert pendant les travaux de route ; j’étais au comble de mes vœux ; et lorsque nous embarquâmes, pendant que la musique jouait la Marseillaise, je criai : « Vive le colonel ! Vive le capitaine ! » A Haïphong, on nous transborda sur un navire de guerre, le d’Entrecasteaux, et de nouveau je voguai vers un pays inconnu, qui à l’heure où j’écris, n’est pas encore connu du grand public.