Souvenirs de la Normandie/02

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II. — Fragment d’une simple histoire
II. — Fragment d’une simple histoire

SOUVENIRS
DE
LA NORMANDIE.

ii.
FRAGMENT D’UNE SIMPLE HISTOIRE.

À quelques lieues de Caen, sur l’un des rivages les plus pittoresques de la Normandie, où commencent les grandes falaises blanches qui courent jusqu’à Dunkerque, s’élèvent deux petits clochers et quelques maisons. Ce sont les clochers et les maisons de Luc et de Courseulles, deux villages de pêcheurs, jetés sur les bords d’une belle anse défendue par des rochers, où vint se perdre la fameuse Armada avec son vaisseau amiral, le Calvados, qui cherchait un abri contre la tempête. C’est un lieu d’un aspect un peu austère. La mer roule à grand bruit sur les rochers, et s’engouffre avec fureur à l’entrée de l’anse où disparut la flotte espagnole. Les pêcheurs évitent toujours de passer sur ces eaux, qu’ils nomment encore la Fosse d’Espagne, et qui sont dangereuses en effet. La côte est nue, et décrit un immense cercle de sable blanc, qui forme une ligne lumineuse quand les flots bruissent sous un ciel sombre. On peut marcher tout un jour sur ce rivage sans voir un être vivant ; quelquefois, à l’heure des basses marées, on rencontre un enfant, les pieds nus, qui s’avance sur la grève à mesure que le flot se retire, et s’enfuit en poussant de grands cris, poursuivi par les vagues, que repoussent brusquement les rochers du Calvados ; ou bien c’est une pauvre femme qui recueille des pulpes et des étoiles de mer qu’elle va porter à la ville. D’autres fois un chasse-marée démâté et brisé par les vents du nord, qui soufflent au terrible détroit de la Manche, apparaît tout à coup à quelque distance, renversé sur sa coque, et abandonné à tous les caprices des eaux. On le voit flotter quelque temps sur le côté et sur le dos, indolent comme une tortue endormie au soleil ; puis, tout à coup, le vent s’élève avec violence et l’emporte comme une flèche. Les pêcheurs ne vous parlent que de naufrages, et le soir, si le ciel est bleu et la mer bien unie, ils vous montrent trois branches qui sortent des eaux et qu’eux seuls distinguent. Ce sont les extrémités des mâts du grand vaisseau amiral qui gît dans la Fosse d’Espagne, et sur lesquels, disent-ils, les houriques et les mauves viennent s’abattre pour secouer l’humidité de leurs ailes. Le soir aussi quelquefois on aperçoit une lumière qui vacille sur la mer, et quelques pêcheurs qui la suivent des yeux avec inquiétude. Un des leurs s’est noyé en allant à la pêche, et ce fanal béni, et fixé sur un morceau de liège, s’arrêtera infailliblement à la place où le malheureux est submergé. Ainsi disposé, ce hameau semble moins fait pour un lieu de plaisir et de distraction que pour une retraite silencieuse et tranquille.

Dans l’été de 18…, la mode avait cependant réuni à Luc une société choisie. La révolution de juillet venait de disperser ce qu’on nomme le beau monde. Les malheurs de l’aristocratie étaient trop récens, elle ne pouvait encore se montrer au milieu des fêtes et des plaisirs de Bade, de Tœplitz et de Spa. La société bourgeoise, qui s’élevait déjà avec beaucoup d’éclat sur les débris de l’autre, avait envahi cette année-là les Pyrénées, Aix et Plombières ; Dieppe rappelait des souvenirs trop vifs. On s’était donc réfugié sur le mélancolique rivage de Luc. Des femmes qui relevaient encore par leur jeunesse, par leur beauté et leur esprit, les avantages d’un grand nom, des élégans renommés comme la fleur des pois du faubourg Saint-Germain, quelques ministres tombés sous les demandes d’économies des ministres actuels, se réunissaient chaque soir dans une misérable salle d’auberge. Le matin, on les voyait partir par petites caravanes, les grands seigneurs à pied et les grandes dames sur des ânes, et se promener tristement le long de la vaste mer, comme se promenait, après sa défaite, la petite cour de Jacques II sur le rivage de La Hogue.

Parmi les personnes qui habitaient Luc cette année, il s’en trouvait une seule que n’avait attirée ni la mode de la solitude, ni le dépit, ni le regret ; c’était une jeune femme qu’un petit bâtiment avait amenée un matin par un temps effroyable. Dès le point du jour, ce navire avait paru en vue de la côte, mais des sautes continuelles de vent l’avaient empêché de passer les rochers du Calvados, et de pénétrer dans la baie. La petite société de Luc, bien enveloppée dans ses pelisses et dans ses manteaux, se tenait sur les bancs de la porte de la principale auberge, et s’informait avec inquiétude des dangers que courait cette légère embarcation, qui paraissait bien construite, et que les pêcheurs tenaient pour un contrebandier d’Alderney ou de Jersey. Les plus expérimentés ne savaient dire si ce bâtiment entrerait le soir à Luc, s’il serait poussé dans la nuit au-delà du cap Land’s-End et de la côte de Bretagne, ou lancé vers la mer Baltique. Quelquefois le vent passait au nord, direction qui, dans cette mer, chasse vers la côte de France. On s’attendait alors, à chaque moment, à voir le navire disparaître, et rejoindre dans la Fosse d’Espagne les débris de l’Armada. La chance la plus favorable qu’il avait, c’était d’échouer sur le rivage. Personne ne se montrait à bord ; le navire était évidemment affalé, c’est-à-dire que le vent et le courant ne lui laissaient le choix d’aucune route, et avec son pont désert, ses écoutilles fermées, et ses voiles serrées le plus près possible de ses deux mâts, il offrait le tableau de la résignation la plus désespérée. On eût dit un homme courageux qui attend une mort inévitable en se croisant les bras. À l’entrée de la nuit, on alluma quelques feux sur la côte, mais sans l’espoir de lui être utile, on savait qu’il ne se hasarderait pas dans l’obscurité sur les bancs et les hauts-fonds de cette rade, et chacun se retira presque certain de sa perte.

La nuit fut terrible, des raffales de vent continuelles ébranlèrent toutes les frêles maisons de Luc, et ne laissèrent pas un moment de repos aux baigneurs, qui, ne sachant que faire de leur insomnie, passèrent le temps dans leur lit à prendre compassion des passagers du navire. Aussi, dès le matin, tout le monde était sur pied. Le vent était tombé, mais un épais brouillard dérobait la vue de la mer. On voyait seulement de longs rayons d’or qui essayaient de soulever ce grand rideau grisâtre, et qui commençaient déjà à éclairer le pied des hautes falaises. Bientôt la vapeur devint moins dense ; les falaises tout entières, les flots d’un beau vert, le ciel bien bleu, les côtes lointaines, éclairées par un soleil éclatant, apparurent, et l’on aperçut à peu de distance le navire, ses voiles encore prises, et se laissant aller patiemment, comme la veille, à la dérive. Heureusement les flots étaient calmes. Quelques momens après, l’ancre tomba dans la rade, et plusieurs bateaux de pêche levèrent leurs rames pour aller prendre les passagers.

Il se fit un singulier mouvement dans le petit groupe du rivage, composé de dandies aux gants frais et aux bottes vernies, d’élégantes inclinées sous le dôme vert de leurs ombrelles, et de pêcheurs basanés et en guenilles, quand des flancs sales et noirs de ce pauvre navire tout dévasté par le gros temps, au lieu des passagers pâles et malades qu’on attendait, on vit sortir une jeune femme dans une parure simple et gracieuse, que lui envièrent toutes les baigneuses de Luc, qui avaient déjà, dès le matin, épuisé l’habileté de leurs femmes de chambre. Elle parut sur le pont du bâtiment, tenant par la main deux jolies petites filles, blondes, fraîches et riantes, qu’elle jeta gaiement dans les bras des rameurs ; et elle-même, avançant un pied mince et effilé, enfermé dans une moelleuse bottine grise, elle descendit, avec l’aplomb et le calme d’un matelot, dans la barque, qui en quelques coups de rames vint toucher le rivage. Dans ce petit trajet, la jeune femme passait de temps en temps ses mains sur les touffes de ses cheveux que menaçait de déranger un reste de vent, ou s’occupait à rappeler sur leur banc les deux enfans qui sautaient au fond de la barque. Elle s’élança du canot aussi lestement qu’elle s’était élancée du navire, remercia avec simplicité et en peu de mots les personnes qui lui parlèrent du danger qu’elle avait couru, et entra dans l’auberge où elle se fit donner une chambre.

Je vous laisse à penser quelle diversion ce petit incident produisit dans la société de Luc qui commençait à trouver sa solitude un peu monotone. Comme elle se composait de gens de bonne compagnie, on ne se permit pas de questions sur la dame du navire ; mais on demanda d’où venait le bâtiment et quelle était sa destination, deux demandes toutes naturelles et fort permises dans un port. C’était un paquebot de Guernesey qui se rendait à Cherbourg, et qu’un changement de vent subit avait fait dévier de sa route. Ce fut là tout ce qu’on apprit des hommes de l’équipage ; les femmes de chambre, que leurs maîtresses se gardèrent de questionner, ajoutèrent d’elles-mêmes que la dame qui se trouvait à bord était née dans l’Inde, qu’elle habitait Guernesey où se trouvait la famille de son mari, officier au service de la Compagnie anglaise, et qu’elle était partie pour Cherbourg uniquement pour revoir la France, et entendre parler le français autrement que dans le vieux patois normand de nos anciennes îles de la Manche. Ces détails, aussi véridiques qu’importans, avaient été donnés par la servante, vieille négresse portugaise, qui était restée malade dans l’entrepont, et qu’on venait de débarquer. On sut d’elle aussi que la dame nouvellement arrivée se nommait Thécla Osborne.

Le soir, dans la salle de l’auberge, on n’entendit pas le piano discord, auquel d’habiles mains arrachaient d’ordinaire, mais non sans peine et sans efforts, les plus brillantes variations de Carr. Thécla avait fait oublier aux jeunes femmes leur piano, aux jeunes gens l’histoire de leur récente campagne dans la Vendée ; les douairières elles-mêmes poussaient la distraction jusqu’à tenir pendant quelques minutes entre leurs doigts la carte qu’elles allaient jeter sur la table de jeu. Thécla avait fait décidément sensation dans ce petit monde dédaigneux et difficile.

C’est que la beauté de Thécla ne ressemblait en rien à celle des gracieuses Parisiennes qui l’entouraient en ce moment. Son visage plein et arrondi était cependant d’une délicatesse extrême ; sa taille droite, fine, mince, même jusqu’à l’excès, contrastait avec des formes qu’on eût dit empruntées aux belles Italiennes du Titien. Thécla était née dans les possessions danoises de l’Inde. Sa mère était Norvégienne, et tandis que sa peau un peu brune, que ses cheveux noirs et brillans portaient l’empreinte du soleil de l’Asie, ses grands yeux bleus, son front blanc et la teinte rosée répandue sur tous ses traits, rappelaient le Nord et ses filles calmes et innocentes. Une sorte d’insouciance nonchalante formait le caractère distinctif de sa beauté. Était-ce la froide et sainte apathie des latitudes glacées ou l’abattement voluptueux de l’Orient qui donnait tant de limpidité à ses regards ? Si on l’avait vue avec une bandelette d’or sur le front, les oreilles ornées de touffes des fleurs du Sirîcha, les lèvres rouges de bétel, et la gorge emprisonnée dans un étui de santal, étoile de diamans et de perles, on l’eût prise pour Sacountala ou pour la belle Parvâti, cette déesse indienne d’une complexion si amoureuse, que les mimosa des bords du Gange se flétrissaient sous son souffle ; mais, vêtue d’une longue robe blanche qui tombait en plis réguliers sur l’extrémité de son petit pied de satin noir, ses cheveux séparés sur son front partagé en deux par une mince chaîne d’or où se balançait un léger rubis d’une nuance pâle, elle ressemblait alors à une pudique et chaste création d’Albrecht Durer. C’était une belle énigme à deviner.

Thécla avait une douce voix, un doux sourire ; ses paroles tombaient en cadence et avec grâce, le plus souvent elle ne les achevait pas. Sa conversation était simple et attachante à la fois. Elle avait vu l’Inde dans son enfance, et elle en parlait avec autant d’enthousiasme que le lui permettait l’air d’insouciance et d’abandon qu’elle mettait à tout. On prenait plaisir à la voir se reporter de ce triste et sombre rivage de l’Océan aux bords de l’Hagly tout festonnés de lianes et de palmiers, et des maisons de Luc, avec leurs mares immondes et leurs murailles noircies, à la ville peinte et parfumée de Serampoor, où se dessinaient des pagodes émaillées, et où l’eau jaillissait partout dans des cuves de marbre, ombragées par d’immenses platanes. Comme elle regrettait ses belles mers bleues, avec leurs éblouissantes barres d’écume, ses larges grèves de l’Océan indien, où, couverte d’un simple pagne blanc, elle venait, au temps de son enfance, se rouler dans les flots ! Mais ses regrets étaient si gais, mais elle paraissait si heureuse ailleurs, qu’on ne songeait pas à la plaindre. Elle avait vu l’Italie, habité la France, visité l’Angleterre ; et l’Italie, l’Angleterre, la France, tout lui plaisait. Le soleil de Naples avait effacé le soleil de l’Inde ; à Paris, elle avait entendu de si bonne musique, que l’Italie en avait été oubliée, et puis elle avait tant dansé à Paris ! En Angleterre, les routes étaient si belles, les pelouses si vertes, les chevaux du Cornwall qu’elle avait montés, si rapides et si sûrs ! Enfin c’était un bonheur que de la suivre. Il s’exhalait un si doux parfum de jouissances et de joie de tous ses souvenirs, qu’on aimait de passion tous les lieux dont elle vantait la beauté, et que l’on sentait son cœur s’ouvrir à toutes les sympathies qu’elle avait éprouvées sur sa route. Le bonheur de Thécla était bien en elle-même, dans cet inépuisable trésor de joyeuses sensations qu’elle répandait en enfant prodigue, car, si jeune qu’elle était, elle avait déjà de quoi s’attrister profondément, et de nombreux sujets d’amertume ; mais c’était une de ces riantes créatures sur lesquelles la mélancolie ne saurait descendre ; la sérénité était venue couvrir son berceau de ses ailes, et une bonne fée y avait laissé tomber une couronne d’indulgence qu’elle ne devait jamais voir flétrir. On ne surprenait jamais la moindre nuance d’ironie dans tout ce qu’elle disait ; ou si elle en montrait un peu quelquefois, c’était seulement quand elle parlait de ses propres tribulations. Dans sa miséricorde qui couvrait tout ce monde abattu et souffrant, elle ne refusait de pitié qu’à ses seules misères.

En peu de jours, Thécla se trouva la reine de cette petite bourgade de Luc. Venue sans train, sans nom, sans titres, dans un lieu où toutes ces choses avaient tant de valeur, elle eut bientôt un pouvoir réel que personne n’essaya de contester, d’abord parce qu’elle en usait peu, puis parce qu’il était fondé sur une absence complète de prétentions et un dévouement franc et simple à tout ce qui l’entourait. Il n’y eut jamais d’usurpation plus heureuse que celle-là, et plus facilement admise ; il est vrai qu’elle se faisait toujours la moindre part et qu’elle se réservait toutes les peines. Voulait-on faire une promenade en mer, Thécla s’emparait toujours avec autorité de la plus mauvaise barque, et quand une brise survenait, les jeunes gens les plus intrépides lui contestaient très faiblement la place périlleuse qu’elle s’était réservée. Son manteau flottait toujours sur les épaules d’une autre femme moins prévoyante, et elle ne le reprenait que lorsque le soleil perçait les nuages, et devenait ardent. C’était à force d’abnégation, de sollicitude et de bonté qu’elle s’élevait au-dessus de tous les autres.

Il se trouvait près de cette société, qui n’était pas la sienne, un jeune homme que le désœuvrement avait conduit à Luc. Henri Montaigu avait fui Paris depuis quelques semaines pour échapper aux plaisirs, aux passions, à toute cette existence dévorante à laquelle il ne pouvait plus suffire. Il s’était réfugié dans ce petit coin de la Normandie pour s’écouter vivre, ou plutôt pour ne pas sentir et ne pas penser. Henri vivait isolé du monde de la grande auberge aristocratique, et faisait seul ses promenades le long de la côte ; mais Thécla se promenait seule aussi, quelquefois avec ses deux enfans, et les jours où son caprice l’entraînait loin de la société dont elle était la souveraine, elle était sûre de trouver Henri. Une vieille barque amarrée au rivage, une basse cahutte de terre et de paille abandonnée par un garde-côte, les reçurent souvent l’un et l’autre. Henri se livrait sans défiance au penchant qui l’entraînait. Un homme prudent n’eût pas aimé Thécla, mais les hommes prudens n’aiment personne, et Henri n’avait pas la moindre prévision en ce genre. Il ne se demanda pas si cette tendresse infinie que renfermait le cœur de Thécla, et qu’elle avait éparpillée sur les deux continens, pourrait jamais se réunir et se concentrer sur un seul objet ; il l’aima éperduement en dépit de son insouciance, de son laisser-aller indolent, de sa bonté universelle, de toutes ces précieuses qualités qu’elle avait, et qui étaient peut-être autant d’obstacles à ce qu’elle pût ressentir une émotion vive. Thécla vit bien qu’Henri l’aimait ; mais elle était accoutumée à de pareils succès, et quand Henri lui parla, aussi gaiement qu’il le put, de son amour, elle fit un grand éclat de rire. Henri se mit à rire aussi, et lui jura, tout en riant, qu’il mourrait de douleur s’il devait cesser de la voir, et qu’elle entendrait parler de lui à Guernesey. Thécla fit un geste d’incrédulité, et lui donna rendez-vous d’un air moqueur, un an plus tard, à pareil moment, sur les bords de l’Hagly, à Serampoor, au fond de l’Inde. Henri ne répondit que par un profond soupir, qui provoqua de la part de Thécla un nouvel accès de gaieté.

Thécla continua de rire pendant quelques jours de la passion subite de Henri, et Henri, qui n’était pas une ame mélancolique, mais que la vie et le train de Paris avaient seulement fatigué des autres et de lui-même, Henri ne se sentait pas trop malheureux d’un sentiment qui n’était pas partagé. Autrefois il avait déjà passé par toutes les angoisses d’une violente passion, et dans les efforts qu’il faisait pour lutter contre celle-ci, qu’il sentait naître, il éprouvait une secrète joie à voir qu’on ne l’encourageait pas. Henri était un de ces jeunes gens qui croient savoir la vie comme s’ils l’avaient traversée deux ou trois fois, et il comptait bien échapper à l’amour qu’il avait conçu pour Thécla lorsqu’il serait loin d’elle. — Bah ! se disait-il quelquefois, la vue de la mer, la solitude, et toutes ces grandes roches sentimentales sont pour plus de moitié dans cet amour-là. Je n’aurai pas plus tôt passé les barrières de Paris que j’aurai oublié cette belle taille svelte qui se dessine avec tant d’avantage à la cime d’une falaise, sur un fond de nuages d’argent, et ces grands yeux gris ou bleus, je ne sais, car je n’ai pas encore osé les regarder en face. —

Les rires et la gaieté continuelle de Thécla avaient si bien fortifié Henri, qu’il vit arriver sans trop de regrets le moment où le navire, que les vents avaient retenu, fut prêt à mettre à la voile. Il se sentit même assez de courage pour aller se joindre à tous les baigneurs qui s’étaient réunis afin d’accompagner Thécla jusqu’au canot. Au moment où elle se disposait à y monter, Henri, qui tenait le câble, lui offrit la main pour la soutenir ; mais Thécla, agile et leste comme une biche, s’élança d’un bond sur le banc de la barque ; puis, comme par un mouvement involontaire, elle se releva, tendit la main à Henri, et serra plusieurs fois la sienne avec cordialité, en le regardant d’un air indéfinissable. Était-ce un remerciement pour l’attention de Henri ? était-ce une promesse ou une simple marque d’intérêt ? On ne sait ; mais dès ce moment tous ses opiniâtres projets de résistance s’évanouirent. Il s’était trouvé fort tant que Thécla s’était moquée de lui, il eût même résisté à une séduction, mais il n’était pas en garde contre cet adieu franc et amical. Seulement, il n’osa pas s’avouer sa faiblesse ; et dans la crainte de se tromper qu’il éprouvait, il chercha à diminuer à ses yeux le prix de la faveur qu’il avait reçue.

« Je suis fou d’être ému comme cela, disait-il encore tout tremblant, et ne perdant pas des yeux le précieux navire qui s’éloignait par une bonne brise. Ce n’est qu’une poignée de main, après tout, et ces Anglaises en donnent au premier venu. Au reste, je ferai bien de ne pas la revoir ; car si je n’entends plus parler de cette femme-là, je l’aimerai toute ma vie, et je resterai sur une impression délicieuse. »
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Bien peu de temps après, un jeune homme se présenta devant une maison de la ville de Port-Saint-Pierre, dans l’île de Guernesey, à l’extrémité du quartier qu’on nomme le Tranquille, ou le Tranquoel, dans le patois normand du pays, et souleva le marteau de la porte qu’il laissa retomber après un moment d’indécision qui dura quelques secondes. Une vieille servante au teint cuivré vint ouvrir.

O God bless you, M. Henri, dit-elle, que venez-vous faire ici ? Ma maîtresse sera bien étonnée de vous voir dans l’île.

— Ne puis-je la voir, Baby ?… Je reste peu de temps à Guernesey…, et je ne voudrais pas partir sans…

La porte d’une chambre au rez-de-chaussée s’ouvrit, et une voix lente et mesurée adressa quelques brèves questions, en anglais, à Baby. La servante haussa les épaules, et dit tout bas à l’étranger : Ma maîtresse est ici, mais les vieux veulent savoir qui la demande. Entrez.

Elle le quitta un moment, et le laissa dans un petit vestibule élégamment paré de dalles de schiste qu’on trouve dans l’île, dont quelques parties ressemblent à la calcédoine et à l’agate, et qui est agréablement entremêlé de veines de quartz et de porphyre noir. À travers une grande porte fermée d’un vitrail aussi antique que la maison, qui, d’après sa structure et ses ornemens, datait du temps de Henri viii, on voyait un petit jardin terminé par un cottage tout couvert de saxifrages et à demi caché, ainsi que presque toutes les habitations de Guernesey, derrière des touffes de géraniums, de lauriers blancs et de triphyllia, dont les branches gigantesques se tordaient autour des croisées devant lesquelles pendaient, en forme de stores, leurs larges feuilles. La longue chaîne des rochers, qu’on nomme les Hanois, dominait au-delà, et ses tristes masses formaient un large fond brun sur lequel ressortait avec vivacité cette maisonnette si fleurie et si riante. Mais Henri ne vit rien de tout cela ; il n’aperçut qu’une seule chose, le petit chapeau de paille anglaise de Thécla, qui était suspendu à la muraille de ce vestibule.

Henri avait peine à respirer. Il était inquiet de l’accueil qui l’attendait, il se sentait honteux de sa démarche, et il avait une si forte crainte de cette rencontre qu’il était venu chercher de si loin, qu’il eût voulu rester éternellement dans le vestibule où Baby l’avait laissé. Le spectacle qu’il eut sous les yeux dans le salon, où il fut introduit quelques momens après, n’était pas de nature à lui rendre son courage.

Un véritable cercle de Dante, à l’entrée duquel il fallait laisser tout espoir, était formé à l’entour de la chambre. Il se composait de près de dix personnes mâles et femelles, vieillards et enfans, tous assis sur de grandes chaises au dossier droit, qui les maintenaient dans leur gravité native. Ces personnes étaient vêtues suivant leur sexe, les unes de robes noires et de fraises de mousseline bien raides et bien blanches, les autres d’habits bruns boutonnés jusqu’au menton. C’était exactement le tableau de la famille du grand quaker Benjamin West, un jour de dimanche. Thécla se trouvait à l’extrémité de ce cercle. Pour en rompre un peu l’uniformité, elle avait attiré près d’elle un grand chien de Terre-Neuve qui lui servait à appuyer ses pieds délicats ; une de ses petites filles était debout derrière elle sur sa chaise, les bras passés autour du cou de sa mère, ses longs cheveux blonds mêlés aux cheveux noirs de Thécla, et regardant, par-dessus son épaule, sa sœur étendue près du noble chien qui se prêtait, avec toute sorte de magnanimité, à montrer les gravures en bois d’une Bible in-folio que l’enfant feuilletait à l’aide de sa grosse patte.

Le premier mouvement de Thécla fut la surprise, et le second l’attendrissement ; mais, voyant Henri si déconcerté, elle revint à son caractère folâtre, et se mit à sourire avec malignité. Henri ne s’aperçut que de ce dernier mouvement, et cela lui rendit son courage. — « Bon, se dit-il avec dépit, elle me traite encore en enfant et se moque de moi ; mais je vais lui prouver que je suis homme. » Et abandonnant, sans la moindre prétention d’auteur, tout le roman qu’il avait rédigé à grand’peine depuis huit jours pour motiver sa présence inattendue dans l’île de Guernesey, il alla droit à elle, et lui dit d’un petit air résolu, qu’usant de la permission qu’elle lui avait donnée de venir lui rendre visite, il était parti dans l’espoir de retrouver quelques-uns des bons momens passés près d’elle à Luc.

Heureusement pour Thécla, personne dans toute cette nombreuse famille ne pouvait comprendre une seule des paroles que lui avait adressées Henri, qui parlait en français. Elle le présenta gravement à la ronde, cérémonie pendant laquelle le pauvre Henri eut à essuyer des poignées de main qui n’effacèrent pas celle qui brûlait encore ses veines. On lui donna une grande chaise droite, près de Thécla, et il se trouva, sans le vouloir, incrusté dans le cercle enchanté dont l’engourdissement taciturne semblait gagner de proche en proche, et le glaça tout à coup. Henri se souvint d’avoir éprouvé une sensation semblable sur les bords de la Méditerranée, un jour qu’il était venu se joindre à une chaîne que formaient dix personnes dont la dernière avait le doigt appuyé sur une torpille.

Henri, ainsi cloué sur sa chaise, et voyant tous les regards fixés sur lui, n’osa pas parler à la seule personne qui l’intéressait. Il employa le peu de mots anglais qu’il savait, à entamer une conversation insignifiante avec une cousine de Thécla qui se trouvait près de lui, et commença par un début d’une simplicité digne d’Homère. — Le temps avait été bien beau pendant son voyage ; on n’avait pas eu sans doute beaucoup de pluie à Guernesey, etc. — Mais la jeune fille, échangeant un regard d’intelligence avec Thécla, demanda en souriant à Henri depuis quand il s’occupait de la pluie et du soleil, lui qu’on voyait toujours au bord de la mer par les grandes ardeurs du jour, et qui se plaisait à courir les côtes dans les nuits les plus affreuses. Henri tressaillit. Elle avait donc parlé de lui ! Il avait fait assez d’impression sur son esprit pour qu’elle eût remarqué ses goûts et ses habitudes. Henri eût voulu tomber aux pieds de Thécla et les couvrir des larmes qu’il avait peine à retenir dans ses yeux. Mais comme c’était un garçon fort modeste, et peu infatué de sa personne, il se défia presque aussitôt de ce mouvement de vanité et de joie. « De deux choses l’une, pensa-t-il : ou elle attachait trop peu d’importance à notre liaison pour cacher cette petite intimité ; ou elle avait le cœur trop plein, il a débordé, et toute la réserve commandée par sa position n’a pu empêcher ses souvenirs d’éclater et de se faire jour. » Je vous donne à deviner laquelle de ces deux suppositions Henri adopta.

Après tout, Henri était un pauvre homme. Il aimait éperdument, follement, et il n’osait le témoigner. Il venait de faire cent lieues pour voir la femme qu’il aimait, et il eût voulu le cacher à lui-même. Son principe, très faux sans doute, était de ne jamais dire à une femme combien elle influençait sa vie, et toutes les extravagances qu’elle lui faisait faire ; à moins d’une crise qui lui arrachait à la fois le cœur et son secret, qu’il y ensevelissait si profondément, il ne se montrait jamais à découvert. Son unique motif était que les femmes prennent alors trop d’avantage. Rien n’est plus dangereux que cette réserve. Les femmes se croient moins aimées, elles ne savent pas à quel point vous êtes à elles, combien tout ce que vous dites est senti et sérieux, et, avec les femmes, il faut toujours faire comme faisait Shakspeare avec ses spectateurs, qui les avertissait dès le prologue, que tout ce qu’ils allaient voir et entendre n’était pas une bouffonnerie, mais une solennelle représentation d’une tragédie tirée de leur propre histoire, où de grands intérêts et non des fictions seraient mis en jeu. — Les femmes sont comme les spectateurs d’alors, peu accoutumées à autre chose sur la scène de la vie, qu’à des sotties et à de folles parades. Si vous venez à elles, un beau et noble drame à la main, hâtez-vous de les prévenir, dans la crainte d’une méprise.

C’est que malheureusement les femmes sont, la plupart, aussi prêtes à entamer une amourette qu’une grande passion. Leur cœur a besoin d’aliment, et elles se trouvent si souvent ne sachant à quoi se prendre ! L’orgueil a perdu bien des amours, et ce n’est souvent qu’au désespoir qu’elle a vu, qu’une femme a appris qu’elle venait de déchiqueter, comme une fleur frivole, un fruit plein d’une vigoureuse sève, et que ce qu’elle avait foulé dans la boue, souillé, trahi, c’était un cœur énergique, animé de la passion la plus pure qui soit jamais venue des cieux. Alors que de douleurs et de regrets, quel repentir véritable ! Mais il est trop tard, et qui accuser ?

Une visite a bientôt son terme, même dans une famille méthodiste. Henri remit un de ses gants qu’il avait ôté, et à ce simple geste, il se fit un grand mouvement de chaises qui le força à se lever de la sienne. À peine si Thécla lui avait dit deux paroles. En ce moment, elle s’avança vers lui, et le remercia de sa visite en quelques mots très froids. Mary, la jeune cousine, qui était si bien au fait de ses promenades, ajouta que sans doute il comptait bientôt quitter cette pauvre petite île. — Dans une heure, répondit Henri, pâle et plein de rage. Une révérence générale s’ensuivit ; Thécla et la cousine lui souhaitèrent un bon voyage, et Henri se trouva dans la rue sans savoir comment il y était tombé, si c’était par la porte ou par la fenêtre de cette maudite maison.

Décidément, Henri était joué. Il avait eu à affaire à une coquette. Il fallait partir à tout prix avant que le ridicule l’atteignît ; mais il avait beau faire, il se sentait atteint, à ses propres yeux, d’un ridicule ineffaçable. Lui, si défiant, croire à l’amour d’une femme ! sur un regard bienveillant et une simple poignée de main, se hasarder au milieu d’une famille inconnue et venir jouer le rôle d’homme à bonnes fortunes dans un pays étranger ! édifier tout un avenir sur des gages aussi frêles ! voilà ce qu’il ne pouvait concevoir lui-même. Henri n’avait jamais eu la prétention de passer pour un don Juan ; il avait déclamé toute sa vie contre les hommes d’une certaine façon et d’une certaine portée, qui font métier de succomber toujours sous une grande passion ; et lui, en peu de jours, il avait donné dans tous les travers dont il s’était moqué. Plus il s’examinait, plus il voyait qu’il n’y manquait rien : fatuité, folie, audace, et la déception qu’il venait d’essuyer, dénouement bien digne d’une si noble entreprise. Il eût voulu se trouver à cent lieues de cette île.

Les douaniers le suivaient des yeux avec défiance, car depuis une heure, il courait le long du fort et de la jetée, s’informant si quelqu’un pourrait lui indiquer le patron d’une barque qui voulût mettre aussitôt à la voile. Mais aucune embarcation régulière n’était prête à prendre la mer. Enfin il trouva un pauvre pêcheur qui se disposait à partir le soir, pour aller draguer en contrebande, sur les huîtrières de la côte de France. Henri le décida à avancer son départ de quelques heures. Il lui tardait tant de ne plus toucher cette terre, qu’il se plaça dans la barque en attendant son bagage qu’il avait envoyé chercher. Le ciel noircissait bien un peu du côté de l’ouest, mais les représentations du pêcheur ne l’émurent pas. Quelques couronnes qu’il ajouta au prix convenu pour le passage, levèrent toutes les difficultés. Le pêcheur lui vendait sa vie pour moins d’un louis de France.

Mais comme le patron hissait déjà son mât et déroulait sa grande voile grise, Henri vit venir sur le rivage une figure qu’il avait appris à reconnaître de bien loin sur les grèves du Calvados. C’était Thécla. Elle prenait le chemin de la rade, et s’avançait de ce pas léger et nonchalant à la fois, qui lui était propre. Henri faillit tomber dans la mer, tant il se jeta précipitamment hors de la barque. Un cri involontaire lui échappa ; mais il eut honte de ce qu’il éprouvait, et tâchant de se composer une contenance, il alla au-devant d’elle d’une allure presque convenable.

— Je m’attendais à ce que je vois, et je craignais que vous ne fussiez parti, lui dit-elle ; mais il n’a pas dépendu de moi de vous traiter plus amicalement : vous avez vu ma famille.

— Mon Dieu, lui répondit Henri, osant à peine se livrer à sa joie, me pardonnerez-vous jamais la gaucherie de ma visite ?

— Je vous pardonne même la gaucherie de votre départ. Vous voyez que je suis dans mon jour de clémence. — N’aurez-vous pas de répugnance à m’accompagner jusqu’à l’Hyvreuse où j’allais voir une amie ? Il n’est pas tard ; vous pourrez toujours partir ensuite.

Henri, hors d’état de proférer une parole, lui présenta silencieusement son bras. Il était de ces gens qui supportent mieux l’adversité que la bonne fortune, et ce passage subit de la disgrâce la plus complète à la réalisation de tout ce qu’il avait espéré, l’atterrait.

Guernesey et sa ceinture de rochers décrivent dans la mer une figure triangulaire, une harpe que les aquilons du canal britannique font résonner harmonieusement. De longues lignes d’or qui éclairaient l’horizon de la mer au couchant, se reflétaient à la cime des rochers, et les grands nuages noirs qui grossissaient à l’ouest, rendaient cette brillante clarté encore plus vive. La route qu’ils suivaient le long de la mer, gravissait en approchant de l’extrémité de la ville, son aspect était âpre et sauvage ; du milieu des rochers sablonneux qui se dressaient çà et là, poussaient des touffes de chélidoines jaunes, hérissés de poils courts et droits, des hauts pivoines d’Écosse d’un rouge vif, penchés solitairement au bout de leurs longues tiges, et il fallait quelquefois chercher son chemin à travers de grandes herbières de christe-marine d’où s’échappaient des volées de courlieux et de pluviers gris.

Thécla s’extasiait comme de coutume sur tout ce qu’elle voyait. Elle admirait la mer, les fleurs rustiques, les rochers, les grands oiseaux. Elle faisait remarquer à Henri combien cette végétation différait déjà de celle qu’il avait vue sur les côtes de la Normandie, et lui parlait avec un air de satisfaction des camélias, des géraniums et des héliotropes de Perse, qui fleurissaient tout l’hiver sous ses fenêtres. Henri se sentait profondément humilié de cette insouciante gaîté, et l’envie de partir le saisissait plus fortement que jamais, lorsqu’ils arrivèrent sous les arbres de l’Hyvreuse d’où l’on découvrait tout le canal Russel, couvert de petites voiles blanches qui cinglaient en toute hâte vers le port, les petites îles de Herm, de Sark et de Jethou qui semblaient d’informes statues de granit placées au milieu de la mer, l’île d’Alderney dont le fanal étincelait déjà de moment en moment, et plus loin la côte de France dont les blafardes falaises apparaissaient sur une masse de nuages bariolés.

Thécla resta quelques momens comme absorbée par ce magnifique spectacle ; pour Henri, il ne voyait, il n’admirait que Thécla.

— Hélas ! dit-il, il fut un temps où je me serais aussi enivré de cette mer et de cet horizon ; aujourd’hui je n’ai qu’une pensée, rien ne peut me plaire, vous avez fermé mon cœur à tout, Thécla.

— Et cependant, si je n’étais pas venue, vous consentiez à ne me revoir jamais ?

— Hélas ! le sais-je ?

— Henri, lui dit Thécla, vous m’aimez avec ardeur, je n’en doute plus, je le sens, je le vois, et moi…
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Le pêcheur d’huîtres partit seul ce jour-là. Henri resta dans l’île. Que de jours heureux il y passa ! Retiré dans une auberge isolée à l’entrée de la ville, il ne voyait personne, et ne comptait pas un ami ni un seul ennemi, autour de lui. Mais quand le soir venait, comme il se trouvait dédommagé de sa solitude ! Thécla passait lentement sous sa fenêtre, Henri la rejoignait à quelque distance, et ils s’en allaient ensemble courir dans les bois et sur les rochers. Souvent, ils venaient s’asseoir dans une des parties les plus désertes de l’île, sur une grande pierre druidique qui domine la baie de l’Ancresse, où Robert Ier, le fameux duc de Normandie, battu par la tempête, fut recueilli dans le couvent du vieil abbé de Saint-Michel. Tantôt ils montaient les ruines du château de l’Archange, et, du haut d’une vieille tour à demi écroulée, où l’on ne parvenait que le long des rochers escarpés, que des tapis de goémons humides rendaient encore plus glissans, ils se livraient à toute l’exaltation que donne un sentiment partagé, au milieu d’une nature poétique. Thécla ne vivait plus que pour Henri. Elle lui confessa ingénument tout le bonheur qu’elle avait éprouvé à le revoir, ses appréhensions durant les jours qui les avaient séparés, les regrets de son départ, et le charme qu’elle avait toujours trouvé près de lui. La nuit les surprenait souvent dans ces entretiens. Thécla se hâtait alors de regagner la ville par des sentiers détournés, et Henri trouvait au retour un petit billet par lequel on lui annonçait qu’on était arrivée sans danger, et sans qu’une si longue absence eût éveillé les soupçons de la famille.

D’autres fois, Thécla l’attendait dans un petit ravin, derrière les remparts du fort George, où il trouvait deux de ces poneys dont on se sert dans le pays, qui franchissent d’un pied sûr les chemins rocailleux, et gravissent légèrement les montées les plus difficiles. À cheval, toute l’indolence de Thécla disparaissait. Elle lançait joyeusement sa monture au galop, et semblait défier les nuages de la suivre dans une course si rapide, qu’elle était de temps en temps forcée de s’arrêter pour attendre Henri. Il arrivait aussi qu’on rencontrait à quelque distance un habitant de la ville ou un officier du régiment anglais, qui reconnaissait Thécla et la regardait avec curiosité. Henri éprouvait alors pour elle un moment d’inquiétude ; mais Thécla lui disait gaîment : « Allons, courage, il faut lui échapper ! » et elle partait, à bride abattue, le long des chaînes de rochers, en poussant de grands éclats de rire.

D’autres fois aussi, quand la nuit était bien sombre, et quand le vent soufflait bien fort dans la baie, Henri, sous son manteau, se présentait avec précaution à la porte de la petite maison du quartier Tranquille. La porte s’entr’ouvrait bientôt ; une douce main saisissait la sienne, et l’entraînait à travers plusieurs corridors noirs et silencieux jusqu’au petit cottage verdoyant. Dès que la première clarté du jour jetait un pâle et faible rayon à travers les feuilles, un long baiser, entremêlé de quelques soupirs de regret, avertissait Henri de s’éloigner. Il fallait traverser le salon où il avait reçu un jour une réception si glaciale, et dans le clair-obscur du matin, il lui semblait toujours voir, formant un cercle de spectres, toute cette nombreuse famille endormie à quelques pas, qui était loin de se douter qu’il fut si près d’elle.

Dans cette année, Henri visita cinq fois Guernesey, et vint cacher son bonheur au fond de cette petite île. Le reste de son temps était employé à écrire à Thécla et à lire les lettres qu’elle lui écrivait. Son amour était devenu pour lui une religion. Il se demandait bien quelquefois si Thécla n’avait pas aimé quelqu’un avant lui ; mais il se disait qu’une femme est sanctifiée par une grande passion, et que le passé doit être fermé pour l’homme qu’elle aime. Dans le monde entier, il ne voyait plus que l’île de Guernesey, et dans Guernesey, Thécla, Thécla, elle seule. Il avait même évité d’y faire de simples connaissances ; d’ailleurs, ses voyages étaient un secret, et il ne pouvait emporter des lettres.

Thécla semblait avoir enfin concentré toutes les forces de son ame pour mieux aimer Henri. Cette année-là, on ne parlait que des sinistres événemens qui avaient eu lieu au temps de l’équinoxe. Plusieurs bâtimens de transport s’étaient perdus en voulant passer dans cette dangereuse saison, de la Bretagne et de la Normandie, aux îles de la Manche. Quelques jours avant une de ces effroyables tempêtes, Henri avait écrit à Thécla pour lui annoncer son départ. Trois longs jours se passèrent avant que la chaloupe qui le portait, pût aborder à Guernesey. À peine fut-il arrivé qu’il vit Thécla se précipiter dans sa chambre. Elle avait tout bravé pour le voir un moment plus tôt. Ses beaux yeux étaient creusés et ternis par les larmes. Depuis la lettre d’Henri, elle avait passé une partie de ses journées sur le grand rocher de la baie, à guetter tous les navires qu’on apercevait au loin. La joie de voir Henri la rendait presque folle. Elle lui baisa mille fois les mains en lui disant qu’elle n’aurait pas assez de sa vie tout entière pour payer tant d’amour. Vous pensez bien qu’Henri ne songeait plus aux dangers de sa traversée, et qu’à son retour il était déjà impatient d’en commencer un autre.

J’ai dit qu’un an se passa ainsi, un an de félicité inouie que rien n’avait encore troublé. Les amis d’Henri le raillaient quelquefois de son goût subit de voyages, ou cherchaient à savoir le motif qui l’éloignait d’eux si souvent ; mais Henri était discret comme une tombe, et contrairement à l’usage, il n’avait pas un seul confident.

Il y avait à peine huit jours que Henri était revenu à Paris de son dernier voyage de Guernesey, quand par une belle matinée d’automne, il vit entrer dans sa chambre Jules de Mercy, un de ses amis qu’il n’avait pas vu depuis long-temps. Il est vrai qu’il en avait perdu de vue un grand nombre, dans la vie errante qu’il menait.

— Ah ! çà, Henri, lui dit Jules en entrant, je crois que tu m’as donné ton humeur voyageuse. Je pourrais faire le mystérieux comme toi, mais j’aime mieux te dire tout de suite que j’arrive d’Angleterre, des lacs d’Écosse et de l’Irlande. Sais-tu que j’ai passé trois jours avec O’Connell, le grand agitateur ? Ma foi, il n’est guère amusant, et j’étais mort d’ennui sans mon ami le colonel Evan, qui m’a emmené à Plymouth où l’attendait son yacht. Je t’assure, Henri, que si tu n’as pas vu une course de yachts, tu n’as rien vu dans ta vie. L’Eagle que nous montions, lord Evan et moi, filait onze nœuds à l’heure. Nous étions arrivés à Guernesey cinq bons quarts d’heure avant tous les autres. C’est une île charmante. As-tu jamais vu Guernesey ?

— Une seule fois en passant, dit Henri qui ne se souciait pas de se laisser entamer sur ce chapitre.

— Ma foi, mon cher, tu as eu tort de ne pas t’y arrêter. Evan qui est heureux en tout, et bon diable, y a trouvé une bande de comédiens, échappés de Drury-Lane, qui ont mis toute l’île en rumeur. Grâce à eux, nous avons pu voir au théâtre les femmes de Guernesey, qui se tiennent toute l’année cloîtrées dans leur chambre. En vérité, c’est qu’il y en a deux ou trois fort jolies ; mais tu ne t’es pas amusé à regarder les femmes de Guernesey ; toi, tu es un voyageur savant, tu ne t’occupes que des couches diluviales, des minéraux et des bruyères.

— Et tu es bien sûr d’avoir vu deux ou trois jolies femmes au théâtre de Guernesey ?

— Une entr’autres qui m’eût bien décidé à laisser partir Evan seul dans son yacht ; mais nous avions eu beau gagner un prix de vitesse de mille livres sterling, nous étions encore arrivés trop tard, elle était prise.

— Prise, et par qui donc ? par un corsaire barbaresque, armé en course contre ces pauvres îles de la Manche.

— Oui, par un vrai corsaire, par un de ces damnés de comédiens de Londres, qui lui avait enlevé son cœur en jouant Hamlet. Le noble prince de Danemark n’avait pas rendu la pauvre Ophélia aussi folle ; mais je crois bien que cet amour-là n’a pas fini dans l’eau froide, sous un saule. — et Jules se mit à écorcher la romance du Saule, de Rossini.

— Au moins tu n’as pas rapporté le spleen de ton voyage d’Angleterre, lui dit Henri. Mais vous autres, les femmes que vous ne prenez pas pour vous, vous les distribuez au premier venu sans y regarder de bien près. Ton histoire me semble un peu apocryphe.

— D’abord, il faut que tu saches que ce Bower est un très bon comédien, quoiqu’il soit un peu voûté et un peu usé pour jouer le bel Hamlet sur un si petit théâtre ; mais à Drury-Lane, il doit faire tout-à-fait illusion.

— Et cette femme, la nomme-t-on ?

— Sans doute, on la nomme, et très haut encore ; mais tu sais que j’ai toujours été brouillé avec les noms propres.

Henri n’attachait pas une grande importance à l’histoire de Jules ; mais dans son dernier voyage, il avait eu l’occasion d’apercevoir quelques dames de l’île, Thécla lui avait appris leurs noms à toutes, et, poussé par un sentiment de curiosité, fort excusable, il continua d’interroger son ami.

— Tout ce que je sais, lui dit Jules en feuilletant un cahier de croquis, c’est qu’elle a des yeux et des pieds qui n’ont leurs pareils ni à Guernesey, ni sur tout le continent.

La jalousie n’est pas une passion orgueilleuse, elle ne dédaigne rien. Henri frissonna, et une sueur froide parcourut tout son corps.

— En vérité, Jules, dit-il en serrant convulsivement les dents, tu as la manie de tous les touristes… Tu recueilles des contes absurdes, tu débites des histoires impossibles… Si c’était à Paris ou à Londres que celle-ci fût arrivée, à la bonne heure, mais à Guernesey, dans la plus petite des villes… Allons ce sont des mœurs de grandes dames que tu nous peins là. Tu te trompes de scène.

— Patience donc ! mon histoire n’est pas si invraisemblable. Le comédien regardait beaucoup la dame quand il était en scène, ce qui prouve qu’il n’avait pas mauvais goût ; la dame finit, dit-on, par regarder le comédien, car les femmes sont toujours bien aises qu’on les regarde, et, après tout, c’était le seul moyen qu’elle eût de le remercier de sa distraction. On en parla, on en fit compliment au comédien, et lui, qui ne manquait pas d’esprit, écrivit une belle épître où il peignait, en grandes phrases de théâtre, la douleur qu’il éprouvait de l’avoir involontairement compromise ; cette douleur était si forte, qu’il ne serait satisfait qu’après l’avoir témoignée lui-même ; il savait combien il était indigne d’une telle faveur, on allait le trouver bien hardi et bien indiscret, mais il était homme d’honneur, on pouvait se fier à lui ; enfin, il lui écrivit toutes les sottises qu’on écrit à une femme quand on veut lui en faire faire une.

— Et cette lettre ?…

— Cette lettre ne fut pas renvoyée comme l’auteur s’y attendait. Il fut reçu lui-même, et si bien reçu, ma foi, qu’il partit de l’île triomphant, et n’ayant guère confié son secret qu’à ses camarades, à Evan, à moi et à sept ou huit officiers de la garnison. Et maintenant que tu m’as remis à toute cette histoire, le nom de la dame me revient. Elle est veuve d’un mari mort ou absent, qui se nomme Fitzborne ou Osborne, avec un petit nom baroque dont je ne me souviens pas. Si c’est un conte, il est aussi connu que la légende de l’île.

La foudre venait de tomber sur la tête de Henri.
............................. ............................. En revenant un soir de l’opéra, je trouvai le billet suivant : « Je pars, et j’ai besoin d’un ami sûr qui veuille me consoler d’un chagrin que je ne lui dirai pas. Veux-tu m’accompagner dans mon voyage ? Je ne sais s’il durera huit jours ou six mois ; mais s’il t’effraie, je veux au moins t’embrasser avant mon départ. » Celui qui m’avait écrit ce billet m’attendait dans ma chambre, où il se promenait avec impatience. C’était, de tous mes compagnons d’enfance, celui que j’aime le plus et qui me plaît le moins. Je l’avais toujours soupçonné de fatuité, défaut qui m’est insupportable ; mais sa fatuité me semblait si ingénieusement arrangée, si douce et si discrète, que je ne savais comment la blâmer. Puis, je dois l’avouer, il me paraissait toujours constamment satisfait, enivré de je ne sais quel bonheur qu’il prenait soin de cacher, et c’était à son bonheur, je crois, et non pas à lui, que j’en voulais. Il faisait de fréquens voyages, partait heureux, revenait heureux ; j’étais fatigué de la prospérité de cet homme.

Il m’aimait, je le savais, et j’avais eu souvent l’occasion d’éprouver son amitié ; il était amoureux, je le savais aussi, quoiqu’il ne m’en eût jamais parlé, et cependant il affectait de ne croire ni à l’amitié ni à l’amour. C’est un travers assez commun de nos jours, mais la raison de son incrédulité avait au moins le mérite d’être singulière. Il disait qu’une femme réellement aimée s’attache à détruire l’amitié dans le cœur où elle est maîtresse, et qu’un ami véritable ne peut supporter la domination d’une femme. L’homme ainsi ballotté finit, disait-il, par s’en tenir à des intimités et à des liaisons. Autrement la vie est impossible. Il me serait difficile de dire s’il parlait sérieusement, car il se faisait un devoir de plaisanter de tout, et d’éviter toute conversation sérieuse. Cependant il était capable de ressentir un grand chagrin. Il avait perdu, il y a quelques années, une personne qui lui était chère. Je lui vis alors une douleur profonde. J’ai tort de dire que je la vis, cette douleur, car il disparut, s’enferma pendant quelque temps, et revint avec l’air de sérénité qui lui était habituel. Quelquefois seulement, à la fin de nos longues soirées, après avoir épuisé tous les sujets, il arrivait que nos esprits prenaient une direction mélancolique. Alors il disait quelques mots de la perte qu’il avait faite, et essuyait une larme. C’était le signal de son départ. Il se levait aussitôt, me serrait la main, et s’éloignait ayant déjà sur les lèvres le sourire qui ne le quitte jamais.

Ce soir-là, il était pâle et paraissait souffrant ; mais il riait encore de tout, selon sa coutume.

— J’ai fait aujourd’hui un grand pas vers le bonheur, me dit-il ; car, ce matin, j’ai vu tomber ma dernière illusion.

— Je t’en félicite ; mais alors tu m’as écrit ton billet avant cet heureux évènement.

— Que veux-tu ? je n’avais pas compris mon bonheur tout de suite ; mais je suis heureux maintenant, heureux à faire peine.

— Ainsi nous ne partons pas ?

— Nous partons, au contraire ; du moins, moi, je pars, et cette nuit même. En vérité, avec mon goût de voyages, je suis tenté de me faire comédien ambulant. Figure-toi le bonheur de voir son nom tracé en grosses lettres à la porte de toutes les villes, et la foule qui se bat devant le théâtre pour saluer le grand homme qu’on attend, et le parterre qui s’enroue à l’applaudir, et les femmes haletantes qui se penchent sur le bord de leurs loges pour mieux l’admirer, sans compter celles qui quêtent un de ses regards, et lui paient en secret tout le bonheur qu’il leur a donné. Et cette heureuse vie recommence de ville en ville, et ce voyage perpétuel est divinement interrompu à chaque pas par des applaudissemens plus enthousiastes et par de plus vives tendresses ! Notre pauvre existence digne et glacée, qu’est-elle près de cette vie du comédien, si chaude, si colorée, si pleine d’émotions ? Vraiment, nous sommes des fous de songer à nous faire siffler comme députés ou comme ministres, quand le bonheur et la gloire se trouvent sur un théâtre bien plus joyeux et tout aussi magnifique.

— Mon cher Henri, lui dis-je, tu es trop gai ce soir, tu as besoin d’un ami. Je ne te laisserai pas seul dans cette crise de jovialité, nous partirons ensemble.

La réserve de Henri ne tint pas jusqu’au milieu de la nuit. En route, il me conta toute son histoire. Nos lanternes éclairaient le chemin, mais l’intérieur de la voiture était sombre. Je ne pouvais donc voir l’expression de sa physionomie ; toutefois, j’en savais assez par sa voix altérée et tremblante, et par les pauses qu’il faisait presque à chaque mot pour se remettre. Enfin, il s’arrêta et garda le silence. Sa douleur, simple et réprimée, m’avait fortement ému. J’étendis ma main, et sous son manteau je cherchai la sienne que je serrai doucement.

Cette marque d’intérêt manqua son effet. C’était un homme trop fier pour supporter la compassion. Sa voix reprit de l’éclat, et il se mit à déclamer contre les femmes.

— Ô stupides gens que nous sommes ! dit-il ensuite. J’ai là une jolie femme dont tout le monde s’occupe, qui m’aime, ou qui me le fait croire, et je veux approfondir ce qu’elle a dans l’ame… Tiens, ami, ces pauvres femmes, ce n’est pas leur faute ; à dix-huit ans on les pousse dans un salon plein d’hommes où, à peine ont-elles fait un pas timide, qu’elles entendent tout le monde dire qu’un de leurs regards suffit pour faire le bonheur d’un amant. Ont-elles livré leur cœur à quelqu’un, tous ceux qui étaient à genoux se relèvent, et se conduisent envers elles avec l’insolence d’esclaves révoltés qui veulent aussi leur part dans la révolution qui s’est faite. Ne faut-il pas nous cacher qu’elles ne nous aiment plus, de peur d’exciter notre humeur venimeuse ? Pour un honnête homme qu’elles trouvent par hasard sur leur chemin, n’ont-elles pas eu à souffrir toutes les persécutions des vanités haineuses que, sans le vouloir, elles ont blessées, la colère implacable de ceux qui, dressés, comme des coqs, sur leur mince mérite, se croient faits pour inspirer d’éternelles passions, sans compter les fats qui les affichent, parce qu’elles les ont repoussés ? Le moyen que ces pauvres créatures soient franches et probes avec nous, et devons-nous être surpris quand elles nous trompent ?

Le mouvement de la voiture, la nuit, la chaleur, m’endormirent. Je ne m’éveillai qu’en sentant le froid du matin. Dès que Henri vit que j’ouvrais les yeux, il me dit : « Charles, croyez-vous que cela soit possible ? — Dites-moi donc que cela ne se peut pas ! » Mon pauvre ami avait passé toute la nuit avec cette pensée, et il épiait mon réveil pour que je lui fisse l’aumône d’un mot consolant. Il me demanda ensuite un cigare qu’il alluma, en chantant, à la pipe du postillon. C’était la première fois que je le voyais fumer, et que je l’entendais chanter, deux choses dont il s’acquitta fort mal.

Il avait des amis sur toute la route. À chaque relais un vieil homme, une bonne femme, venaient familièrement s’entretenir avec Henri et lui souhaiter un bon voyage. Cette voiture était si connue, elle avait passé déjà si fréquemment. Les postillons, qui savaient ses goûts, allaient leur plus grand train de poste, tandis que Henri s’accrochait, au contraire, à tous les petits épisodes de son voyage, et tâchait de les prolonger, car il commençait à craindre d’arriver au terme.

À Cherbourg, nous nous embarquâmes. Quelques heures après nous étions à Guernesey. Henri fit aussitôt appeler la vieille servante indienne, qui faillit tomber à la renverse en apprenant son arrivée subite. La pauvre femme fut si frappée de la pâleur et de l’abattement de ses traits, qu’elle n’osa lui demander la cause d’un si prompt retour. Elle lui apprit que Thécla était malade, et qu’on l’avait saignée ce jour même. Henri ne savait plus à quoi se résoudre. Il était venu pour conter naïvement à Thécla toutes ses douleurs, et la faire juge elle-même dans sa propre cause ; mais il ne s’attendait pas à la trouver malade et souffrante, et il voulait repartir sans l’avoir vue. Il était trop tard. Thécla savait déjà l’arrivée de Henri. Ne concevant rien à ce retour, elle prévoyait les évènemens les plus sinistres, et la vieille servante venait supplier Henri de se rendre près d’elle, tandis que la famille était à la promenade dans une autre partie de l’île. Comme Henri hésitait, un second messager arriva, avec un billet de Thécla, qui lui annonçait qu’elle allait s’arracher de son lit et venir à lui, à tout risque, s’il ne se hâtait d’accourir.

Henri partit éperdu, pâle, la tête baissée, la voix tremblante, comme un coupable qu’on traîne sur la sellette. Il trouva Thécla déjà hors de son lit, couverte d’un long peignoir blanc qu’elle s’était hâtée de prendre, ses beaux cheveux bruns en désordre sur son front. Henri pouvait à peine se soutenir en entrant dans cette chambre.

— Mon Dieu ! lui dit-elle, que vous ai-je donc fait, Henri ? Êtes-vous donc venu ici pour me tuer, vous qui êtes si bon !

— Hélas ! lui répondit Henri, n’osant pas la regarder, hélas ! ne le savez-vous pas ce que vous m’avez fait, Thécla ?

— Je ne sais rien, dit-elle, rien, sinon que je vous aime, et que je n’ai pas cessé un moment de songer à vous.

Henri leva enfin les yeux vers elle. Les regards de Thécla étaient douloureux, mais calmes. Il fallait cependant bien s’expliquer.

— Thécla, lui dit-il, pardonnez. Je vais sans doute vous faire une mortelle injure, perdre un cœur qui m’était peut-être dévoué ; mais mon excuse est dans ma peine. Depuis huit jours, je n’existe pas, je suis rayé de la liste des vivans ; et Dieu m’est témoin que, dans mon malheur, je ne vous ai pas accusée sincèrement, que je ne vous ai pas maudite une minute. Je me suis dit que peut-être ma passion n’avait pas été assez grande pour mériter la vôtre, et qu’il fallait une ame plus haute et plus brûlante que la mienne pour se faire comprendre de vous. Je me suis dit aussi que vous ne me tromperiez pas ; que si vous aviez cessé de m’aimer, vous me le diriez, quand je viendrais vous supplier, au nom de vos enfans et de votre mère, de me faire connaître, si terrible qu’elle soit, cette vérité que je me sens la force d’écouter. Dédaignez de m’abuser, Thécla, et vous aurez fait la plus noble action que jamais une femme ait faite, et je vous adorerai encore, et je vous honorerai comme une sainte. Thécla, vous êtes faite pour comprendre quel grand et noble rôle je vous offre là ; voyez-vous, il ne faut pas dédaigner une amitié dévouée, éternelle et sincère comme celle que je mets à vos pieds. Si vous avez changé, eh bien ! c’est ce qu’ont fait tant d’autres femmes ; c’est ce qui peut s’oublier et se pardonner un jour, quand ma douleur sera usée. Mais méprisez la misérable routine du monde, ne me trompez pas, traitez-moi en homme, mettez le feu sur ma plaie, c’est le seul moyen qu’elle guérisse. Soyez généreuse, Thécla ; sois généreuse, je te le demande à genoux.

Tandis que Henri parlait, la pâleur de Thécla avait toujours augmenté ; elle ressemblait en ce moment à une statue d’albâtre. — Et c’est vous qui m’accusez, Henri ! Je ne vous reproche pas le sacrifice de ma vie, que je vous avais fait. Non, je sais que j’ai reçu de vous bien plus que je ne puis vous donner ; mais ne me faites-vous pas mourir avec vos horribles soupçons ? Savez-vous bien, Henri, que vous, vous seul dans l’univers, vous n’avez pas le droit de m’accuser ? Sans l’amour que j’ai pour vous et que nous avions cru cacher, je n’aurais que des vengeurs et des amis dans le monde. Maintenant, qu’ils savent que mon cœur ne sera jamais à aucun d’eux, et qu’ils voient combien je les dédaigne, l’indulgence qu’ils avaient pour moi s’est changée en haine et en amertume ; il n’est pas une de mes pensées qu’on ne travestisse ; je ne fais pas une démarche qu’on ne m’attribue une intention coupable ; c’est sur moi que s’exerce la calomnie de tous les désœuvrés ; c’est contre moi que se dirige tout le fiel des méchans ; mes amis passés eux-mêmes sont mes persécuteurs aujourd’hui. Ils excusaient toutes mes actions ; ils les enveniment toutes. Mais ne croyez pas que je souffre de la situation que vous m’avez faite. Non, j’étais trop bien dédommagée par votre amour et les momens de bonheur que vous veniez si généreusement me donner… Non, vous ne m’avez pas causé de tourmens. Ce n’est pas quand on plane dans les airs qu’on se sent les pieds blessés par les reptiles ou déchirés par les ronces ; mais une fois tombée de si haut, oh ! c’est alors que je ressentirai toutes mes meurtrissures, et tout le mal qu’on m’a fait… Henri, dites-le-moi, est-ce donc là votre dessein ? Parlez donc, Henri, quel malheur ai-je attiré sur vous, que je vous retrouve si sombre et si terrible ?

— Que vous dirai-je ? Ils vous ont cruellement traitée, et si vous êtes coupable seulement de légèreté, votre punition est grande. — Et il se mit à lui répéter d’une voix altérée, mais de point en point, sans omettre la plus petite circonstance, tout ce qu’il avait entendu dire. À chaque parole de Henri, elle éclatait en sanglots.

Henri lui prit enfin la main. — Au nom du ciel, Thécla, lui dit-il, n’avez-vous rien à me dire ?

— Que voulez-vous ? Henri, je me suis trop fiée à eux, j’ai été trop simple, trop bonne. J’ai cru qu’une jeune femme pouvait se montrer sans déguisement, laisser éclater son enthousiasme pour tout ce qui est bien et beau, sans qu’on l’accuse d’avoir au fond du cœur de sales et impures pensées ; oui, j’ai regardé cet homme avec l’intérêt que je trouve à lire une tragédie de Shakspeare ; s’il m’a regardée, lui, je ne l’ai pas vu, car il était pour moi un tableau ou un livre. Sa lettre ne m’a pas étonnée, je l’ai lue ; de vous elle aurait paru inconvenante, mais de lui, je devais l’excuser. J’eusse préféré sans doute qu’il m’eût envoyé la copie du monologue de Hamlet ou de la plainte de Roméo dans le tombeau des Capulets, cela eût mieux valu que son style. Il me montrait sa douleur au sujet de je ne sais quels bruits qui couraient, sans doute, entre ses amis du théâtre, ce qui ne pouvait me toucher ; il me plaignait de me voir atteinte d’une blessure qu’en vérité je n’avais pas ressentie ; cependant son chagrin me parut sincère, et il voulait lui-même me l’exprimer. Je craignis que mon refus ne parut un dédain, et je le laissai venir se présenter quelques momens dans ma famille qui l’examina avec curiosité. C’est là tout mon crime, et j’avoue que je ne le croyais pas assez noir pour le cacher ; car hier, quand le mal dont je souffre m’a atteinte, j’étais occupée à vous le faire connaître. »

À ces mots, elle prit sur sa table un papier cacheté à l’adresse de Henri, qu’elle lui donna à lire. Il renfermait la lettre du comédien, et un récit fort gai de toute cette aventure.

En lisant la lettre qui avait été adressée à Thécla, Henri, déjà guéri de ses soupçons, reçut cependant une impression fort triste. Ce ne fut pas le singulier jargon de l’auteur de cette lettre qui le blessa ; mais en sollicitant la faveur d’être admis près de Thécla, il la priait d’être aussi bonne qu’elle était gracieuse et belle, et il s’accusait d’être bien audacieux en demandant cette grâce. — Il faut, se disait Henri, que ses ennemis l’aient bien cruellement calomniée, pour qu’on ait osé lui écrire une pareille lettre. — Cette lettre, il la lui rendit en la regardant en silence ; ce fut le seul reproche qu’il lui adressa. Thécla lut dans les yeux de Henri tout ce qui se passait dans son ame, et fondit en larmes. Les femmes réparent tout avec cela.

— Tout est effacé, lui dit Henri. Je vivrai toujours pour toi. J’aurais bravé des dangers pour conserver ton amour ; je ferai plus, je braverai le ridicule. Tu verras que je suis un homme de cœur, et que j’ai tous les genres de courage. Je n’ai pas peur des sarcasmes, et je consens à passer pour dupe aux yeux du monde. Nous n’avions pas pu leur dérober notre bonheur, il avait éclaté, dis-tu, eh bien ! il va rester encore entre nous seuls. On croira que nous nous trompons tous les deux, et nous serons sincères ; on rira de pitié en me voyant accourir de si loin pour adorer la maîtresse d’un autre, la femme qu’on donne au premier étranger qui tombe sur ce rivage, et cette femme sera à moi, à moi seul ; je ne répondrai rien aux huées dont ils me poursuivront, j’aurai l’intrépidité de me taire, je serai assez brave pour ne pas les tuer et pour retenir ma colère ; allons, ne pleure plus, je t’aiderai à supporter tous les chagrins qu’ils te causent… Hélas ! n’as-tu pas assez souffert déjà, pauvre femme, et n’as-tu pas été bien affreusement châtiée de l’amour que tu me gardes !

Henri était depuis quelques momens aux pieds de Thécla qui riait et pleurait à la fois de bonheur et de joie, quand la vieille Baby vint les séparer. C’était l’heure où rentrait la famille, et la famille était ponctuelle.

Pendant deux jours, Henri retrouva son bonheur d’autrefois. Thécla avait repris toute sa gaîté, ils partaient chaque jour ensemble, bien mystérieusement, ils le croyaient du moins, pour faire leurs promenades habituelles dans les parties les plus solitaires de l’île. Le troisième jour, Henri revint déjà soucieux.

Depuis qu’une si grande lumière avait pénétré dans leur liaison, elle avait perdu un peu de son charme. Henri se sentait quelquefois assailli d’idées si tristes, qu’il avait éprouvé le besoin de se lier avec des officiers anglais et des dames de Guernesey, pour se distraire, lorsqu’il était forcé d’être loin de Thécla. Peut-être était-ce le besoin de se tourmenter et d’entendre ce qu’on disait d’elle ? Personne ne lui parlait de Thécla, et cette réserve seule indiquait combien on était instruit de leur liaison, mais on prenait des voies détournées pour lui glisser un sarcasme, et les femmes, plus hardies parce qu’elles risquent moins, faisaient quelquefois allusion à son aventure. Une des plus spirituelles qui avait long-temps vécu à Londres, le harcelait sans cesse. C’était une vieille femme qui brillait surtout par les paradoxes. Un jour, elle entreprit de prouver que plus un homme montrait d’élévation et de dévouement auprès d’une femme, plus il avait de chances pour être trompé par elle. Henri eut beau lui répondre qu’il était facile de voir qu’elle ne mettait plus rien au jeu, elle soutint hardiment son dire, et quand il lui répondit que, pour lui, il ne croirait jamais être trompé par une femme dont il verrait couler les larmes, la maligne vieille lui dit : « Sachez, mon enfant, qu’il est des femmes qui trompent tous les jours leur amant, et qui se tueraient de désespoir, si elles étaient découvertes. Quant aux larmes qui sont pour vous un signe infaillible, j’ai connu dans ma vie beaucoup de charmantes créatures qui, en ces occasions-là, pleuraient tout naturellement beaucoup plus qu’elles n’avaient de chagrin. »

Henri, troublé par toutes ces suggestions, revenait alors près de moi, et s’épanchait librement. Je le trouvais injuste. Il en était venu même à faire un crime à Thécla de sa facilité et de sa résolution à courir des dangers pour lui. Que les femmes y prennent garde, tout ce qu’elles font tourne plus tard contre elles. Il n’est que trop vrai, les meilleures natures s’y prennent, et au lieu de tomber avec reconnaissance à leurs pieds, l’homme qu’elles ont amené près d’elles au péril de leur vie et de leur réputation, les soupçonne de pouvoir en faire autant pour d’autres. Tous ces soupçons, Henri les disait tout naturellement à Thécla, qui, dans sa divine bonté, s’efforçait de panser ses blessures.

Quelquefois, par une étrange contradiction, il se faisait un reproche de la tourmenter, en disant qu’elle ne pouvait aimer avec passion, et qu’il exigeait l’impossible. Il me parlait alors de la manière dont elle lui avait apparu au sortir du bâtiment qui l’avait apportée sur la côte de Luc, du calme qu’elle opposait à la tempête, et il se rappelait qu’après cette nuit orageuse, où elle avait été en butte à tous les ouragans, et à deux doigts de la mort, elle ne songeait qu’à l’arrangement de sa belle chevelure. « C’était là, me disait Henri d’un air de dépit, tout le dommage qu’elle redoutait du vent furieux qui avait menacé de l’engloutir. En la voyant livrée à cet unique souci, ajoutait-il, je pensais qu’elle devait prendre en pitié toutes les exagérations d’un esprit ardent, et qu’elle repousserait toute passion qui pourrait ternir la fraîcheur de ses joues et l’éclat de ses beaux yeux si doux et si tranquilles. »

Je ne saurais peindre tous les tourmens qu’il endurait. Il s’était cuirassé contre ceux qui parleraient d’elle avec légèreté, mais il n’avait pas pensé à ceux qui lui parleraient légèrement à elle-même. Comme il se trouvait alors quelquefois près de Thécla en présence d’autres personnes, il lui arrivait de voir un officier s’approcher d’elle avec une sorte de familiarité qu’il ne pouvait s’empêcher de trouver impertinente. C’était alors qu’il sentait toutes les difficultés de sa position. Thécla voyait qu’il avait peine à ne pas éclater, et ses regards lui demandaient grâce pour elle et pour cet homme. Thécla eût voulu vivre dans l’isolement, et s’enfermer avec Henri dans une solitude, tant elle se sentait tourmentée des peines de son ami ; mais sa beauté, et la curiosité que faisait naître la passion violente qu’elle avait inspirée, attiraient encore plus les regards, et augmentaient les tortures de Henri.

Souvent il me disait avec orgueil qu’il était le seul homme qui la connût, et qu’il ne changerait pas son sort contre celui de l’amant le plus envié ; et puis, tout à coup, un affreux soupçon le remplissait d’amertume. Il avait cru lire dans les yeux de Thécla ce qu’il craignait tant de savoir. Que de chagrins il dévora sans me les dire, tant il avait honte lui-même de ce qu’il éprouvait ! Jamais il ne l’avait tant aimée ; la crainte de la perdre avait doublé son amour, et tant qu’il la voyait, tant qu’il était près d’elle, il lui prodiguait les marques les plus vives de sa tendresse et de son respect ; mais la moindre circonstance agitait son esprit malade. Un jour qu’elle avait retiré ses mains qu’il voulait baiser, il imagina que la conscience de Thécla lui disait qu’elle n’en était pas digne. Il avait beau se débattre, il revenait toujours à ces flétrissantes pensées. L’indulgence, la bonté inouie, et surtout la tendresse de Thécla lui faisaient pardonner tous les travers de Henri, mais elle n’était plus heureuse. Elle lui disait avec sa douceur infinie, qu’elle avait éprouvé trop de souffrances rien qu’à la pensée de perdre un amour comme le sien, et qu’elle voulait vivre désormais comme un avare qui ne dort ni jour ni nuit pour veiller à son trésor ; mais il y avait dans le caractère de Thécla quelque chose de gai et d’enfantin qui s’opposait à la réflexion, et, sans le vouloir, elle alarmait à chaque instant la susceptibilité de Henri, qui était devenue si sensible.

Il est vrai qu’il était impossible de prévoir les mouvemens auxquels il allait s’abandonner. C’est ainsi qu’un soir, se rendant près d’elle, il vit passer sur un beau cheval gris un officier du régiment anglais, qui traversait la ville d’un air leste et triomphant, en tenant à la main une branche de roses fraîches. En arrivant, il conta, malgré lui, cette rencontre à Thécla, et involontairement il regardait autour de lui dans la chambre, pour s’assurer que la branche de roses ne s’y trouvait pas. Thécla s’aperçut de sa perplexité, et se dit en soupirant qu’il était incorrigible.

Que vous dirai-je ? Henri alla si loin, qu’il n’osa même plus avouer à Thécla les tourmens qui l’obsédaient ; car toute bonne et clémente qu’elle était, elle ne lui eût pas pardonné tant d’injures. Un de ses enfans tomba malade, et elle se vit forcée de passer tout un jour sans voir Henri. Elle l’avertit par un billet simple, dont chaque mot peignait les alarmes d’une mère. Henri les partagea d’abord, car son amour se reportait sur tout ce qui tenait à elle ; mais le soir il se promena avec inquiétude, comme agité par une pensée pénible ; il ne pouvait tenir en place ; enfin il sortit, et revint bientôt le front couvert d’une rougeur coupable. Le malheureux avait soupçonné la pauvre mère, il s’était rendu à cheval sous la fenêtre de sa maison, afin de pouvoir plonger ses regards dans sa chambre, et il l’avait vue courbée, les yeux pleins de larmes, sur le lit de son enfant qu’elle veillait avec tendresse !

Peu à peu cependant Henri revint à de meilleures pensées ; comme on se lasse de tout, on se fatigua de le rendre malheureux par de méchans propos, et quand ses oreilles cessèrent d’être déchirées par la calomnie, il revint à son caractère, qui était confiant et bon. Il demanda pardon à Thécla, s’humilia à ses genoux, et la supplia de le prendre en pitié en faveur de l’amour ardent qu’il lui portait. Thécla lui pardonnait toujours sans espoir d’amendement ; mais cette fois il mérita sa grâce.

Jamais il ne l’avait aimée autant que lorsqu’ils se quittèrent ; Thécla était folle de douleur. Je crus qu’elle ne laisserait jamais partir Henri. Le vent nous retint en vue de Guernesey jusqu’à l’entrée de la nuit, et tout le soir nous vîmes Thécla, sur un rocher de la côte, qui, dans une attitude immobile, attendait notre dernier adieu.

Des affaires pressantes m’éloignèrent pendant un mois de Henri. Quand je le revis, je le trouvai dans sa chambre sur un divan, et riant comme un fou. Il tenait à la main un livre et une lettre. — « Tu viens à propos, me dit-il ; figure-toi que je n’avais pas encore lu ce roman de George Sand, et, en vérité, j’ai eu grand tort, car il vient de finir tous mes tourmens. Homme ou femme, je le bénis, il a été aujourd’hui ma bonne fée ou mon bon génie. Lis ; voici ce que m’écrivait Thécla au moment le plus pathétique de nos amours. » Et il me lut quelques passages d’une lettre qui se retrouvaient fidèlement dans le roman épistolaire qu’il tenait à la main.

— Comment, tu ne ris pas ? me dit-il. Mais c’est un trait de femme qui fera rire Dieu lui-même dans sa gloire, quand il nous jugera tous le jour de la résurrection.

— Tu as mis maintenant toute ta vanité à être dupe, lui dis-je. Le trait n’est pas nouveau, et, le fût-il, ce qui arrive ne prouverait rien contre Thécla ; peut-être aurais-tu le droit de douter de son style, mais non pas de sa vertu.

Henri riait toujours en comparant son livre et ses lettres ; et moi, voyant cet excessif accès de gaîté, je conçus une si vive alarme qu’en sortant, je priai la vieille gouvernante de me confier la boîte de pistolets de son maître, dont, lui dis-je, j’avais besoin pour quelque temps.


A. Loève-Veimars.