Souvenirs de la vie militaire en Afrique/06

La bibliothèque libre.
Souvenirs de la vie militaire en Afrique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 474-507).
◄  V
VII  ►

LA


VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.




EPISODES ET SCENES D'UNE COURSE DANS LA PROVINCE D'ORAN.




Le timonier venait de piquer trois heures à bord du Charlemagne, qui filait ses dix noeuds, par une belle nuit du mois de novembre 1846, en traçant sur la mer unie comme une glace son sillage de feu, lorsque le matelot placé en vigie au bossoir signala le phare d’Oran. Aussitôt chacun de monter sur le pont, heureux de voir approcher le moment où il pourrait quitter et la prison flottante et l’excellent capitaine Arnaud. — Tant que le monde sera monde, l’officier habitué à la terre préférera son cheval et un plancher solide aux bonds capricieux d’un vaisseau.

Deux heures plus tard, nous entrions dans la baie de Merz-el-Kebir, que le soleil éclairait de son premier rayon. En congé depuis plusieurs mois, nous revoyions tous avec joie ces collines et ces montagnes, ces horizons bien connus, pour nous si remplis de souvenirs ; mais aussi quel spectacle magique ! Pas un souffle dans l’air ; l’ombre abandonnait peu à peu les montagnes. D’abord s’offraient au regard les maisons de Merz-el-Kebir, attachées aux murailles de la vieille forteresse espagnole, puis les tours démantelées de Saint-Michel et la ligne de montagnes qui, sur l’espace d’une lieue, côtoie la baie, séparant le port de la ville d’Oran ; enfin le fort de Saint-Grégoire, fièrement campé à mi-côte sur la droite, au pied de Santa-Cruz, nid d’aigle bâti au sommet d’une crête aride, dominant la ville et les campagnes. Sous le feu des batteries de Saint-Grégoire, les maisons de la ville serpentent aux flancs de la colline, et viennent s’arrêter aux murailles du Château-Neuf, vaste construction élevée en face de Saint-Grégoire par les soldats de Philippe V. À l’est, sur cette ligne de falaises au pied desquelles se brise la mer, le regard découvre la mosquée, demeure des chasseurs d’Afrique, bâtie de leurs mains il y a dix ans ; plus loin, sur le rivage opposé à Merz-el-Kebir, les pentes dénudées de la montagne des Lions, et, à l’horizon, les roches du cap de Fer. Sur toutes ces collines, sur toutes ces montagnes, pas un arbrisseau. À l’entrée du ravin d’Oran, on apercevait cependant un peu de verdure que l’angle de la montagne de Santa-Cruz laissait entrevoir à peine. Un frais village aux maisons blanchies se détachait aussi du milieu des jardins, au pied de la montagne des Lions, sur le bord de la mer, et une molle vapeur adoucissait les contours aigus de ces terres dont la brise nous apportait les parfums.

Appuyés avec nos compagnons de route sur le bastingage, nous contemplions ce panorama enchanteur. Les cris des Maltais se disputant les bagages des passagers nous rappelèrent bientôt à la réalité, mais, fort heureusement, nous n’avions pas à nous préoccuper des ennuis d’un débarquement ; le canot du commandant du port venait d’accoster le Charlemagne pour se mettre aux ordres du gouverneur militaire de la province, que l’on croyait à bord. Officiers d’ordonnance du général de Lamoricière, qui était passé par Alger afin de recevoir les instructions du maréchal Bugeaud, nous profitâmes de son canot, et quelques coups d’aviron suffirent aux vigoureux matelots qui le montaient pour nous faire aborder.

Une heure et demie sépare Merz-et-Kebir d’Oran ; au temps des Espagnols et durant les premières années de notre occupation, on suivait, pour se rendre à la ville, un sentier étroit qui, montant par des pentes constantes, traversait le fort Saint-Grégoire à quatre cents pieds au-dessus des maisons d’Oran. À chaque moment, que le cheval bronchât, que la mule buttât, et l’on courait risque d’être précipité dans la mer : tous ces dangers n’existent plus maintenant. Les soldats de la garnison d’Oran, quittant le fusil au retour d’une expédition, prirent la pelle et la pioche, et, sous la direction des officiers du génie, ils taillèrent dans le flanc de la montagne, une route large et commode où notre char-à-bancs, sans s’inquiéter des bourriquots et des piétons ; luttait de vitesse avec cent carrioles accourues pour transporter les nombreux passagers au coup de canon qui avait signalé le courrier de France. Les deux criquets, que leur maigreur rendait plus rapides encore, nous eurent bientôt amenés au Château-Neuf. C’était là que nous devions attendre le général de Lamoricière. L’usage veut que l’on choisisse un domicile, que l’on dise : « J’habite là. » Le général s’était informé à l’usage, et il avait pris pour logement le Château-Neuf ; mais celui qui eût voulu savoir en quel endroit, depuis six ans, il avait passé ses nuits aurait dû courir tous les bivouacs de la province.


I

La paix, troublée par la grande révolte de 1845, était alors complètement rétablie. Les tribus avaient de nouveau demandé merci, et une femme, selon le dicton du pays, aurait pu traverser cette province d’Oran, si rude à l’obéissance, une couronne d’or sur la tête, sans qu’un seul Arabe eût osé y porter la main. L’oeuvre de guerre accomplie, un commandement vigilant et ferme maintenant la tranquillité, toutes les pensées se tournaient vers la colonisation. Ministres, généraux, députés, tous ne rêvaient que colonisation, grande ou petite, militaire ou civile, à l’aide des compagnies ou par les soins de l’état. Bref, les systèmes marchaient leur train ; mais, à Oran, la colonisation par l’industrie privée était en honneur, et, dès que le général de Lamoricière fut de retour d’Alger, il donna tous ses soins aux concessions et aux concessionnaires.

L’on ne sait pas, en France, quelle était et quelle est encore, bien que leur position ne soit plus aussi considérable, la situation d’un officier-général commandant une province d’Afrique : c’est une seconde Providence. Maître absolu du pays arabe, sa volonté commande ; tout cède devant un de ses ordres ; son autorité ou son influence sur les Européens n’est pas moins grande : dans beaucoup de cas, sa décision a force de loi, sa recommandation est toujours puissante, et sur lui reposent la paix et la sécurité qui, seules, peuvent assurer la fortune des gens venus pour tenter le sort sur une terre nouvelle. Aussi le commandant d’une province ne doit-il pas seulement s’occuper de ses troupes et de la guerre : toute amélioration, tout projet utile est l’objet de son examen ; sans cesse, le premier, il provoque les mesures qu’il croit efficaces pour la prospérité du pays. À la fois homme de guerre et d’étude, accessible à tous, ses heures se passent dans le travail, et il ne quitte la table du conseil que pour monter à cheval et s’assurer par lui-même de l’état des choses, soit qu’il parcoure le pays arabe et s’entretienne avec les officiers chargés du commandement, soit qu’il reçoive les plaintes des chefs indigènes, ou visite et encourage les colons dans leurs travaux.

Le général de Lamoricière se proposait de parcourir ainsi toute la province d’Oran, dès qu’il aurait expédié les affaires les plus urgentes. Traversant d’abord la plaine du Sig et le village nouveau que l’on disait en souffrance, il voulait aller à Mascara, de là à Mostaganem, et revenir à Oran en longeant la mer par Arzeuw, les Salines et les villages prussiens de la montagne des Lions. Plus tard, dans une seconde course, il devait visiter tout l’ouest de la province ; mais, en attendant que l’heure du départ fût venue, nos journées se passaient au Château-Neuf, dans l’activité et le travail.

Appelé par les Arabes le Fort-Rouge ou Bordj-el-Hamdur, le Château-Neuf a la forme d’un vaste triangle dont la base regarde la mer au nord ; le côté de l’est domine la campagne, et celui de l’ouest la ville. Dans cette enceinte immense, bâtimens, magasins, casernes, ont été élevés, soit par nous, soit par les Espagnols, et là comme dans tous les lieux où ils ont formé des établissemens, ces derniers ont laissé des traces pleines de grandeur. À l’extrémité de la pointe la plus élevée du triangle se trouve le Bordj-el-Hameur proprement dit, l’ancienne résidence des beys, la demeure du général. On arrive, après avoir gravi une pente assez raide et passé une porte voûtée, dans une cour étroite, ombragée par des mûriers. Au fond de la cour, une galerie à arceaux mauresques précède une grande salle que les beys, après s’être emparés de la ville, avaient fait élever. Sous les arcades, à droite, une porte basse s’ouvrait sur un petit jardin abrité des vents d’ouest par une muraille à châssis. Là, de belles fleurs, des plantes grimpantes embaumaient le kiosque où les pachas venaient prendre leur repos en contemplant la ville entière qui se déroulait à leurs pieds, au milieu des ondulations du terrain. Du même côté que la petite porte du jardin, une treille aux grandes vignes s’appuyait à un bâtiment élevé d’un étage, dont la cour intérieure, entourée d’arcades supportant une étroite galerie, rappelait les anciens cloîtres. C’était là que se trouvaient les bureaux de l’état-major et le logement des officiers d’ordonnance du général, qui pouvaient, dans leurs rares momens de loisir, se promener sur une vaste terrasse voûtée dont le rez-de-chaussée servait de caserne. De cette terrasse, on découvrait les rivages de la baie, les cavernes servant de magasins à la douane, Merz-el-Kebir et la grande mer. Mélange du caractère arabe et espagnol, cette demeure portait le cachet des deux races, et l’activité française qui y régnait lui donnait encore un aspect nouveau. Le temps ne se perdait guère en effet au Bordj-el-Hameur ; le général prêchait d’exemple, et la nuit était souvent bien avancée quand l’heure du repos sonnait pour lui.

De service à tour de rôle, nous recevions, — le nombre en était grand, — ceux qui venaient pour parler au général, et que, faute de temps, il lui était impossible d’écouter. Chacun s’occupait ensuite du travail dont il était chargé ; le plus maladroit, — c’était moi, — écrivait d’ordinaire sous la dictée. Le matin, M. de Lamoricière donnait ses ordres, puis l’on se retrouvait à l’heure du déjeuner, où presque toujours prenaient place quelques-uns de ceux que les affaires de service avaient amenés au Château-Neuf, car l’hospitalité était grande, et le soir comme le matin la table du général était toujours prête à recevoir les hôtes que la fortune lui envoyait. Le déjeuner fini, on passait dans l’immense pièce mauresque aux arceaux de marbre sculptés, et, tout en fumant un cigare sans fin, le général s’entretenait avec les chefs de corps qui avaient à lui parler. Le chef d’état-major. M. le colonel de Martinprey, arrivait ensuite avec toutes ses signatures. Nul n’était plus respecté dans l’armée que le colonel de Martinprey. Sa loyauté, son courage, sa bonté bienveillante, pleine de fermeté, lui avaient attiré l’affection de tous. On aimait à entendre sa parole grave, toujours écoutée avec déférence. C’était une de ces grandes figures qui rappellent les guerriers du temps passé. Le travail de l’état-major fini, le général étudiait les questions, écrivait ou discutait les projets, montait parfois à cheval quelques instans, et, le soir venu, quand n’étant pas de service, on se croyait libre de prendre sa volée, bien des fois il nous arrivait d’être retenus pour achever un mémoire ou un projet en train, et de ne regagner notre chambre qu’au milieu de la nuit.

Telle était la vie qui s’appelait le repos d’Oran ; mais aussi, grace à cette activité incessante, à la promptitude et à la rapidité de son intelligence, le général de Lamoricière, dont la ligne de conduite à cette époque était clairement tracée par des devoirs bien définis, exécutait ou préparait d’utiles projets, cherchant partout les avis ou les conseils, et souffrant qu’on lui dît et qu’on lui prouvât qu’il avait tort, lorsque son esprit hardi se laissait aller à l’un de ces brillans paradoxes qu’il aimait parfois à soutenir. Nous vivions tous dans l’accord le plus intime. Les compagnons les plus anciens, les plus éprouvés du général, tels que le commandant d’Illiers et Bentzmann, le capitaine philosophe, étaient les premiers à partager nos passe-temps : le capitaine Bentzmann lui-même nous permettait de railler son étude de prédilection, l’économie politique, et les graves méditations qui l’entraînaient parfois au milieu des nuages. Ainsi les heures passaient rapides, et pourtant l’on soupirait en songeant à cette paix monotone qui menaçait de se prolonger éternellement. Les causeries et les travaux du Château-Neuf nous plaisaient sans doute, mais nous aurions préféré courir les champs en pays inconnu et bivouaquer au milieu des coups de fusil. C’était aussi l’avis de deux officiers indigènes, de deux Douairs attachés à la personne du général : l’un, Caddour-Myloud, vrai renard, savait mieux que pas un tondre la laine arabe, ou, comme dit le proverbe, pêcher en eau trouble ; mais sa finesse, son intelligence, sa connaissance des choses et des hommes, les services nombreux qu’il m’ait rendus et qu’il rendait encore, faisaient fermer les yeux sur bien des méfaits ; — l’autre, lsmaël-ould-Caddi, était l’un des plus braves d’entre les Douairs. Neveu de ce Mustapha-ben-lsmaël que sa valeur nous fit nommer général, et dont le renom est venu jusqu’en France, on retrouvait en lui le cavalier maure, tel que les conteurs espagnols se sont plu à nous représenter ces Abencérages de Grenade, qui couraient si vaillamment au danger. L’un par amour de la poudre, l’autre par l’instinct de l’homme de proie, désiraient donc, ainsi, que nous, le bruit et les combats. Enfin, dans le courant de décembre 1846, ordre fut donné de se tenir prêt à partir ; mais ce n’était point pour une expédition bien périlleuse. Le général nous traitait un peu comme ces enfans à qui l’on donne un osselet pour distraire leur caprice : il allait nous faire parcourir, en nous promenant, ces terrains où nous, ne devions rencontrer, air lieu de tribus rebelles à combattre, que des Arabes amis, accourus pour saluer le chef de la province.

Notre petite troupe eut bientôt terminé ses préparatifs de départ. Sur l’invitation du général, un compagnon se joignit à nous : c’était M. de Laussat, venu pour rendre visite à son gendre, concessionnaire de la belle terre d’Akbeil, à dix lieues d’Oran. Nous aimions tous son esprit enjoué et sérieux, sa bienveillance pleine de délicatesse ; aussi nos mains serrèrent la sienne avec joie, lorsque, fidèle au rendez-vous, il vint, à huit heures précises du matin, dans la cour du Château-Neuf. Un cheval bai, le seul qu’il eût pu se procurer en toute hâte, lui servait de monture ; mais sa peau transparente, sa maigreur qui criait famine, firent, séance tenante et au milieu des rires, décerner à la pauvre bête le surnom d’Apocalypse. Malgré, le mauvais temps dont nous étions menacés, la mélancolie, on le voit, n’était guère notre fait, lorsque nous prîmes la route de Mascara.

Le général Alava, ancien ambassadeur d’Espagne à Paris, visitant Centa dans sa jeunesse, voulut monter sur le rempart de cette ville pour examiner la campagne ; un vieil officier le retint, lui fit élever son chapeau au bout de son fusil, et aussitôt un coup de fusil ; partit des broussailles extérieures. « Souvenez-vous qu’ici, dit l’officier, toutes les fois qu’un Castillan se montre, il se trouve un Arabe pour l’ajuster. » Ce fut, pendant dix années, l’histoire des Français à Oran. À peine si le canon des remparts faisait respecter les Douairs et les Zmélas, qui, dès les premières années de notre occupation, étaient venus à nous. L’escorte du général était choisie dans ces tribus fameuses, et les plus illustres d’entre nos alliés avaient tenu à honneur d’accompagner le bou-haraoua (littéralement le père du bâton) tant qu’il marcherait sur leur territoire. C’était Mohammed-ould-Caddour, l’homme de fer au regard de feu ; toujours le premier quand parlait la poudre, son, bras frappait, sans jamais se lasser, à la voix qui le commandait ; car il ne fallait pas lui demander de comprendre ; comment, sans cela, aurait-il mérité le surnom de Caddour-le-Bête, qui servait à le faire reconnaître, tout aussi bien que celui de Caddour-le-Brave, dont il était également digne ? Venaient ensuite Adda-ould-Athman, le cavalier de la matinée noire, El-Arbi-ben-Yusef, la tête du goum ; mais le mieux reçu par le général, le plus entouré de respect par les Arabes, c’était un enfant, le fils de ce brave général Mustapha, qu’une balle kabyle avait frappé dans le bois des Flittas. Partout, sur notre route, nous devions rencontrer des souvenirs de la tribu des Douairs et aussi du noble général dont le fils marchait avec nous.

Au moment de notre départ, un vent violent d’ouest balayait les nuages. Dès que nous eûmes franchi la première lieue, nos regards ne rencontrèrent plus au loin que des terrains dénudés, depuis le fort Sainte-Croix et les crêtes arides qui s’arrêtent à l’ouest de Miserghin, jusqu’au grand lac salé, que nous laissions à droite, et aux montagnes du Tessalah, se dressant face à nous sur une ligne parallèle à la mer ; car, du bassin d’Oran, l’on ne peut apercevoir la forêt d’oliviers de Muley-Ismaël. À l’est, près de la mer, on voyait des montagnes, des collines, puis de grandes nappes de terre : partout la tristesse. À mesure que nous avancions pourtant, les tentes de la tribu des Douairs se montraient plus pressées ; nous entrions dans la plaine fertile de la Melata, où les Arabes laboureurs traçaient leur sillon peu profond avec une charrue semblable à celle que l’on retrouve dans les dessins des premiers âges de Rome. Nombreuses et puissantes tribus, les Douairs et les Zmélas, si l’on en croit la tradition du pays, vinrent du Maroc en 1707 au temps du bey Bou-Chelagrham (le père de la moustache), à la suite du chériff Muley-Ismaël ; battus par le bey de Mascara, ils se soumirent, devinrent ses auxiliaires fidèles, et contribuèrent puissamment à chasser les Espagnols d’Oran. Le bey, pour les récompenser, leur donna l’usufruit du territoire des Beni-Hamer, qui s’étaient alliés aux Espagnols, et les établit dans la riche plaine de la Melata, pendant qu’il reléguait les Beni-Hamer de l’autre côté des montagnes du Tessalah, à seize lieues au sud d’Oran. Depuis cette époque, les Douairs et les Zmélas devinrent les instrumens de la puissance turque ; c’était le fouet dont les conquérans se servaient pour châtier les tribus, faire rentrer les impôts ; en un mot, vassaux, ils devaient le service militaire à leur seigneur en échange de certaines immunités, et trouvaient aussi dans ce service de nombreux profits. Ils étaient devenus marghzen de la province. Marghzen, en arabe, signifie magasin, arsenal ; c’est la force prise dans le pays même, et sur laquelle l’autorité s’appuie.

En 1830, lorsque l’arrivée des Français détruisit la puissance turque, les Douairs avaient pour chef Mustapha, le plus considérable d’entre eux par la naissance comme par l’illustration personnelle, car il descendait des Ouled-Aftan, une vieille famille issue des Mehal, les premiers conquérans de l’Afrique, que la politique turque avait eu l’habileté de mêler à son marghzen ; sa réputation de droiture était si grande qu’il était connu sous le nom de Mustapha-et-Haq (Mustapha la Justice). Tous regardaient sa parole comme la meilleure garantie. Jamais, en effet, Mustapha n’y manqua ; il avait promis fidélité aux Turcs : tant que le bey conserva une ombre d’autorité, il resta son serviteur ; dès qu’il nous eut engagé sa foi, il la garda loyalement jusqu’à la mort.

Si jamais vous avez vu le tableau d’Horace Vernet représentant Abraham et Agar, vous aurez vu la figure du vieux Mustapha. C’était la même majesté, la même grandeur ; ce nez aquilin, cette barbe blanche et ces deux yeux étroits comme l’œil de l’aigle d’où jaillissait l’éclair ; son regard fascinait : la volonté, la décision, le courage, étaient gravés sur les traits du noble vieillard ; on sentait en lui un homme que la mort frapperait avant qu’il eût plié. Telle fut aussi l’histoire de sa vie depuis le jour où les tribus arabes de la province d’Oran, délivrées du joug de fer qui pesait sur elles, se livrèrent au désordre et à l’anarchie. L’empereur du Maroc essaya alors d’établir son autorité ; mais, sur les représentations de la France, il dut rappeler les chefs qu’il avait envoyés à Mascara et à Tlemcen. Mustapha et ses Douairs avaient été les derniers à saluer comme sultan le chériff dle l’ouest ; cependant lorsqu’en 1832, trois tribus, pour rétablir l’ordre et la sécurité, avaient proclamé le fils de Mahiddin, El-Hadj-Abd-el-Kader, chef du pays. Mustapha, dans son orgueil d’homme de race, ne put consentir à se soumettre à un homme de zaouia (association religieuse). et, après avoir battu par deux fois celui dont par le traité Desmichels nous fondions la puissance, voyant ses offres au général français repoussées et les pertes qu’il venait de faire éprouver à Abd-el-Kader réparées par les Français, plutôt que de courber le front devant le nouveau sultan, il renvoya sa tribu dans la plaine de la Melata, en lui commandant de se soumettre, et se retira, avec cinquante familles dévouées à sa fortune, dans le mechouar de Tlemcen (enceinte fortifiée), où les Coulouglis[1] se défendaient courageusement. En 1835 pourtant, les Douairs vinrent se soumettre au général Trézel. Un an après, Mustapha, délivré par l’occupation de Tlemcen, se trouvait de nouveau à la tête de ses braves cavaliers, et commençait à nous rendre les glorieux services qui lui méritèrent l’admiration de l’armée entière.

Tous les anciens de nos colonnes d’Afrique parlent encore avec enthousiasme de cet homme à barbe blanche, et se plaisent, dans leurs récits des combats passés, à dire combien le vieillard était majestueux quand il s’avançait debout sur ses étriers d’or, ses haïks flottant au vent, et que, l’œil enflammé, il tirait le premier coup de fusil en s’écriant : Ettlog et goum, découple le goum. Alors tous ses hardis cavaliers partaient à fond de train, jaloux de se distinguer sous les yeux du chef redouté. « Je n’ai que deux ennemis, répétait-il souvent, Satan et El-Hadj-Abd-el-Kader. » Aussi sa joie fut grande lorsqu’au mois de juillet 1842, la colonne du général de Lamoricière quittant pour la première fois les terres de labour du Tell, son cheval foula ces plateaux du Serrssous qu’il n’espérait plus revoir. La colonne alla jusqu’aux Montagnes Bleues et bivouaqua au pied du piton de Goudjila, où Abd-el-Kader avait caché, comme dans une retraite inaccessible, les approvisionnemens dérobés jusqu’alors à nos recherches. Ceux de cette course racontèrent depuis que le vieux chef monta au sommet de la montagne, et que, semblable à un prophète des premiers âges, il chargea les vents de porter à son ennemi ces paroles : « Fils de Mahiddin, cette terre n’est pas écrite au nom d’un marabout comme toi, d’un homme de zaouia. La conquête l’a arrachée à ceux que j’avais servis toute ma vie ; cette terre est maintenant le bien de ceux dont le bras a su la prendre ; elle ne te reviendra pas, à toi qui ne l’avais que volée. De mon sang et de mes forces, j’ai aidé les Français à reprendre leur bien. Soldat, mon obéissance ne devait être donnée qu’à des soldats. Je les ai conduits jusqu’aux portes du Sahara ; la mort peut venir maintenant, car justice sera bientôt faite de ta vaine ambition. »

Quinze jours plus tard, le marghzen rentrait à Oran, et célébrait, au bruit de la poudre, les nouvelles noces de son chef. Depuis lors Mustapha se montra moins ardent. L’heure du repos semblait venue pour lui ; il chérissait sa jeune femme, et craignait de perdre cette vie qu’il avait prodiguée jusque-là. Vers le mois de juin 1843, il se trouvait pourtant encore à cheval à la tête de ses goums, et, par une razzia heureuse, tombait, avec la colonne du général de Lamoricière, sur les débris de la Smala que M. le duc d’Aumale venait de frapper. Tandis que le général de Lamoricière retournait à Mascara, Mustapha devait regagner la plaine de l’Illill par le chemin direct, en traversant le pays des Flittas. Les chevaux étaient chargés de butin ; la troupe marchait en désordre ; arrivé dans un passage difficile, elle fut attaquée par des Kabyles, et, comme Mustapha se portait du côté du danger, une balle inconnue le frappa. Il tombe ; aussitôt une panique s’empare de toute la troupe ; le cadavre reste à terre ; deux cavaliers seuls se font tuer en essayant de l’enlever ; chacun fuit, et il y en eut qui arrivèrent d’une traite à Oran, à plus de quarante lieues, semant l’épouvante sur leur passage. Dépouillé par des gens de la montagne, qui ne savaient pas quel était celui dont la mort leur livrait tant de richesses, le cadavre, étendu le long d’une broussaille, fut reconnu par un courrier d’Abd-el-Kader à une blessure reçue à la main lors de la bataille de la Si-Kah. La main et la tête détachée du corps furent portées à l’émir, qui ne pouvait se lasser de contempler le sanglant témoignage de la mort de son ennemi. Il voulut que sa mère se rassasiât aussi de ce spectacle ; mais Zora refusa. « De pareils trophées, dit-elle à son fils, doivent être confiés à la terre, et non promenés de tribu en tribu, comme les restes d’un homme du vulgaire. » Le tronçon du corps, racheté le surlendemain aux Kabyles, fut rapporté à Oran, où l’armée française rendit au guerrier arabe les honneurs dus à un général.

À l’heure de sa mort, durant un instant, l’ame de Mustapha sembla s’être retirée de ses cavaliers ; les Douairs eurent peur, mais plus tard ils vengèrent sur l’ennemi ce moment d’effroi, car ils sont d’une vaillante race, où le courage est un titre de gloire, même parmi les femmes. L’on cite encore avec fierté dans leur tribu le nom de Bedra, qui, enlevée près de Ras-el-Aïn, dans une razzia, le 2 octobre 1841, par Bou-Hamedi, refusa, lorsque le khalifat de l’émir voulut l’envoyer aux tentes de la fraction des Douairs soumise à Abd-el-Kader, d’accepter la protection de ses frères transfuges. « Votre cœur est tortueux, leur dit-elle ; vous avez abandonné le sentier de vos frères ; la lâcheté est votre compagne. Et toi, ajouta-t-elle en s’adressant au khalifat devant la foule étonnée de son audace, tu es semblable au voleur de nuit qui se glisse dans la tente comme le chacal. L’ombre du guerrier t’inspire la crainte ; tu n’oses attaquer que les femmes sans défenseurs : devant les fusils de nos cavaliers, tu aurais fui, mais ta fuite est vaine ; quelque profonde que soit ta retraite, le bras de Mustapha saura t’atteindre. Bou-Hamedi envoya la courageuse fille à Nedroma. Quelques mois plus tard, lorsqu’une colonne française parcourait cette partie du pays, Mustapha se présentait devant la ville et exigeait des habitans que Bedra, la fille des Douairs, fût solennellement ramenée dans son camp par les notables, tenant eux-mêmes la bride de sa mule richement caparaçonnée.

Chacun de nos pas nous rappelait des souvenirs de cette grande figure de Mustapha, dont l’ombre semble encore planer sur les Douairs, et nous prenions plaisir à les raconter à M. de Laussat, quand Ismaël-ould-Caddi, qui comprenait le français et avait suivi nos récits, se mit à psalmodier lentement ce chant que les rapsodes du pays ont composé sur la mort de l’agha :

« O malheur ! le fils de Mustapha se jette éperdu au milieu du goum, il parcourt les rangs des cavaliers et ne voit plus Mustapha, Mustapha, le protecteur des malheureux.

« Il parcourt les rangs des cavaliers et demande son père. Hélas ! l’homme héroïque, celui dont l’ascendant maintenait la paix dans les tribus, a quitté pour toujours la terre, et nous ne le verrons plus !

« Lorsqu’il s’élançait à la tête des goums, sur un coursier impétueux, l’animant des rênes et de la voix, les guerriers le suivaient en foule.

« Pleurons le plus intrépide des hommes, celui que nous avons vu si beau sous le harnais de guerre, faisant piaffer les coursiers chamarrés d’or ; pleurons celui qui fut la gloire des cavaliers.

« Tant que les hommes se réuniront, ô Dieu miséricordieux ! ils verseront des larmes sur son trépas, ils passeront dans le deuil les heures et les années.

« Braves guerriers, poussez des gémissemens unanimes sur cette mort si soudaine qui a fermé pour nous les portes de l’espérance.

« Comment est-il tombé dans les ténèbres de la mort, lui si brillant de gloire, laissant ses amis dans l’affliction, comme s’il n’avait jamais existé ;

« Comme si jamais nos yeux ne l’avaient vu ? Ah ! quelle blessure pour nos cours ! Il ne s’élancera plus à notre tête au jour du combat !

« Guerriers, pourquoi vous rassemblez-vous ? Qui pourrait avoir aujourd’hui la prétention de vous commander, d’égaler celui qui remplit le pays de la renommée de ses hauts faits ?

« Souvenez-vous du jour où il fut appelé à Fez par ordre du chériff ; comme il brilla parmi les grands de la cour, plus grand par ses belles actions que tous ceux qui l’entouraient !

« On reconnut en lui le sang de ses nobles ancêtres, et, pour le lui témoigner, le chériff le combla d’honneurs.

« Présens de toutes sortes, chevaux richement caparaçonnés qui semblaient composer à son coursier une escorte d’honneur, on lui offrit tout ce qu’il pouvait désirer.

« Qu’il était beau dans l’ivresse du triomphe, lorsque, sur le noir coursier du Soudan à la selle étincelante de dorure, il apparaissait comme le génie de la guerre ou le dragon des combats !

« Souverain dispensateur de la justice éternelle, tu nous l’as enlevé, et cette mort, ô mes frères ! rend intarissable le fleuve de nos larmes.

« Contemplez ces armes, ces nobles dépouilles, et devant ce spectacle de désolation, vos yeux se consumeront dans les douleurs !

« Comme les rameaux de nos jardins se dessèchent après avoir fleuri, de même, dans ces temps malheureux, les vents et la tempête l’ont emporté dans leur tourbillon.

« Il fut la gloire de notre époque ; mais le flambeau de sa maison s’est éteint depuis qu’il a mêlé sa poussière à la poussière des cavaliers qui l’avaient précédé dans le tombeau.

« Il ne reste plus personne qui puisse remplacer le lion, et ses amis consternés n’ont plus de force que pour remplir la contrée de leur désolation.

« Dieu est témoin que Mustapha-ben-Ismaël fut fidèle à sa parole jusqu’à la mort, et qu’il ne cessa jamais d’être le modèle des cavaliers. »

Au son voilé du chant monotone, nos chevaux avaient ralenti le pas, ils semblaient comprendre la tristesse du cavalier douair ; mais la mélancolie ne pouvait faire longue route avec nous. Les causeries reprirent leur entrain dès que nous eûmes chassé la tristesse et le froid à l’aide de cigares et de la gourde du commandant d’Illiers. Un Parisien ne se doute guère, en voyant les tonnes d’eau-de-vie roulées sur le quai de Bercy, qu’il se trouve auprès du meilleur et du plus fécond encouragement de la colonisation d’Afrique. Le trois-six, le modeste trois-six, méprisé des élégans à mains jaunes, rend la force au soldat fatigué, ranime le courage de celui qui allait s’abandonner à la peur. Quant à nous autres coureurs de grands chemins, nous le bénissions, car, sans le petit verre et ses profits attrayans, nous n’aurions pas trouvé sur les bords déserts du Tlelat une auberge en planche, où, sur la table raboteuse, l’industrieux Martin, ce maître-d’hôtel du bivouac du général de Lamoricière, bien connu de la division d’Oran, put placer quelques plats français au milieu de la diffa arabe apportée en l’honneur du général.

Pendant que nous déjeunions, la pluie voulut prendre part à la fête, et il fallut remonter à cheval, le capuchon du caban rabattu sur les yeux pour se garer d’une de ces averses à larges gouttes dont le ciel d’Afrique a le secret. Fort heureusement, la route traversait la forêt de Muley-lsmaël. Le terrain pierreux résistait au sabot des chevaux, tout joyeux d’avoir quitté enfin les terres grasses et boueuses de la Melata. Aux époques de guerre, la traversée de ce bois est périlleuse ; on s’y est battu souvent. Nous laissâmes un peu sur la droite le tertre où le colonel Oudinot, du 2e chasseurs, trouva la mort, en 1835, dans une brillante charge à la tête de son régiment. Près du retrait d’eau que le général Lamoricière fit établir au milieu du bois, afin de désaltérer les colonnes à leur passage, on montre un vieil olivier sauvage tout couvert de petits morceaux d’étoffes et dont le pied est encombré de pierres. C’est l’arbre sous lequel s’arrêta le chériff du Maroc Muley-Ismaël, lorsque, il y a cent quarante ans, à la tête d’une cavalerie nombreuse, dont les Douairs et les Abids faisaient partie, il vint tenter la conquête du pays. Cette forêt a pris son nom de sa défaite ; toute femme qui a son mari en guerre, fidèle à la croyance populaire, jette en passant une pierre au pied de l’olivier, et attache à ses branches un morceau de ses vêtemens, afin de le préserver du mauvais sort.

À trois heures, nous traversions le pont de bois, et le tambour du poste saluait l’entrée du général dans le village du Sig, composé de six baraques et d’une maison en pierre. Quant aux autres habitations, elles étaient à moitié construites ou en projet, et ceux des colons que la fièvre n’avait pas menés à l’hôpital passaient leur temps à se disputer. L’armée précédente, lorsque l’on construisait l’enceinte du village, tous croyaient à sa prospérité rapide. Cette partie de la plaine était saine, la terre d’une fertilité proverbiale ; le canon faisait retentir les échos de la vallée, les cavaliers arabes couraient à fond de train le long des canaux d’irrigation, saluant de leurs coups de fusil l’arrivée de l’eau dans la plaine, et toute la population était dans la joie. C’était en effet un grand jour, car, sous l’habile direction du capitaine du génie M. Chapelain, l’ancien barrage turc venait d’être relevé. Rien de plus beau que cette maçonnerie, large de plus de cent pieds, élevée avec de gros blocs de pierre tirés presque tous des ruines romaines qui couvrent le sol dans un rayon de quatre mille mètres. Arrêtées entre les deux rochers par l’obstacle, les eaux se répandent sur les deux rives par deux canaux principaux portant dans tous les champs l’abondance et la fertilité. Lorsque, placé sur le petit pont d’où l’on fait manœuvrer les vannes, vous vous tournez du côté de la plaine, tandis que sous vos pieds vous entendez les eaux inutiles franchir la barrière et tomber avec fracas dans l’ancien lit, vos yeux découvrent un horizon immense, une plaine verdoyante, fertile, des collines qui se perdent dans la brume, et sur la droite, à huit lieues du Sig, les marais de la Macta et les dunes de sable se déroulant comme les mailles d’un filet. En 1841, les troupeaux des Garabas, nos ennemis, paissaient librement dans cette plaine, sous la protection des bataillons réguliers de Mustapha-ben-Tami ; mais le général de Lamoricière, qui venait de prendre le commandement de la division, ne devait pas les laisser long-temps en repos.

Dans le courant de décembre, un cavalier arabe se présenta aux portes d’Oran, demandant à parler au général. Amené au Château-Neuf, conduit en sa présence, il lui dit : — Je suis Djelloul, mon nom est connu dans le pays, et tous savent que je n’ai jamais reculé devant une vengeance. J’ai tué des hommes de tous les partis, en ce moment je viens de chez Abd-el-Kader, et je me rends à toi : prends ma tête ou mes services, la vengeance m’amène.

— Je prends tes services, dit le général ; je garde ta tête pour te punir, si tu me trompes.

— Écoute, reprit Djelloul, et tu croiras. Bou-Salem, le chef des Garabas, avait une fille, et je l’aimais. Je la lui ai demandée en mariage, et il me l’a refusée : alors j’ai juré vengeance sur lui et sur les siens. J’ai quitté Abd-el-Kader et suis venu vers toi pour mettre les Garabas dans tes mains. Je reste à tes ordres, et, lorsque l’heure du châtiment sera venue, je t’avertirai.

— C’est bien, retire-toi ; tiens ta parole, et tu seras récompensé.

— Le sang de Bou-Salem sera ma récompense.

Deux semaines se passèrent, et le général n’avait plus revu Djelloul. Un soir, il donne l’ordre qu’on le lui amène. On le trouva près de la porte de la ville, dans un café maure où il se rendait chaque jour.

— Et tes promesses, tu les as donc oubliées ? lui dit le général.

— Tu es bien impatient, reprit Djelloul ; je sais bien attendre, moi, et cependant ce n’est que ma vengeance que tu exécutes. Chaque nuit, je sors et je veille ; mais, quand la vingt-neuvième[2] sera venue, l’heure sera proche, et, s’il plaît à Dieu, je te guiderai suivant mes désirs.

La vingt-huitième nuit, Djelloul était chez le général. — Que ceux que tu commandes soient prêts demain à la nuit ; le moment est venu.

Le lendemain, à six heures, les troupes étaient sur pied, et la colonne s’ébranlait dans la direction du Sig. Au jour, pendant que les bataillons de Mustapha-ben-Tami se dirigeaient de leur côté sur Oran pour tenter un coup de main, la colonne française arrivait sur les tentes des Garabas. — Voilà l’ennemi ! s’écria Djelloul ; je te l’ai donné, maintenant je suis libre et à ma vengeance. Et l’Arabe partit en tête des cavaliers. Quand le ralliement sonna, quand le butin était épuisé, Djelloul revint, mais le dernier. — Mon bras s’est rassasié de sang, disait-il au capitaine Bentzmann, mais Bou-Salem m’a échappé. Comme je m’en revenais, pourtant, tout à l’heure, j’ai trouvé derrière un buisson le plus vieux de la tribu ; je lui avais déjà mis mon pistolet sur la tête, quand le Puissant m’a envoyé une idée. Alors je lui ai dit : — Toi, Mohammed, tu es le plus vieux d’entre les Garabas ; je te rends la vie, retourne vers Bou-Salem et les tiens, et dis-leur que c’est Djelloul qui les a livrés. Dis à Bou-Salem que ma vengeance n’est pas satisfaite. Dis-lui que, toutes les fois qu’il posera sa tête sur une pierre, il regarde dessous, pour voir si mon poignard n’y est pas.

Depuis cette époque, Djelloul s’est vengé, mais lui-même a reçu la mort dans un combat. Les Carabas soumis et fidèles cultivent maintenant en paix la plaine, et si vous leur demandez pourquoi, pendant deux heures dans la journée, et même durant une partie de la nuit, quand la lune est dans tout son éclat, le vent soulève régulièrement des tourbillons de poussière. — La ville, vous diront-ils, dont on voit les ruines de tous côtés, avait refusé de témoigner à la foi musulmane lorsque les Mehral firent la conquête du pays. Le prophète alors envoya un vent violent, qui détruisit ses murailles et fit mourir une partie de la population. Depuis lors, une fois la nuit, une fois le jour, toutes ces ames traversent en pleurant les ruines de la ville, enterrées maintenant en partie sous les terres d’alluvion ; de là viennent les bruits et les gémissemens que ce vent fait entendre.

Le général voulait se rendre compte des causes qui arrêtaient le développement d’un village placé dans les meilleures conditions de prospérité ; il fit donc annoncer qu’à partir de cinq heures il recevrait tous les colons qui auraient à lui parler. Je ne sache pas spectacle plus triste que cette audience, tenue dans la salle enfumée d’un cabaret de planches. Assis sur un méchant escabeau de bois, le général recevait un à un tous ces malheureux, les interrogeait avec bonté, pendant que sur une table boiteuse on prenait note de leurs noms, de leurs familles, de leurs ressources et de leurs besoins. C’était toujours la même histoire : personne qui pût employer leurs bras et leur faire gagner un salaire ; les maladies, la mort décimaient leurs familles. Deux familles pourtant des montagnes des Pyrénées s’étaient tirées d’affaire : leurs terres rapportaient, elles avaient un petit troupeau, et, si elles venaient voir le général, c’était pour lui demander un bélier Le général prit plaisir à les écouter. « Eh bien ! vous êtes heureux, disait-il à la femme ; c’est meilleur qu’en France ? — Ah ! oui, monsieur le général, répondit la bonne femme, on est bien ici, mais il y a une chose qui fait bien souffrir, allez ; c’est dur de ne pas entendre le son des cloches. » C’est qu’en effet, pour qu’une colonie réussisse en Afrique, il ne faut pas seulement songer à la chair et au corps, il faut ce qui console et rappelle les souvenirs de l’enfance, l’église et la cloche. Le premier ordre qu’expédia le général fut celui de la construction d’une chapelle à Saint-Denis-du-Sig. Un seul homme avec ces deux familles, un nommé Nassois, avait su se tirer d’embarras. Il possédait une longue et belle maison en pierre, où s’arrêtaient presque tous les rouliers qui parcouraient sans cesse la route d’Oran ; mais celui-là était un vieux routier, façonné depuis longues années à l’Afrique. Habile, énergique, industrieux, il tirait parti de tout, et, qui le croirait ? le billet de banque, grace à lui, était connu des Arabes, non pas la banque de France, mais la banque Nassois. Un bon de lui se passait de main en main sur tous les marchés des environs comme argent comptant.

Dès que le général eut fini son interrogatoire et comparé les notes prises, sa résolution fut arrêtée. Il fallait à la petite colonie un commandement ferme et net, décidant promptement les contestations, et pourvu des ressources nécessaires pour venir en aide avant l’hiver à tous ces malheureux. Ordre fut immédiatement envoyé au commandant Charras de venir au Sig bivouaquer sous les tentes avec son bataillon. Les soldats devaient se faire chauffourniers, tailleurs de pierre, maçons et laboureurs, pour tirer cette misérable population de sa souffrance. Quelques mois plus tard, celui qui aurait traversé le Sig n’aurait plus reconnu Saint-Denis : ce village était transformé.

Un peu au-delà de Saint-Denis commencent les gorges des montagnes qui séparent de Mascara et de la plaine d’Eghris la vallée du Sig et de l’Habra. La nuit était noire, quand nous traversâmes ces défilés, pour gagner le pont de l’Oued-et-Hamam (la rivière du Bain), où nous devions bivouaquer ; le lendemain matin, il fallut se remettre aussitôt en route. Nous laissâmes derrière nous la petite redoute où, lors de la révolte de 1845, renfermé dans le blockhaus avec deux vigoureux compagnons, un cantinier, ancien sous-officier d’un régiment, tint tête aux Kabyles, et fut dégagé par un détachement se rendant à Mascara. La pluie recommençant de plus belle, nous quittâmes la route des prolonges, et nous escaladâmes le chemin de traverse, au risque de culbuter dans les ravins ; mais enfin la fameuse montée, baptisée par les soldats du nom de Crèvecœur, fut franchie, et nous rencontrâmes peu après le général Renaud, venu à la rencontre du général Lamoricière, avec un grand nombre d’officiers, de chefs arabes et le commandant de place, M. Bastoul, le Salomon de l’endroit. Nous arrivions à Mascara.


II

L’histoire de Mascara se rattache aux souvenirs les plus glorieux de la province d’Oran. En 1704, Bou-Kedach, le dey d’Alger, confia le commandement de l’ouest à l’un de ses favoris, un jeune homme de vingt-quatre ans, nommé Bou-Chelagrham (le père de la moustache). Ambitieux, actif, intelligent, Bou-Chelagrham avait juré de venger la mort de son prédécesseur, le bey Chaban, tué par les chrétiens d’Oran ; mais, avant de tourner ses armes contre l’infidèle, il voulut réduire toute la province sous son autorité. Jusqu’alors, la ville de Mazouna, située dans le Dahra, entre le Chéliff et la mer, avait servi de résidence aux beys ; mais, trop éloignés du centre de la province, ceux-ci voyaient un grand nombre de tribus échapper à leur autorité. Le premier acte du nouveau bey fut de quitter Mazouna et de transporter le siége de la puissance turque de l’autre côté de la première chaîne de montagnes, dans un lieu appelé le pays des Querth, du nom d’une tribu berbère qui l’habitait. Cette position, qui permettait aux cavaliers de Bou-Chelagrham de prendre à revers les tribus des plaines de la Mina, de l’Illill, de l’Habra et du Sig, les mettait également à portée des tribus du sud, qui, jusqu’à cette époque, avaient osé braver les ordres des beys, et, par les hauts plateaux de Sidi-Bel-Abbes, les communications des chefs turcs avec Tlenmcen avaient lieu sans difficulté. Sur les derniers mamelons de la chaîne qui domine la fertile plaine d’Eghris, s’éleva donc la ville de Mascara (Ma-Askeur, littéralement la mère des soldats), qui devint la résidence des beys jusqu’au jour où ils chassèrent les chrétiens d’Oran. Mascara ne tarda pas à prospérer.

Cette ville renfermait une population nombreuse, peu morale, si l’on en croit le dicton de Mohammed-ben-Yousef le voyageur : « J’avais conduit les fripons jusque sous tes murs de Mascara, ils se sont sauvés dans les maisons de cette ville. » Ses habitans pouvaient être de mauvais drôles, mais, à coup sûr, leur position militaire était excellente aussi à toutes les époques Mascara fut regardé par les hommes de guerre comme la clé du pays, et lorsque le général Bugeaud, ayant réuni une forte colonne à Mostaganem, était incertain s’il marcherait sur Tegdempt, le nouveau poste fondé par Abd-el-Kader à la limite du Tell, ou sur Mascara pour s’y établir comme le conseillait le général de Lamoricière le général Mustapha-ben-Ismaél, interrogé, fit cette réponse : « Lors de l’insurrection de Ben-Chériff (1810), il y eut un grand conseil d’hommes à barbes grises, de Turcs et d’Arabes. L’on discuta ce qu’il fallait faire : aller à Mascara ou faire la guerre aux tribus par razzia. Les hommes bons par le conseil et les hommes bons par l’étrier furent tous d’avis d’aller à Mascara. Je n’ai pas la prétention d’en savoir plus qu’eux, et ce qu’ils disaient alors, je le dis aujourd’hui : il faut aller à Mascara et y rester. » L’armée cependant partit pour Tegdempt ; mais l’on fut bien forcé de revenir à l’avis du vieux Mustapha et du général de Lamoricière. Établi, durant l’hiver de 1841 à 1842, dans cette ville, sans approvisionnemens, sans ressources, le général de Lamoricière dut entreprendre et sut mener à bonne fin une campagne qui assura la pacification de la province et porta le plus rude coup à la puissance de l’émir, pendant que le général Changarnier, le montagnard, comme l’appelait le maréchal Bugeaud, par son audace et son énergie, amenait à merci les populations de la province d’Alger.

Bien des gens s’étonnent de la considération attachée à l’uniforme du soldat, même pendant la paix. Ils en seraient moins surpris, s’ils se rappelaient que dans un régiment chaque soldat est l’héritier de ceux qui l’ont précédé au danger. On sait bien aussi que la guerre d’Afrique n’est pas semblable à la guerre d’Europe, que la souffrance y est de chaque heure. Combattez en effet en Allemagne ou en Italie, vous combattez des hommes, des nations où l’humanité est une loi ; le blessé est secouru, le prisonnier bien traité, et, lorsque la bataille est livrée, vos membres fatigués trouvent des abris, des maisons, pour se reposer ; parfois les fêtes se rencontrent sur le passage, et les plaisirs viennent ranimer votre ardeur. En Afrique, dès que la lutte commence, plus de repos. L’ennemi est invisible, il est partout. On marche le jour, on marche la nuit, bravant la rosée froide, le soleil ardent, ou l’hiver venu, les pluies glacées qui s’abattent sur vous des semaines entières. Pour soutenir le corps au milieu de tant de fatigues, on n’a qu’une nourriture insuffisante qu’il faut porter avec soi, et, pour relever le courage, rien, absolument rien, toujours les mêmes visages, toujours l’isolement. Durant des mois, vous n’entendez pas une parole amie, vous ne rencontrez pas un regard qui encourage. Ces souffrances, ces fatigues, l’oubli sera leur récompense ; elles resteront inconnues, et le lendemain n’apportera que le même labeur et une force de moins. Que la fatigue brise le corps, le soldat accablé, si le général prévoyant ne le faisait relever, serait livré à la barbarie de ces tribus que l’instinct du sang rend semblables aux bêtes fauves. Dans la guerre d’Afrique, la mort glorieuse qui arrive au bruit de la poudre n’assure pas le repos ; parfois même, dans l’ardeur du combat, l’inquiétude s’empare du plus courageux ; car au milieu des hurlemens de ces sauvages, il est poursuivi par l’image de son corps privé de tête, devenu le hideux trophée qu’outragent les femmes et les enfans de ses ennemis. Pour dominer une pareille vie, il faut des soldats que rien n’abatte et que l’ame du chef remplisse. Si le succès a couronné nos efforts en Afrique, nous le devons au caractère vigoureusement trempé de nos soldats, à cette gaieté énergique qui les faisait plaisanter de leurs misères et de leurs douleurs. La campagne qui suivit l’occupation de Mascara peut donner une juste idée de ces souffrances et de l’énergie que le général de Lamoricière sut inspirer à ses troupes.

Le climat est affreux, durant l’hiver, dans cette partie du pays : neige, pluie, grêle, vents, toutes les intempéries du ciel, et, dans certaines directions, le manque de bois, pour surcroît de misères ! Quand la division s’établit dans la ville conquise, il ne restait plus une maison intacte, pas un abri ; on se hâta de réparer celles qui étaient en moins mauvais état pour établir les magasins et les hôpitaux, car il fallait conserver avec soin le peu d’approvisionnemens que l’on avait pu apporter. La place ne pouvait être ravitaillée avant quatre mois, il n’y avait qu’un mois de vivres. « N’importe, avait dit le général Lamoricière : les Arabes vivent et tiennent la campagne, nous vivrons comme eux et nous les battrons, » et il fut fait comme il l’avait dit. Le troupeau amené de Mostaganem fut enlevé au moment où on le conduisait au pâturage ; les courses de nuit, la razzia rapide, rendirent bientôt la viande aux soldats ; le biscuit dut être soigneusement ménagé, mais il y avait du blé dans le pays, enfoui, il est vrai, dans ces greniers souterrains que les Arabes nomment silos ; on saurait le découvrir, et des moulins portatifs permettraient à la colonne de faire elle-même sa farine et son pain, et de prolonger ainsi ses sorties. Quand les renseignemens des espions indiquaient un emplacement de silos, c’était vraiment un spectacle singulier que celui de ces soldats piquant le sol avec leurs baguettes de fusil, essayant une place, puis l’autre, jusqu’à ce que la terre, plus friable, cédant sous la baguette bienheureuse, eût indiqué l’étroite ouverture du silos : alors le soldat favorisé du sort recevait dix francs, et, l’administration s’emparant de ce magasin, les distributions régulières commençaient, car le blé était un spécifique universel qui, dans les mains de l’intendant, se changeait en riz, sucre, café, biscuit, que sais-je ? blé-riz, tant de livres, blé-sucre, tant de livres, puis les moulins à bras tournaient, et la farine recueillie se métamorphosait en galettes entre deux gamelles, four improvisé quand le temps manquait pour établir ces fours en terre et en branchages que quelques heures suffisent à creuser. C’était une vie pénible, et j’ai peine à croire que les élégans du Café de Paris se fussent contentés de l’ordinaire de la colonne de Mascara ; mais l’entrain y régnait : le succès a aussi son ivresse, et rien ne fait supporter la fatigue comme l’heureuse réussite d’un coup de main. Or, les espions étaient bien payés, les renseignemens excellens, et l’on manquait rarement son coup.

Chaque jour, après dîner, le général de Lamoricière interrogeait lui-même les prisonniers : un soir on lui en amène un, qui commence par s’accroupir à terre, puis tout à coup, relevant la tête et le regardant fixement, s’écrie : — Enta bou chechia, enta bou haraoua, et il répéta constamment ces paroles avec des gestes de terreur. Il faut savoir que dans la province d’Alger, lorsqu’il commandait les Zouaves, le chechia, coiffure tunisienne que M. de Lamoricière portait toujours, lui avait fait donner le surnom de père du chechia, de même que, dans la province d’Oran, il avait celui de père du bâton, ou, pour mieux dire, père la trique. Or, ce prisonnier était le cafetier d’un bataillon régulier de l’émir, il avait connu le général dans la province d’Alger, et il était frappé de crainte en voyant que le bou haraoua, dont tous les Arabes parlaient dans le pays, n’était autre que le bou chechia, qu’il avait appris à redouter.

— Je te connais, lui dit le prisonnier au bout d’un instant, te rappelles-tu que c’est moi qui t’ai remis une lettre au bois des Oliviers ?

— Oui, répondit le général, alors donne-moi des renseignemens sur le bataillon.

— Sur Dieu ! jamais. Je serai muet.

— Fais attention, je vais faire appeler le chaous, et le bâton frappera.

— Frappe, je serai muet.

— Non, ce n’est pas comme cela que je vais m’y prendre avec lui, dit le général à ses officiers, qui assistaient à l’interrogatoire ; il est trop fanatique. Je veux vous prouver que la corruption peut tout sur les Arabes. Bentzmann, prenez un sac de mille francs, et versez-en la moitié sur la table.

Au bruit des pièces d’argent, les yeux de l’Arabe commençaient à s’ouvrir, et sa prunelle se dilatait à mesure que les pièces s’ajoutaient aux pièces.

— Tu les vois, dit le général, elles t’appartiennent, si tu me mènes où sont les bataillons.

— Tes gens sont-ils prêts’ ? partons, dit l’Arabe en se levant brusquement.

— Ce n’est pas tout, reprit le général. Et il fit signe à Bentzmann de verser le reste du sac. Il me faut ta tribu.

— Je suis prêt, je te conduirai, dit l’Arabe, qui ne quittait pas l’argent du regard ; partons.

— Si tu es prêt, je ne le suis pas encore, dit le général, et je n’ai pas encore besoin de ta tribu ; mais demain, si tu me fais rencontrer les bataillons, comme je l’ai promis, la moitié de cet argent sera à toi.

Le lendemain, la colonne surprenait les bataillons de l’émir, et depuis cet homme fit faire un grand nombre de razzias au général ; mais aussi le succès de ces entreprises était rendu plus facile par l’habileté de nos soldats. En peu de temps, les Français étaient devenus aussi rusés que les Arabes, et souvent ils les prenaient dans leurs piéges. Parfois, quand la colonne traversait un pays en apparence vide, et que l’on voulait attirer les Arabes qui se cachaient, on envoyait des cavaliers douairs et des spahis qui avaient ôté leur burnous rouge, leur seul uniforme alors, simuler une attaque contre l’arrière-garde. Au bruit des coups de fusil, des broussailles, des ravins, de chaque pli de terrain sortait bientôt toute la population du pays, qui venait prendre part à la fête et recevoir ce que les soldats nomment, dans leur langage si expressif, une bonne frottée. « Avec du pain et des cartouches, on va jusqu’au bout du monde, disait un général de la révolution passant en revue ses troupes en guenilles. — Et les souliers donc, il n’en parle pas, celui-là, » grogna un des soldats. Les troupes du général Lamoricière auraient pu lui faire la même réponse, car bientôt souliers et culottes furent, non pas usés jusqu’à la corde, mais détruits. L’industrie était là, elle tira tout le monde d’embarras : les peaux de bœufs fraîchement écorchés étaient distribuées aux soldats, qui, avec des cordes d’une espèce de joncs nommés alpha, se faisaient des espadrilles excellentes, et remplaçaient pour leurs culottes le drap par le cuir. Les habiles mêmes savaient très bien choisir le cuir de résistance, celui du dos. L’activité du général de Lamoricière ne lui laissait pas une seconde de repos : grace à l’imprévu et à l’entrain de la colonne, les quatre mois furent si bien remplis, qu’à l’arrivée du général d’Arbouville, venu de Mostaganem avec un convoi et des troupes fraîches, le coup mortel était porté au cœur même de la puissance de l’émir. Bientôt de toutes parts allait commencer la dissolution du faisceau qui formait sa puissance.

C’était en effet au pied de Mascara, dans la plaine des Hachems, que cette puissance, que nous avions semblé prendre plaisir à fortifier par une série de fautes, avait pris naissance. À quatre lieues de Mascara, sur le revers de la colline opposée, on voit les ombrages de Cachrou, la zaouia de Si-Mahiddin, père d’Abd-el-Kader, et sur la droite, tout près de la ville, Ersibia, où les chefs des trois tribus des Hachems, des heni-Hamer et des Garabas se réunirent pour nommer un chef qui devait tirer le pays de l’état de désordre où le renversement de la puissance turque l’avait plongé ; car, disaient les sages, l’Arabe a toujours besoin, pour le conduire, d’un homme qui sache manier avec une égale hardiesse le mors et le chabir[3]. Tous les hommes influens, marabouts et guerriers, s’y rendirent à cheval, et le conseil fut présidé par Si-Laracb, marabout centenaire des Hachems, que tous tenaient en respect.

À cette époque, Mahiddin, le père d’Abd-el-Kader, jouissait dans toute la contrée d’une grande considération, que lui avaient méritée sa réputation de savant, les persécutions des Turcs et ses deux pèlerinages à la Mecque. Lorsqu’il visita pour la seconde fois le tombeau du prophète, vers 1828, il emmena avec lui son fils Abd-el-Kader, et, quand les pèlerins eurent fait leurs dévotions à la Mecque, ils se rendirent à Bagdad, où se trouve la kobba (tombeau) de Si-Abd-el-Kader-el-Djélaih (le sultan des hommes parfaits), en grande vénération dans toutes les contrées de l’ouest de l’Afrique. Ils étaient entrés pour prier dans une des sept chapelles au dôme doré qui entourent le tombeau du saint, quand le saint lui-même entra dans cette chapelle, sous la forme d’un nègre, portant un panier qui renfermait des dattes, du lait et du miel. « Où est le sultan de l’ouest ? dit le nègre à Mahiddin. — Il n’y a pas de sultan parmi nous, répondit Mahiddin, nous sommes de pauvres gens craignant Dieu et venant de la Mecque. » Et comme ils avaient mangé une des dattes apportées par le nègre, ils se trouvèrent rassasiés. Alors le nègre, se retirant, ajouta : « Le sultan est parmi vous ; gardez souvenir de ma parole, le règne des Turcs va finir. »

Cette légende, qui avait couru le pays lors de la chute de la puissance turque, avait donné un nouveau crédit à la famille de Mahiddin, et l’on s’en entretenait dans l’assemblée arabe d’Ersibia, lorsque Si-Larrach, le marabout centenaire, raconta que pendant la nuit Muley-Abd-el-Kader-el-Djélalli lui était apparu et avait causé avec lui. Un trône s’était dressé devant ses yeux. « Pour qui ce trône ? avait-il demandé. — C’est celui d’El-Hadj-Abd-el-Kader-Ould-Mahiddin. » L’assemblée aussitôt fut unanime pour reconnaître le choix que Muley-Abdel-Kader avait fait lui-même, et l’on envoya Si-Larrach avec trois cents cavaliers à la tente de Mahiddin pour chercher le nouveau sultan. Mahiddin avait eu précisément la même vision que Si-Larrach, et lorsqu’il avait demandé à Muley-Abd-el-Kader à qui était destiné ce trône, il lui fut répondu : « A toi, ou à ton fils Abd-el-Kader. Si tu acceptes, ton fils mourra ; dans le cas contraire, tu mourras bientôt. » Lorsqu’il se fut entretenu avec Si-Larrach, Mahiddin, appelant son fils, lui fit cette question : « De quelle façon commanderais-tu, si tu devenais le sultan ? — Si j’étais sultan, répondit Abd-el-Kader, je gouvernerais les Arabes avec une main de fer, et, si la loi ordonnait de faire une saignée derrière le cou de mon propre frère, je l’exécuterais des deux mains. » Mahiddin sortit alors de sa tente avec Abd-el-Kader, et s’écria : « Voilà le fils de Zora, voilà le sultan qui vous est annoncé par les prophètes. » Et le nouveau sultan, suivi de la foule des cavaliers, fit son entrée à cheval dans Mascara, n’ayant pour tout trésor qu’un franc noué dans l’un des coins de son haïk. Le lendemain, une contribution de 20,000 boudjous, frappée sur les Juifs et les Mozabites, lui assurait les premières ressources, et depuis lors il plaça sous la protection de Muley-Abd-et-hader tous les actes importans de son commandement, annonçant toujours que le saint les lui avait conseillés dans la nuit.

Les tribus de la province, à l’exception des trois qui avaient nommé le fils de Mahiddin, refusèrent d’abord de reconnaître l’autorité du jeune sultan ; mais son habileté, sa réputation de justice, les audacieuses entreprises qu’il tenta, les amenèrent pourtant bientôt en grand nombre à l’obéissance. Nous avons été nous-mêmes, il faut bien le dire, les principaux instrumens de sa puissance. Le traité Desmichels, en 1834, fut notre première faute. Par ce traité, où nous faisions reparaître en son honneur le titre des anciens kalifes, nous lui fournissions les moyens matériels qui lui manquaient pour asseoir son autorité. Ouvriers, poudre de guerre, armes, tout lui fut donné, et, lorsqu’à la suite de querelles de tribu à tribu il se voyait en deux rencontres battu et presque ruiné par Mustapha-ben-Ismaël et ses Douairs, nous refusions les offres de Mustapha, et nous envoyions de nouveau à l’émir des munitions et des fusils. Le traité de la Tafna vint compléter cette série de fautes, et fit naître chez Abd-et-Kader l’espoir de créer à son profit une nationalité arabe. Lorsque le nouveau sultan des pays musulmans voulut reprendre les hostilités en 1839, les idées d’organisation qu’il avait prises en traversant l’Égypte vers 1828 avaient porté leurs fruits, et il avait une armée régulière, des serviteurs dévoués, des ressources en armes et en munitions, des places de dépôt à la limite du Serssous. Nous voyant alors si lourds et si lents, il croyait que nous ne parviendrions jamais à l’y atteindre. Les espérances de l’émir furent déçues, et nos colonnes, devenues bientôt aussi mobiles que l’ennemi qu’elles avaient devant elles, commencèrent les opérations qui devaient amener sa ruine. Les premiers coups furent portés dans ’la province d’Alger, et ce fut après la campagne de 1840 que le général de Lamoricière eut avec M. le duc d’Orléans une longue conférence, où il exposa et ses idées sur les Arabes et son plan d’attaque. Dans la pensée du général de Lamoricière, la province de l’ouest était la base de la puissance de l’émir ; il venait du Grheurb, c’était dans le Grheurb même qu’il fallait l’attaquer, tout en poussant vigoureusement l’offensive du côté d’Alger. Un mois plus tard, M. de Lamoricière était nommé au commandement de la province d’Oran, et, dès les premiers jours, il commença ces razzias et ces hardis coups de main qui amenèrent le succès de nos armes. « Les beni-Hamer et les Garabas sont mes vêtemens, les Hachems sont ma chemise, » disait l’émir en parlant des trois tribus qui l’avaient proclamé sultan. C’est pour lui enlever à la fois les vêtemens et la chemise que fut entreprise la campagne d’hiver de Mascara. Ce système, suivi cent quarante ans auparavant par les beys turcs, devait avoir le même résultat[4]. Qui eût vu en effet Mascara, lorsque la colonne expéditionnaire de 1841 vint pour l’occuper, n’aurait plus reconnu la ville, s’il nous eût accompagnés en 1846. Ruinée par deux fois, Mascara n’est plus habitée maintenant que par un petit nombre d’Arabes ; en revanche, sa population européenne est nombreuse, et de toutes parts s’élèvent maisons, casernes, établissemens militaires qui lui donnent l’aspect d’une ville de France. Bâtie sur deux collines que sépare un ruisseau dont les eaux font tourner un moulin, entourée de jardins, d’oliviers, de vignes, d’arbres fruitiers, l’ancienne capitale de l’émir domine la fertile plaine d’Eghris, la terre des Hachems, qui s’étend à ses pieds sur quatre lieues de largeur et dix de long. Çà et là, de grands champs de figuiers coupent la monotonie de cette plaine, le regard se perd sur les longues silhouettes des collines, et, du côté de l’ouest, sur les hautes montagnes que l’on découvre par une large ouverture dans un horizon lointain, où leur sommet semble toujours flotter dans la brume.

— Le voyageur arabe Mohammed-ben-Yousef a dit : « Si tu rencontres un homme gras, fier et sale, tu peux dire : C’est un habitant de Mascara. » Vois si la parole de Mohammed-ben-Yousef est la vérité, ajoutait Caddour-Myloud, l’officier douair, en me montrant du doigt le premier Arabe que nous rencontrions à la porte de Mascara, et il se mit à rire de ce rire silencieux que donne l’habitude de l’embuscade. force nous fut de partager l’opinion de Caddour-Myloud, car, au milieu de cette foule bigarrée qui se pressait pour saluer le général, l’indigène de Mascara se faisait facilement reconnaître, et Dieu sait pourtant s’il y avait des Arabes déguenillés, des Kabyles aux haïks rapiécés. Pour les Européens, chacun avait la veste de son pays ; du nord ou dit midi, d’Espagne comme d’Italie, il y en avait de toutes terres, et, au moment où nos chevaux avaient peine à se frayer un passage dans la foule, notre compagnon de route, M. de Laussat, qui se trouvait à côté de moi, s’entendit tout à coup appeler par son nom et saluer dans le plus pur patois des Pyrénées. Étonné, il tourna la tête : c’était un Béarnais qui l’avait appelé, une figure mâle et décidée, tout heureuse de retrouver là le monsieur. Dès qu’il eut reconnu son compatriote, deux coups d’éperon obligèrent l’Apocalypse à traverser la foule, et la main de M. de Laussat serra, non sans une certaine émotion, la main de l’enfant d’un village auprès duquel il avait été élevé. Joyeux et content, ce Béarnais avait une jolie concession dans les jardins de Mascara ; tout lui prospérait, et il fit promettre à M. de Laussat de venir goûter dans sa maison le vin de la récolte.

La maison de la halte se trouve sur la place, au centre de la ville, auprès d’un gros mûrier soigneusement respecté. À peine descendu de cheval, le général commença à tenir cour plénière pour l’expédition des affaires pendant que la musique du régiment jouait ses fanfares, car c’était jeudi, et ce jour-là les douze femmes de Mascara se paraient de toutes leurs parures sous le prétexte d’entendre la musique, et coquetaient du regard avec tous les désoeuvrés de la garnison, qui, le service fini, viennent promener leurs ennuis, fumer leur cigare et : prendre leur verre d’absinthe chez Vivès, pâtissier illustre. Arrivé avec la première colonne d’occupation, sous une tente de toile, Vivès eut ensuite baraque de bois, puis pignon sur rue, et sa fortune marche de pair avec celle de la ville.

« Une pièce fausse est moins fausse qu’un homme des Hachems, » dit le proverbe arabe. Pour ne point faire mentir le dicton, les chefs des Hachems venaient de commettre quelques peccadilles qui avaient fort irrité le général de Lamoricière, et son premier soin fut de traiter cette affaire. Lorsque le chef du bureau arabe lui eut amené les coupables, le général commença par les admonester en arabe avec cette verve et cet entrain qui font de tous ses discours une charge de cavalerie. Il écouta leur réponse, traita à leur juste valeur leurs protestations menteuses, et termina le lit de justice en faisant prendre au corps et conduire en prison séance tenante l’un des caïds, qui parut peu flatté de l’aventure. Puis il s’occupa de la situation des hommes et des choses avec le général Renaud et le commandant Bastoul. Le commandant Bastoul, plus connu de tous ceux qui ont été à Mascara sous le nom de Père Bastoul, est un gros homme aux épaules carrées, au ventre bien établi. Dans sa grosse tête et sous son large front brillent deux yeux pleins de perspicacité et d’énergie ; aussi le nom de père Bastoul ne lui vient-il que de sa bonhomie pleine de malice et de sa réputation de justice et de bon sens établie par maintes décisions devenues célèbres. Commandant de la place et juge sans appel dans bien des cas, il trouvait toujours moyen de renvoyer les plaideurs contens, et sa renommée était si grande, que les Arabes préférèrent souvent recourir à son bon sens plutôt que de s’adresser à leur cadi.


III

Nous passâmes deux jours à Mascara ; puis, toutes les affaires terminées, le vin du Béarnais goûté par M. de Laussat, nous nous mîmes en route pour Mostaganem ; mais, au lieu de couper en ligne droite par le chemin qui suit la ravine des Beni-Chougran, nous prîmes la route des prolonges et marchâmes d’abord à l’ouest afin de visiter El-Bordj (le fort), dont on relevait l’enceinte. Nous devions y déjeuner et bivouaquer au pied de la montagne, à la fontaine dont les eaux se perdent dans la plaine de l’Habra. Caddour-ben-Murphi, agha de la cavalerie, qui était venu la veille saluer le général, nous accompagnait, faisant fête aux hôtes auxquels il allait offrir la diffa. C’était un grand soldat de six pieds de haut, à la figure mâle et décidée, un maître du bras. On sentait en lui l’énergie et l’audace d’un homme élevé dans la poudre, qui aime la guerre et doit sa grandeur à sa force. À ses côtés presque caché par le large trousquin de la selle arabe, le petit Murphi, son fils, charmant enfant de onze ans, à l’exil vif et moqueur, dont la petite voix savait déjà se grossir pour commander, était surveillé par un nègre fidèle qui ne le perdait pas de vue. L’esclave portait le fusil au court canon qui avait déjà lancé la balle, et servait maintenant à l’enfant pour jouer sur son cheval avec la poudre. À la limite des jardins, les officiers de Mascara qui nous avaient accompagnés échangèrent avec nous les adieux, et nous continuâmes notre route en suivant le bord de ces grandes falaises, si l’on peut parler ainsi, descendant en pentes douces jusqu’à la plaine, tandis qu’à leur sommet s’ouvrent des précipices à pic et des ravines inextricables, retraite d’une tribu de Kabyles, celle des sauvages Beni-Chougran.

Maîtres des passages directs qui relient Mascara à Oran et à Mostaganem, ces Kabyles nous ont fait d’abord une rude guerre ; puis, les têtes de pierre ont fini, comme les autres, par se courber sous le joug. Durs et intraitables, les Beni-Chougran passent toutefois pour fidèles à leur parole, et en 1831 les Turcs de Mascara leur durent la vie, lorsque, les tribus de la plaine s’étant révoltés, les Kabyles les firent échapper avec leurs richesses, par les passages des montagnes dont ils étaient maîtres. Chedly, leur ancien agha, marchait avec nous, et le bruit courait que le général de Lamoricière allait lui rendre son autorité. La longue conversation qu’il avait à l’écart avec Caddour-Myloud, le renard, me portait à croire que cette fois le bruit public était d’accord avec la vérité. Chedly était du reste un homme plein d’intelligence, qui avait compris toutes les ressources de notre civilisation. Par ses sains, presque tous les oliviers dont ces montagnes sont couvertes étaient greffés, et depuis deux années la pomme de terre était mangée à sa table avec le couscouss national. Chedly avait voyagé en France, et rien de plus curieux que de l’entendre vous raconter ses impressions de voyage, vous parler des fleuves de mer sur lesquels marchaient les bateaux de feu, et des chemins de fer. — Tu as vu la balle fuyant la poudre qui la chasse, disait-il aux siens, c’est ainsi de leur voiture de feu. — Et il imitait avec une perfection merveilleuse tous les bruits de la machine. Son œil vif, ses traits fins et rusés prouvaient qu’il avait dû tirer bon parti de ses observations, et, bien qu’il prétendît que ce qui l’avait le plus frappé c’était le gaz et la façon dont il prenait feu, il était facile de voir que rien n’avait échappé à ses remarques ; mais l’instinct défiant du sauvage lui faisait garder le silence. Au reste, l’homme qui, devant une maison de pierre qu’on lui bâtissait dans une ravine sauvage où la vue était arrêtée de tous côtés, répondit en montrant le ciel lorsqu’on lui faisait observer que plus loin se trouvait un emplacement d’où le regard s’étendait sur le pays entier : « Y a-t-il plus beau spectacle que celui-là ? » cet homme était certes un esprit élevé et réfléchi.

La terre est un livre pour les cavaliers, disent les gens du marghzen, on y lit la trace de ceux qui ne sont plus. C’était ainsi que nos souvenirs s’égaraient à travers le pays, et, tandis que les cavaliers arabes se livraient aux joyeux exercices de la fantasia, j’écoutais le commandant d’Illiers raconter à M. de Laussat un de ces mille accidens de la guerre que lui rappelaient les collines et les campagnes qui se déroulaient devant nous.

Chargé du commandement d’une petite colonne mobile aux environs de Mascara, M. Bosquet, alors attaché à l’état-major du général de Lamoricière, était campé dans les jardins de Sidi-Dao, quand ses coureurs lui annoncèrent que les cavaliers rouges d’Abd-et-Kader s’avançaient vers une fraction des Hachems qui s’étaient rapprochés de nous, afin de les emmener vers le sud. Donnant aussitôt l’ordre du départ, M. Bosquet se dirigea vers l’Oued-Traria, où se trouvaient les tentes des Hachems, en face de Mascara. Les cavaliers d’Abd-el-Kader avaient ordre de ne point engager le combat, mais seulement de s’efforcer d’entraîner les populations. Les tentes s’étendaient sur les deux rives du Traria. Du haut de la colline, on voyait les réguliers rouges de l’émir allant de tente en tente, pressant le départ. C’était une confusion incroyable : femmes, enfans, troupeaux mêlant leurs cris et leurs mugissemens ; mais, à mesure que nos cavaliers s’avançaient, ceux de l’émir se retiraient ; on eût dit un filet que de deux côtés opposés chacun tire à soi. Enfin la dernière maille nous resta, les tentes lurent rassemblées, et, sous la conduite de Mohammed-Ben-Sabeur, les Hachems vinrent bivouaquer près des faisceaux français. Cette nuit-là M. Bosquet dormit tout armé, il avait peine à croire qu’elle se passât sans rien d’extraordinaire. Par son ordre, une compagnie se tint prête à marcher, et un officier d’une bravoure éprouvée, le lieutenant Gibon, du bataillon indigène, se plaça en embuscade à un endroit qui avait été reconnu au crépuscule. Cependant tout resta calme, rien ne vint troubler le silence. Au point du jour, Mohammed-Ben-Sabeur, appelé chez M. Bosquet, reçut l’ordre de se préparer à partir pour Mascara, sous escorte, avec ses tentes. — Si tu n’as pas envie de t’en aller, ajouta-t-il, l’escorte te protégera en cas d’attaque ; si au contraire tu veux fuir, j’aime mieux qu’elle te garde.

— Sois sans crainte, lui répondit Mohammed, mon cœur est droit ; je viens à vous, et, en venant, je n’ai qu’une pensée. Ce que je te dis là, je l’ai dit à l’émir lui-même.

— Et où donc l’as-tu vu ?

— Cette nuit, dans les touffes de lauriers de la rivière. Il m’avait fait appeler, il voulait me voir : j’ai écouté sa voix, et je m’y suis rendu. Et toi aussi, Ben-Sabeur, tu me quittes ? m’a-t-il dit ; pourquoi m’abandonner dans la lutte ? — Je te quitte, ai-je répondu, parce que l’heure de la résistance est passée ; crois-moi, tu succomberas ; contre les Français, ton bras est impuissant. Pour toi, j’ai tout sacrifié : mes frères sont morts, j’ai perdu mes biens, et la pauvreté est mon partage ; il ne me reste même plus un cheval pour combattre. L’heure est venue d’écouter les cris de douleur des femmes et les gémissemens des petits enfans. — Le regard de l’émir était plongé vers la terre, il resta silencieux ; mais une larme coula le long de ses joues, et, se levant, il me dit : Prends ce cheval, et qu’il te porte bonheur. — Puis il me mit dans la main la bride de son cheval et se retira du côté des siens.

— L’embuscade était à cent pas de là, reprit M. Bosquet, comment ne l’as-tu pas avertie ?

— Si un ami que tu as servi long-temps était venu à toi ainsi, répondit Ben-Sabeur, l’aurais-tu trahi ? Par ton cœur, je te le demande.

— Non, dit M. Bosquet ; tu es un brave cavalier.

Et Mohammed-Ben-Sabeur partit sans escorte pour Mascara, où il arriva loyalement ; depuis il nous a toujours servis avec fidélité.

Ces pauvres Hachems avaient eu, en effet, assez de mésaventures pour désirer un peu de repos. Leur histoire est, du reste, curieuse, car elle montre l’un des côtés particuliers à la guerre d’Afrique, le déshabillement et rhabillement d’une tribu, si l’on peut parler ainsi. Pour ruiner une tribu, pour la dompter (la chose, pour les Arabes, est presque toujours synonyme), il n’y a qu’un moyen, la razzia, le coup de main, qui fait tomber une troupe sur une population avec la rapidité de l’oiseau de proie et lui enlève sa richesse, ses troupeaux, ses grains, le seul côté vulnérable de l’Arabe. C’est par ce moyen que l’on a action sur lui, de même que, dans les guerres d’Europe, la chasse aux intérêts, car la guerre n’est pas autre chose, se fait d’une autre façon, en s’emparant des grands centres d’industrie et de production, par lesquels on est maître de la nation entière. Quelques coups de main suffisent d’ordinaire pour amener une tribu à composition ; mais, de même que parmi les hommes il y en a qui ont un mauvais sort attaché à leurs pas, de même il y a des tribus qui sont toujours frappées ou par l’un ou par l’autre. C’était le cas d’une fraction des Hachems que la colonne du colonel Géry rencontra chez les Ouled-Aouf. Les courses du général de Lamoricière avaient porté la ruine dans cette grande tribu ; mais la fraction des Hachems rencontrée par le colonel Géry avait été plus maltraitée qu’aucune autre. Comme les hommes de cette troupe rejoignaient la Smala, les Assennas les avaient dépouillés. À la Smala, les Hachems étaient parvenus, par leur industrie, à rétablir leur petite fortune, quand ils furent rasés par le duc d’Aumale. Le général Lamoricière pourchassa ensuite les débris de la Smala ; les malheureux lui échappèrent en partie, mais cette fois c’était pour tomber dans les mains des Harars, qui les laissèrent tout nus, de sorte que, lorsqu’ils furent rencontrés par la colonne Gery, il ne resta plus qu’à les mettre au tas avec les autres prisonniers. Fort heureusement pour ces captifs, le général de Lamoricière venait de remettre la main sur les autres familles de la tribu des Hachems, et maintenant que la guerre était portée loin de Mascara, comme la plaine d’Eghris était complètement vide et qu’il lui importait au point de vue politique de la repeupler, il résolut de replacer les Hachems sur leur ancien territoire. Rien n’est en effet plus dangereux qu’un pays désert, car alors le champ est libre pour les coupeurs de bourse, la surveillance et la police qui s’exercent sous la responsabilité des tribus ne peuvent plus avoir lieu. Il importait que la sécurité régnât aux environs de Mascara, et c’est dans cette vue que le général de Lamoricière expédia, du Haut-Riou, où il venait de les surprendre après le coup de main de la Smala, les fractions les plus nombreuses des Hachems, jusque-là fidèles à la fortune du sultan. Ce n’était plus cette fière tribu, si orgueilleuse de ses cinq mille cavaliers ; misérables, ruinés, réduits à la misère la plus affreuse, à peine si les Hachems avaient cinquante chevaux éreintés ; plus de tentes, plus de troupeaux, mais des femmes et des enfans, et c’était cette population qu’il fallait planter sur la terre et faire vivre. Les armes manquaient ; une redoute construite dans la plaine, où l’on mit du canon, et deux cent cinquante zephirs leur assurèrent la sécurité. Voilà les Hachems passés à l’état de réfugiés politiques. La moisson était sur pied, de sorte que la nourriture était assurée ; mais tout le reste faisait défaut, et il fallait bien leur trouver des abris. Les tribus amies leur donnèrent des tentes, et ils se mirent à vendre du bois, de la paille, de la chaux, des nattes à Mascara, ramassant ainsi un peu d’argent. Dans les razzias, l’on mettait toujours de côté des boeufs, quelques moutons, des chevaux, que l’on donnait aux principales familles, car, en relevant celles-ci, grace à la constitution féodale des Hachems, on relevait la tribu entière. Si l’homme de grande tente, en effet, jouit de privilèges nombreux, de lourdes charges lui sont aussi imposées, et il n’est élevé si haut que pour protéger tous ceux qu’il couvre de son ombre. Le vol était d’ailleurs une des grandes ressources des Hachems : les tribus ennemies l’apprirent à leurs dépens ; bientôt l’on prit assez de fusils arabes pour constituer une sorte de milice avec contrôle, qui accompagna les colonnes, rendit des services et profita du butin. Au temps du labour, le beylik (état) prêta des grains, les tribus voisines fournirent des boeufs, et, deux ans après, grace aux bonnes récoltes, la tribu des Hachems était remise à flot ; n’offrant plus aucun danger comme ennemi politique, elle assurait, par la responsabilité qui pesait sur elle, la sécurité des routes.

Tout en causant, nous étions arrivés sur le petit plateau d’El-Bordj, où nous devions recevoir l’hospitalité de Caddour-Ben-Murphi. Les grandes tentes de la halte, les tentes de laine blanche, étaient dressées à la porte de l’enceinte qui fait appeler ce lieu le fort (El-Bordj). Un détachement de soldats de la garnison de Mascara s’occupait en ce moment à relever la muraille et à bâtir dans l’intérieur, aux frais des Arabes, des maisons en pierre pour l’agha et ses cavaliers. Le général était enchanté de ces travaux, qu’il regardait à juste titre comme très importans, car l’Arabe ne sera complètement à nous que le jour où, dans tout le pays, la pierre le fixant au sol, il ne tiendra plus seulement à la terre, comme maintenant, par le piquet de sa tente. Il encouragea de ses éloges ces braves soldats, qui, dès que la paix est revenue, quittent le mousquet, prennent la pioche et donnent leur sueur, comme l’instant d’avant ils auraient versé leur sang pour la grandeur de la France. Il était plus de midi quand le général eut fini de tout regarder, et, à cheval depuis cinq heures du matin, nos estomacs criaient famine ; aussi le plaisir fut grand lorsqu’assis les jambes croisées sur les tapis des grandes tentes, nous vîmes arriver les larges plats de couscouss, les ragoûts au pimens et les moutons rôtis. Le couscouss est une pâte de blé dont la farine se roule sur des tamis comme on roule la poudre. Cette pâte, cuite ensuite à la vapeur de la viande, est arrosée au moment où on la sert, soit avec du lait, soit avec du bouillon de mouton, car les Arabes ne mangent jamais de bœuf, à moins d’y être forcés par la faim. Des plats énormes, creusés dans un seul morceau de noyer, reçoivent la pâte et la pyramide de viande bouillie et de légumes qui la surmonte ; puis de petites cuillers de bois sont distribuées aux convives, et tous à l’envi de plonger dans la montagne fumante, d’y creuser un souterrain pour arriver plus vite au centre, où le couscouss se conserve plus chaud, où le bouillon l’a mieux pénétré. C’est une recherche de gourmet. Le grand Caddour et son fils, le petit Murphi, se tenaient debout à la porte de la tente, suivant l’usage arabe, qui veut que l’hôte surveille les apprêts du repas. Dès que Caddour vit aux cuillers plantées dans le couscouss que ses convives ne mangeaient plus, sur un signe, des nègres enlevèrent les plats et les portèrent aux cavaliers qui, répandus en groupes sur la pelouse, se délectèrent des reliefs des chefs ; mais, comme ce n’étaient point des gens de distinction, la paume de la main leur servait de cuiller. Pendant ce temps, d’autres serviteurs apportèrent des écuelles sans nombre, remplies de ragoûts de mille sortes, oeufs aux poivre rouge, poulets aux oignons, pimens saupoudrés de safran, autant de bonnes choses, pour peu que le gosier français soit devenu assez arabe pour pouvoir les supporter. Ceux qu’on nomme les roumi saphi[5], les nouveaux débarqués, se jettent avidement sur ces premiers plats et se trouvent sans faim pour le dernier service. Quant à vous, si jamais vous allez en Afrique, imitez notre exemple ; nous nous étions tenus dans une sage réserve, afin de faire honneur aux étendards que nous apercevions dans le lointain. Une douzaine d’Arabes en effet s’avancèrent bientôt, portant au bout de longues perches des moutons entiers rôtis tout d’une pièce. Tiré d’un côté, poussé de l’autre, le mouton glissait de la perche et se trouvait servi sur un morceau de coton bleu. Un Arabe, d’une main habile, faisant alors de larges entailles avec son couteau, facilitait la besogne des convives, et chacun d’étendre la main et d’arracher le morceau qui lui convenait. À ces rôtis dignes des héros d’Homère succédèrent des pâtisseries par milliers, au miel, au sucre, au raisin ; puis, les derniers plats enlevés, les serviteurs apportèrent de larges aiguières au col recourbé, et, chaque convive s’étant rafraîchi les mains dans un bassin d’argent, chacun alluma son cigare ou fuma sa pipe, puis le café bouilli fut offert dans de petites tasses sans anse contenues dans une grille d’argent, afin d’éviter toute brûlure. Enfin, comme l’heure avançait, le général donna le signal du départ.

Le vent d’ouest avait amené les nuages, et les nuages, suivant leur maussade habitude, la pluie aux larges gouttes, qui fit bientôt glisser nos chevaux dans les pentes glaiseuses de la montagne ; fort heureusement, pluie et vent cessèrent une heure avant notre arrivée à la fontaine où nous passâmes la nuit. Le lendemain au jour, la campagne étincelait sous un beau soleil, et nous traversâmes les champs qui se paraient de leur première verdure, salués par les cris aigus que les femmes des douars poussaient selon l’usage arabe, pour rendre honneur au chef de la province. À mi-chemin, les gouras de la Mina, conduits par le khalifat Si-El-Aribi, rejoignirent le général et prirent place à sa droite, marchant drapeau en tête du côté opposé au goum de Caddour. Ces cavaliers s’avançaient sur une ligne, sans s’inquiéter du terrain, à la hauteur du cheval du chef ; ils nous donnaient le spectacle que l’on voyait autrefois dans notre vieille France, lorsque le haut baron partait suivi de tous ses gens d’armes. À deux titres divers en effet, Si-El-Aribi et Caddour-Ben-Murphi représentaient les deux grandes influences de la société féodale comme de la société arabe, la noblesse religieuse et la noblesse de guerre.

Tout dans le khalifat de la Mina, la noblesse de ses manières, la majestueuse dignité de sa démarche, la simplicité avec laquelle il recevait l’hommage des Arabes, sa générosité pleine de grandeur, la fermeté de son commandement, tout indiquait en lui l’homme de vieille race religieuse qui sait que ses aïeux ont été puissans, et qu’héritier du respect qui leur était dû, il commande aux consciences et aux bras ; c’était surtout l’homme du conseil, décidant la lutte, la dirigeant par ses ordres, mais dédaignant d’y prendre part. Caddour, au contraire, était le chevalier banneret frappant d’estoc et de taille. Son courage l’a élevé, son courage lui conservera la puissance. Marteau qui brise tout obstacle, le péril est sa vie ; il aime le danger ; le combat pour lui est une richesse et une source de grandeur pour sa famille. « D’où te viennent ces nègres ? lui demandait-on un jour. — Ceux-ci, je les ai achetés, répondit-il ; ces deux-là, je les dois à mon bras. » Tous deux étaient superbes sous leurs haïks blancs comme la neige, montés sur des chevaux aux harnachemens d’or. Nous avancions ainsi en gagnant du chemin, lorsqu’en traversant un terrain sablonneux, coupé ça et là par des enclos de figuiers, nous vîmes venir un flot de poussière d’où se dégagea bientôt la silhouette d’une ligne de cavaliers courant sur nous à fond de train ; on prend le trot, et, comme nous arrivions au sommet d’un petit mamelon, ces cavaliers, les gens du marghzen de Mostaganem, arrêtant brusquement l’élan de leurs chevaux, se précipitèrent à terre pour embrasser l’étrier du général, tandis que M. le colonel. Bosquet, le chef du bureau arabe, qui était venu à leur tête, serrait sa main. Chacun descendit de cheval, et les saluts s’échangèrent. Le colonel Bosquet était de ces hommes comme l’on en rencontre si rarement. D’une volonté de fer, d’un bon sens et d’une sûreté de jugement égale à l’étendue de son esprit, à la vivacité de son intelligence, il avait réussi dans toutes les entreprises dont on l’avait chargé, tous l’estimaient ; mais sa bonté bienveillante lui méritait aussi l’affection de ceux qui l’approchaient. On sentait en lui quelqu’un fait pour les grands commandemens, l’un de ces hommes capables de sauver d’un péril, quand tous désespèrent de la fortune. Bien jeune encore, depuis nommé général, commandant maintenant à Sétif, Dieu seul sait l’avenir qui lui est réservé ; mais ce dont ne doute aucun de ceux qui l’ont connu, c’est que, si l’occasion se présente, il ne fera défaut ni à l’occasion, ni à lui-même.

Au reste, le spectacle qui nous entourait était vraiment singulier. Animé par la course, chacun avait le regard brillant et la joie sur le visage. De tous côtés, on entendait le son des armes et des éperons, tous les bruits précurseurs du combat ; on eût vraiment dit que l’on se préparait à courir au danger, tandis que nous n’avions plus qu’une heure de marche pour rencontrer le général Pélissier, commandant la subdivision de Mostaganem, qui nous attendait aux trois marabouts avec le 4e chasseurs à cheval. Figures de bronze aux longues moustaches, grands hommes fièrement campés sur leurs petits chevaux trapus, ce régiment était digne de cette cavalerie dont le seul nom porte la terreur dans les rangs ennemis. Sassours ! sassours ! crient les Arabes du plus loin qu’ils voient s’ébranler leurs escadrons, et les cavaliers, même des jours noirs hésitent à les attendre ; ce prestige, les chasseurs le doivent au sang versé, au courage impétueux qui les distingue, à leur fermeté dans les heures difficiles. Les traits de ces soldats et de ces officiers, qui nous saluaient en passant du sabre, se retrouvent au musée de Versailles fixés sur la toile dans toute leur mâle vigueur par la main d’Horace Vernet, car ces escadrons, c’étaient ceux de la Smala, de l’Oued-Foddha, d’héroïque mémoire, où le général Changarnier, privé de canon, les lançait comme des boulets, disant d’eux : « Voilà mon artillerie ! » C’étaient ceux de l’Oued-Mala, le tombeau des bataillons réguliers, d’Isly, que sais-je ? de vingt combats encore où ils restèrent toujours dignes d’eux-mêmes. Le colonel Dupuch commandait cette vaillante troupe, dont les fanfares animaient la marche comme nous traversions la vallée des Jardins, qui précède Mostaganem.

Cette vallée, couverte d’arbres fruitiers et de figuiers, est abritée des vents de la mer par les collines du rivage ; elle est la promenade habituelle des habitans de la ville de Mostaganem. On la quitte à une demi-lieue des murailles pour traverser un terrain où les colonnes bivouaquèrent souvent, et qu’illustrèrent les bœufs du maréchal Bugeaud et le grand chapeau de M. de Corcelles. Lors de l’expédition de Mascara, le maréchal Bugeaud, manquant de moyens de transport, voulut essayer de tirer parti des boeufs, que les Arabes habituent à porter des fardeaux comme les mulets ; on en réunit un grand nombre, et les sacs de riz et les sacs de café furent attachés à leurs flancs. Ce fut alors qu’un loustic de régiment composa une chanson qui se répète encore dans le pays, sur le rhythme et l’air des Gueux de Béranger :

Les boeufs, les bœufs
Sont bien malheureux,
Leur sort est affreux,
Plaignez les bœufs.

Les bœufs le trouvèrent sans doute ainsi, car à la première sonnerie la panique avait gagné l’espèce cornue, et ils partirent à fond de train, semant partout les vivres confiés à leur réputation de sagesse.

Quant à M. de Corcelles, il était resté tout aussi célèbre que les bœufs porteurs du maréchal. Un grand chapeau gris, surmonté d’une plume d’oiseau de proie, une redingote noire coupée au milieu par un grand ceinturon blanc que tirait un grand sabre ; bref, un Fra Diavolo député avait produit une sensation dont on parle encore, je vous jure, quand on perd le temps en causeries comme nous le faisions en ce moment. Nos joyeux propos pourtant furent interrompus ; le tambour qui battait aux champs nous ramena auprès du général ; nous entrions à Mostaganem.

Au dire d’un conteur arabe, deux enfans jouaient pendant le rhamadan, sur le bord d’un ruisseau qui s’en allait, après une course d’une lieue, se perdre dans la mer. Au milieu de leurs jeux, le plus jeune, cueillant un roseau, le porta à sa bouche, et, l’offrant ensuite à son camarade, lui dit : Muce kranem (suce le morceau de canne à sucre). Hammid-el-Abid, le puissant chef de la tribu des Mehal, débouchait en ce moment sur la colline, et il entendit les paroles des enfans. Hammid voulait fonder une ville en ce lieu, mais il ne savait quel nom lui donner ; les deux enfans le tirèrent d’embarras, car ce fut ainsi, dit la légende, qu’en l’année 1300 fut nommée la ville bâtie par Hammid-el-Abid. Quelque répandue que soit cette légende, le chef guerrier a laissé des traces plus durables. Le fort du Mehal existe maintenant encore, et les travaux exécutés par les soins de ses trois filles ont rendu sa mémoire chère à tous les habitans, car ils doivent leurs aqueducs à la belle Seffouana, leurs jardins à Melloula la gracieuse, tandis que Mansoura, femme d’une haute piété, attirait la bénédiction du ciel sur la ville en faisant bâtir une mosquée qui lui servit de tombeau. C’est sans doute à ses prières que Mostaganem doit la prospérité qu’elle eut toujours en partage, même sous le chrétien maudit.

Une ravine, où coule le ruisseau, la sépare d’une petite colline appelée Matemore. Les nombreux silos que les Turcs y avaient creusés, renfermés dans l’enceinte d’une muraille crénelée, lui ont fait donner ce nom. Les principaux établissemens militaires occupent la crête de cette colline, d’où l’on découvre une vue magnifique : — à vos pieds, la ville, ses maisons, ses jardins ; en face, la mer et ses grandes vagues sans cesse remuées par le vent d’ouest ; sur la droite, à une lieue, de hautes montagnes, tandis que vers la gauche le regard suit les silhouettes boisées des collines qui longent la mer dans la vaste baie de la Macta, se relèvent à la pointe du cap de Fer, et dressent vers le ciel les arêtes dénudées de leurs roches grisâtres ; au loin enfin, dans la bruine, la montagne des Lions. L’horizon est immense, l’œil cependant en découvre sans peine tous les détails ; mais, si l’air est humide, si aucun vent ne l’agite, comme il arrive souvent aux approches d’un gros temps, alors, par un singulier effet d’optique, les distances se rapprochent, et il semble que quelques coups d’aviron doivent suffire pour vous amener au port d’Arzeuw, que l’on aperçoit, avec ses maisons blanches, sur le rivage oppose, à une lieue du cap.

Quatre mille indigènes, des colons de tous les pays, une garnison nombreuse, vivent en bon accord dans la ville de Mostaganem, passant leurs jours sans soucis comme sans chagrins. Le musulman dit : C’était écrit, et le baptisé : Qu’importe ? Le résultat est le même ; aucun ne s’inquiète du lendemain ; le chef ne veille-t-il pas pour tous ? Le chef veillait en effet et voulait se rendre un compte exact de la situation des choses ; aussi, l’on peut m’en croire sur parole, le général n’eut guère de repos pendant le peu de jours qu’il resta à Mostaganem. Pour nous, dès que la liberté nous était rendue, nous passions notre temps avec les officiers de chasseurs, nos braves camarades, que nous retrouvions chaque soir au cercle qu’ils avaient établi dans l’une des baraques du quartier de cavalerie. Chacun trouvait à ce cercle la distraction ou le calme, à son gré. Les journaux et les revues couvraient la table, les canapés bourrés de foin invitaient au repos ; mais en revanche les échecs et les dames étaient la seule distraction du joueur, s’il se rencontrait par hasard, car les cartes étaient sévèrement interdites. Dans cette salle, pour tout ornement, une peinture grise couvrait les murs, une pendule décorait la cheminée, et les meubles étaient cachés par du coutil rayé ; mais un drapeau taché de sang, enlevé à l’ennemi par Geffine, et deux tambours du bataillon régulier d’Embarek, exterminé à l’Oued-Mala, étaient suspendus à la muraille. Il fait bon dans cette atmosphère de franchise et de cordialité ; tous ces Hommes revêtus de la même livrée glorieuse ont rencontré le danger, leur regard a vu la mort, et les armes dont le bruit accompagne chacun de leurs pas ne sont pas une vaine parade, mais bien souvent la protection de leur vie. Là, quand la main serre la main, chacun sait qu’au besoin elle se lèverait pour vous porter secours. Compagnons de fatigues et de périls, ils étaient sans cesse rapprochés par le danger. Dans un pareil milieu, la peine, la misère, et la basse jalousie, les amours-propres honteux disparaissent bien vite. Tel était l’esprit de ce régiment, disons mieux, de cette famille.

Comme le Juif errant, nous ne pouvions, hélas ! nous arrêter nulle part, pas même aux lieux où la halte était la meilleure. Le bateau à vapeur de la correspondance laissa en passant devant Mostaganem des plis pour le général de Lamoricière, lui annonçant la prochaine arrivée du maréchal Bugeaud à Oran. Ordre fut aussitôt donné de remonter en selle, et deux jours après nous mettions pied à terre dans la cour du Château-Neuf.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Fils de Turcs et de femmes arabes.
  2. Nuit sans lune.
  3. Tige de fer pointu qui sert d’éperon aux Arabes.
  4. Lorsque nous eûmes enlevé à l’émir les places où il avait déposé ses approvisionnemens, il constitua la Smala, c’est-à-dire une ville nomade. Là se trouvaient réunies plusieurs tribus et les familles de ses serviteurs groupés autour de la sienne, mais les Arabes qui venaient vendre des approvisionnemens trouvaient à la Smala tout ce qui leur était nécessaire. Des Juifs, en grand nombre, fournissaient à tous les besoins. Aussi, dès que les places de pierre eurent été prises, le soin le plus important fut la poursuite et la destruction de cet arsenal mobile. C’est ce que M. le duc d’Aumale accomplit par un glorieux fait d’armes en 1843.
  5. Roumi, de romani, les étrangers ; saphi, en arabe, veut dire pur, limpide ; roumi saphi, un étranger naïf, un nigaud.