Souvenirs de la Marquise de Créquy de 1710 à 1803/Tome 7/14

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Tome 7


CHAPITRE XIV.


Une femme célèbre. — Anciens rapports de sa famille avec celle de l’auteur. — Son portrait pendant sa jeunesse et pendant la révolution. — Excursion dans les temps révolutionnaires. — M. Rolan sollicitant la noblesse, et M. Roland ministre de la république. — Nicolas Bézucher. — Le citoyen Bourbon-Montmorency-Créquy. — Une audience du ministre Roland. — Procès étrange.


En rétrogradant d’un tiers de siècle, je vous dirai que le Commandeur ou Bailly de Froulay, mon oncle, avait eu jadis un cuisinier très distingué, lequel était devenu fort à son aise, attendu qu’il était voleur. Ce n’est pas ceci qui lui avait mérité beaucoup de distinction, mais c’est qu’il avait inventé des gourmandises admirables, et notamment les pattes d’oie bottées, à l’intendante, (sautées à la graisse de cailles, et bien frites après avoir été panées). Mon oncle conseillait toujours d’y faire ajouter le jus d’une orange amère ; mais son chef de cuisine s’en indignait et s’en désespérait, parce qu’il en résulte, disait-il, un inconvénient inévitable, en ce que le contact d’un acide a pour effet naturel d’amollir ces sortes de préparations gastronomiques, et parce que l’apparence de la friture en souffre toujours. Vous pourrez choisir entre la prescription du Commandeur et la proscription du Cuisinier.

C’est à celui-ci qu’on doit rapporter l’invention des saumons à la Régence et des brochets à la Chambord, et si l’on garnit encore aujourd’hui les timbales de Béatilles avec des frangines et des crépinettes de moelle épinière, et si l’on appelle amourette la moele épinière des veaux et des agneaux, c’est encore à lui qu’on doit attribuer la délicatesse de cette recherche et celle de son expression physiologique. À qui l’aurait voulu laisser dire, il aurait osé soutenir la prétention d’avoir inventé les potage à la jambe de bois (« décharnez proprement et piquez votre os à moelle au milieu de vos croûtons gratinés ») ; mais il en était rudement démenti par le Premier Maître de l’hôtel de M. le Régent, M. le Victomte de Béchameil de Nointel, qui réclamait la priorité de la découverte, et qui a eu l’honneur de donner son nom à la sauce blanche que vous savez.

— Est-il heureux, ce petit Béchameil, disait toujours le vieux d’Escars ; j’avais fait servir des émincés de blanc de volaille à la crême cuite plus de vingt ans avant qu’il ne fût au monde, et voyez pourtant que je n’ai jamais eu le bonheur de pouvoir donner mon nom à la plus petite sauce !

Toujours est-il que cet habile homme de bouche avait nom Rotisset, et qu’il nous était provenu d’un pari que mon oncle avait gagné contre le Maréchal de Saxe qui l’avait envoyé chez nous, malgré qu’il en eût, pieds et poings liés. Il en pleurait à chaudes larmes en arrivant de Chambord, et même il avait eu la mauvaise pensée de s’en révolter ; mais comme on l’avait menacé de la faire mettre à Saint-Lazare, il avait fini par accepter la gageure.

Je suis fâchée d’avoir à vous dire que le nom de Rotisset n’était pour lui qu’un surnom d’office, et qu’il n’avait aucun nom patrimonial, attendu qu’avant d’entrer dans les cuisines de Chambord, il était sorti du réfectoire des enfans-trouvés.

Il avait pourtant fini par épouser la sœur de Mlle  Dupont, ma première femme, et depuis votre berceuse ; mais les Dupont, qui sont des bourgeois du Maine, heureusement et très honnêtement nés, avaient d’abord été profondément irrités de cette mésalliance !

Il en était résulté premièrement une certaine Fanchon Rotisset qui s’allia convenablement avec un ouvrier bijoutier nommé Filippon (on disait Flipon dans l’usage habituel de la famille) ; et je vous dirai, pour n’y rien omettre, que Mlle  Flipon, née Rotisset, avait une sœur germaine, fille de garde-robe chez Mme  de Boismorel, qui était une richarde du Marais[1]. Elle avait en outre un frère utérin, nommé Nénard qui était au service de M. Haudry, le fermier-général, en qualité de chef d’office, et c’était la fleur des pois, celui-ci ! Il me semble qu’ils avaient encore un neveu consanguin, croisé du Rotisset et du Flipon, qui devait être garçons de cuisine ou cuisinier chez M. Toynard de Jouy (le père de Mme  d’Esparbès), mais je n’oserais vous en répondre en sûreté de conscience.

En voyant que je vous déroule cette généalogie comme la chaîne d’un tourne-broche, vous allez peut-être imaginer que je suis devenue folle ; mais patientez encore un instant, mon Prince, et vous allez voir à propos de quoi je vous ai tracé la filiation des Rotisset et des Flipon ?

Pour éclaircir mon préambule, je vous dirai d’abord que M. Dupont, mon valet de chambre-secrétaire (qui vous écrit ceci sous ma dictée et qui a beaucoup de peine à s’empêcher de rire), avait toujours ainsi que Mlle  Dupont sa tendre épouse, (il n’y saurait tenir à ce qu’il paraît ?) quelque chose à me dire à l’honneur et à la gloire de Manon Flipon, qui était la fille du bijoutier, et qui, suivant leur témoignage, était une merveille de la nature ! Je me souviens qu’il avait été question d’un mariage pour elle avec le boucher qui fournissait l’hôtel de C'équy, lequel avait imaginé de m’écrire à cette occasion-là (c’est le boucher, bien entendu). Les Dupont se jetèrent à la traverse pour m’en donner une explication satisfaisante et respectueuse ; mais je leur signifiai qu’ils eussent à me laisser tranquille avec leur aimable nièce, et que je ne voulais plus entendre reparler de Manon Flipon.

Un an, deux ans se passent, et les Dupont ne sauraient y résister ! il faut absolument qu’ils me parlent du mariage de leur nièce, en me demandant si je n’aurai pas la bonté de signer au contrat : ce que j’acceptai sans la moindre hésitation, parce que c’était l’habitude de MM. de Créquy à l’égard de leurs domestiques et des parens de leurs domestiques qui n’étaient pas gens de livrée.

Il y eut un malentendu pour le jour et l’heure où je devais donner ma signature ; j’étais à Versailles, ou je ne sais pas quoi. On voulut bien se contenter de faire signer ledit contrat par Madame votre mère et par mon fils, et je n’y songeais plus du tout, lorsque Dupont vint me supplier d’accorder une audience à Mme  Roland de la Plattière.

— Qu’est-ce que c’est ? et qu’est-ce qu’elle me veut?

— Mais, Madame, c’est Manon Flipon qui a épousé un monsieur du Bureau du Commerce de Lyon ; une place superbe avec quatre bonnes mille livres de rente en fermes, et une maison de campagne dans le Forez. comme Madame n’a pas signé leur contrat, ma nièce a pensé que Madame aurait peut-être la bonté… — Vous pouvez lui dire de venir ; je la verrai.

Mme  Roland de la Plattière était le plus belle personne du monde. Elle était bien tournée, bien faite et bien mise, avec une élégance modeste. Son visage éblouissait de fraîcheur et d’éclat, comme un bouquet de lys et de roses (je vous demande pardon pour cette comparaison qui est surannée, mais c’est que je ne sais rien pour la remplacer ; et du reste, celui qui a dit pour la première fois qu’il n’y a pas de roses sans épines, avait dit une chose charmante !) Son visage était admirablement régulier pour les traits et pour son contour du plus bel ovale. Elle avait des yeux ! quels beaux yeux bleus ! sous des sourcils et de longs cils noirs, avec une forêt de cheveux bruns. L’amabilité de la physionomie ne répondait pas toujours à cette régularité charmante ; il y avait parfois dans les mouvemens de la bouche et des sourcils quelque chose de mécontent, de malveillant et même de sinistre… Lorsque j’eus signé le contrat qu’elle m’apportait que je vis qu’elle ne s’en allait pas, je devinai qu’elle avait envie de me dire autre chose et je la voulus faire asseoir ; mais comme elle aurait été mortifiée de me voir sonner Dupont (son oncle) pour lui avancer un siége, je me levai pour me diriger du côté des fauteuils, en lui disant : — Asseyez-vous donc, mon enfant.

— Voilà cette belle jeune femme qui conçoit la délicatesse de mon intention, qui me regarde avec des yeux attendris, et qui me dit avec un accent énergique et passionné : — Vous êtes bonne, Madame ! vous êtes véritablement bonne et généreuse ! et, ce disant, elle fait un saut de gazelle à l’autre bout de la chambre, afin de saisir un tabouret qu’elle apporte en deux enjambées et qu’elle établit en face de mon canapé.

Ce qu’elle avait à me demander, c’était de faire obtenir des lettres de noblesse à son mari qui possédait en roture un petit fief noble, appelé la Plattière, lequel relevait de la châtellerie de Beaujeu, et se trouvait dominé par M. le Duc d’Orléans en sa qualité de Comte de Beaujolais.

Tous les bourgeois de Lyon avaient la fureur de l’anoblissement, et Mme Roland m’en cita pour exemple celui d’une belle Mme  de la Verpillière qui avait trouvé moyen de faire de son mari un gentilhomme de trois races, au lieu d’un anobli au premier degré : elle avait arrangé son affaire d’anoblissement de manière à faire donner des lettres de noblesse au bisaïeul de son mari, lequel bisaïeul était âgé de 95 ans et en enfance, à ce que disait Mme  Roland, et ce qui n’était pas hors de vraisemblance. Elle disait aussi que le père et le grand-père étaient morts depuis plusieurs années, ce qui lui faisait observer, avec assez de malice et de raison, que les deux générations nobles, intermédiaires entre l’Écuyer, premier anobli, et son arrière-petit-fis, le Chevalier, gentilhomme de trois races, ne subsisteraient jamais ; ce qui serait toujours d’une singularité surprenante. Du reste, elle ajouta que madame de la Verpillière faisait l’insolente, et sa manière de prononcer et d’accentuer ce dernier mot lui donna tellement la figure d’une Euménide, que je crus lui voir pousser, non pas des cornes au front, comme disait votre grand’mère de Sévigné, mais des cheveux de serpens !

Mme  Roland voulut ensuite me faire entendre avec un certain air d’exigence et de jalousie concentrée, qu’il était possible que la famille de son mari fût descendue du Maréchal de la Plattière, ce qui brouilla ses cartes et son enjeu sur mon tapis. Je lui répondis que le nom de famille de ce Maréchal était de Bourdillon et non pas Roland[2] ; et quand elle vit que j’accueillais cette supposition chimérique avec un air de froideur impassible et peut-être un air de hauteur incrédule, elle en prit une physionomie de haine en révolte et d’orgueil blessé que je n’oublierai jamais ! Je l’éconduisis discrètement et même assez poliment, ce me semble ; mais je dis à son oncle Dupont que Mme  de la Plattière se moquait du monde, que son mari était descendu de trop haut lieu pour avoir besoin d’être anobli, et qu’il n’avait qu’à déposer ses preuves au bureau de M. Chérin.

Je passai quelques années sans avoir à m’occuper du ménage Roland. M. de Breteuil, alors ministre de la maison du roi, me dit seulement qu’il était persécuté pour eux par un déluge de recommandations des Montazet, des Marnézia, des Gain de Linars et des autres Comtes de Lyon ; car Mme  Roland, qui ne manquait pas d’intrigue, avait trouvé moyen de faire manœuvrer en faveur de son mari l’Archevêque de Lyon et tous ses chanoines de Saint-Jean. M. de Breteuil fit répondre que le meilleur moyen d’obtenir des lettres de noblesse pour leur protégé, c’était qu’il se fît agréger à la prévôté municipale de Lyon, afin d’y parvenir à l’échevinage, ansin que MM. Tholosan, la Verpillière et tant d’autres ; mais il paraît que la haute bourgeoisie de cette grande ville ne voulut pas admettre le sieur de la Plattière à la participation de ses priviléges, et indè iræ.

À l’occasion de notre odieuse et stupide affaire avec le citoyen Bourbon-Montmorency-Créquy, que j’étais accusée d’avoir fait déposséder, infibuler et saigner des quatre membres, je pris enfin mon parti d’en aller parler à son protecteur et son ami, le Citoyen Roland, que je trouvai dans les dispositions les plus farouches et les plus hostiles contre nous. C’était un écueil inabordable, escarpé ; c’était un amas de scories aigües et réfractraires ! on ne saurait dire que ce fût un homme de fer, car il n’en avait ni la solidité ni l’utilité ; c’était un homme de bois, mais de ces bois intraitables et si durement grossiers qu’ils font rebrousser le fer des haches.

Mme  Roland survint dans le cabinet de cet étrange ministre, avertie qu’elle avait été par mon excellent Dupont, dont le respect et la fidélité pour moi ne se sont jamais démentis. La physionomie de cette femme avait une expression d’ironie triomphante et mal déguisée par quelques paroles de considération bienveillante auxquelles je ne voulus correspondre en aucune façon, ce que vous croirez facilement, car il est assez connu que je n’ai jamais su dissimuler et que je ne l’ai jamais voulu.

Mme  Roland me parut encore assez belle, mais il me sembla que ses manières et son langage étaient devenus très-ignobles et risiblement affectés. Elle disait, par exemple, avec un air de satisfaction prétentieuse : — À l’heureux, l’heureux,dans le tems, pour alors, — d’encore en encore et faite excuse ; — nous deux le ministre, et c’est embêtant, enfin cent autres locutions de la vulgarité la plus insipide ou de la trivialité la plus dégoûtante. Je me souviens notamment qu’elle parla d’un citoyen à qui l’on avait chippé sa carte de sûreté, et qu’elle me demanda si je connaissais leur ami Barbaroux, qui était beau à lui courir après. Jugez du ton qu’elle avait pris dans ses relations révolutionnaires et ses intimités girondines ; car, en vérité, ce n’est pas ce ton-là qu’elle avait quelques années auparavant, ou du moins elle avait eu la vanité bien placée de s’observer, de se contenir et de ne pas s’exprimer ainsi devant une personne de bon goût. — Voilà donc la femme d’un ministre de la république ? disais-je en moi-même. On descend toujours et l’on marche vite en révoution ! Pour le ton du monde et les traditions polies, il y avait aussi loin de Mme  Roland à Mme  Necker, que de Mme  Necker à la Duchesse de Choiseul ; imaginez ce que devait être la femme du ministre de la justice, la citoyenne Danton, à qui madame Roland paraissait une précieuse aristocratique et comme une sorte de princesse.

À leur manière de me parler de ce misérable aventurier, c’est-à-dire de mon dénonciateur, je vis tout aussitôt que je n’avais aucune justice à espérer de ces gens-là ; aussi je me contentai de leur dire, froidement et sèchement, que, si la nation confisquait mes biens, ce ne pourrait jamais être au profit d’un imposteur aussi facile à démasquer que le Citoyen Bourbon-Montmorency-Créquy, autrement dit Nicolas Bézuchet, leur protégé. Je ne leur adressai pas une parole qui pût avoir l’air d’une sollicitation ; mais cette fausse démarche ne me contraria pourtant pas autant qu’on devrait l’imaginer, car je les trouvai si ridiculement déraisonnables, que leur chute me parut infaillible, indubitable et nécessairement prochaine. Je me délectai malicieusement dans la contemplation de leur sotte arrogance, de leur infirmité, de leur insuffisance à gouverner un pays quelconque, et surtout un pays tel que la France ! Nous nous quittâmes avec l’air d’un mécontentement réciproque. — Je te salue, Citoyenne, me dit le ministre, avec une maussaderie pitoyable, et sans daigner seulement faire semblant de m’accompagner jusqu’à la porte de son cabinet que je fus obligée d’ouvrir toute seule. Sa femme avait évité de me tutoyer, mais elle n’aurait eu garde de compromettre sa dignité personnelle et la dignité de la république française en reconduisant une fanatique (c’était le principal grief contre moi). Elle se leva majestueusement pour me faire un geste de civilité romaine, avec une espèce de mouvement de la tête et des paupières, en guise de salut.

Quatre mois après, nous étions prisonnières ensemble à Sainte-Pélagie.

Retournons en arrière, en vertu du privilége que je me suis réservée d’empiéter sur les temps futurs, et de rétrograder ad libitum.

  1. Anne Rousseau de Balagny, veuve de Charles Roberge, Seigneur de Boismorel et ancien payeur des rentes sur le clergé de France ; lorsque Mme  Roland parle d’elle, c’est toujours comme d’une personne de la première qualité.
    (Note de l’Auteur.)
  2. Cette assertion de Mme  de Créquy, ordinairement bien informée, ne s’accorde pas exactemenr avec le Nobiliaire du Père Anselme, ouvrage dont elle parle toujours comme du recueil généalogique qui mérite le plus de confiance. Imbert de la Plattière, Maréchal de France sous le règne de Charles IX, et son ambassadeur auprès de l’empereur Maximilien, était Seigneur de Bourdillon, mais son nom patronymoque était de la Plattière. Il est mort en 1567, sans postérité de ses deux femmes Claude de Damas et Françoise de Birague, fille du Chancelier de ce nom. Il est assez singulier qu’on ait au besoin de compulser et de citer le Dictionnaire des Grands Officiers de la Couronne de France, à propos d’une prétention aristocratique de Mme  Roland.
    (Note de l’Éditeur.)