Souvenirs de campagne par le Soldat Silbermann/Madagascar

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MADAGASCAR


La guerre de Madagascar a son origine dans la résistance opposée par le gouvernement hova à l’exécution des clauses du traité du 17 décembre 1885, dans l’impunité assurée aux fréquents attentats commis contre nos nationaux, et enfin dans l’impossibilité pour le résident de France à Tananarive d’obtenir la réparation de ces méfaits.

A en juger par tous les documents officiels, la France répugnait à l’idée d’user de sa force sans avoir au préalable tout tenté pour obtenir une solution pacifique. M. Le Myre de Vilers fut chargé d’aller négocier en personne, à Tananarive, l’établissement d’un modus Vivendi plus conforme à nos intérêts et à la dignité nationale. Mais, dès son arrivée, il se heurta aux plus incroyables prétentions. Il ne put qu’organiser l’exode de nos nationaux et repartir en France, après avoir temporisé, croyant que la reine ou Rainilaiarivony montreraient un désir de conciliation. Mais bientôt, il devint évident que nous n’avions d’autre alternative que la guerre ou l’abandon inadmissible de nos droits séculaires. C’est alors que le Parlement décida, le 7 décembre 1894, d’imposer par la force au gouvernement malgache ce que n’avaient pu obtenir de lui huit années d’efforts pacifiques et de trop patientes négociations.

Mais les renseignements recueillis par l’état-major montraient que de graves difficultés matérielles étaient à vaincre par le corps expéditionnaire : absence complète de toute voie de communication, insalubrité générale du climat, surtout dans les parties basses de l'île, défaut total de ressources locales, sauf en Emyrne. Quant à l'armée malgache, elle avait été partiellement dressée par quelques instructeurs français et étrangers et on savait qu'elle pouvait mettre en ligne de vingt-cinq à trente mille soldats convenablement armés, et quarante ou cinquante pièces d'artillerie.

Dans le but de contrôler ces diverses données, une commission mixte des ministères des affaires étrangères, des colonies, de la marine et de la guerre fut constituée. Elle déposa un rapport, exposé militaire et géographique, qui résumait les connaissances qu'on possédait alors sur la Grande Ile et contenait des propositions relatives à la constitution du corps expéditionnaire. La commission jugeait que douze mille hommes étaient nécessaires. Elle arrêtait la création d'une flottille de douze canonnières et de cinquante chalands démontables. Comme moyen de transport par terre, elle s'arrêta aux voitures métalliques dites Lefebvre.

Soixante millions de francs furent votés pour les frais de l'expédition. Le général de division Duchesne fut désigné comme commandant en chef du corps expéditionnaire avec le général de Torcy comme chef d'état-major, et le capitaine de vaisseau Bienaimé comme chef de la division navale. Comme pour toutes les expéditions coloniales, on fit appel à un bataillon de la Légion. J'en fis partie. Pendant ma carrière militaire, le sort m'a d'ailleurs favorisé, car, sauf le Soudan, j'ai fait partie de toutes les expéditions coloniales, aussi bien en Afrique qu'en Asie. Avant chaque départ il se trouvait quelques camarades qui me prophétisaient la mort, mais je répondais que celui qui craint la camarde ne fait jamais acte d'homme vivant. Puis, c'était mon rêve de voir la mort de visu.

Que les lecteurs m'excusent d'employer souvent le « moi » et de ne pas m'appliquer la maxime : « Le plus grand menteur est celui qui parle le plus souvent de soi. » C'est qu'en eiïet il y a des exceptions à chaque règle et que, pour ma narration, c'est surtout en parlant de moi que je suis sûr de dire la vérité.

Je vais citer ici les noms de deux officiers qui se sont particulièrement distingués dans cette campagne et que tout le monde semble ignorer ; ce sont le colonel de Beylié et le colonel Oudri. Le colonel Oudri, plus tard commandant du 4" corps d'armée, après avoir fait les campagnes de 1870, de Tunisie et du Tonkin où il fut cité plusieurs fois à l'ordre du jour, est venu commander, après ses glorieux prédécesseurs, le 2e régiment de la Légion étrangère. Pour l'expédition de Madagascar, il fut mis à la tête du régiment d'Algérie composé de mon bataillon de Légion et de deux bataillons de tirailleurs algériens. C'est ainsi que j'ai servi plusieurs fois sous les ordres directs de ce vaillant chef que les légionnaires appelaient « le père Oudri » et les tirailleurs algériens « le colonel Bono Bésef ». D'une physionomie à la fois énergique et très sympathique, il était en effet un vrai père pour ses hommes qui l'aimaient jusqu'à la vénération. Il connaissait à fond les qualités et les défauts de ses légionnaires et savait mêler la sévérité à la bienveillance. Sa manière de commander avec fermeté, bonhomie et simplicité, m'a toujours inspiré de l'admiration. Au feu, c'était un chef intrépide, d'une décision prompte et lucide dans les moments les plus critiques. Plus tard, devenu général commandant de corps d'armée, il n'oubliait pas les hommes qui avaient combattu sous ses ordres et vécu avec lui dans des moments pénibles. Il les accueillait avec affabilité et, à plusieurs, il a fourni une aide pécuniaire pour leur permettre d'entrer dans la vie civile ou de se marier.

Le colonel de Beylié en usait avec ses marsouins comme le colonel Oudri avec ses légionnaires. C'est un chef du plus haut mérite. Il est en outre savant et philanthrope, accessible à tous, sans fierté aucune et d'une simplicité charmante. Travailleur infatigable, homme de bien dans le vrai sens du mot, il est aimé au plus haut point de ses soldats.

Nous quittâmes Saïda pour nous rendre à Orléansville où l'état-major du régiment d'Algérie et un bataillon de tirailleurs algériens devaient être concentrés. Et le 1er avril 1895, nous embarquâmes à Alger sur le Cachemire, après que la ville d'Alger eut offert un punch et des bouquets de fleurs aussi bien aux officiers qu'aux soldats. De nombreux discours furent prononcés : par le maire, par plusieurs conseillers municipaux et par un Arabe qui s'adressa spécialement aux tirailleurs. Puis, après avoir échangé les saluts d'usage avec les navires en rade, dont un russe sur lequel nous voyions des hommes agiter leurs bérets, nous levâmes l'ancre, et nous partîmes au milieu d'une canonnade venant de tous les côtés. Nous fîmes escale successivement à Pantellaria, Damiette, Port-Saïd, Ismaïlia, site magnifique où séjourna de Lesseps ; puis, ce furent les chaleurs étouffantes de la mer Rouge, qu'accompagnèrent quelques insolations ; puis Périm, Aden, Guardafui, ce fameux cap, funeste à tant de navires, les îles Aldabra, de l'Assomption, Mayotte, puis Majunga.

D'après Grandidier, Madagascar, dont la superficie totale équivaut à celle de la France, de la Belgique et de la Hollande réunies, soit la bagatelle de 600 000 kilomètres carrés, resta presque inconnue à l'Europe jusqu'au quinzième siècle. C'est un capitaine portugais, nommé Pedro Alvarez Cabrai, qui la découvrit. En 1642, Richelieu y envoya le capitaine Rigault qui y fonda quelques comptoirs. Mais on ne pénétrait guère dans l'intérieur. En 1862, le roi Radama II ouvrit le pays aux étrangers. Ce roi se montra, par extraordinaire, l'ami résolu de la France ; mais cette attitude ne fut pas du goût de tous nos compétiteurs et on le fit assassiner. Puis des missionnaires français et anglais commencèrent à explorer le pays.

D'après le missionnaire Piolet, les côtes de Madagascar ont un développement de 4 000 kilomètres. Le sol est très montagneux, et arrosé par de nombreux cours d’eau ; chaque vallée a son ruisseau, chaque plaine son fleuve ou sa rivière. Les routes étaient, jusqu’à l’expédition, complètement inconnues à Madagascar. Seuls, de mauvais sentiers traversaient en droite ligne montagnes et vallées. La population était, d’après Grandidier, de cinq à six millions d’habitants. Zaborowsky prétend que les tribus malgaches descendent d’Indo-Malais, d’Arabes et d’Africains. Les Hovas, c’est-à-dire la peuplade qui habite le plateau central, sont numériquement supérieurs aux Sakalaves qui occupent toute la région occidentale, des plateaux à la côte. Le teint des Hovas est olivâtre, tandis que celui des Sakalaves est franchement noir. On trouve encore à Madagascar, outre les Sakalaves et les Hovas, une vingtaine de tribus qui portent des noms à n’en plus finir. N’ayant pas envie de me faire maudire par les lecteurs, je m’abstiendrai de les citer.

Au point de vue climatérique, on peut diviser l’île en quatre zones : 1o La côte orientale. Elle est chaude et humide. Il y pleut presque toute l’année. La pluie tombe en averses violentes et de peu de durée, mais qui se succèdent à de courts intervalles. 2o La côte occidentale. Elle est également chaude. Les saisons y ont un régime régulier, soit huit mois de saison sèche et quatre mois de pluie. 3o L’extrême sud, où les pluies sont beaucoup plus rares, et où la sécheresse est extrême pendant toute l’année. 4o Enfin, le plateau central, où le climat est tempéré. Les saisons y sont bien tranchées ; d’avril à mi-novembre, c’est la saison sèche et relativement froide ; puis, le reste de l’année, cinq mois de pluies et d’orages violents. A mesure qu’on s’approche du massif central, le climat devient plus frais, plus clément à l’Européen. En Emyrne, on voit parfois tomber de la grêle, et de la glace se former sur les flaques d’eau.

A la limite de la région côtière et des hauts plateaux, une bordure de forêts s’étend sur 1 200 kilomètres du nord au sud et couvre une superficie de 12 millions d'hectares.

On y trouve les essences les plus précieuses. Je cite ici les principales : le palissandre, l'ébène, le bois de rose, le teck, le pandanus, le ravelana, le rafia, le santal, le gommier copal ; des arbres ou des lianes à caoutchouc, enfin des orchidées superbes.

On rencontre aussi à Madagascar le cotonnier, le cocotier, le manguier, le vanillier, le cacaoyer, le caféier, l'arbre à thé, le poivrier, le giroflier, le gingembre, le bananier, le citronnier, l'oranger, le grenadier, le goyavier, la vigne, enfin, le riz, le manioc, la canne à sucre, qui sont les cultures préférées des indigènes.

Comme faune, je signalerai des faux singes nommés makis et extrêmement gracieux ; des chauves-souris ; des tortues géantes, des oiseaux innombrables au plumage éclatant ; des crocodiles qui infestent les lacs et les rivières ; des serpents, heureusement non venimeux, des caméléons et des papillons rares. On trouve aussi à Madagascar deux espèces de bœufs de taille moyenne : le zébu et le bory ; le mouton à grosse queue, l'âne, le cheval, le porc et les volailles en abondance, enfin le ver à soie et le mûrier blanc.

Les bœufs constituent par leur nombre la principale richesse des indigènes. La base de l'alimentation est le riz dont le décortiquage est opéré par les femmes à l'aide de pilons et dans de grands mortiers de bois, comme en Indo-Chine. Dans le sud, la culture du maïs est générale.

Le religion la plus répandue est le protestantisme. Chez les Sakalaves, les enfants nés le mardi sont abandonnés ; ceux nés en septembre sont considérés comme une cause de ruine pour ceux qui les entourent ; souvent on les étouffe ou on leur coupe quelques doigts des pieds et des mains.

Les Mahafalys, dans le sud-ouest, ont des mœurs plus bizarres encore. Chez ce petit peuple, les chefs ont de quatre à cinq femmes, qui ne trompent leur mari qu'avec sa permission, et peuvent être répudiées après deux ans de ménage, si elles n'ont pas d'enfants. Elles accouchent accroupies et assises sur les talons, avec défense de crier pendant l'accouchement. Les enfants mis au monde le jeudi, jour néfaste, sont enterrés vivants. Doux pays !

Les Sakalaves sont plus grands et plus robustes que les Hovas. Ils portent plaqué sur le front un disque taillé dans un coquillage nacré, appelé félana, et au cou, aux bras, l'attirail habituel de fétiches des nègres. Leurs maisons sont en bois brut, en branchages, en feuilles et en roseaux. Leur paresse est telle qu'ils se mettent souvent cent pour construire une de ces misérables cases ; chaque chef est à la fois chef de guerre, juge et maître absolu dans son village. Les roitelets et reines sakalaves ont pour ministres ou conseillers des musulmans d'origine étrangère. Dans quelques régions, ces souverains sont de véritables sultans.

Enfin, il faut dire dès à présent que, si l'énergique administration du général Gallieni a respecté dans l'ensemble les coutumes qui font l'originalité des peuples malgaches, elle a fait aussi disparaître impitoyablement toutes celles des pratiques anciennes qui étaient contraires à l'humanité et à la civilisation.

On trouve à Madagascar de l'or dans les alluvions de presque toutes les rivières. Avant la guerre, le gouvernement hova était propriétaire exclusif des mines et en interdisait l'exploitation aux indigènes. En 1886, le premier ministre, pour se procurer des revenus, concéda à des Européens l'exploitation des mines. Grâce aux sages mesures prises par le général Gallieni, le rendement de ces mines, qui ne dépassait guère 200 000 francs par an en 1896, atteint aujourd'hui un chiffre annuel de près de 10 millions.

Notre débarquement s'effectua avec de très grandes difficultés, car rien n'avait été préparé d'avance. Le wharf de Majunga, construit par les mêmes entrepreneurs qui avaient édifié celui du Dahomey, Daydé et Pillet de Paris, et qui devait, paraît-il, atteindre une longueur de 160 mètres, n'était pas encore terminé. On était donc obligé de jeter les chevaux et mulets à la mer et de les laisser nager vers la côte, où plusieurs arrivèrent couverts de sang. Nous établîmes notre bivouac hors de la ville, qui était alors très malsaine, mais très animée. Des baraques en bois à la mode américaine étaient en construction et habitées par une horde de marchands d'alcool et de chercheurs d'aventures, venant principalement d'Angleterre, d'Espagne, du Portugal et de la Réunion. Le colonel Bailloud, commandant de la place, commença par consigner toutes ces baraques de malheur avant même leur achèvement, car, homme perspicace et aimant ses soldats, il ne voulait pas les laisser intoxiquer par ces marchands de poison. La ville portait encore les traces du bombardement que lui avait infligé le Hugon, le 13 janvier 1895.

Le 15 janvier débarquèrent deux compagnies d'infanterie et une section d'artillerie de marine venant de Diégo-Suarez, puis, un peu plus tard, les tirailleurs algériens et les légionnaires. Ces derniers avaient eu dix-sept déserteurs pendant la traversée du canal de Suez. Il est à remarquer que les déserteurs sont toujours des jeunes soldats qui ont demandé à aller aux colonies avec la ferme intention de s'échapper et ils savent que le canal de Suez s'y prête à merveille. Aucune conclusion n'est à tirer de ces désertions. Elles sont le fait de jeunes gens qui, généralement, ont déserté déjà de l'armée belge, hollandaise ou allemande, et qui viennent tenter fortune à la Légion française. Voyant qu'il faut faire le métier de soldat, comme partout ailleurs, ils désertent encore. Les officiers ne s'en émeuvent nullement, et ils sont même heureux de s'en débarrasser.

En somme, l'avant-garde seule, composée des troupes d'Algérie et de la Réunion, avait débarqué à la fin de janvier. C'est cette avant-garde qui, sous les ordres du général Metzinger, livra tous les combats jusqu'à Tsarasaotra.

Le 1er mai, nous quittâmes Majungapour pour Mévatanana, à bord d'une petite canonnière, sur laquelle se trouvaient également le colonel Oudri, le colonel de Beylié, le commandant Bienaimé, un aumônier militaire et un civil que je ne connaissais pas. Je me rappelle seulement qu'il portait trois chapeaux de feutre à très larges bords, superposés les uns aux autres, et destinés à le protéger d'une insolation. Il parlait beaucoup et gesticulait encore plus. Nous fûmes dans la soirée à Mévatanana, où l'on passa la nuit. Le lendemain, nous quittâmes ce village vers trois heures du matin pour revenir sur nos pas, à Marovoay, où l'on arriva vers cinq heures du matin. Un combat s'y engagea.

Marovoay est situé à 180 kilomètres de Majunga, en amont, sur l'Ikopa, affluent de la Betsiboka. Le combat commença par une attaque des troupes de terre commandées par le général Metzinger, secondées par l'artillerie de la flotte ainsi que par des canons placés sur chalands aux ordres du commandant Bienaimé. Tandis que les troupes de terre exécutaient un mouvement tournant, l'artillerie de la flotte envoyait ses obus à mitraille sur les retranchements où nous voyions chaque obus tomber et produire un gros désordre. Ce n'est que vers onze heures, après une fusillade et une canonnade bien nourries, que les Hovas se décidèrent à quitter leurs tranchées et à fuir en désordre dans la direction de Marolambo, poursuivis par les obus de notre artillerie navale.

Lorsque la débandade commença, j'étais sur un chaland, tirant avec des fusiliers de la flotte sur un groupe de fuyards. Les obus et les balles de l'ennemi, qui sifflaient au-dessus de nos casques, semblaient indiquer qu'ils visaient nos têtes ; mais leur tir était très mauvais. Plusieurs fois, j'entendis au-dessus de moi ce sifflement des balles, mais personne n'y prêtait attention. Enfin, nous mettons pied à terre. Je dis pied à terre, mais en réalité nous nous embourbions dans des taillis marécageux. Nous voyions la colonne du général Metzinger gravir les pentes du fort. La fusillade cessant, nous mettons baïonnette au canon, pour marcher droit sur Marovoay. Je n'oublie cependant pas ma musette dans laquelle j'ai conservé un morceau de pain maintenant rassis, et un peu de viande froide. Tenant mon fusil d'une main, ma musette de l'autre, j'arrive à la ville vers midi, littéralement exténué. Cette course ne nous empêcha pas cependant de faire une visite, intéressée je l'avoue, dans les cases, pour y trouver quelque nourriture. Je rencontrai sur mon chemin une vache noire attachée à un arbre. Plus loin, au bord d'un ruisseau, une vieille femme indigène, blessée par une balle, montrait sa plaie à notre médecin-major qui la soignait. De ma tournée dans les cases je rapportai seulement quelques journaux illustrés que le colonel Oudri m'ordonna de reporter immédiatement à l'endroit où je les avais pris.

Le village indien, dont les maisons étaient surmontées du pavillon de Zanzibar, fut respecté ainsi que ses habitants qui nous saluaient avec un air grave. Pas une de leurs femmes n'était visible. J'ai su plus tard qu'ils les avaient mises sous clef, avec leur argent. Entre temps un drapeau fut improvisé ; le commandant Bienaimé le fit hisser sur le fort, tandis que les clairons sonnaient au Drapeau et que tout le monde saluait.

Tout de même mon estomac criait famine. Je pensai à ma petite provision enfermée dans ma musette ; mais je savais que le colonel, parti le matin de très bonne heure de Mévarano, n'avait pas emporté de provisions. Je lui offris mon morceau de pain et de viande qu'il me fit couper en plusieurs portions égales, pour les distribuer aux officiers qui l'entouraient. Je m'étais aussi pourvu d'un bidon de deux litres de vin à bord de la chaloupe. J'en fis également la distribution aux officiers, et chacun me remercia. Puis, je partageai le reste avec plusieurs marins. Il faut bien se rendre service en campagne.

Mais la pitance étant maigre, je me mis à la recherche de quelques volailles, en compagnie de deux marins ; deux heures après mon estomac était tranquille, car je l'avais lesté du quart d'une dinde et d'un poulet, le tout arrosé largement de l'eau du fleuve.

On m'a dit que cet engagement nous coûtait un mort et quatre blessés. Un petit incident m'était encore arrivé dans cette journée. J'avais été envoyé par le commandant Bienaimé avec un marin, en arrière, du côté du fleuve, pour dire au colonel de Beylié de faire avancer les canonnières jusqu'à Marovoay. Nous traversâmes un ruisseau pour gagner du temps. Quelques Hovas, cachés dans un taillis, tirèrent sur nous, presque à bout portant, sans cependant nous atteindre. Fort heureusement, nos armes étaient bien garnies. Quelques coups de fusil dans le taillis les firent sortir de leur cachette et courir dans la direction de Marolambo, poursuivis par nos balles. Deux d'entre eux allèrent rejoindre leurs camarades dans un monde meilleur. Cependant, pour plus de sûreté, nous reprîmes la route, et nous arrivâmes jusqu'au colonel, auquel l'ordre fut transmis.

Les habitants de Marovoay nous racontèrent que lorsque nous étions à environ mille mètres de la ville, le gouverneur hova avait été traîné par les pieds par ses propres soldats et tué ensuite à coups de pierres. On l'accusait de trahison.

Pendant l'action, les habitants s'étaient réunis dans la mosquée pour prier ; mais voyant qu'on n'incendiait pas la ville, comme ils le craignaient, ils étaient retournés chez eux. Le lendemain, les reconnaissances signalaient de nombreux cadavres dans les ravins et au bord du fleuve.

L'amiral Bienaimé regagna Majunga avec ses marins. Je me plaisais à regarder ce vieux loup de mer, futur préfet maritime, qui, tout habillé de blanc, n'hésitait pas à se mettre à l'eau, pour pousser les embarcations vers la terre et faciliter l'embarquement de ses hommes. J'avais remarqué le même dévouement, au Dahomey, chez le lieutenant de vaisseau Simon, chez les officiers de l'Opale et chez ceux du Corail. Tout soldat aime à se souvenir de faits de ce genre, qui lui montrent ses chefs mettant la main à la pâte et donnant avec lui le coup de collier.

En ville, toutes les portes et fenêtres sont fermées. Il est probable que les habitants craignent le pillage. Les Indiens sont au pas de leur porte, et semblent monter la garde devant leurs maisons. Le matériel sanitaire vient d'arriver ; le nombre des malades est déjà considérable. Le climat de Marovoay étant très malsain, tout le monde souffre de la fièvre ; nos quatre blessés, ainsi qu'un certain nombre des malades, sont évacués sur Majunga.

Au fort, dans les pièces qu'occupait le gouverneur hova, nous trouvâmes des costumes d'homme et de femme à la mode européenne, des journaux illustrés anglais, et... je vous le donne en mille ! des portraits de Sarah Bernhardt, Jane Hading, Segond-Weber, Jeanne Granier et d'autres étoiles parisiennes.

Le lendemain matin, nous partîmes en reconnaissance vers Ankaboka. Le général Metzinger et le colonel Oudri prirent place avec nous sur la canonnière. En cours de route, le général faillit tomber à l'eau.

Vers le soir, on nous fit débarquer pour passer la nuit à terre. La brousse remplaçait les maisons, et les moustiques tenaient lieu d'habitants. Nous fûmes occupés jusqu'au matin à faucher les hautes herbes et à allumer des feux pour chasser ces détestables insectes. Ce fut une des nuits de cette campagne les plus pénibles pour moi. J'ai connu bien des endroits où les moustiques pullulent, mais aucun ne peut soutenir la comparaison avec les rives de la Betsiboka. C'est, comme on dit aujourd'hui... un record. Nous ne pouvions rester ni couchés, ni assis, ni nous tenir debout. C'était à en devenir fou. J'entendais le général pester, le colonel maugréer, et les hommes jurer et se dépenser en moulinets inutiles. J'avais sur moi une moustiquaire prise à Marovoay dans l'ancien logement du gouverneur. Je l'offris au colonel, qui l'offrit au général. Je la montai à l'aide de quatre perches ; mais à peine le général était-il couché sous la moustiquaire qu'il sautait debout, comme mû par un ressort ou piqué par des épingles, et ne se recouchait plus.

Le lendemain, au petit jour, nous quittâmes cet endroit maudit. Nous réembarquâmes sur le Boëni au milieu d'un brouillard épais ; mais subitement, la canonnière, avec un choc violent qui nous fit tous tressauter, s'échoua sur un banc de sable. Nous descendîmes dans l'eau pour la pousser. Peine inutile. Il fallut attendre près de six heures, jusqu'à la marée haute, pour la déséchouer. Deux roitelets sakalaves vinrent, sur ces entrefaites, faire leur soumission au général. Dans la soirée, nous arrivâmes à Ankaboka où deux compagnies de turcos campaient déjà. Le camp consistait en des tentes-abris et quelques cases en feuillage. A l'entrée je lus sur un poteau indicateur : « Marovoay, 5 kilomètres ; Marseille, 10000 kilomètres.» Et, sur un autre poteau : « Cercle dEs armées de terre et de mer. » La gaieté française ne perdait pas ses droits. Le lendemain, nous retournions à Marovoay tandis que le général se rendait à Majunga pour recevoir le général en chef venant de France.

Au fort de Marovoay, on trouva encore de nombreux canons sans affûts, quelques centaines de fusils à pierre ou à cartouches et un grand nombre de sagaies. Les reconnaissances amenaient journellement des prisonniers. Enfin de nombreux cas de fièvre se déclaraient parmi les troupes. Aussi l'ambulance était-elle bondée de malades.

Le 12 mai, une reconnaissance d'un capitaine et de soixante-dix hommes embarqua sur le Lynx à destination de Katsépé, où les habitants ne firent aucune résistance et ne songèrent pas davantage à fuir. L'après-midi, quelques officiers rendirent visite à la reine du pays, Manakona, jeune personne de vingt-cinq ans, au teint fortement olivâtre. Elle attendait assise, drapée dans un grand manteau rouge, les pieds nus et mâchant consciencieusement une chique. Autour d'elle, quelques négrillons, ses enfants, complètement nus, étaient surveillés par une vieille négresse, un type réussi de sorcière ; quant à la reine, veuve depuis quelque temps, elle cherchait des consolations dans les bras d'un jeune nègre.

Il convient de dire ici qu'à Madagascar la stérilité passe pour une malédiction. La femme est honorée proportionnellement au nombre de ses enfants, qu'elle soit mariée ou non. Le fiancé se réjouit d'autant plus que sa future épouse lui en apporte davantage et il ne se préoccupe jamais de leur origine. C'est la conséquence logique de ce double principe de la moralité malgache : L'enfant est une richesse. — Avant le mariage, la jeune fille est libre de son corps. En cas de divorce, les enfants restent à la mère. Généralement la fillette se débarrasse vers dix ou douze ans du lien pesant de sa virginité ; de façon ou d'autre, et souvent au petit bonheur, elle cherche à être mère le plus tôt possible.

Notre reconnaissance du 12 mai ne donna lieu à aucun incident marquant, sauf que notre guide se trompa de route. On en prit un autre, un vieillard, qui ne nous renseigna guère mieux. Il fallut créer une piste à travers une forêt touffue et dresser le bivouac aux abords d'une mare, vers six heures du soir. Le 14, la marche fut reprise au milieu des ruisseaux et des marais, ce qui obligea le capitaine à faire construire des radeaux par les porteurs somalis.

Le lendemain, un incendie éclata au bivouac des tirailleurs, et vingt-huit fusils furent brûlés. Cet accident fut plus tard exagéré par la presse. La petite colonne alla s'établir ensuite à Kandrina, toujours après des marches très pénibles à travers les forêts et les marais. Nous trouvâmes là une reine — il n'en manquait pas à Madagascar — nommée N'galla. Elle était entourée d'une cinquantaine de femmes vêtues de costumes aux couleurs vives, qui chantaient des mélodies douces et mélancoliques. Autour de la reine se tenaient le conseil des vieillards et quelques guerriers. Les autres assistants, y compris le roi et les officiers étaient assis sur des nattes ou sur des caisses à pétrole.

Le 18, une reconnaissance fut exécutée vers Andranobé, tandis qu'un convoi de dix mulets allait chercher des vivres à Ampassimena. Un jour la reine nous offrit une fête chantante et dansante. D'un côté, on voyait les guerriers armés de fusils à pierre et de sagaies et de l'autre, les femmes en groupes, couvertes d'un pagne tombant des seins jusqu'aux chevilles. Elles étaient toutes assises ; parfois elles dévoilaient leurs charmes en laissant tomber leurs vêtements jusqu'à la ceinture. Elles chantaient sur un rythme monotone et avec un parfait ensemble une poésie nègre que l'interprète, M. Bénévent, a ainsi traduite : « Le Français est venu, c'est notre ami, il nous a donné du rhum ; le Sakalave est courageux, il boit le rhum du Français, etc.. » Ensuite les danseuses exécutèrent une danse gracieuse et originale. Le roi se tenait à côté de la reine, coiffé d'un bonnet de coton, et passablement ivre. Je reviens à la reconnaissance. Après trois jours pleins d'une marche très pénible à travers des forêts et des marais, la petite colonne arriva le 22 mai à Mahabo, n'ayant fait que 23 kilomètres. Dans ces trois jours, il avait fallu évacuer quarante hommes sur soixante-quinze.

De là nous vînmes à Androtra où un soldat se suicida. On nous y communiqua la dépêche suivante du ministre de la guerre au général Metzinger : « Vives félicitations pour vous et vos troupes de Marovoay. » Cette ville était indiquée comme le point terminus probable des opérations de l'avant-garde, mais en réaIité ces opérations se sont prolongées jusqu'à Tsarasaotra.

Le général Duchesne, qui avait débarqué à Majunga et pris le commandement du corps expéditionnaire, ajouta à l'ordre général, à propos des félicitations du ministre pour l'action de Marovoay : « Le haut témoignage de satisfaction du gouvernement de la République constitue une précieuse récompense pour tous ceux qui ont pris part à l'heureuse opération du 2 mai et servira d'encouragement à tous les membres du corps expéditionnaire, en leur rappelant que la France ne cesse d'avoir les yeux fixés sur eux. »

Des convois venant de Majunga nous annoncent également que toutes les troupes destinées à la campagne ont été débarquées. Voici leur composition : chasseurs à pied, légionnaires, tirailleurs algériens, infanterie de marine, volontaires de la Réunion, tirailleurs malgaches, infanterie de ligne (le 200e), soit 13 bataillons d'infanterie, à 800 hommes. Total de l'infanterie combattante : 10 400 hommes. A ajouter un escadron de 150 chasseurs d'Afrique, 6 batteries de montagne, un groupe de deux batteries montées, 800 hommes du génie avec leur parc, un escadron de 500 conducteurs sénégalais, une section de commis et ouvriers militaires, un détachement de secrétaires d'état-major, un détachement de gendarmes ; total des troupes, y compris l'infanterie, 14 773 hommes, 641 chevaux, 6 630 mulets, 56 pièces d'artillerie et 5040 voitures Lefebvre. Il faut ajouter à cela le service médical et la flotte. Le service médical se composait de 70 médecins, 8 pharmaciens, 22 officiers d'administration, 9 aumôniers dont un protestant, 14 sœurs, 2 ambulances actives, 4 hôpitaux de campagne à 250 lits chacun, un hôpital d'évacuation pour 500 malades, un sanatorium pour 500 malades également, et 15 infirmeries-ambulances. En outre le Shamrock et le Vinh-Long devaient servir en rade de Majunga comme bâtiments-hôpitaux. L'ensemble permettait d'hospitaliser 2 500 malades.

La division navale, renforcée, comprenait 11 croiseurs, avisos et canonnières, avec un effectif de 1 448 hommes.

Nous avions en outre 7 300 coolies d'Algérie (des Kabyles, déplorable acquisition — j'y reviendrai plus loin), 400 coolies malgaches, 1 143 de l'Abyssinie et de la côte des Somalis, et 270 des Comores. Chaque fusil du corps expéditionnaire était muni de 400 cartouches, et chaque carabine de cavalerie, de 100. Chaque pièce d'artillerie avait à sa disposition 350 coups, sans compter une réserve de 500 obus à la mélinite. Le génie était muni d'un matériel de pont, de 750 kilomètres de fil pour la télégraphie électrique, de 24 postes téléphoniques, de 31 appareils optiques, de 3 ballons, et d'un matériel de baraquements démontables, d'abris, de pilotis, de canalisation, suffisant pour couvrir et aménager une surface de 19 000 mètres carrés. L'administration de la guerre a également fourni 60 fours à pain de toutes dimensions.

A Androtra, l'état sanitaire allait toujours en s'aggravant. Une autre question se posait : comment nourrira-t-on tout le monde jusqu'aux hauts plateaux ? Et l'avis général était qu'il fallait faire une route carrossable.

L'étape suivante fut Mangabé. Bien que la marche ne fût que de 19 kilomètres, il nous fallut une journée entière pour la faire, car le terrain présentait des difficultés énormes. Nos pauvres mulets tombaient littéralement de fatigue. C'est là que, pour la première fois, les troupes de France (chasseurs à pied) marchèrent avec nous. Dans cette pénible journée, il y eut des traînards en masse ; on les comptait par paquets de dix ou quinze hommes, et de toutes les unités. J'en vis d'autres au contraire qui, en plein accès de fièvre, continuaient à marcher et, à cette occasion, je rends hommage aux chasseurs à pied. Pour la plupart jeunes soldats, ils ont fait preuve d'endurance, de courage et d'esprit de corps. J'ai fort souvent constaté cet amour-propre chez nos soldats. Il leur donne, en face du danger, une puissance de résistance parfois bien supérieure aux forces humaines.

On arriva le soir à l'étape, mais fort tard. L'ennemi, en se retirant, avait mis le feu au village, ce qui, en somme, nous rendit service, car il faisait très noir, et, par sa volonté... la lumière fut faite. Le lendemain, nous avancions de 4 kilomètres, très lentement, avec beaucoup de circonspection, en contournant une montagne. Juste ! L'ennemi se trouvait là. Mais dès qu'il nous aperçut, il prit la poudre d'escampette sans nous donner le temps de lui demander de ses nouvelles et de lui en donner des nôtres. Pensant peut-être qu'il nous manquait du matériel de guerre, il nous laissait deux canons et trente brancards. Un légionnaire se suicida encore à cette étape, en se pendant à un arbre à l'aide d'une corde à fourrage.

Dans la nuit, on forma un détachement monté à mulets pour aller attaquer un convoi ennemi. Une section d'artillerie l'accompagnait ; mais, après avoir passé deux jours dehors, il rentra au bivouac sans avoir rencontré âme qui vive.

Nous marchâmes ensuite sur Ambato, toujours avec la même difficulté de progresser au milieu des hautes herbes et des marais. De là, nous allâmes à Ankatsaka où je reçus l'ordre de rétrograder avec une pirogue jusqu'à Androtra pour aller prendre livraison de 370 kilogrammes de viande fraîche. A mon arrivée, j'aperçus sur le bord du fleuve un capitaine en proie à un violent accès de fièvre. Il était seul, couché à terre et tête nue, risquant une de ces insolations qui ne pardonnent pas. Si urgente que fût ma mission, j'avais le devoir impérieux de venir à son aide. J'ignorais son nom et je ne l'appris que quelques jours plus tard, en allant prendre de ses nouvelles. J'avais devant moi le capitaine de Mac-Mahon, fils du maréchal de France. Si ce passage de mon récit lui tombe sous les yeux, qu'il m'excuse de lui dire qu'il m'a donné fort à faire. La fièvre, en lui enlevant conscience de ce qui se passait autour de lui, n’avait diminué en rien la vigueur de ses biceps et, comme je n’avais pas « doubles muscles », ce ne fut qu’au prix de quelques horions que je réussis à l’amener à l’ombre d’un gros arbre et à le faire asseoir. Etant sur la rive du fleuve, je lui frictionnai longuement le visage avec un mouchoir mouillé que je lui appliquai ensuite en compresse sur le front. Au bout d’une demi-heure, il reprit ses sens et comprit la situation : « Merci, mon brave, me dit-il, je te dois une fière chandelle. » À ce moment, survint un chasseur, son ordonnance, que je mis au courant et qui me remplaça auprès de lui. Et comme à Ankatsaka, on attendait la viande, je m’éclipsai pour aller la toucher et la faire charger sur la pirogue.

Au retour, à un endroit où le courant du fleuve, très rapide, formait des tourbillons, la pirogue chavira en se heurtant à un radeau abandonné. La viande, fort heureusement, roula sur ce radeau, tandis que les deux rameurs et moi roulions dans l’eau. Il nous fallut plus de trois heures pour remettre la pirogue à flot et recharger la viande, tout en risquant plusieurs fois d’être emportés par le courant et les tourbillons. Enfin, nous reprîmes notre route, en longeant le bord, et nous pûmes quand même rentrer le soir au bivouac.

Le lendemain, on se dirigea sur Maroko, et ensuite sur Amparinampony. Les difficultés de la marche augmentaient à chaque étape ; nous n’avions à notre disposition que des mulets qui, à chaque instant, roulaient par terre avec leur chargement de canons et de bagages ; il fallait remonter tout, et chaque fois, on arrivait au bivouac éreinté et fourbu. Avec cela, le manque de vivres nous faisait tirer la langue ; la ration était réduite de moitié. Rarement on nous donnait la moitié d’un quart de vin. Le café et le sucre étaient totalement épuisés. Le nombre des malades augmentait chaque jour. De Marovoay, de mauvaises nouvelles nous parvenaient. On y enterrait journellement des camarades. Le 200e régiment surtout souffrait énormément du climat.

La journée du 2 juin fut marquée par deux incidents. D'abord un soldat fut retrouvé dans la brousse par les gendarmes qui marchaient en arrière de la colonne ; interrogé, il leur dit qu'en dépit de la meilleure volonté, il ne pouvait plus résister aux fatigues, et qu'il était résolu à se suicider. Puis, un caporal nommé Barbey, qui avait disparu depuis quelques jours, fut retrouvé mort, la tête fracassée, son fusil dépourvu de cartouches à côté de lui.

Enfin le général en chef vint nous voir. Son visage exprimait l'énergie et la volonté ; il nous accorda deux quarts de vin qui ne furent jamais distribués.

Le 6 juin, une alerte fut donnée au camp. Il fallut plier précipitamment bagage et partir vers l'Ikopa, où l'ennemi était signalé. Lorsque nous y arrivâmes, les Hovas tirèrent sur nous de l'autre rive. En un clin d'œil, nous étions déployés en tirailleurs, et nous répondions par des feux de salve et des feux individuels. Mais la traversée eût été bien risquée, car le fleuve est large de 400 mètres environ et il est infesté de caïmans. L'artillerie, qui était masquée par la forêt, ouvrit un feu violent. Enfin, dans la soirée, les Hovas se retirèrent, mais assez lentement.

Nous commençâmes alors à traverser l'Ikopa, mais avec des difficultés énormes. Nous fûmes obligés de porter les canons à bras jusqu'à une canonnière ancrée à une centaine de mètres de la rive, qui n'avait pu approcher plus près ; arrivés de l'autre côté, il nous fallut recommencer le même manège. Les mulets qui transportaient les bagages des officiers tombaient à l'eau avec leurs chargements. Il fallait repêcher tout cela et le porter à terre.

Le général en chef, qui se trouvait sur une canonnière, nous encourageait par de bonnes paroles. Avec cela, la nuit tombait subitement et bientôt on n'y vit plus goutte. La plupart des bagages étaient mouillés et jetés pêle-mêle, de sorte que beaucoup d'officiers furent obligés d'attendre le lendemain pour se changer et passer toute la nuit avec leurs effets complètement trempés sur le corps. On ne monta pas les tentes. Beaucoup d'hommes ne firent même pas la cuisine, car on tombait littéralement de fatigue. D'ailleurs, comme vivres, nous n'avions que du riz et du sel : pas même du saindoux. En revanche, une armée de moustiques nous tint en éveil toute la nuit, et au point du jour il fallut repartir. L'effectif diminuait sensiblement. A chaque étape on évacuait des hommes en arrière. Pourtant deux compagnons fidèles n'abandonnaient jamais l'avant-garde, c'étaient... la faim et la fièvre. A Ambalambaka. nous pûmes rejoindre les fuyards de la Betsiboka. Ils semblèrent d'abord vouloir prendre position sur un mamelon ; mais à notre approche ils s'enfuirent dans la direction de Suberbieville en laissant quelques morts sur le mamelon et sur la route. L'ennemi, on le voit, était éprouvé comme nous. Ranavalo avait déclaré qu'elle nous opposerait deux généraux invincibles : Hazo (la forêt) et Tazo (la fièvre). Mais ces deux grands chefs ne se faisaient pas faute, non plus, de décimer son armée. Il est vrai que la « petite reine », comme on dit aujourd'hui, voyait d'un œil parfaitement sec ce sacrifice de vies humaines qu'un peu de bonne foi de son gouvernement aurait certainement évité.

Le 9 juin, nous étions devant Suberbieville où les Hovas s'étaient retranchés, au-dessus de la ville, sur une montagne abrupte appelée Mevatanana. Ils y avaient construit des tranchées-abris qui bordaient toute la crête. La position était presque inabordable. Un mauvais sentier seul y conduisait. Pendant que deux compagnies gardaient le convoi, en dehors de la ville, un bataillon attaquait la face sud ; un autre bataillon l'attaquait de front, deux batteries d'artillerie appuyaient le mouvement. Cette artillerie était surtout le point de mire de l'ennemi. Mais quelques projectiles à mélinite produisirent une véritable épouvante parmi les Hovas. Les troupes commencèrent alors à donner l'assaut en grimpant sur la montagne ; l'ennemi eut juste le temps de s'enfuir, et tandis qu'une partie des troupes allait occuper le rova (en malgache : fort), un bataillon poursuivait les fuyards de ses feux de salve.

Dans le rova, nous trouvâmes deux canons Hotchkiss, un canon du calibre de 47 millimètres, deux petites pièces en fonte sur affûts en bois, de nombreuses caisses de munitions, des boulets en fonte, de la dynamite, des barils de poudre et deux cents fusils dont beaucoup de Sniders. Le convoi qui était resté dans la plaine n'avait pas chômé pendant l'attaque. Il entra à Suberbieville juste à temps pour empêcher l'incendie de la plus grande partie des bâtiments. On arrêta quelques indigènes qui, la torche à la main, se préparaient à y mettre le feu. Les incendiaires réussirent à s'enfuir, à l'exception d'un seul ; il fut conduit au général Metzinger, qui ordonna de le fusiller séance tenante. Il ne viendra à l'idée de personne de critiquer cette exécution sommaire. Le général Metzinger était en effet connu par ses soldats comme très indulgent et très humain envers tout le monde, et surtout envers les vaincus. Il l'a prouvé plus d'une fois. Mais il s'agissait là d'un intérêt général supérieur et de la sécurité des troupes ; le général ne pouvait pas et ne devait pas agir autrement.

A Suberbieville, il défendit sévèrement de toucher à quoi que ce soit dans les maisons, habitées ou non. Au rova, on trouva des caisses de différentes marchandises qui furent également laissées intactes. Toutefois, nos musettes étaient déjà remplies de bougies, d'allumettes et de quelques boîtes de conserves qui nous ont rendu grand service. Car tout nous faisait entièrement défaut, y compris le savon ; c'est avec de l'eau et du sable que nous lavions notre linge qui, après l'opération, était aussi noir qu'auparavant.

Le lendemain une compagnie fut envoyée en reconnaissance. Elle rencontra un poste hova qu'elle délogea. Ce petit engagement coûta à l'ennemi deux morts, deux blessés et deux prisonniers.

Un aumônier, venant de l'arrière, nous fit un tableau fort triste de toutes les ambulances qu'il avait visitées sur sa route. D'après lui, le nombre des morts s'élevait journellement à trente ou quarante hommes, et les trois quarts des malades avaient moins figure d'hommes que de squelettes. Le 200e régiment souffrait beaucoup plus que les autres corps. Le 12 juin, un ordre du général nous communiqua la mort du colonel Gillon, de ce régiment, et en même temps une dépêche ministérielle ainsi conçue : « Félicitations pour troupes et pour dévouement à supporter fatigues ; armée et pays entier leur souhaitent bon courage. »

Pendant le séjour à Suberbieville l'avant-garde fut occupée à des travaux pénibles de terrassement, pour la construction d'une route qui devait s'arrêter à Andriba et qui était absolument indispensable ; il n'aurait pas été possible autrement d'assurer le ravitaillement et les évacuations qui ne cessaient d'augmenter, ni d'organiser la colonne légère qui devait être constituée à Andriba pour marcher avec rapidité sur Tananarive avant la saison des pluies. La construction de cette route a soulevé de nombreuses critiques que j'ai entendu faire à mon retour en France ; mais, quoi qu'il en soit au point de vue technique, le personnel chargé de la direction des étapes et de l'organisation des convois a été vraiment au-dessus de tout éloge. Il était constamment exposé au soleil, sous un climat meurtrier. Seuls, les conducteurs kabyles n'étaient pas à la hauteur de leur tâche, et il en résulta de plus grandes fatigues pour les Européens. Mais quelqu'un surtout a le droit d'être fier de l'impulsion qu'il a donnée à cette vaste organisation ; j'ai nommé le colonel Bailloud, directeur des étapes, aujourd'hui commandant du 19e corps d'armée. Je ne sais si je réussirai à donner aux lecteurs n'ayant pas fait campagne une idée approximative de l'organisation du service des étapes dont le colonel Bailloud était l'âme ; je vais néanmoins essayer. Croyez d'abord que la fonction de directeur des étapes en campagne ne ressemble nullement à celle de directeur d'un musée ou d'un cirque. Compulsez un peu les documents, les ordres généraux et les rapports sur ce sujet, et vous vous demanderez ensuite avec stupéfaction comment un seul homme peut remplir tant de fonctions à la fois. Car il faut vous dire qu'en dehors de ses devoirs de directeur des étapes, qui étaient déjà très lourds, il exerçait encore, par délégation, tous les droits de police de l'arrière dévolus au général en chef. Il était aussi sous-chef de l'état-major, commandant d'armes à Majunga, chargé de s'occuper de tout ce qu'on débarquait, d'établir des postes d'étape en étape, de calculer le nombre des mulets et voitures pour chaque convoi, de décider la mise en route de chaque poste, le remplacement des conducteurs, etc. Je renonce à l'énumération. Ce qui est certain, c'est que le colonel Bailloud avait le service le plus pénible, le plus assujettissant et le plus ingrat ; et ce n'est sûrement pas à lui qu'il faut s'en prendre du manque de vivres à l'avant. Le mal provenait surtout de la négligence et de la mauvaise volonté des conducteurs kabyles, et je citerai plus loin des preuves de ce que j'avance, sans craindre d'être en contradiction avec le personnel blanc qui était attaché à ce service. De Suberbieville, le général envoya le commandant Lentonnet avec trois compagnies d'infanterie, une section d'artillerie et un peloton de chasseurs d'Afrique vers Tsarasaotra en vue de chasser de ce village l'arrière-garde hova. Mais en y arrivant, le commandant trouva la place évacuée et renvoya deux compagnies. Le 24 juin, une reconnaissance fut poussée vers le mont Beritzoka, mais là aussi les Hovas s'étaient éclipsés. Par contre, le 28 au soir, un petit poste qui gardait une face du camp se vit brusquement attaqué par un nombreux groupe ennemi et obligé de battre en retraite derrière un pli de terrain pour ne pas être cerné. Une patrouille fut envoyée à son secours et, vers dix heures du soir, les Hovas s'étaient repliés. Cette petite scène ne devait être qu'un prologue ; car le lendemain, à peine le jour commençait-il à naître, que plusieurs centaines de Hovas, débouchant d'un sentier, se glissaient dans un ravin, en escaladaient les pentes, et, inopinément, ouvraient un feu très vif sur le camp. Ils n'en étaient éloignés que de 300 à 400 mètres ; cette fois la chose menaçait de devenir grave. Aussitôt les sections se déployaient et l'artillerie commençait à tirer pendant que la cavalerie gardait la droite du camp ; l'attaque fléchissait déjà, quand une autre colonne hova déboucha à son tour sur les pentes qu'occupaient nos postes, et chercha à les envelopper. Le commandant décida d'agir très énergiquement. Il ordonna au capitaine Aubé, (encore un héros obscur, d'un courage et d'un dévouement au-dessus de tout éloge. Il a assisté à toutes nos campagnes coloniales et dans chacune d'elles il s'est signalé par ses mérites exceptionnels ; partout il fut cité à l'ordre du jour. Cependant demandez à la majorité des soldats de son arme, l'infanterie de marine : qui est le capitaine Aubé ? Ils vous répondront : je ne le connais pas. Il en est de même pour beaucoup d'autres, et dans toutes les armes), le commandant ordonna donc au capitaine Aubé une attaque à la baïonnette sur le sentier même, tandis qu'une autre fraction ferait de même du côté sud. Le succès fut immédiat et complet. L'ennemi se replia en toute hâte et en désordre vers l'est, laissant trente cadavres sur le terrain ; le poste de Tsarasaotra était complètement dégagé.

Cependant, peu après, une autre colonne hova, cette fois avec artillerie, marcha sur la fraction du capitaine Aubé. Le commandant envoya à celui-ci du renfort et de l'artillerie ; mais les munitions d'infanterie commençaient à manquer. Heureusement qu'à ce moment un gros détachement arrivait de l'arrière, averti par le bruit du canon ; l'ennemi fut refoulé à 4 kilomètres.

Le lendemain, le général en chef envoya un bataillon avec de l'artillerie à Tsarasaotra, le tout placé sous les ordres du général Metzinger. Celui-ci, mis au courant de la situation, estima qu'il fallait agir vite, et, bien que le renfort fût arrivé à onze heures du soir, très fatigué, à six heures du matin la colonne se mit en marche vers Beritzoka sans attendre un nouveau soutien.

A sept heures vingt, il fallut commencer par frayer un passage à l'artillerie à travers un terrain couvert de buissons ; ensuite, des reconnaissances furent envoyées du côté de l'ennemi, et comme celui-ci se retirait, deux compagnies furent chargées de le poursuivre et de ne pas le perdre de vue. Les premiers coups de fusil furent tirés par les Hovas à huit heures et demie ; à huit heures cinquante, l'artillerie hova ouvrit le feu sur notre première ligne qui continua à s'avancer sans riposter. Puis, tout à coup, une grêle de balles s'abattit sur notre ligne, venant des crêtes et de tous les rochers que garnissait l'ennemi ; nous eûmes quelques hommes touchés. Mais la colonne ne ralentit pas sa marche ; enfin notre artillerie prit position et ouvrit le feu sur l'artillerie hova qu'elle réduisit vite au silence. Notre infanterie continuait à marcher. Arrivée à deux cents mètres de la ligne ennemie, elle s'arrêta pour tirer quelques feux de salve qui firent reculer les Hovas ; à neuf heures trente, la marche était reprise vers le plateau, mais cette fois baïonnette au canon et à la sonnerie de la charge. Cet assaut eut pour résultat de rejeter vivement les défenseurs en arrière ; leur aile gauche essaya bien de résister et tenta même un retour offensif ; on dut ainsi engager un combat corps à corps dans lequel le lieutenant Grass tua d'un coup de revolver un chef hova. Bref, l'ennemi finit par s'enfuir de tous les côtés et en désordre, poursuivi par des feux de salve qui lui causèrent des pertes sensibles. A dix heures, une section d'artillerie, parvenue sur le plateau, ouvrait le feu sur la colonne en retraite qui commençait à se reformer au fond de la vallée, et ce fut alors la déroute complète. A dix heures vingt, le feu avait entièrement cessé.

L'ennemi nous laissait dans les deux camps qu'il avait évacués : le drapeau du commandant en chef, quatre cent cinquante tentes, deux canons Hotchkiss, beaucoup de munitions d'artillerie, des fusils, toute la correspondance du commandement, une grande quantité de riz. Ses pertes pendant ces trois jours de combat avaient dû être considérables. Elles n'ont pu être évaluées. De notre côté, nous avions deux officiers et huit hommes blessés. Le combat du 29 nous coûtait malheureusement un officier (le lieutenant Augey-Dufresse) et un caporal tués, ainsi que six blessés. D'après le récit des prisonniers, l'ennemi avait perdu au moins douze cents hommes tués, blessés ou disparus.

Ces trois derniers combats marquèrent la fin des opérations de la brigade d'avant-garde. Et, à cette occasion, le général en chef la félicita pour la façon dont elle avait accompli sa mission depuis près de trois mois. Après Beritzoka, les brigades ont périodiquement alterné dans les travaux pénibles de la route.

Le 4 juillet, dans la matinée, j'assistai à un spectacle simple, mais touchant par sa simplicité même. L'état-major du régiment, avec le drapeau, partit pour Tsarasaotra et le commandant Lentonnet avec un peloton de tirailleurs vint à sa rencontre. Dès que le colonel Poignard aperçut le commandant, il mit lestement pied à terre, se porta vers lui et lui dit : « Mon cher Lentonnet, permettez-moi de vous embrasser, au nom de tous les tirailleurs algériens. » Et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, tandis que le drapeau s'inclinait jusqu'à terre et que le commandant qui s'efforçait de sourire, essuyait furtivement une larme. C'est en effet le commandant Lentonnet qui supporta tout le choc de l'ennemi, le 28 et le 29. Il avait une responsabilité très grave, car s'il s'était laissé déborder ou cerner, les Hovas, dont le but était très clair, seraient accourus à Suberbieville en pleine nuit par un chemin détourné, et c'était la panique, comme au temple de Delphes où les Grecs vinrent attaquer les Gaulois. Mais rien de cela ne pouvait arriver avec un chef aussi vigilant et aussi courageux que lui.

Le 5, un chasseur à pied se suicida. Le même jour, on nous distribua, au nom des Dames de France, un paquet de tabac pour deux hommes et un cigare chacun. Puis, on installa un four à pain ; il n'y manqua qu'une bagatelle... le bois pour faire la cuisson.

J'ai reçu, au cours de cette campagne, quelques lettres des officiers sous les ordres desquels j'avais servi dans le Sud-Oranais et au Dahomey. Elles m'ont fait un bien immense et m'ont prouvé que l'officier aime se rappeler certains soldats avec lesquels il a pataugé dans la misère pendant une campagne. C'est un souvenir de véritable fraternité dont le troupier est toujours très fier. Quoi de plus propre à vous donner de l'entrain et du cœur au ventre que de voir, comme je l'ai vu à différentes reprises, des officiers porter les havresacs et les fusils de leurs hommes. En garnison les officiers sont quelquefois sévères, mais en guerre ils vivent côte à côte avec leurs hommes et leur donnent l'exemple en prenant leur large part de leurs fatigues et de leurs travaux. De son côté, en campagne, le soldat découvre chez ces mêmes chefs des trésors de bonté et d'affection, et il leur en garde un véritable culte dans son souvenir.

Le jour du 14 juillet, chaque escouade reçut un paquet de tabac venant des Dames de France, et chaque homme un cigare offert par le général Metzinger à l'occasion de sa nomination au grade de général de division. Les prisonniers de guerre qui se trouvaient le 14 juillet à Tsarasaotra, dont un malheureux qui avait la peau trouée de quatre balles Lebel, furent servis par le colonel Oudri en personne. Il donna à chacun un quart de vin, des biscuits et du riz, le tout prélevé sur les vivres de son état-major. Le lendemain 15, nous allâmes camper sur la montagne de Beritzoka, cette fameuse position où les Hovas avaient, le 29 et le 30, tenté désespérément de l’emporter au moins une fois sur nous. Le camp fut établi au prix de grandes difficultés, car la montagne n’est qu’un gigantesque tas de cailloux et de rochers, sur lequel il n’existe pas un mètre carré de terrain se prêtant à l’installation d’une tente. On continua ensuite à travailler ferme à la route, en employant la dynamite, et en faisant les reconnaissances nécessaires.

Le 18, j’étais envoyé en arrière à Tsarasaotra pour chercher des vivres. J’arrivai pour un enterrement : deux légionnaires, deux tirailleurs algériens et un chasseur, qu’on conduisait au cimetière. En même temps, le capitaine Gérard, des tirailleurs algériens, était amené sur un mulet à l’ambulance dans un état de santé lamentable. C’était un véritable squelette. Les médecins l’ont immédiatement entouré et lui ont prodigué des soins et des paroles encourageantes. Mais je l’entendis répondre d’une voix très faible : « Oh ! mes amis, je sens bien que c’est fini. » Dans la même soirée, on enterra encore trois légionnaires et un tirailleur ; et l’infirmier à qui j’exprimais mon horreur pour cette lugubre cérémonie qui consistait à coudre le corps dans un couvre-pieds et à le descendre dans un des trous qu’on creusait toujours d’avance, me répondit qu’il en connaissait bien encore une dizaine qui, le lendemain ou le surlendemain suivraient très probablement leurs camarades. C’était une infirmerie provisoire. J’y suis resté jusqu’au lendemain à midi, et à chaque instant j’y voyais arriver des malades de l’avant qui, pour la plupart, étaient à l’article de la mort. Et, machinalement, je me découvrais en les regardant, je saluais ceux qui allaient mourir, victimes de l’accomplissement de leur devoir.

Il paraît que ce sont les engagements de Tsarasaotra qui ont décidé le général en chef à poursuivre les travaux de route jusqu'à Andriba, en raison des énormes difficultés du terrain et de l'impossibilité d'y engager autre chose que des mulets de bât. Cette situation, aggravée par le fâcheux état sanitaire des hommes, amena le général à brusquer les événements, et à former une colonne légère à Mangasoavina, près d'Andriba, pour la lancer sur Tananarive qui en est distant de 200 kilomètres environ. Quand je revins à Beritzoka, j'y trouvai plusieurs officiers de mon régiment, qui cependant n'en étaient pas à leurs débuts, atteints eux aussi par la fièvre de Madagascar.

Dorénavant, nous n'avancerons plus que très lentement à cause des grandes difficultés des travaux de route. Le 25, nous allâmes camper sur un emplacement rempli de cailloux, que nous appelâmes « camp de la Légion ». Aussitôt le camp installé, les travaux de route reprenaient. A partir de Tsarasaotra, de chaque étape, je suis retourné en arrière, soit pour chercher des vivres, soit avec d'autres missions que le colonel me confiait. J'ai souvent eu l'occasion de voir les conducteurs kabyles à l'œuvre, et chaque fois je me suis dit que ceux qui les avaient recrutés ne les connaissaient certainement pas. Ils ne marchaient que menacés du revolver ; leur excessive mauvaise volonté, leurs exigences, leur négligence inqualifiable en toute chose éclataient trop aux yeux. J'avais pitié des pauvres mulets qu'ils conduisaient, ces mulets qu'on avait choisis parmi les plus beaux de l'Algérie et qu'on avait payés fort cher. La première chose que j'ai constatée, c'était l'absence de tous soins. Les mêmes bêtes magnifiques qu'à Majunga, au mois d'avril, le colonel Bailloud défendait aux Européens de frapper, de surcharger ou de maltraiter, sous quelque prétexte que ce fût, n'étaient quelques mois plus tard, entre les mains de ces cruels Kabyles, que l'ombre d'elles-mêmes. C'est avec des coups de pied, d'épingle et même avec des coups de couteau, qu'ils les faisaient marcher.

Les mois de juillet et d'août se passèrent aux travaux de route. Un chemin praticable aux voitures, long de 250 kilomètres environ, reliait déjà Majunga au Beritzoka. A partir du « camp de la Légion » la 2e brigade marcha en avant, et c'était bien son tour. Quand elle passa devant nous, nous lui criâmes de tous nos poumons : « Bonne chance, gare à la ceinture ! » Mais les marsouins riaient de bon cœur. Ils semblaient très satisfaits de se trouver en avant ; quant aux tirailleurs malgaches, ils ne semblaient pas enthousiastes.

Cette brigade attaqua, le 21 août, les Hovas à Andriba, où, d'après les renseignements fournis par les prisonniers, l'ennemi devait occuper plusieurs ouvrages armés d'artillerie. La brigade s'avança en deux colonnes suivies d'une réserve prise dans notre brigade. L'avant-garde fut accueillie par une fusillade assez vive, mais peu prolongée ; elle avança sans tirer, enleva le village d'un bond et poussa à 3 kilomètres plus loin, jusqu'à l'endroit où elle est venue ensuite bivouaquer. Cet engagement nous coûta un tirailleur malgache tué et un blessé. Le lendemain, une démonstration fut faite vers l'extrême pointe des ouvrages, et l'on constata que les Hovas s'étaient complètement retirés, après avoir contraint tous les habitants à abandonner leurs maisons et à incendier Andriba. Cependant ils n'avaient pas détruit les silos, où nous trouvâmes une quantité considérable de riz qui rendit grand service à la colonne légère. Dès que la route fut terminée, tous les échelons se portèrent vers Mangasoavina, à 5 kilomètres d'Andriba, en vue de la constitution et de l'approvisionnement de la colonne légère qu'on allait former pour marcher rapidement sur Tananarive et y porter le coup décisif.

Quand la colonne légère pénétra en Emyrne, le général en chef lança un ordre du jour dans lequel il rappelait les hommes au respect absolu des personnes et des propriétés, menaçant de déférer au conseil de guerre tout acte de pillage. Il ajoutait : « Contrairement aux allégations de certains de nos adversaires, vous vous montrerez aussi disciplinés et aussi respectueux du bien d'autrui que vous vous êtes montrés braves contre l'ennemi et énergiques contre les privations, les fatigues et les maladies. » Et maintenant, en ce qui concerne les évolutions de la colonne légère, je pense qu'il vaut mieux laisser parler le général en chef lui-même. Le lecteur n'en sera que mieux renseigné. Car je suppose qu'il n'ignore pas la réponse courte et typique de ce soldat, qui, ayant combattu au Mexique, et revenu dans ses foyers, disait à sa mère : « L'ennemi s'est avancé, mais je n'ai rien vu. » Et c'est vrai. Le soldat en campagne n'est souvent qu'une simple machine que les chefs font mouvoir. Il ne sait généralement rien de ce qui se passe, même dans ses environs immédiats. Il tire et marche droit devant lui, suivant le mouvement sans s'en rendre aucun compte, tout en écoutant et en exécutant les ordres de ses chefs, qu'assez souvent il ne voit même pas. Aussi, je me rappelle l'effort qu'il m'a fallu faire pour noter sur mon carnet, pendant toutes mes campagnes, les événements de chaque journée, en profitant soit d'une pause, soit d'une grande halte ; il fallait faire cela le jour même et avant la nuit, car le soir on manque de lumière, et le lendemain on a déjà oublié.

Voici les principales dispositions des ordres généraux en ce qui concerne la prise des monts Ambohimenas par la colonne légère. Bien entendu, je ne cite ici que ce qui concerne directement les mouvements et les engagements.

« La colonne de droite, commandée par le général Voyron, suivra le chemin de l'ouest ; sa mission est de tourner les ouvrages construits par l'ennemi sur les deux autres chemins. La colonne de gauche, commandée par le général Metzinger, attaquera les ouvrages établis sur les chemins du centre et de l'est ; les deux colonnes doivent faire leur jonction à la cote 1462. Tout gaspillage de munitions doit être évité avec le plus grand soin ; l'infanterie n'agira que par feux de salve ; l'artillerie ne tirera que sur des objectifs bien déterminés et situés à portée efficace. » Ceci concerne la journée du 19 septembre. Pour la journée du 23, l'ordre indique que les deux colonnes ayant opéré leur jonction continueront la marche sur Tananarive en une seule colonne sous le commandement direct du général en chef.

Le 25 au matin, l'ennemi s'est replié devant les reconnaissances effectuées par la 2e brigade. Le 26, il s'est arrêté à Sabosty, y a laissé une forte arrière-garde et a continué son mouvement de retraite. En résumé, les journées du 25 au 30 se sont passées en marches et reconnaissances. Le 30, la colonne se portait sur Tananarive en deux échelons : le premier échelon commandé par le général Metzinger et le deuxième par le général en chef. L'opération s'est déroulée en deux phases ; la première consista à s'emparer de la ligne de crêtes qui s'étend de l'Observatoire d'Ambohidempona dans la direction du nord ; la seconde, dans le bombardement et l'enlèvement de vive force de la capitale. Aussitôt que nous fûmes maîtres de l'Observatoire, et pendant que le bataillon malgache amusait l'ennemi, toute la ligne de crêtes, qui constituait la position de défense extérieure de Tananarive, tomba en notre pouvoir. Il ne restait plus qu'un effort à faire : enlever la ville.

A deux heures, l'artillerie commença à tirer à mélinite ; en même temps six colonnes d'assaut munies de pétards abordaient Tananarive au nord et, à l'est, vers le palais de la reine et celui du premier ministre ; l'artillerie appuyait l'assaut. A deux heures cinquante-cinq, le bombardement était général et nos obus écrasaient l'artillerie hova établie sur la terrasse du palais de la reine ; à trois heures trente, le pavillon blanc fut hissé sur le palais et on amenait celui de Ranavalo. Un parlementaire se présenta devant nos lignes, précédé d'un immense drapeau blanc. Mais le général ne jugea pas le personnage assez qualifié ; néanmoins, il lui accorda quarante-cinq minutes pour aller chercher d'autres émissaires plus sérieux, ajoutant que, de gré ou de force, il occuperait la ville le soir même. Le fils du premier ministre vint alors, accompagné du ministre des affaires étrangères. Ils apportaient au général l'assurance que les troupes pouvaient entrer dans la place sans craindre aucune résistance et la déclaration du gouvernement que les hostilités ne seraient pas reprises.

Aussitôt, le général Metzinger, désigné comme gouverneur militaire de Tananarive, entra en ville avec quatre bataillons, une batterie et deux compagnies du génie. Le général en chef resta avec les troupes du général Voyron sur les crêtes, prêt à faire brûler la capitale, si le général Metzinger se heurtait à quelque surprise. Le lendemain, 1er octobre, il fit son entrée officielle, accompagné de l'état-major. Il s'installa à l'hôtel de la Résidence générale, où le drapeau tricolore fut hissé avec les honneurs réglementaires. A trois heures de l'après-midi, le traité de paix était signé. Il fut ratifié, à huit heures du soir, par la reine Ranavalo. Le succès final nous coûtait quatre officiers blessés, dix hommes tués, cinquante-deux hommes blessés et douze disparus. Il avait été consommé 81 000 cartouches et 362 projectiles d'artillerie. A Tananarive, 74 canons ou mitrailleuses et une énorme quantité de munitions tombèrent en notre pouvoir. Le 10 octobre, le général fit connaître aux troupes par la voie de l'ordre le câblogramme suivant qui venait de lui être adressé par le gouvernement : « La France entière et le gouvernement de la République vous adressent leurs félicitations. Vos admirables troupes ont bien mérité de la Patrie. La France vous remercie, général, du service que vous venez de rendre et du grand exemple que vous avez donné. Vous avez prouvé une fois de plus qu'il n'est pas d'obstacles ni de périls dont on ne vienne à bout avec du courage, de la méthode et du sang-froid. Le gouvernement propose la création d'une médaille de Madagascar qui sera donnée à toutes vos troupes. »

Communication nous fut également faite de l'allocution suivante prononcée par le Président de la Chambre des députés :

« Messieurs et chers collègues, notre première pensée à tous, en reprenant nos travaux, sera pour ces fils héroïques de la Patrie qui viennent de porter sur une terre lointaine le drapeau de la France. Jamais, mieux que durant cette campagne, nous n'avons senti combien les lois de la République ont fait indivisibles l'armée et la nation. Notre race y a déployé de robustes vertus. Par leur endurance obstinée en face de maux inattendus, par leur volonté de marcher et de vaincre, nos troupes ont fait voir, une fois de plus, qu'à la guerre la flamme intérieure de l'homme et la discipline réfléchie peuvent triompher de tout. Représentants de la nation, nous nous inclinons avec un pieux respect devant la tombe de ceux de nos enfants qui sont morts pour la Patrie ; nous saluons avec reconnaissance ceux qui font définitivement flotter les trois couleurs sur la grande Ile. Ils se sont montrés à la hauteur de tous les sacrifices, de toutes les difficultés, de toutes les espérances. »

Après la prise de la ville, trois bataillons furent cantonnés dans l'intérieur. Les autres troupes bivouaquèrent dans la banlieue.

Il se passa également après la prise de Tananarive un fait que je tiens à mentionner. L'amiral Bienaimé n'était pas prévenu de la cessation des hostilités. Il était en rade de Tamatave, délégué du général en chef. Dans la nuit du 5 au 6 octobre, c'est-à-dire cinq jours après la signature de la paix, il envoya une colonne forte environ d'un bataillon et une batterie d'artillerie à l'attaque de Farafatra, où les Hovas avaient leur principal point d'appui. On s'en empara par surprise, et on s'y établit de façon à pouvoir repousser les contre-attaques que tenterait l'ennemi. Sur ces entrefaites, l'amiral fut prévenu de la signature de la paix et fit immédiatement cesser les hostilités.

Enfin, on commença à reprendre la route de Majunga en vue de rapatriement. Pendant ce trajet, surtout entre Suberbieville et Ankaboka, j'ai vécu des scènes lugubres qui emplissent encore mes pensées d'amertume et de tristesse. Ce fut d'abord le long de la route, dans les ravins, avant Suberbieville, des mulets qui avaient roulé avec leurs voitures. Beaucoup étaient déjà décomposés et empestaient littéralement les environs. Tout cela était entièrement la faute des conducteurs kabyles. La route avait 3 mètres de large et la voiture Lefebvre 1 m. 50 entre les roues. Le mulet, déjà très affaibli, par suite du traitement barbare qu'il subissait, s'arrêtait de temps en temps pour respirer, car la piste était mauvaise et la montée dure. Le conducteur kabyle ne s'occupait pas de sa voiture et marchait le plus souvent à une distance assez grande en avant ; alors, quand le mulet par trop fatigué s'arrêtait en pleine montée, la voiture reculait et allait rouler dans le ravin, entraînant avec elle l'animal et le chargement. Et il y en avait de ces voitures dans les ravins, et des vivres dispersés le long de la route ! C'était un spectacle navrant. On s'est toujours demandé à l'avant ce qui pouvait advenir de nos vivres qui n'arrivaient jamais. Voilà l'énigme éclaircie. Par la faute de ces maudits conducteurs kabyles, les ravins ont englouti une bonne partie de nos rations pendant que nous mourions presque de faim.

Pendant ce retour de la colonne, j'en ai vu de belles ! J'ai marché avec un vieux soldat de l'infanterie de marine. Il sortait d'une ambulance où, me disait-il, son lieutenant s'était présenté un jour avec une couronne mortuaire qu'il lui destinait, tellement on avait l'habitude de voir mourir ceux qui franchissaient le seuil d'une ambulance.

Les conducteurs kabyles se livraient clandestinement à un commerce honteux au détriment de nos soldats. Ils se faisaient envoyer de Majunga, par les Arabes qui s'y étaient installés pour vendre du caoudji, des paquets de tabac et des cigarettes qui leur coûtaient deux sous le paquet, prix d'Algérie, et qu'ils revendaient aux soldats en route au prix de 10 à 15 francs le paquet. Il en était de même pour le savon et j'ai payé moi-même 10 francs un morceau qui pesait environ une livre. Je fus témoin d'un spectacle navrant à l'hôpital d'évacuation d'Ankaboka. Il me faudrait la plume d'un grand écrivain pour décrire les scènes terrifiantes que j'ai vues de mes yeux. Cet hôpital se composait de plusieurs grandes tentes et d'un grand nombre de petites, ainsi que de tentes-marabouts. Ces petites tentes et les marabouts étaient placés en dehors de l'enceinte de l'hôpital. C'est là qu'ont eu lieu ces scènes auxquelles il m'est impossible de donner un nom. Le matin, j'allais faire mes ablutions au fleuve, muni de mon précieux morceau de savon à 10 francs la livre ; mon mouchoir presque en loques me servait de serviette. J'entendais des gémissements étouffés, sourds et lamentables. Ils venaient de l'intérieur des petites tentes. Je m'approchais, et je voyais des soldats pâles et blêmes allongés par terre, les uns agités par un pressentiment d'épouvante et criant ; les autres, gardant un silence résigné qui déchirait le cœur. Je voyais l'aumônier sortir d'une petite tente et entrer dans une autre ; il essuyait furtivement une larme avec le revers de sa soutane. — Vois-tu, me dit un Parisien du 200e presque mourant, ce pauvre curé nous délivre nos billets de passeport. Mais, ce qui me console, c'est qu'il a écrit là-bas ; les vieux sauront ce qu'il en est.

Je regardais un artilleur qui venait de recevoir les derniers sacrements ; l'énergie était peinte sur sa physionomie ; il sursauta à plusieurs reprises, comme s'il voulait se défendre contre la mort. Ensuite j'allai dans les grandes tentes. L'accès en était interdit, mais j'étais accompagné d'un légionnaire infirmier et personne ne m’arrêta. — Vois-tu cette tente, me dit le légionnaire, en m’en désignant une qui extérieurement ne différait pas des autres ? Tous ceux qui entrent là ne sortent que pour être portés au cimetière, et il en entre un nombre respectable tous les jours. — A combien estimes-tu le nombre de décès par jour dans cet hôpital ? lui demandai-je. — De vingt à trente, me répondit-il. Je fis mon lugubre calcul en prenant la moyenne de vingt-cinq morts par jour ; cela représente en deux mois quinze cents morts, et pour cet hôpital seulement.

A Majunga, le nombre des décès par jour était encore supérieur, m’assurait-on. Je me hasardai à jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la tente où les malades étaient destinés à prendre à bref délai le chemin du cimetière, et j’aperçus une sœur qui soignait une statue de glace. C’est le seul nom que je trouvais à donner au malheureux qu’elle cherchait en vain à ranimer. Depuis que je les ai vues à l’œuvre, je salue les sœurs que je rencontre, car dans toutes mes campagnes elles ont montré à mes yeux ce qu’il y a de plus noble chez la femme, le dévouement et la pitié.

Je me rendis ensuite au cimetière qui se trouvait derrière l’hôpital. Quand j’y étais passé, au mois de mai, je n’y avais vu que quelques tombes ; mais six mois après, on en comptait déjà près de quinze cents. Cela m’a semblé tout de même effrayant. Je suivis deux officiers qui visitaient ce champ du repos et j’entendis distinctement l’un dire à l’autre : — La mort de tous ces braves n’a pas été annoncée dans les rubriques spéciales des journaux. — Non, répondit l’autre, c’est bon pour les gens fortunés ou pour d’autres qui, dans leurs écrits ou leurs discours, ont toujours... sauvé la France. — C’est ici, disait le premier, qu’il faudrait conduire tous ces bavards, qui haranguent la foule en lui parlant de leur dévouement à l’intérêt général, mais qui ne songent qu’à leur intérêt personnel ; ceux qui regardent les soldats d’un air de mépris, et l’appellent l’homme à un sou par jour ; il faudrait y amener aussi les fonctionnaires coloniaux, souvent si dédaigneux et arrogants à l’égard des soldats qui, cependant, se font tuer, soit par les balles, soit par le climat et les fatigues de la campagne, pour leur procurer des emplois de rentiers. Car, à de rares exceptions près, ceux qui ont risqué leur vie pour conquérir une colonie, n’y sont jamais employés qu’à des travaux dont les autres ne veulent pas.

Je me faisais toutes ces réflexions, mais je me disais que, quand même, le sort du soldat est glorieux, et je répétais ces vers du poète :

Ainsi quand de tels morts sont couchés dans la tombe,
En vain l’oubli, nuit sombre, où va tout ce qui tombe,
Passe sur leur sépulcre où nous nous inclinons ;
Chaque jour, pour eux seuls, se levant plus fidèle,
      La gloire, aube toujours nouvelle,
Fait luire leur mémoire et redore leurs noms.


A Majunga, un bateau nous attendait pour nous ramener à Oran. En ville, la horde des mercantis au visage équivoque avait augmenté depuis six mois.

Ce sont, pour la plupart, des gens qui, sous prétexte de faire du commerce, cherchent par des moyens détournés, de préférence avec l’aide de soldats qui ne se doutent nullement du rôle que ces chenapans leur font jouer, à s’emparer des objets de valeur appartenant aux indigènes, principalement dans les maisons abandonnées.

J’ai rencontré ainsi un mulâtre que j’avais déjà vu pendant la campagne du Dahomey et qui se faisait appeler le « beau Jules ». La civilisation n’avait plus rien à apprendre à ce personnage qui, à Paris, ferait figure dans le vagabondage spécial.

Je voulus savoir ce que cet individu venait chercher dans nos expéditions coloniales et, le rencontrant un matin, je le saluai d’un « bonjour, monsieur Jules », auquel il répondit : « Salut, Martin, comment va ? » Et comme je lui disais que je ne m’appelais pas Martin, il me répondit, tout en me tapant sur l’épaule, que cela n’avait pas d’importance. — Le principal, disait-il, c’est que nous nous connaissions. — Oui, lui dis-je ; au Dahomey, vous m’avez plusieurs fois vendu des conserves pourries ; mais que faites-vous ici ? — Ici, c’est différent, répond-il. À propos, si nous allions boire une bouteille de Champagne ? — Là-dessus, il me mena chez un Grec où je bus, non pas du Champagne, mais une abominable mixture qui moussait légèrement. Et le mulâtre civilisé entra aussitôt une conversation, dans laquelle il vantait le courage et la résistance des soldats français. Seulement, sa voix sonnait faux ; on y sentait l’arrière-pensée sous le masque de la flatterie. Il sauta ensuite à un autre sujet, disant que si cela me plaisait, il me conduirait dans un endroit où le beau sexe ne me laisserait pas le temps de m’ennuyer. Enfin, s’approchant plus près de moi, il me demanda à voix basse si je ne pouvais lui indiquer des maisons inhabitées, et au besoin l’y accompagner. — Bah ! concluait-il, c’est la guerre, et ce sont ces sauvages qui l’ont désirée.

Du coup, je regardai fixement mon homme et je lui dis : — Venez avec moi, nous en reparlerons. — J’avais mon plan. Nous sortîmes de cette misérable boutique et je me dirigeai du côté de la ville où se trouvait le poste de gendarmerie. — Où allons-nous ? me demanda-t-il. Je vais chercher un camarade qui nous aidera, lui répondis-je. Et, en arrivant devant une petite maison où plusieurs gendarmes causaient devant la porte, j’empoignai le bonhomme par le cou et l’entraînai vigoureusement dans une pièce où ces gendarmes, survivants de la campagne, avaient établi leur caserne provisoire.

Ceux-ci, sans savoir de quoi il s’agissait, s’emparèrent du mulâtre, qui de noir était devenu verdâtre et qui protestait en criant très fort qu’il était un honorable commerçant. En peu de mots, j’expliquai au brigadier le motif de l’arrestation et j’ajoutai que le personnage devait sûrement être affilié à une bande. — C’est bien, dit le brigadier, vous pouvez disposer.

L’hôpital de Majunga peuplait le cimetière plus encore que celui d’Ankaboka. C’était un spectacle désolant de voir, du matin au soir, des voitures chargées chacune de plusieurs cercueils faire le funèbre trajet. Les rares passants ne les regardaient même plus, tellement ils semblaient habitués à ces lamentables convois. C’est ainsi que les pertes du corps expéditionnaire de Madagascar (statistique officielle) ont été, sur un effectif de 15 500 hommes, de 5 756 morts. A cela, il faut ajouter le nombre considérable des hommes décédés pendant la traversée, dans les hôpitaux de France et en convalescence. On arriverait ainsi à un chiffre qui dépasserait certainement la moitié de l’effectif, c’est-à-dire un homme sur deux.

Lorsque je quittai le sol de Madagascar, la campagne avait pris fin, le gouvernement de la reine avait accepté le protectorat de la France avec toutes ses conséquences, mais les difficultés étaient loin d’être arrivées à leur terme.

Le général Duchesne resta quatre mois à Tananarive avec les pleins pouvoirs civils et militaires. Puis, on crut en France que le moment était venu de remplacer le régime militaire par l’administration civile et M. Laroche fut envoyé dans la grande Ile avec le titre de Résident général. Les Hovas, rusés et retors comme les Orientaux dont ils descendent, comprirent immédiatement le parti qu’ils pouvaient tirer de la faute énorme que nous venions de commettre. Trois mois plus tard, nous avions sur les bras une insurrection formidable ; le pays était de nouveau à feu et à sang et partout les massacres d’Européens reprenaient de plus belle.

Le gouvernement reconnut alors franchement son erreur ; il rappela M. Laroche et confia au général Gallieni la difficile mission de remettre tout en ordre, de faire rentrer les insurgés dans le devoir et de réaliser enfin le but qu'on s'était proposé : faire de Madagascar une colonie française.

Je n'ai pas eu la bonne fortune de prendre part aux nombreuses opérations militaires qui se sont déroulées à Madagascar à partir de 1896, non plus qu'à l'œuvre magistrale d'organisation que le général Gallieni a poursuivie pendant neuf années en pays malgache et qu'il a définitivement menée à bien en aplanissant toutes les difficultés, en surmontant tous les obstacles.

En abordant un pareil sujet, je ne pourrais que répéter ce que d'autres, beaucoup plus autorisés, ont déjà dit. Mais qu'il me soit permis, avant de terminer ce chapitre, de joindre mon modeste témoignage d'admiration et de respect à tous ceux qui, en France et ailleurs, entourent le pacificateur de Madagascar.

Je crois devoir enfin faire remarquer que c'est l'armée, cette même armée qu'un parti heureusement peu nombreux et peu estimé en France regarde avec dédain, qui, après avoir combattu, souffert et vaincu, a procédé à la première organisation, toujours la plus compliquée, de la nouvelle colonie, et cela, sans discours, sans tapage et sans vantardise.

On nous embarqua sur un navire de la Compagnie Nationale où nous fûmes, malgré notre état d'affaiblissement, fort mal traités. Notre nourriture se composait de lard salé ou de viande de conserve, avec de la morue ou des sardines, et quelquefois du gruyère. Plus de la moitié des hommes ne pouvaient supporter ce régime, ayant l'estomac trop délabré. On adressait des plaintes collectives et journalières au commandant du navire. Nos officiers prenaient notre défense et lui expliquaient que nous n'étions pas en état de digérer une pareille nourriture. Sa réponse était typique ou plutôt... cynique : « S'ils n'en veulent pas, ils n'ont qu'à la laisser. » Et c'est ce qu'on faisait le plus souvent. C'est ainsi que cette compagnie, qui s'est donné le titre pompeux de Nationale, traitait les soldats français, se fiant à ce que la France ignorait de tels procédés. Car il est certain que si ces abus s'étaient ébruités, le capitaine aurait eu, comme on dit, une mauvaise presse. D'ailleurs, sur tous les navires de cette compagnie, les soldats ont été logés à la même enseigne. Les officiers, comme l'équipage, ne leur parlaient que sur un ton de mépris, et plus d'une fois, au cours de la traversée, j'ai assisté à des batailles entre les soldats et les matelots. Tout cela n'était pas gai, mais ce qui l'était moins encore, c'est que, presque tous les jours, on jetait à la mer des camarades qui, au départ de Majunga, avaient encore eu la force de crier : Vive la France ! Ils avaient cru, les infortunés, en mettant les pieds sur le navire, être déjà sur le sol natal. Mais le destin n'en a pas eu pitié et leurs pauvres yeux se sont fermés avant d'avoir revu les vieux parents et la promise aux doux regards.

A Port-Saïd, un navire de guerre nous attendait pour nous donner des manteaux de cavalerie et des vestes et pantalons de toutes armes. Nous étions drôlement nippés mais, si bizarre qu'il nous parût, cet accoutrement nous protégea cependant du froid.

Avant de débarquer à Oran, nous fîmes escale à Mostaganem, pour y laisser quelques malades. Le colonel du 2e régiment de tirailleurs algériens était là et nous dit avec une simplicité touchante : « Légionnaires, au nom de mon régiment, je vous apporte un fraternel salut ; demain à Oran le peuple algérien vous montrera toute la joie que lui cause votre heureux retour. » Le lendemain, nous débarquions à Oran au son de la musique. Les généraux embrassèrent les officiers. Puis, lorsque les hommes furent rassemblés à terre, un cri sortit de toutes les poitrines, s'adressant à notre... galère et à son personnel : Adieu, sale bateau !

On nous encadra dans un cortège que précédaient plusieurs sociétés en tenue avec musiques et étendards. La décoration de la ville et la joie populaire sur notre passage dépassaient toute imagination. Je ne vis pas une seule maison sans fleurs ou sans drapeaux. Des oranges, des cigares pleuvaient sur nous, tombant des fenêtres et lancés avec des sourires par de jolies mains de femmes, aux cris mille fois répétés de : Vive la Légion ! Sur la place de la République, où un arc de triomphe était dressé, nous traversons une véritable fourmilière humaine, et de là jusqu’à la caserne des zouaves, ce ne sont que guirlandes de verdure et mâts surmontés d’oriflammes. Le soir, on pouvait voir dans les cafés les officiers de la garnison d’Oran choquer leurs verres contre ceux des légionnaires. La population civile s’en mêla ; dans plusieurs grands hôtels et cafés, le champagne, et cette fois du vrai, coulait à flots. On nous portait en triomphe ; on composait des chansons en notre honneur. Dans les cafés-concerts, à l’entrée d’un légionnaire, la musique jouait la Marseillaise. C’était la fête d’une ville véritablement patriote, sans réticence, une fête comme je n’en ai plus revu depuis.

Le lendemain, nous partions pour rejoindre le régiment. Le colonel, le drapeau déployé et tous les hommes disponibles nous attendaient à la gare. Après le discours du maire, le colonel de Villebois-Mareuil (1),

(1) Le colonel de Villebois-Mareuil, ainsi que sa charmante fille que les légionnaires surnommaient « la Mignonnette », étaient très aimés et profondément respectés par les soldats et la population civile. Ils le méritaient bien l’un et l’autre. Le colonel possédait de hautes vertus militaires ; brave, loyal, sévère, mais juste, il était, dans toute la force du mot, un soldat accompli et cachait un cœur d’or sous son masque de sévérité ; le bien-être du soldat était son constant souci. La France a perdu en lui un serviteur d’élite, d’une grande élévation de caractère et d’une valeur militaire reconnue par tous.

Sa fille était d’une simplicité touchante. Très charitable, et franche comme son père, elle assistait parfois à côté du colonel aux petites fêtes du régiment qui étaient toujours organisées au profit des malades. Elle y servait elle-même, de ses petites mains blanches et fines, quelques friandises aux soldats. D’autres fois, le même qui, plus tard, devait trouver la mort au Transvaal en soutenant le faible contre le fort, nous souhaita la bienvenue par ce discours qui fit couler des larmes et courir des frissons.

« Mes chers camarades,

« Je ne vous retiendrai pas longtemps. Aucune parole n'aurait l'éloquence de ces manifestations enthousiastes qui vous attendent, de la sympathie admirative de cette population ardemment française, qui va vous acclamer, et tend déjà vers vous ses mains amies. Déjà vous avez senti battre le cœur du peuple algérien en touchant terre à Oran. Ici, vous revenez au foyer de notre chère Légion. C'est presque une émotion plus intime, l'émotion d'une fête de famille qui va vous saisir. Jouissez-en, vous l'avez bien gagné. Laissez-moi seulement, avant toute chose, éclairer votre reconnaissance sur l'unanimité de générosité du conseil municipal de cette ville, qui a bien voulu mettre entre nos mains des ressources importantes pour améliorer le traitement de vos convalescences et les hâter vers la guérison. Vous retrouverez ici cette admirable Société des Dames de France qui vous avait suivis à Madagascar comme au Dahomey, comme elle vous suivra partout où il y aura œuvre utile pour le pays. Inclinons-nous devant la tendresse sublime de ce dévouement et les délicatesses exquises de cette prévoyance, toujours en éveil. Saluons, dans toute l'émotion de notre cœur, les Femmes de France.

« Et maintenant, chers et héroïques débris de ce qui fut la Légion à Madagascar, vous qui m'êtes revenus, laissez-moi vous remercier, au nom de notre immortel drapeau, d'avoir rajeuni sa gloire au lustre impérissable

elle visitait les hommes malades à l'hôpital et leur apportait toutes sortes de bonnes choses. Elle les encourageait par de douces paroles : c'était l'ange vivant du régiment. de vos souffrances. Laissez-moi aussi remercier les autres, qui se sont couchés sur la terre de Madagascar en la faisant française par le don de leur vie, luttant contre un ennemi incapable de vous affronter aux heures hardies des grandes journées, mais défendu par les pestilences des fièvres de son sol, l'impénétrabilité de ses bois et de son sauvage domaine. Vous vous êtes dressés dans votre romaine persévérance et dans votre haute énergie ; vous avez disputé le succès jusqu'à la tombe, et enfin la victoire a pris sur son aile les forts d'entre les forts, pour les jeter au terme triomphal. Il m'appartient d'énoncer cette gloire, ici, le premier de tous, puisque vous êtes les miens, que je vous recouvre avec une indicible fierté, et que je vous présente à l'admiration de tout le régiment, dont l'âme se hisserait au niveau de la vôtre si on lui montrait les mêmes impitoyables étapes à gravir. Vive la France ! Vive l'armée ! Vive la Légion ! »

Et la foule cria à son tour : Vive la Légion !

Pendant toute la durée de notre convalescence, nous fûmes traités comme des enfants gâtés. On nous laissait le soin de dicter le menu. Des promenades hors de la ville étaient organisées avec déjeuners sur l'herbe ; les familles fortunées nous envoyaient très souvent de bons morceaux auxquels on faisait honneur. Mais la mortalité ne cessait, plus de deux mois après notre débarquement, de sévir sur nous et c'était toujours la même maladie, la fièvre bilieuse hématurique qui faisait le plus de victimes. Tel que je voyais le matin se promener dans la cour de la caserne et causer gaiement était, le soir, passé de vie à trépas. On n'y pouvait croire, mais, le lendemain, il fallait bien se rendre à l'évidence, en voyant des couronnes mortuaires arriver. Il nous était défendu d'assister aux enterrements, par ordre du médecin en chef de la garnison.

Ma convalescence terminée, j'avais adressé une demande de rengagement pour l'infanterie de marine, à Toulon, ayant déjà obtenu mon décret de naturalisation après la campagne du Dahomey. Lorsque je me présentai au colonel en quittant son beau régiment où j'avais retrouvé une seconde famille, il me tendit la main. — Je vous souhaite bonne chance, me dit-il, et je vous demande de ne pas oublier la Légion. — Non, répondis-je, j'en garderai toujours le souvenir ; j'y ai vu trop de belles choses, trop de beaux exemples, pour que les années que j'y ai passées ne restent pas les meilleures de ma vie.

Le soir, au moment de prendre le chemin de fer pour Oran, je serrai pour la dernière fois la main des camarades et, malgré ma ferme volonté de me maîtriser, j'eus une véritable crise de larmes. J'avais la sensation d'un enfant abandonné par les siens et je ne me repris que sur le bateau qui m'emportait vers Marseille.

En arrivant au 4e d'infanterie de marine à Toulon, j'y trouvai un ancien camarade, légionnaire et combattant du Dahomey, nommé Béranger. Il n'était que depuis un mois à Toulon. — Et déjà, me disait-il, je partirais de bon cœur pour n'y plus revenir.

J'en arrivai bientôt à penser comme lui. La vie de caserne me déplaisait. Je n'étais décidément pas fait pour le train-train monotone de garnison et je préférais cent fois une existence faite de misères, de souffrances, de dangers, au milieu desquels l'homme peut agir et se dévouer. Je commençais à m'ennuyer mortellement, lorsque mon commandant de compagnie, le lieutenant Mouret, soit qu'il s'en fût aperçu, soit simple hasard, m'envoya pour un mois garder les convalescents dans une île près de Toulon. J'y fus logé dans un bâtiment en pierre, sur les murs duquel on pouvait encore lire les noms que les soldats de Napoléon Ier s'amusaient à y graver. Le séjour dans cette île me plut beaucoup ; il me profita aussi, car, lorsque je revins à Toulon, tous les camarades me firent compliment sur ma prestance et ma bonne mine.

Nous allâmes ensuite aux manœuvres dans la Charente. C’est au cours de ces manœuvres que j’appris à connaître le lieutenant Mouret, plus tard chef de bataillon adjoint au général Famin au ministère de la guerre. Cet officier s’était déjà distingué comme sous-lieutenant au Dahomey par son esprit d’initiative, son intelligence et son courage. Sa physionomie avait une expression si sympathique, si franchement loyale et paternelle, que les soldats de la compagnie lui confiaient souvent leurs affaires de famille. Il s’y intéressait, les conseillait, et correspondait avec leurs parents. Au régiment, tous ceux qui servaient sous ses ordres étaient très enviés de leurs camarades. Par exemple, il exigeait la propreté, l’exécution immédiate des ordres et une franche camaraderie entre les hommes. Dans ses causeries il parlait souvent du dévouement réciproque, de l’honneur du soldat, de la satisfaction que procure le devoir accompli. Je me rappelle une de ses phrases au sujet du devoir : — Le secret témoignage qu’on se rend à soi-même est une de nos meilleures jouissances. — Et au sujet de la camaraderie : — La société serait une chose charmante si l’on s’intéressait les uns aux autres. — Tel était, dépeint en quelques mots, le premier chef sous les ordres duquel je fus placé dans l’infanterie de marine.

Au retour des manœuvres, j’eus l’avantage de connaître un autre chef de grande valeur, ancien officier d’ordonnance de l’amiral Besnard ministre de la marine et plus tard colonel au ministère de la guerre. C’était le capitaine Blondlat, auquel le lieutenant Mouret avait probablement parlé de moi. On le disait très riche ; je n’en sais rien, mais il était soldat avant tout, avec des goûts simples, un langage bon enfant et un esprit largement ouvert à tout ce qui est instructif et profitable. Il ne se gênait pas pour se promener avec moi au bord de la mer en me parlant de la campagne du Dahomey, de Madagascar et des soldats de la Légion, qui, disait-il, avaient rendu à la France d’incalculables services. Nous causions aussi des grandes manœuvres auxquelles j'avais assisté. — Dans toutes les opérations que j'ai suivies, disais-je au capitaine, je n'ai rien vu qui se rapprochât de la réalité, c'est-à-dire du service de guerre en campagne. — Et j'ajoutais que je me défiais énormément des éloges que les officiers étrangers qui assistent aux manœuvres font publiquement sur le compte de nos soldats ; ils ne disent pas toujours leur pensée et je préférerais entendre d'eux une critique qui sonne vrai, que des éloges dictés surtout par la courtoisie.

Dans l'infanterie de marine comme à la Légion, il n'est pas rare de voir des officiers entamer conversation avec certains soldats, dans le but de connaître leurs dispositions d'esprit. Pour les officiers, c'est un enseignement instructif et nécessaire ; quant aux soldats, il est bon aussi qu'ils aient de temps à autre quelque occasion de connaître la pensée de leurs chefs. C'est ainsi, par exemple, qu'au Dahomey, où j'accompagnais le commandant Drude, le même qui plus tard commanda comme général les troupes du Maroc, nous étions assis un jour dans un fossé, attendant le passage d'un détachement. Le commandant, profitant de ces quelques instants de loisir, me parlait, comme c'était son habitude, sur un ton familier. — Moi, disait-il, quand j'étais capitaine, mon plus grand souci était la nourriture de mes hommes ; mon esprit en était tellement occupé que souvent j'en rêvais la nuit ; aussi, dans ma compagnie n'ai-je jamais reçu de réclamations sur la nourriture. — Une autre fois, je fis partie d'une reconnaissance très pénible conduite par un officier que nous aurions suivi jusqu'au bout du monde, le capitaine Lecomte, de l'infanterie de marine. Comme je marchais à côté de lui, nous conversâmes longtemps, parlant principalement des chefs et des soldats. — Voyez-vous, me disait-il, le capitaine, qui marche à la tête de sa compagnie ou en arrière, ouvre souvent les oreilles aux conversations de ses soldats, non pour écouter leurs joyeux propos, mais pour discerner leur état d'esprit. Il cherche à lire sur leurs visages la gaieté ou le mécontentement. Le plus souvent, marchant encadré pendant les routes, il n'est pas maître de régler l'allure de sa compagnie et il ne peut rien pour soulager ses hommes. Mais à l'étape, il cherche, par tous les moyens, à réparer leurs forces et à leur éviter des fatigues inutiles. Il veille sur eux comme un berger sur ses moutons ; il ne tolère pas qu'on les dérange inutilement ; c'est une famille qu'on a confiée à sa garde, il tient à honneur qu'elle se fortifie et qu'elle prospère entre ses mains.

Voulant à toute force quitter Toulon, je réussis, sur ma demande et à mes frais, à permuter pour Rochefort où j'ai trouvé une population aimable et polie, toute différente de celle de Toulon. Le soldat y est partout bien accueilli et ces bonnes relations entre militaires et civils ont fait souvent contracter des mariages entre sous-officiers et jeunes filles de Rochefort. Quelque temps après, je fus désigné pour aller au bataillon de Paris, où j'ai trouvé le service particulièrement pénible et ennuyeux et la nourriture mauvaise. On fait beaucoup de tapage, surtout à Paris, au sujet de l'amélioration de la nourriture du soldat. Il n'est question que de plats variés, de cuisines dernier modèle et de cuisiniers costumés en chefs de grands restaurants. Les officiers qui font ce qu'ils peuvent avec les ressources de l'ordinaire ne s'y trompent pas et les vieux soldats non plus. Ils savent qu'il n'y a qu'un moyen pratique d'améliorer l'alimentation du soldat : c'est d'augmenter les allocations, surtout quand les denrées renchérissent. Tout le reste est de la poudre aux yeux, rien de plus.

A Paris cependant, dès que j'étais sorti de la caserne, j'avais la satisfaction de me trouver au milieu d'une population véritablement amie du soldat, qui le prouvait chaque fois qu'une occasion se présentait. Je me perdais assez souvent dans cette ville immense, que je trouvais vaste comme la mer, et chaque fois que ce petit accident m’arrivait, j’étais remis sur mon chemin par des personnes complaisantes qui s’empressaient à me rendre service.

Mais aussitôt rentré à la caserne, j’éprouvais l’impression d’être enfermé dans une forteresse ; je trouvais la vie monotone et je me surprenais à regretter la brousse, avec ses fatigues et ses misères, mais aussi avec son indépendance et le charme attirant de ses espaces infinis.

Peu de temps après, je fus désigné pour aller au Tonkin. Nous quittâmes Paris un soir d’été par la gare de Lyon, nos casques coloniaux attachés sur les havresacs. Une foule sympathique nous accompagnait à la gare, et malgré les efforts des gradés qui étaient chargés de nous faire marcher en ordre, des personnes s’approchaient de nous et nous tendaient de petits paquets contenant des provisions, du tabac, des cigares, et quelques pièces de vingt sous. Avec cela les bons mots allaient leur train. C’est bien là le peuple de Paris ; spirituel, blagueur même, mais bon comme pas un et toujours le cœur sur la main.

A Marseille nous embarquâmes sur un de ces piètres bateaux de la trop célèbre Compagnie Nationale qui nous transporta au Tonkin dans les mêmes conditions déplorables qu’à notre retour de Madagascar.