Souvenirs de la Normandie/01
En arrivant à Cherbourg, on cherche partout des yeux ce port magnifique dont on a tant vanté les merveilles, cette digue lancée à si grands frais dans la mer par la main de Louis xvi, élevée à sa surface par Napoléon, ces forts de granit et de bronze, ces bassins où tant de millions ont été ensevelis. On ignore que, pour voir et comprendre Cherbourg, il faut plusieurs journées de courses en mer et d’études sur la carte.
Vauban, le grand maréchal de Vauban, qui avait examiné et apprécié avec tant de génie toutes les positions de nos côtes, depuis Dunkerque jusqu’à Antibes, nommait Cherbourg l’Auberge de la Manche. C’était en effet une véritable auberge alors, ouverte à tous les vents, mal tenue, mal close, un caravansérail d’Orient où chacun pouvait entrer, ami ou ennemi, honnête homme ou pirate.
L’auberge de la Manche a été formée, dans tous les temps, de trois parties bien distinctes. C’est une grande et longue cité, d’un aspect fort simple, assise comme Dieppe, en amphithéâtre sur le bord de la mer, au fond d’une baie qui se trouve à une distance à peu près égale de Brest et de Dunkerque. Cette grande enceinte, jadis béante, étend ses deux longs bras rocailleux jusqu’aux caps de Barfleur et de la Hogue, qui sont eux-mêmes les deux points les plus avancés de la presqu’île du Cotentin, large promontoire, dont les côtes, vues de l’île de Wight, sont une menace perpétuelle à l’Angleterre. Un vaisseau qui cingle vers cette baie, en trouve bientôt une seconde de même forme, qui est comme la seconde salle de l’auberge. C’est la rade, rade immense, enclavée comme un second hémicycle, dans la grande baie de dix lieues de large ouverte aux flots de la pleine mer. Ses deux extrémités s’appuient, à l’est, sur une petite île, l’Ile Pelée, rocher aride où s’élève aujourd’hui une masse de granit immense, incrustée de cent canons, et à l’ouest sur la pointe de Querqueville, garnie aussi d’artillerie et de granit. Entre ces deux positions, s’étend la mer sur une longueur de quatre mille toises. C’est sur cette ligne qu’on a jeté la fameuse digue.
Arrivé là, le navire trouve une troisième enceinte, le dernier demi-cercle que forme la côte, défendu encore par deux forts, le fort du Homet et la batterie de l’Île Pelée. Cette fois il est à l’abri, ses ancres tombent dans la rade de Cherbourg, mais il n’est pas encore dans le port.
Si le vaisseau appartient à l’état, si c’est une frégate surmontée d’un noble pavillon de guerre, il trouve à sa gauche un vaste bassin creusé dans le roc, qui lui offre un sûr mouillage. Les plus gros vaisseaux y sont à flot. C’est le port militaire qui se ferme dédaigneusement devant un navire de commerce. Vingt vaisseaux de guerre peuvent y stationner à l’aise, à vingt lieues de Porstmouth, juste en face du grand arsenal maritime de l’Angleterre.
Les navires du commerce continuent leur route, et pénètrent le long d’une immense jetée, dans un bassin enlevé également au roc, port magnifique, qu’on nomme ici modestement l’avant-port. Il communique par une écluse au port du commerce, admirable nappe comprimée entre des quais dignes de Babylone, où les bâtimens peuvent venir étendre leurs mâts de beaupré sur une plage riante, couverte de maisons heureusement disposées entre de hautes allées d’arbres. C’est la partie la plus reculée de l’auberge, une véritable chambre d’ami, où l’on n’a plus rien à craindre.
La rade est d’autant plus admirable qu’on ne peut la bloquer. On sait ce que c’est que la Manche, long canal impétueux formé par le refoulement de la grande mer que compriment les deux continens de France et d’Angleterre. Ce grand courant de la Manche commence à rouler ses eaux turbulentes à l’entrée même de la baie, et balaie, soit avec son flot, soit avec son jusant, tout ce qui tenterait de s’établir entre le cap Lévi, qui forme la pointe de l’est, et le fort de Querqueville, qui domine à l’ouest. La grande rose des vents, composée de trente-deux aires ou rayons de boussole, en offre vingt-deux favorables à l’entrée ou à la sortie de cette merveilleuse rade, hors de laquelle un navire peut tourner ses voiles dans toutes les directions ; il est ce qu’on nomme libre de tout cap, et peut cingler vers tous les points du globe.
Cette sortie est favorisée par un chenal dans lequel on trouve dans les vives eaux ordinaires une hauteur de plus de dix-huit pieds. Les bâtimens qui quittent le port ont une longueur de trois cents toises à parcourir dans le chenal ; de là ils n’ont que cinq ou six cents toises pour arriver en rade, et de la rade, il leur est loisible, comme je l’ai dit, de s’élever jusqu’à la pleine mer par tous les vents. Dans ce limpide bassin, ils n’ont à craindre ni une roche, ni un écueil ; et jusque bien loin dans la mer, ils ne rencontrent pas un seul banc de sable.
Le port et l’ancien château de Cherbourg jouent un rôle important dans nos chroniques. Froissard en parle sans cesse, et maître Robert Wace, dans son fameux roman du Rou, vante fort à sa manière la population guerrière de ces côtes, composée de boens chevaliers, ê boens archiers, é granz vieilles des chevelées, ki semblent femmes desvées, c’est-à-dire enragées, et telles justement qu’il les fallait alors pour s’opposer aux descentes des Anglais. Ce château de Cherbourg devait être un ouvrage imposant, car Froissard en dit, « c’est l’ung des forts châteaux du monde, » et Ordéric Vital y fait loger deux ans le roi Haigrold avec sa suite, venus sur une flotte de soixante voiles. Il fuyait son fils Swénon, qui l’avait détrôné, et Guillaume Longue-Épée, duc de Normandie, lui assigna cette résidence pour y rassembler ses forces. Depuis, Richard iii, aussi duc de Normandie, assigna pour douaire à la princesse Adèle, sa femme, fille du roi Robert, ce château de Carusbourg, que Wace nommait lui li chastel de Chierisbore. Pendant plusieurs siècles, ce fut un théâtre bien animé que cette plage. Les princes normands y apparaissaient sans cesse avec leurs nefs chargées de banderolles. Édouard-le-Confesseur s’y embarqua royalement, pour aller prendre possession du trône d’Angleterre. Guillaume-le-Roux vint y débarquer ses hommes d’armes à la fin du onzième siècle. Quelques années après un autre roi d’Angleterre s’y présenta joyeusement, et ne reparut dans son royaume que couvert de deuil et baigné de larmes. Le vaisseau renommé sur lequel il se trouvait, portait un long pavillon de pourpre, broché de soie, qui fut bientôt remplacé par de grandes bannières noires. Son fils unique, Guillaume, avait péri dans la traversée, sur la Blanche-Nef, vaisseau royal, qu’il montait, avec un grand nombre de seigneurs et de dames. Richard-Cœur-de-Lion, Henri ii, sa nièce Éléonore, furent aussi les hôtes habituels de Cherbourg, ainsi qu’Édouard iii, visiteur plus terrible, qui l’attaqua avec une formidable armée, mais qui ne put entrer dans le chastel, dit Froissard, « tant il le trouva fort et garni de gendarmes. » Pour se consoler, Édouard s’en alla gagner la bataille de Crécy, et faire le siége de Calais, dont les habitans n’échappèrent pas au sort qu’il réservait à ceux de Cherbourg.
Depuis ce pauvre roi danois Haigrold, qui vint s’établir à Cherbourg avec sa petite colonie de sujets fidèles, que de princes malheureux sont venus chercher un refuge sur ce rivage ! On y montre encore une chapelle qu’on recule chaque année de quelques pas, pour la soustraire aux flots qui s’avancent sans cesse davantage. Elle fut élevée après une terrible tempête qui jeta sur cette côte Mathilde, fille de Henri Ier. C’était la veuve d’un empereur, une reine chassée de son royaume. On la reçut fort bien à Cherbourg, dans le château qui s’était ouvert pour Haigrold, et qui devait s’ouvrir encore pour tant d’autres fugitifs couronnés !
Jean-Sans-Terre, abhorré de ses sujets, battu à Bovines, dépouillé de ses domaines de Normandie, vint à son tour à ce château. Il y laissa de sanglantes traces. C’est de là qu’il fit précipiter du haut d’un rocher son neveu Artus, dernier comte de Bretagne, qui lui avait disputé la couronne d’Angleterre. Jean-Sans-Terre était un digne prince qui, même dans le malheur, se conduisait en roi.
Le triste Charles de Navarre reçut Cherbourg en présent de son beau-père, le roi Jean, qui le fit enfermer dans le château des Andelys, d’où il s’échappa déguisé en charbonnier. Le pauvre charbonnier ne fut pas maître chez lui ; lui et ses fils passèrent leur vie dans les cachots de Pierre-le-Cruel, de Jean, et de Charles v. La fin fut digne du commencement. On sait qu’il mourut brûlé dans l’esprit de vin dont on imprégnait des draps pour le réchauffer.
Ensuite Cherbourg vit le duc de Glocester, frère de Henri v, qui s’en empara ; Marguerite d’Anjou, au sortir de sa prison d’Angleterre ; puis François Ier, au sortir de sa prison de Pavie ; puis le misérable Jacques ii, le dernier des Stuarts, qui y débarqua en 1688, et y revint quatre ans plus tard pour voir Tourville se faire battre par la flotte anglaise ; puis Louis xvi, puis Napoléon, puis Charles x, puis don Pedro, les uns glorieux et triomphans, les autres humiliés, battus et fugitifs, mais qui tous ne devaient pas mourir sur le trône. Cherbourg attend aujourd’hui le roi Louis-Philippe.
C’est la position unique de Cherbourg qui lui a valu tous ces honneurs. Deux petites rivières à peine remarquées aujourd’hui, vives et limpides, la Divette et le Trottebec, ont fait ce fameux port de Cherbourg, avant que de savantes mains l’eussent rendu ce qu’il est. Ces deux petits cours d’eau, qui coulent paisiblement entre des saules, se réunissent à l’extrémité de la vallée que forment les deux hautes montagnes du Roule et de la Fauconnière ; et, ainsi réunis, entrelacés, traversent gaîment l’ancien bassin, le port et le chenal, pour se mêler aux eaux de la mer au milieu desquelles ils forment encore quelque temps, dans les eaux basses, une longue veine bleue, qui se détache sur la grande surface verte. Après avoir créé le port, les deux petites rivières paisibles et modestes travaillent sans cesse à le conserver, et chaque jour elles viennent le nettoyer des amas de sable et de galets que le flot apporte en déferlant, et qu’elles repoussent opiniâtrement vers la mer.
Ce port de Cherbourg, créé par la mer, et entretenu par les eaux protectrices de ces deux rivières, était jadis d’une extrême simplicité. Le flot de chaque marée y pénétrait sans obstacles, la mer montait alors jusqu’au pied des montagnes qui ceignent la ville, apportant pêle-mêle tous les vaisseaux qui se présentaient à l’entrée de la baie, leur servant de pilote, et les déposant avec bonté sur cette vaste plage, où les reprenait une autre marée, qui les portait à la haute mer quand ils voulaient sortir.
Ce n’est que vers l’année 1739 que les premiers travaux savans furent entrepris à Cherbourg ; ces travaux consistaient en un fragment de jetée, quelques murs de quai, une écluse et un pont tournant. Il n’était pas encore question de digue.
On travailla jusqu’en 1758. Alors vinrent les Anglais qui débarquèrent à l’anse d’Urville, voisine de Cherbourg de deux lieues. Pendant huit jours que dura leur occupation, ils détruisirent tous ces travaux en faisant jouer la mine, pillèrent, rasèrent les habitations, et ne se rembarquèrent qu’après avoir chargé sur leurs vaisseaux toute l’artillerie qui défendait les côtes. À la vérité, elle n’était pas très considérable.
Cet événement devait faire sentir au gouvernement la nécessité de fortifier l’entrée du port de Cherbourg, et de se rendre maître de tous les abords de cette vaste baie ; mais alors, comme aujourd’hui, les intrigues de cour, et le soin de se conserver en place, occupaient beaucoup plus les ministres que la défense du territoire. Dumouriez, qui fut nommé gouverneur de Cherbourg, vingt ans après la descente des Anglais, esprit ardent, ferme et opiniâtre, faillit essuyer une disgrâce pour avoir placé, sans autorisation, quelques pièces de canon et deux ou trois mortiers sur la batterie de l’Île Pelée. Le prince de Montbarrey, ministre de la guerre, eut l’ineptie de lui écrire qu’il compromettait l’artillerie du roi. Dumouriez lui répondit très spirituellement que l’artillerie du roi était faite pour être compromise, et il continua de faire élever les batteries et de les armer. À Dumouriez revient aussi l’honneur d’avoir tenté le premier de fermer la baie de Cherbourg, et de mettre en quelque sorte des portes à cette auberge de la Manche, qui jusque-là était restée tout ouverte. La pensée de ce projet appartient au maréchal de Vauban, mais il était bien hardi d’en essayer l’exécution à une pareille époque.
Tandis que Dumouriez garnissait de canons les positions avancées de la rade, M. de Caux, alors directeur des fortifications de Cherbourg, proposa de fermer cette rade par une digue, qui devait s’étendre de l’Île Pelée au fort du Homet, et qui ne laisserait à chacune de ses extrémités qu’une passe pour les vaisseaux. Cette digue eût fermé la seconde enceinte de Cherbourg, et les navires n’y eussent pénétré qu’en passant sous les feux des deux forts du Homet et de l’Île Pelée, qui se fussent croisés, au besoin, avec les feux des batteries qu’on eût établies sur les deux pointes de la digue projetée. Ce projet incomplet offrait un grand inconvénient. Il laissait à découvert la grande baie, la seule qui soit propre au mouillage des vaisseaux de guerre, qui n’eussent pas été protégés contre les attaques des ennemis, et il ne procurait un refuge qu’aux petits bâtimens, augmentant encore leurs dangers quand ils seraient poursuivis par des corsaires, vu la difficulté de pénétrer rapidement dans les passes nécessairement étroites de cette digue. La digue proposée par M. de Caux n’aurait eu en effet qu’une largeur d’environ mille toises.
Un capitaine de vaisseau, nommé La Bretonnière, qui connaissait jusqu’aux moindres accidens de la baie de Cherbourg, avait déjà conçu un plus vaste projet. C’est à peu de chose près celui qui a été mis à exécution sous le règne de Louis xvi, on peut même dire par Louis xvi, et continué par Napoléon. L’idée de La Bretonnière était immense. Il s’agissait d’établir à l’entrée de la grande baie, sur le terrain même de la haute mer, au-dessus des eaux profondes que franchissent les plus grands vaisseaux, une digue de quatre mille pieds de longueur avec trois passes ou ouvertures de cinq ou six cents toises chacune, et couronnée de quatre forts pour défendre ces passes. Cette digue devait enfermer la grande rade, et donner un mouillage sûr à quatre-vingt-dix vaisseaux de ligne, qui n’auraient pu y pénétrer qu’après avoir passé sous les canons des forts. En même temps il proposait de creuser un bassin pour la marine royale dans un lieu nommé le Galet, situé à la gauche de l’entrée de la seconde partie de la baie. Le prévoyant maréchal de Vauban avait jadis fait acheter et conserver ce terrein par l’administration de la marine. C’était un lieu qu’on nommait le Pré-du-roi. Quelques vieillards de Cherbourg se souviennent encore d’avoir vu les épis se balancer dans cette enceinte où les flots de la mer battent aujourd’hui des quais de granit. L’un d’eux me disait que le jour où l’on faucha les moissons du Pré-du-roi, pour tracer le creusement du bassin, on arrachait en même temps les premiers blocs de pierre à la montagne du Roule, et on les transportait encore couverts de mousse, à l’entrée de la baie, pour jeter au fond de la mer les assises de la digue. Il s’agissait, en effet, de faire couler les flots là où les moissons jaunissaient, et de changer les eaux les plus profondes de la Manche en un terrein solide. Ce miracle s’est opéré, et si bien opéré que, il y a peu de jours, je visitais un vaisseau de guerre à trois ponts, mouillé sur le Pré-du-roi, et que de là j’allai cueillir des fraises dans un petit jardin, jeté, comme une oasis fleurie, au milieu des varechs, des goémons et de toutes les plantes marines qui tapissent les enrochemens de la digue.
La Bretonnière eut de grands obstacles à surmonter. Les grosses têtes de la marine s’opposaient, on ne sait pourquoi, à l’établissement d’un grand port militaire à Cherbourg. On avait beau leur représenter que les événemens de la dernière guerre rendaient cet établissement indispensable pour nos escadres, sans cesse forcées de s’engager entre les trois ports anglais de la Manche, Deal, Porstmouth et Plymouth, le ministre et les siens écoutaient toutes les raisons et refusaient de s’y rendre. On peut se faire une idée de l’administration maritime de ce temps-là par l’objection qui fut faite à La Bretonnière. On lui proposa de former l’établissement qu’il projetait, à la Hogue, située sur l’autre revers de la presqu’île du Cotentin, dans la baie de Caen. En vain disait-il que la rade de la Hogue est voisine d’une longue chaîne de roches très dangereuses ; que, pour y pénétrer, il faut doubler le raz de Barfleur, passage très difficile, où les flots, sautant d’une baie à l’autre, se brisent avec une extrême violence ; en vain ajoutait-il que les sept rivières qui se déchargent en faisceau dans la mer, y forment un courant terrible ; en vain envoyait-il au ministre des tracés exacts de cette côte plate et sans défense, un relevé géologique de ce terrein sans carrières, imprégné de marécages et d’eaux malsaines, le ministre répondait qu’un lieu célèbre par le combat de M. de Tourville devait être bon à tout, et il jurait que le grand port militaire serait placé à la Hogue.
La raison que donnait le ministre pouvait se traduire ainsi : « M. de Tourville a été battu dans les eaux de la Hogue, donc il faut créer un port militaire à la Hogue. » Or, M. de Tourville vit brûler par les Anglais quinze de ses vaisseaux dans la rade de la Hogue où ils s’étaient réfugiés, tandis que ceux qui avaient gagné Cherbourg s’y échouèrent sans être atteints par le boulet ennemi. Les motifs du ministre devaient justement faire conclure en faveur de Cherbourg. Quant aux souvenirs du combat de la Hogue, il eût mieux valu les effacer de notre histoire, s’il eût été possible. Pour moi, ce n’est pas sans un profond sentiment de tristesse que j’ai vu, dans la grande carte marine de l’amiral Knight, le canal entre Jersey et Guernesey, indiqué par ces mots tracés en français, et écrits en caractères énormes : passage de la déroute. C’est ce passage qu’enfilèrent précipitamment les vingt-deux vaisseaux de l’escadre de Tourville, qui se sauvèrent à Saint-Malo. On sait que, voyant fuir ceux-ci et brûler ceux-là, le roi Jacques, qui attendait, dans l’île de Tatihou, le moment de descendre en Angleterre avec son armée payée et équipée par Louis xiv, ne put s’empêcher de battre des mains, et d’applaudir à notre défaite.
Enfin, à force de pourparlers et de mémoires, le ministre et ses commis voulurent bien abandonner la Hogue et M. de Tourville ; mais comme les partisans du port de Cherbourg avaient surtout insisté sur cet établissement, afin de mettre les vaisseaux français à l’abri des incursions des corsaires de Guernesey et de Jersey, on trouva plus simple de s’emparer de ces îles. L’idée était fort bonne sans doute, mais elle pouvait fort bien s’accorder avec la construction de la digue de Cherbourg.
À chaque lettre de La Bretonnière, qui demandait l’exécution d’un port de refuge à Cherbourg, on répondait qu’on allait s’occuper de rendre ce refuge inutile, en s’emparant de toutes les îles anglaises de la Manche. De son côté, le duc d’Harcourt, gouverneur de la Normandie, réclamait-il des troupes et des canons pour garnir les côtes de la province, on lui écrivait que ces précautions étaient superflues, attendu qu’on allait effectuer une descente en Angleterre.
On rassembla en effet à Saint-Malo une armée d’expédition dont le maréchal de Vaux eut le commandement, et une autre au Havre, qui fut confiée au duc d’Harcourt. On sait que tous ces armemens se réduisirent à une parade dans la Manche, et à des sarcasmes du ministre Maurepas, qui allait partout disant que la descente n’existait que dans les brayes du maréchal de Vaux, vieillard impotent, qu’une malheureuse infirmité aurait dû soustraire aux faveurs onéreuses des ministres comme à leurs épigrammes.
L’expédition de Jersey ne fut pas plus heureuse que la tentative de débarquement à Plymouth.
Cette expédition fut confiée à un officier très brave, nommé Rullecourt. Il s’embarqua à Granville, et alla dans les îles de Chausey rejoindre douze cents hommes de la légion du chevalier de Luxembourg, qui devaient servir sous ses ordres. Un vaisseau marchand de Blainville, près Coutances, les transporta en six heures à l’île de Jersey. Il était onze heures du soir, quand Rullecourt et ses troupes débarquèrent. C’était pendant la nuit des Rois. Les habitans de l’île, que leurs maîtres les Anglais laissent encore sous le régime de l’antique coutume normande, avaient fêté l’Épiphanie en vieux catholiques, et ils dormaient profondément, quand Rullecourt et ses soldats se présentèrent aux portes de Saint-Hélier, la ville principale. Le gouverneur, surpris dans son lit, vint en chemise, ainsi que les principaux habitans, signer une capitulation sur la place du Marché, et Rullecourt, tout joyeux, se croyait maître de l’île, lorsque la milice, qui s’était rassemblée dans le château, le foudroya, lui et sa petite troupe, d’une manière terrible. La milice réfugiée dans le château se composait de quatre mille hommes, et Rullecourt n’en avait que trois cents. Le reste de sa légion n’avait pu aborder, tant est orageuse la baie de Saint-Aubin où il avait mouillé, et tant l’abord de cette côte est difficile.
Le combat dura trois heures. Les Français furent littéralement fusillés du haut des murs du château ; leur chef reçut plus de vingt coups de feu, et mourut glorieusement sur le champ de bataille où s’élève aujourd’hui une colonne avec cette curieuse inscription :
« Ci-gît le corps de M. le baron de Rullecourt, officier général français, qui, dans la nuit du 6 janvier, envahit cette île à la tête de douze cents hommes (lisez trois cents), surprit le gouverneur et les magistrats, et les fit prisonniers de guerre. Heureusement qu’au point du jour, les Français, attaqués par la garnison et la milice aux ordres du brave major Pierson, qui perdit la vie dans cette glorieuse entreprise, furent totalement mis en déroute. Le gouverneur et les magistrats recouvrèrent leur liberté, et ils furent délivrés par la destruction et par la captivité des envahisseurs. Le baron de Rullecourt succomba, et cette colonne est moins un monument érigé à la mémoire d’un ennemi, qu’elle n’est, ô Jersey, un avertissement pour vous et pour vos enfans de donner à l’avenir plus d’attention à vous garder ! »
Ce fut alors seulement qu’on renonça à l’idée de prendre l’Angleterre avec ses îles, et qu’on revint sérieusement au projet plus raisonnable de protéger nos côtes dans la Manche.
On ouvrit en 1781 un cours d’ingénieurs pour l’exécution du plan de La Bretonnière. Le projet de M. de Cessart, ingénieur des ponts-et-chaussées, fut préféré aux modes d’exécution proposés par M. de La Bretonnière et le général de Caux. Louis xvi, bon mécanicien, habile tourneur et parfait serrurier, fut enchanté des petits modèles de digues en bois de cèdre et d’acajou qu’on lui envoya de Cherbourg. Il en avait orné son cabinet, et quand il était las de ses serrures et de ses panneaux à ressorts, il se mettait à jouer à la digue de Cherbourg. C’est peut-être à ce goût d’amusemens puérils que nous devons un des ports les plus magnifiques de la France.
Tout le monde a entendu parler du système de M. Cessart, et de la manière dont il fut exécuté, de ce fameux projet des cônes, que Dumouriez a décrit si longuement dans ses mémoires. Les cônes de Cessart étaient de grandes caisses de forme conique, composées de longues poutres, entourées et réunies par d’immenses cercles de fer, qui allaient toujours en s’élargissant jusqu’à la base. C’étaient, pour me faire mieux comprendre, des pains de sucre de soixante pieds de haut, ayant cent quarante pieds de diamètre à leur base et soixante à leur sommet. On se proposait de couler quatre-vingt-dix caisses semblables, bord à bord, sur toute l’étendue de la ligne où devait s’élever la digue, puis de les remplir de pierres apportées par des bateaux, et jetées à mains d’hommes à travers leurs interstices. Les pointes seules de ces cônes devaient s’élever au-dessus du niveau de la haute mer, et former ainsi à l’entrée de la rade une longue ligne de pyramides, séparées par des intervalles trop étroits pour que les vaisseaux pussent y passer.
On devait aussi lier les cimes de ces cônes entre elles par de longues chaînes de fer, projet digne de Xercès, mais conçu avec une sagacité rare. L’ingénieur qui l’avait imaginé, mit en œuvre des expédiens merveilleux. Il faudrait un volume tout entier pour décrire la manière de construire les cônes, le procédé par lequel on enlevait cette masse de deux millions de livres pesant, pour la conduire sans embarras et sans secousse à plus d’une lieue en mer, où on l’immergeait après avoir coupé sous l’eau les cordes qui la soutenaient à la surface. Le couteau roulant qui fut employé en cette occasion, servit plus tard à un autre emploi. Ce fut le modèle de la guillotine. Vingt fois, dans son cabinet, Louis xvi fut surpris faisant manœuvrer, à l’aide de deux coulisses de bois de palissandre, ce fatal couteau dont il admirait le mécanisme. Un ancien ingénieur qui fut admis près du roi à cette époque, pour lui rendre compte des travaux de Cherbourg, m’a rapporté que le pauvre prince se blessa grièvement en laissant glisser par mégarde sur son doigt ce terrible instrument, sous lequel devait un jour tomber sa tête.
Un premier cône d’essai fut achevé au Havre en 1782, avec un grand succès ; on le démonta et on le transporta à Cherbourg où il ne fut coulé qu’en 1784, à soixante toises de l’Île Pelée. Ce premier cône devait former l’extrémité occidentale de la digue. Une seconde caisse fut habilement échouée près de la première pendant l’été suivant ; mais vers la fin du mois d’août de la même année, une tempête battit les deux cônes, et enleva la partie supérieure de ces deux pyramides.
On avait déjà calculé que la digue, construite de cette manière, devait, sans les accidens imprévus, coûter vingt années de travaux consécutifs et quatre-vingts millions.
Ingénieurs et travailleurs, tout le monde était fort découragé. Le maréchal de Castries, ministre de la marine, vint alors à Cherbourg pour ranimer les esprits. Le roi s’était décidément pris d’enthousiasme pour la digue. M. de Castries ne répondit aux objections des ingénieurs, qu’en ordonnant la construction de dix nouveaux cônes, et il annonça que le roi allait venir en personne pour assister à l’immersion du troisième.
Le roi vint en effet à Cherbourg en 1786. Le comte d’Artois, son frère, qui devait un jour déposer sa couronne sur ce rivage, le précéda de quelques jours. Le lendemain de son arrivée, le roi se leva à trois heures du matin. Accompagné du maire, des échevins, des officiers de l’amirauté et du clergé avec l’étole et l’encensoir, il s’embarqua dans le port et vint déjeuner en rade sur la plate-forme d’un des cônes déjà immergés, qu’on avait planchetée et sur laquelle on avait dressé une tente. Ce cône, le seul dont il soit resté quelques vestiges, élève encore au-dessus des eaux sa pointe chargée de rocailles et de varrecks glissans. Quand vous rasez la surface de cette grande rade, on vous montre cette petite roche isolée où le roi tint son grand couvert, entouré de ses officiers, de sa cour et de son clergé. Le magnifique canot doré qui l’amena en ce lieu, existe encore. Napoléon, Marie-Louise, le duc d’Angoulême, se sont placés dans ce canot, toujours prêt, toujours frais et doré qui promène les princes heureux aux cris de la multitude, toujours joyeuse de les voir et empressée de les saluer. Quand vous irez à Cherbourg, vous pourrez contempler cette embarcation somptueuse, toute d’or et de velours, ornée de gracieuses figures allégoriques et de riches sculptures ; mais n’oubliez pas de vous faire montrer une modeste barque grise qui a transporté Charles x à bord d’un vaisseau américain, et qui a reçu don Pedro à la descente d’une frégate anglaise. Celle-là, il sera bon de la conserver non moins soigneusement ; elle pourra encore servir plus d’une fois tout aussi bien que l’autre.
Le lendemain, Louis xvi alla visiter l’anse d’Urville où les Anglais avaient débarqué en 1768 ; puis il quitta Cherbourg où les travaux furent poussés avec une activité nouvelle. On s’entretient encore dans les soirées d’hiver du spectacle qu’offrit cette rade, lorsqu’un roi de France y navigua sur son canot doré, au milieu de dix-sept bâtimens de guerre parmi lesquels se trouvait le beau vaisseau le Patriote de 74 canons, suivi de chaloupes pleines de musiciens, voguant près d’un cône pavoisé de mille couleurs, et monté par plus de cent personnes. On lui donna le spectacle d’un combat naval, et il eut tous les plaisirs qu’on offre aux rois en pareille circonstance.
Les tempêtes eurent peu d’égards pour ces cônes honorés de la présence d’un roi ; elles continuèrent de les renverser et de les détruire, et en firent disparaître jusqu’à vingt-et-un qui coûtaient chacun 80,000 livres. Tout ce qui reste aujourd’hui de ces cônes, consiste en ce débris pétrifié, sur lequel Louis xvi but à la prospérité de Cherbourg, et en quelques gentils cônes en relief, déposés dans la salle des modèles des bâtimens de la marine, qui sont peut-être les mêmes petits jouets d’acajou dont le roi s’amusa si long-temps.
On renonça alors au projet des cônes, et on revint au système plus simple, de verser dans la rade des pierres et des blocs de granit. Ces travaux furent poussés avec tant d’activité, qu’à la fin de l’année 1790, le volume des pierres versées de la sorte au fond de l’eau était évalué à trois cent soixante mille toises. En 1791, le transport des pierres fut abandonné, et on ne le reprit qu’en 1802 ; il fut de nouveau suspendu en 1813, et les versemens n’ont recommencé que depuis l’année dernière. D’après les calculs des ingénieurs de la marine, il faut encore jeter à la mer deux millions sept cent soixante-trois mille neuf cent quatre-vingt-seize mètres cubes de pierres pour achever les fondations de la digue. Cette opération coûtera encore 21,350,718 francs, sans compter les déchets et les avaries qui pourraient survenir pendant le cours de l’exécution des travaux. Trois millions sept cent deux mille cinquante-sept mètres cubes ont été déjà versés dans la rade, pour porter la digue au point d’élévation où elle se trouve. Cette digue qui, dans les marées hautes, dépasse à peine, et seulement en certains endroits, la surface de l’eau, vingt millions ont été employés jusqu’à ce jour à sa construction !
La montagne du Roule qui domine Cherbourg, couverte de blocs énormes de granit, amoncelés depuis des siècles par les révolutions du globe, passera, sans doute, dans la mer, pour achever la digue.
Cherbourg est tout entier dans sa digue, comme l’Égypte était dans ses écluses. En arrivant dans la ville, par la route qui borde le port du commerce, vous apercevez déjà les petits chemins à rainures de fer, construits pour le transport des blocs de cette montagne, qu’on charge chaque jour partiellement sur de lourdes gabarres. Le départ et le retour continuel de ces tristes embarcations, mal gréées et délabrées par le poids des matériaux qui les affaissent, est malheureusement presque le seul signe d’activité que donne ce port, déserté depuis quelques années par les navires. À peine y voit-on quelques vaisseaux norwégiens apportant les énormes sapins du nord qui sont empilés sur la plage, quelques paquebots de Jersey ou de Guernesey, parquant sur leur tillac deux ou trois malheureux passagers au milieu d’un troupeau de bœufs et de moutons. De temps en temps, dans la belle saison, on voit arriver à Cherbourg les yachts somptueux du Club royal de la Tamise ; mais on n’y voit plus ces grands bâtimens du commerce, ces agiles voiliers américains, chargés de riches denrées, qui remplissent les bassins du Havre, et à moins, chose bien rare, qu’une division navale ne vienne jeter ses ancres dans la rade, rien n’y trouble le silence et le repos qui règnent sur les quais.
L’époque de la splendeur de Cherbourg est passée, passée avec Napoléon, qui avait tant de prédilection pour ce grand port, jeté sur un plan gigantesque, comme il aimait à les tracer lui-même.
Dans une des salles de l’arsenal maritime, on conserve un plan en relief que Napoléon fit exécuter avec un soin extrême. Tel devait être dans la pensée du grand homme le port de Cherbourg. La digue était en première ligne. Déjà en 1803, lorsque la partie centrale de la digue s’élevait à peine au-dessus des eaux de la rade de Cherbourg, Napoléon ordonna qu’une batterie de canons et de mortiers à grande portée y serait placée, et elle fut établie en dépit de toutes les objections qu’on vint lui faire. La batterie avait été placée au mois d’août ; vers le milieu du mois de septembre, une tempête enleva l’épaulement provisoire, et faillit noyer la garnison de soixante hommes qui y séjournait.
Les vents, si terribles dans cette baie, lorsqu’ils soufflent de la partie du nord-est et du nord-ouest, la violence des marées d’équinoxe, les tempêtes, rien ne put fléchir Napoléon. À mesure qu’on amoncelait des matériaux sur les assises de la digue, il prescrivait de nouveaux ordres d’armement, et à peine un bloc de granit s’élevait-il au-dessus du flot, qu’une dépêche impériale le faisait surmonter d’une pièce de canon. Dans les premiers jours du mois de mai de l’an 1805, il donna l’ordre de placer sur ce terrein presque mouvant une batterie de vingt bouches à feu, dans l’espace de vingt-quatre heures. Deux élégans pavillons militaires en forme de tentes furent élevés à l’entrée de la batterie, et deux belles rotondes à l’épreuve de la bombe furent placées à ses extrémités pour servir de dépôt de poudre et de magasin d’approvisionnement. La garnison fut encore augmentée.
À chaque marée un peu vive, les soldats placés sur la digue voyaient avec inquiétude les lames enlever des blocs de la plus grande dimension. Souvent le sol de la batterie était entièrement submergé, et la mer en se retirant emportait avec elle quelques débris de ces élégans bâtimens élevés avec tant d’audace au lieu le plus agité de la baie. Enfin une tempête terrible dont les habitans de Cherbourg ont conservé une religieuse mémoire, vint lutter avec la volonté de Napoléon. Les canons et les blocs de granit roulèrent pêle-mêle avec les ouvriers et les soldats au milieu des vagues. Les pavillons et les tentes furent livrés aux flots et poussés avec mépris par les vents sur la plage, jusqu’aux pieds des habitans de Cherbourg, accourus avec effroi pour contempler ce spectacle. Une partie de la garnison se réfugia dans les souterrains casemates qu’on avait pratiqués sous les prolongemens de la batterie ; mais six cents hommes périrent, et le fort n’offrit plus qu’un monceau de ruines. La consternation régna dans Cherbourg. La population refusait de livrer désormais ses enfans pour aller travailler à cette digue qui menaçait de les engloutir tous. Le découragement était complet, le deuil général ; et quand on parlait de la digue, c’était comme jadis les Crétois, quand ils parlaient du Minotaure.
Les ingénieurs et les officiers de marine n’étaient pas moins abattus. On énumérait avec effroi toutes les difficultés qui s’opposaient aux travaux, on se rappelait toutes les tempêtes qu’il avait fallu essuyer, on calculait l’effet de celles qui viendraient encore ; c’était à qui prouverait que l’exécution du projet était impossible. Il fallait l’abandonner, comme on avait abandonné le système des cônes. Ils étaient impraticables l’un et l’autre.
Tout à coup, un courrier arriva à grand bruit. Il traversa la ville, et ne quitta l’étrier qu’à la porte du préfet maritime. Le lendemain, on lisait le décret suivant sur les murs de Cherbourg :
« Napoléon, par la grâce de Dieu et les constitutions de l’empire, empereur des Français, roi d’Italie, etc., etc.
Art. 1er. La batterie de la digue de Cherbourg sera construite sur une tour elliptique de pierres de taille de granit, conformément aux plans et à la coupe annexés au présent décret.
2. Les fondations seront établies sur l’enrochement intérieur au niveau des basses mers.
3. Sur ce massif de fondation, sera placée une caserne dont les murs percés de soixante-dix-huit créneaux, capable de contenir une garnison de cent cinquante hommes, le magasin à poudre et la citerne.
4. Une plate-forme générale sur cette caserne servira d’emplacement à une batterie de dix-neuf pièces de canon de trente-six. Le seuil des embrasures sera élevé de trente pieds au-dessus des plus hautes mers, etc. »
Napoléon traitait la mer comme il traitait ses ennemis ; il lançait un décret contre elle, et la menaçait de la repousser à coups de canon. Peu s’en fallut qu’il ne lui appliquât toutes les rigueurs du blocus continental.
Xercès jetant des chaînes à la mer n’est qu’un despote risible, mais un décret tel que celui de Napoléon n’est pas ridicule quand il s’exécute. Or, Napoléon en fit bien plus que ne disait son décret.
On se mit aussitôt à l’ouvrage. De nouvelles masses de pierres furent apportées avec persévérance ; et lorsque ces entassemens étaient élevés au niveau des basses marées, on les recouvrait aussitôt d’un massif de maçonnerie. Rien ne s’opposait plus à l’élévation du fort dont la construction avait été ordonnée, lorsque la restauration vint arrêter tous les travaux.
Les monumens que Napoléon a laissés à Cherbourg ne sont pas moins immenses. Deux ans après son décret, il avait fait creuser ce magnifique port militaire que les marins admirent tant, élever les quatre grandes cales de construction en granit qu’il voulait porter à vingt, et qui n’ont pas d’égales dans le monde ; et il venait en personne ouvrir l’avant-port du commerce, taillé dans le roc, véritable auge d’une seule pièce, qui peut contenir les plus grands vaisseaux de ligne, et qui renferme plusieurs millions de pieds cubes d’eau.
Ce fut encore une belle fête pour Cherbourg. Napoléon vint dans toute sa gloire, avec l’impératrice, suivi de ses ministres, de ses généraux, de ses courtisans ; on emmena le directeur des musées, une bande d’académiciens, une troupe de chansonniers : messieurs Denon, Désaugiers, Boieldieu, Isabey furent chargés de fêter l’Océan, et la littérature impériale eut ordre de prendre Cherbourg pour sujet de ses odes et de ses cantates.
Le bassin était entièrement terminé, il ne restait qu’à détruire un immense batardeau, qui empêchait seul la mer de s’élancer dans cette immense cuve longue de neuf cents pieds sur une largeur de sept cent vingt. L’entrée ou la gorge par laquelle les flots devaient y pénétrer, avait cent quatre-vingt-seize pieds d’ouverture. Quand l’empereur parut dans son pavillon, près de l’ouverture du bassin, où l’attendaient les marins de la garde, l’évêque de Coutances vint le haranguer avec son clergé, et aussitôt après on pratiqua trois brèches au batardeau. La mer ne fut assez haute et assez violente pour briser toute cette charpente que vers neuf heures du soir. Une multitude de torches élevées sur des mâts éclairaient cette scène, qui débuta par un effroyable craquement et une secousse violente. La mer entra alors comme une avalanche, avec un grondement terrible, accompagné de temps en temps par les éclats que produisaient les déchiremens du batardeau. L’empereur était resté à son poste, ayant devant lui l’escadre de la rade, commandée par le contre-amiral Troude, et il ne le quitta qu’après avoir vu réussir complètement cette admirable opération. Le nouveau port renfermait déjà cinquante pieds d’eau de profondeur, sur toute sa surface, quand Napoléon quitta le rivage. Le lendemain, il repartit pour Paris, laissant les ordres les plus exprès pour le rapide achèvement de la grande digue.
Il faudrait composer un livre si l’on voulait décrire tous les établissemens de Cherbourg, dont quelques-uns, et ce ne sont pas les moins intéressans, passent entièrement inaperçus aux yeux des voyageurs. Ainsi, au pied de la montagne du Roule, on rencontre un bassin d’une grande étendue, également encadré de granit, que la marée basse laisse presque à sec, et qui n’offre alors qu’une surface de vase. La petite rivière de la Divette, qui descend de la montagne, traverse avec lenteur ce bassin, et on l’aperçoit glissant limpidement sur la bourbe épaisse qui en couvre le fond. Sous cette bourbe sont cachés des trésors. On y conserve les plus beaux bois de mâture que fournissent nos forêts. À quelques pieds sous la boue, on a enseveli pour plus de deux millions de mâts de frégates et de vaisseaux de guerre, hauts, droits et sveltes. C’est là qu’on irait les chercher à la veille d’une guerre, pour les dresser sur les bâtimens qui gisent encore dans les cales, et les couvrir de cordes et de voilures. Ce trésor, amoncelé depuis longues années par de prudentes mains, s’accroît encore chaque jour, et ne se détériore jamais, vu que le bassin où il est disposé reçoit tour à tour l’eau de la mer à la marée montante, et à la marée basse, les ondes douces et salutaires de la petite rivière qui le traverse. Or, l’eau douce a la propriété de détruire les insectes que l’eau salée engendre, et l’eau salée fait périr tous les animalcules qui séjournent dans les eaux des rivières. Aussi les bois qu’on retire de ce singulier magasin sont-ils toujours dans un état de conservation parfaite, on peut les employer aussitôt, et dans un cas pressant, ce bassin suffirait à remâter toutes nos flottes.
La digue est au nombre de ces merveilles invisibles qu’il faut chercher à ses pieds. De la plage, à peine découvre-t-on un petit amas de pierres qui perce l’eau sur une étendue de quelques toises. Pour voir la digue, il faut s’embarquer dans un canot et gagner l’entrée de la rade. Là vous apercevez, à une longue distance, deux tonneaux qui flottent de chaque côté de l’entrée du port, non loin des deux forts opposés qui le défendent. Ces deux tonneaux marquent les deux extrémités de la digue où s’élèveront, un jour, des forts de granit semblables à ceux qui dominent les rochers de l’Île Pelée et de la pointe de Querqueville. En approchant, et en vous courbant bien en-dehors de votre barque, vous distinguez comme une longue ligne sombre dessinée sous les eaux bleues de la rade. C’est le reflet des pierres entassées au fond de l’eau, et sur lesquelles s’appuiera la digue. Cette ligne incertaine et ces deux tonneaux, voilà tout ce qu’ont produit jusqu’à ce jour vingt millions répandus dans la rade de Cherbourg, cinquante ans de méditations et d’incroyables travaux ! Le résultat est immense cependant. Un vaisseau d’un fort tirant d’eau qui se hasarderait à franchir cette sombre ligne d’eau, dont la nuance est presque imperceptible, se briserait infailliblement sur les blocs et les débris des cônes. Les navires ne peuvent entrer dans le port qu’en passant entre un des forts et l’un de ces deux tonneaux qui flottent à la surface de la mer, passage très étroit et que les pilotes seuls connaissent assez bien pour s’y hasarder. Ainsi l’auberge de la Manche a sa clef maintenant, et elle deviendrait une prison ou une tombe pour ceux qui tenteraient d’y pénétrer de vive force.
Vers la fin du mois de juin dernier, une de nos divisions navales, qui avait croisé, pendant tout un rude hiver, à l’entrée du Texel, pour bloquer les ports de la Hollande, et qui venait de déposer à Flessingue les prisonniers de la citadelle d’Anvers, se présenta à l’entrée de la rade de Cherbourg. Le baron de Mackau avait hissé son pavillon de contre-amiral, à bord d’un des vaisseaux de cette escadre. La frégate qu’il montait entra fièrement dans la rade, et fut bientôt suivie des autres navires. Un seul resta en arrière. C’était la Résolue, vieille frégate construite à Gênes, qui avait déjà cruellement souffert pendant la croisière, et qui ne naviguait plus qu’avec un gouvernail de fortune, l’autre s’étant brisé dans la route.
La baie de Cherbourg était alors agitée par ces terribles vents du nord-ouest, qui la tourmentent quelquefois et la rendent difficile. La lourde frégate était cependant presque arrivée au terme de son voyage. Elle avait traversé, dans toute sa longueur, le premier bras du grand canal de la Manche, doublé Barfleur, le dangereux Raz de Gatteville, il ne lui restait plus qu’à franchir le passage de la digue, à filer entre le tonneau qui flotte à son extrémité et les roches de l’Île Pelée. L’officier qui commandait cette frégate, connaissait à fond tous ces parages qu’il avait long-temps parcourus, et il eût désigné chaque roche par son nom, aussi bien que le plus ancien des pilotes de Cherbourg. Aussi il ne tarda pas à s’apercevoir que pour ce jour-là, l’entrée de la rade était impossible. Le vent changeait de direction à chaque moment, et chaque fois qu’il tournait son gouvernail vers la passe, la brise le jetait hors de sa route. Il prit le parti d’attendre le jour et de passer la nuit hors de la rade où il avait espéré trouver un refuge.
La nuit vint, et avec elle une brume épaisse qui ne permit pas de distinguer les feux de la côte. Un vaisseau, ainsi placé à l’entrée d’une baie, ne peut rester immobile ; le capitaine, accablé de fatigue, donna l’ordre de courir des bordées jusqu’à minuit, puis de virer de bord, afin de se trouver à trois ou quatre lieues du port, au lever du jour, quand la lumière du matin permettrait de se diriger sur les passes de la digue. Cela fait, il se jeta sur un hamac pour prendre quelques momens de repos qui lui étaient bien nécessaires.
Il n’y resta pas long-temps. À peine eut-il fermé les yeux qu’un choc horrible le précipita sur le plancher de sa chambre. Un grand cri de l’équipage répondit à cette secousse. La frégate avait échoué, elle était immobile ! Un énorme rocher lui avait crevé le ventre, comme me dit énergiquement un marin, et la tenait serrée comme un écrou. Quoique la nuit fût bien sombre, on distinguait à quatre pas de là d’autres rochers formant un promontoire. C’était la côte de Fermanville, le lieu le plus sauvage de toute cette contrée, immense montagne de granit, à peine couverte de quelques herbes rares, et dont les blocs, éparpillés dans la mer à longue distance, donnent à ces parages l’aspect d’une de ces falaises sombres et nues qu’on trouve aux Orcades.
Le capitaine, calme et froid dans son désespoir, usa de ses dernières ressources ; il fit changer la manœuvre pour prendre la brise dans son avant, et faire culer le navire ; mais la frégate resta immobile, embossée qu’elle était entre deux grands quartiers de roches.
Toutes les voiles furent alors serrées, pliées, pour diminuer l’action du vent qui soufflait avec violence. On essaya de jeter les ancres pour retenir le bâtiment, si la mer soulevée par la brise venait à le faire flotter et le battre sur les blocs de granit qui l’avaient saisi ; tout fut inutile. L’ancre retentissait sur les pierres et revenait en bondissant.
Quelques coups de canon de détresse annoncèrent à Cherbourg et au reste de la division le malheur de la Résolue. Bientôt on vit arriver du cap Lévi et du Béquet, quelques embarcations montées par les habitans de ces côtes, qui sont tous d’intrépides matelots. Les chaloupes de la division navale vinrent à leur tour montées par nos marins, et commandées par les jeunes élèves de la marine si timides à terre, si fermes et si sérieux au moment du danger. Un bateau à vapeur et un de ces bugalets qui transportent des pierres à la digue, accoururent aussi au secours de la frégate. Le capitaine et l’équipage les voyaient avec inquiétude lutter contre les vagues qui ne leur permettaient pas d’aborder le vaisseau, et essayer vainement de résister aux flots qui menaçaient aussi de les briser sur cette terrible côte. À voir ce grand vaisseau immobile, et toutes ces barques soulevées, à demi-englouties, lancées de nouveau sur la pointe des vagues et presque aussitôt ensevelies au milieu des flots, on eût dit que le danger était pour elles, et qu’elles venaient chercher un refuge près de ce navire majestueux et tranquille. Depuis, j’ai parcouru ces eaux par un temps paisible, et par une haute marée qui les rendait navigables. À chaque moment, notre légère embarcation passait sur de larges taches noires, formées par le reflet des roches, qui garnissent le fond, et qui s’élèvent quelquefois si haut qu’elles se trouvent à quelques pouces de la carcasse des chaloupes. Les pilotes s’étonnaient beaucoup que leurs embarcations, accourues dans cette nuit, n’eussent pas toutes péri sur ces roches.
On s’efforça de maintenir la frégate en la soutenant par des mâts de rechange appuyés contre les flancs du bâtiment. Tout fut inutile. La mer en baissant, la laissa retomber de tout son poids sur la roche qui traversait sa quille ; un nouveau craquement, aussi terrible que le premier, se fit entendre, et la carène, ainsi que toutes les pièces principales de sa coque, se brisèrent à la fois.
On ne peut se figurer la douleur d’un équipage en un pareil moment. Les marins ont toujours quelque saillie en réserve pour l’heure du danger ; ils observent avec une incroyable insouciance les indices d’une tempête qui doit les faire périr ; mais quand il faut quitter leur navire, abandonner le vaisseau qui est à la fois leur maison et leur patrie, ils n’ont pas de résignation pour un pareil malheur. Les plus vieux matelots fondirent en larmes quand le capitaine ordonna à l’équipage de former un pont avec les embarcations, pour gagner les grandes roches de Fermanville.
Il fut cependant obéi sans murmures. On débarqua les armes, les pierriers, les instrumens de marine et les cartes. L’ordre qui règne dans les grands bâtimens de guerre fut religieusement observé en cette circonstance, et les bagages, ainsi que les provisions, furent rangés sur ce plateau de roches, avec la même régularité qu’ils l’étaient sous le pont de la frégate. Le sac de chaque marin se trouva placé à son numéro d’ordre, et les ustensiles aux extrémités de chaque ligne. Tout cela fut fait dans un profond silence ; on n’entendait que la voix des officiers qui donnaient des ordres qu’on exécutait avec ponctualité.
Vers midi, l’équipage, exténué de fatigue, prit son repas sur la roche de Fermanville, puis les travaux recommencèrent. C’était un triste et curieux spectacle que celui de cette frégate couchée sur le flanc, soulevée de temps en temps par les flots, et assujétie sans résistance aux mouvemens de l’onde, comme un cadavre abandonné, elle qui la veille avait fendu ces eaux avec vigueur, droite et fière, chassant les flots sur son passage et les couvrant d’écume. Il y eut un moment cruel, ce fut celui où le capitaine Lemaître, et M. Gattier, le lieutenant de vaisseau, son second, restés les derniers à bord de la Résolue, furent obligés de quitter à leur tour le navire. La mer était tellement grosse, qu’ils ne purent diriger leur embarcation. Ils restèrent environ vingt minutes entre les rochers, livrés à tous les caprices de la vague, et se décidèrent enfin à essayer d’aborder en gagnant les rochers tantôt à la nage, tantôt en se glissant sur les blocs qui paraissaient à fleur d’eau. En touchant l’anse de Mondrée, où il prit terre, le capitaine fut reçu dans un profond silence par tous ses gens. À le voir gagner, la tête baissée, une tente qui avait été élevée à la hâte ; à voir toutes ces figures affligées, qui se pressaient autour de lui, et semblaient lui adresser des regards de consolation, on eût dit un père malheureux qui venait de perdre un enfant chéri, un fils unique. C’était bien en effet un enfant chéri que l’infortuné capitaine avait perdu, et dans son désespoir, il s’écria qu’il ne survivrait pas à sa perte.
Deux dames se trouvaient dans la diligence qui m’amena à Cherbourg, toutes deux tristes et silencieuses. L’une d’elles se cachait le visage avec soin, et de temps en temps on voyait des larmes tomber sous son voile. En arrivant, elle fut entourée par quelques officiers de marine, qui s’empressèrent de la consoler. — « Mais, demandait-elle avec inquiétude, pensez-vous qu’elle puisse jamais se relever ? » — « Nous l’espérons tous, madame, » lui répondit-on. — « Et lui, de grâce, où est-il ? » — « Il n’a pas voulu la quitter. Il va la voir à toute heure, il ne s’occupe que d’elle. Sans doute, elle a bien souffert ; mais nous la sauverons. » J’avais pris part à la douleur de cette dame, sans en connaître le motif, et ce dialogue m’intéressait vivement. Je conjecturais qu’une fille aimée et malade causait la peine dont je la voyais atteinte. J’appris plus tard que cette dame était madame Lemaître, femme du capitaine de la Résolue, et qu’il était question de la frégate.
Deux jours après, je me trouvais sur les roches de Formanville, frappant à la porte du maire, qui avait recueilli le capitaine Lemaître. Le pauvre capitaine était malade et hors d’état de prendre part aux travaux qu’on faisait pour relever sa frégate. Il n’avait pu résister à tant de terribles émotions. Dans le délire de la fièvre, il ne voyait que son navire, il ne parlait que de la frégate, et sa vie semblait attachée à la conservation de ce bâtiment. Les matelots étaient persuadés que leur capitaine mourrait, si on ne parvenait à relever son vaisseau.
Ce beau vaisseau, je le vis couché sur les roches, dépouillé de ses vergues, de ses cordages et de ses voiles, son flanc ouvert, et battu par les flots, qui remplissaient tout son avant. Plus de soixante hommes de l’équipage étaient dispersés sur les tronçons des mâts et sur le pont, se tenant avec peine sur ses planches glissantes et inclinées, et achevant de démolir les rampes et les bastingages. Étranger, inconnu comme j’étais, n’ayant jamais pris part aux dangers de ce navire, je ne me sentais pas moins le cœur déchiré en le voyant dans cet état de délabrement. J’eus à peine le courage de toucher le bord, et m’éloignai presqu’aussitôt.
La réception que me fit l’équipage n’était guère propre à me retenir, il est vrai. Tous ceux qui ont visité des vaisseaux de guerre français n’ont certainement pas oublié l’accueil bienveillant et poli du capitaine, des officiers, la prévenance des maîtres et des élèves, et l’urbanité incroyable des matelots. À peine votre embarcation touche-t-elle le flanc du navire, à tribord, si vous êtes un personnage de distinction, à bâbord, si vous êtes comme moi chétif et obscur, qu’une double corde, élégamment couverte de drap bleu, descend jusqu’à vous, pour vous aider à franchir l’échelle. Au dernier échelon, un matelot, le bonnet écossais à la main, vous désigne l’officier de service, et, après le premier salut, sans s’informer de votre nom ni de vos titres, on vous conduit dans la chambre du commandant, où, au milieu des coussins d’un doux sopha, les pieds étendus sur un tapis de Perse, vous pouvez vous reposer des courtes fatigues de votre traversée. C’est avec une simplicité et une grâce digne des plus nobles salons de Paris, que les rafraîchissemens vous sont offerts. Quiconque touche un vaisseau royal est traité comme un hôte de distinction. Venez admirer ces canons frottés et vernis d’une façon si coquette, ces trophées d’armes disposés avec tant de symétrie, ces chambres où le luxe et la recherche étalent leurs merveilles dans un espace de quatre pieds, les entreponts où vivent sans confusion plus de six cents hommes ; voyez, parcourez tout, rien ne vous est fermé. On est fier de vous montrer toutes ces richesses et de vous faire admirer ce navire dans l’éclat de sa parure. Le riche propriétaire qui promène un étranger dans son parc, dans son orangerie et dans sa serre chaude, n’est pas plus heureux, que le sont ces officiers en vous faisant descendre dans les recoins les plus obscurs de leur vaisseau. C’est une grâce que vous faites à ce bâtiment si pompeux, en venant contempler ses pavillons flottans, ses parois bariolées et ses galeries dorées. Ces officiers si frais, si pimpans, ces matelots nonchalamment étendus sur le tillac ou gaîment perchés sur les hunes, sont fiers et satisfaits de se pavaner devant vous. Mais une pauvre frégate démâtée, démolie, ouverte comme celle-là aux flots, à demi engloutie par la vague, chargée d’un équipage morne, pâle, exténué et couvert de vase, venir la surprendre dans sa misère et assister au spectacle de ses douleurs, c’est lui faire une sanglante injure. Je dus le comprendre aux regards farouches que me lançaient les matelots et les officiers.
Quelques jours plus tard, j’appris que tout espoir de relever la frégate était perdu, et qu’on s’apprêtait à la démolir. Tout le monde plaignait le malheureux capitaine, connu pour l’un des meilleurs officiers de notre marine ; homme intéressant par sa bravoure et ses talens, mais surtout par sa douleur qui doit être aujourd’hui à son comble. Un conseil de guerre vient d’être institué à Brest pour juger la conduite de cet officier. Tout donne lieu de croire qu’il sera acquitté, et qu’il obtiendra un autre commandement. Ce n’est pas dans les tristes eaux de la côte de Fermanville que doivent se terminer les courses d’un marin si distingué, qui a contribué plus d’une fois à augmenter l’éclat du pavillon français.