Souvenirs de mon ministère/01
SOUVENIRS DE MON MINISTÈRE[1]
Ma nomination au poste de ministre des Affaires étrangères eut lieu au mois de mai 1906 et coïncida avec l’ouverture de la première Douma. J’étais à cette époque ministre plénipotentiaire à Copenhague. Diplomate de carrière, je ne m’étais jusqu’alors occupé que de politique étrangère. Toutefois, au mois d’octobre de l’année précédente, des circonstances particulières m’avaient amené à prendre part aux événements qui se passaient à l’intérieur de mon pays, et ce fut une des raisons qui décidèrent l’empereur Nicolas à me confier la direction des affaires extérieures de la Russie.
La Russie traversait à cette époque une crise redoutable. Le mouvement révolutionnaire, qui avait suivi les revers de l’armée russe en Mandchourie, aboutissait à une grève générale, qui non seulement arrêtait tout moyen de communication, mais paralysait complètement la vie économique du pays ; de violents désordres se produisaient dans les provinces, et l’agitation prenait partout dans l’Empire, mais surtout dans la capitale, un aspect menaçant. L’Impératrice douairière, qui se trouvait alors à Copenhague, se montrait extrêmement alarmée de cet état de choses, et, dans ses conversations avec moi, exprimait fréquemment ses appréhensions à ce sujet ; je profitai de ces conversations pour tâcher de lui démontrer et, par son intermédiaire, de démontrer à l’Empereur la nécessité de faire à temps des concessions au parti libéral modéré, dont les demandes étaient raisonnables, afin d’avoir le concours de ce parti pour résister aux exigences croissantes des radicaux et des révolutionnaires. Mes efforts en ce sens étaient énergiquement appuyés par le frère de l’Impératrice, le roi Frédéric VIII, homme de grand bon sens politique, qui venait de succéder à son père, le roi Christian IX, sur le trône de Danemark. L’Impératrice consentit à écrire à son fils pour l’engager à accorder spontanément à la Russie une charte constitutionnelle ; il fut décidé en même temps que je partirais pour Saint-Pétersbourg, afin de remettre cette lettre à destination et de me faire auprès de l’Empereur l’interprète et l’avocat des conseils qu’elle renfermait. Mais le voyage à Saint-Pétersbourg était alors tout un problème : la voie de terre était rendue impraticable par la grève des chemins de fer, et il n’y avait pas de communications directes par mer entre le Danemark et la Russie. Sur la prière du roi Frédéric, la Compagnie danoise de l’Est Asiatique mit à ma disposition un de ses navires de commerce, le Saint-Thomas, qui venait de décharger sa cargaison dans le port de Copenhague ; je pus ainsi m’embarquer directement pour Saint-Pétersbourg. Mon voyage fut rapide, sinon agréable, le Saint-Thomas étant délesté et la mer Baltique dans cette saison fort mauvaise.
Lorsque j’arrivai à Saint-Pétersbourg, la crise atteignait son point critique. L’Empereur s’était décidé à octroyer une Constitution à son peuple ; en conséquence, le comte Witte était nommé président du premier Cabinet constitutionnel et s’appliquait à jeter les bases de la nouvelle organisation de l’Empire. Il commençait ce rude labeur en convoquant à Saint-Pétersbourg les principaux représentants des partis libéral et libéral modéré qui se trouvaient réunis à Moscou et sur le concours desquels il comptait pour l’aider dans l’accomplissement de sa tâche. Parmi ceux-ci se trouvaient les princes Lvoff (plus tard chef du premier gouvernement provisoire en 1917), Ouroussoff et Troubetzkoy, Mme Goutchkoff, Stakhovitch, Roditcheff, Kokoschkine (assassiné depuis dans sa prison par les bolcheviks en 1918), etc. Le but du comte Witte était d’élaborer avec eux un programme de gouvernement et de persuader quelques-uns d’entre eux de faire partie de son cabinet. Au cours de ces négociations, je me fis auprès de l’Empereur le chaleureux avocat de la formation d’un gouvernement homogène, composé d’hommes sincèrement désireux et capables de réaliser la réforme constitutionnelle promulguée par le manifeste, mais en même temps résolus à résister aux exigences croissantes des révolutionnaires. Ce plan, le seul dont la réalisation me parût pratique, devait malheureusement échouer. Aucun des personnages sollicités par le comte Witte ne consentit à collaborer avec lui : les passions politiques étaient trop vives, et la tyrannie des groupes trop absolue, pour leur permettre de prendre une décision plus sage. Je demeure persuadé que leur refus de soutenir le comte Witte fut une lourde faute politique et un grand malheur pour la Russie ; car ce refus ne laissa d’autre alternative au comte Witte que de se rabattre, pour la formation de son cabinet, sur des éléments hétérogènes et strictement bureaucratiques, éléments essentiellement impopulaires dans le pays et ne pouvant lui donner aucune force vis-à-vis de la future Douma.
Au moment de rentrer à Copenhague, j’allai prendre congé du comte Witte : les propos qu’il me tint me frappèrent par leur pessimisme. « Le Manifeste du 30 octobre ; me dit-il, a empêché une catastrophe immédiate, mais n’a pas apporté de remède radical à une situation qui reste pleine de périls. Tout ce que je puis espérer, c’est d’arriver sans trop de secousses jusqu’au jour de l’ouverture de la Douma ; mais cela même n’est qu’un espoir, nullement une certitude : une nouvelle explosion révolutionnaire reste toujours possible. » Un pareil découragement chez un homme aussi énergique était fait pour me surprendre ; je ne pus me l’expliquer que par la profonde déception que lui avaient causée les résultats, immédiats du Manifeste, et surtout la défection du parti libéral modéré, à laquelle il ne s’était pas attendu et dont il me parla avec une grande amertume.
L’attitude que j’avais prise au cours des pourparlers avec les libéraux modérés m’avait désigné comme le candidat le plus probable au poste de ministre des Affaires étrangères dans un Cabinet qui serait formé avec leur concours. En me recevant en audience de congé, l’Empereur me prévint que le comte Lamsdorff, fonctionnaire typique de l’ancien régime, qui ne pouvait ni ne voulait s’adapter au nouvel ordre de choses, se retirerait avant l’ouverture de la Douma, et qu’il m’avait en vue pour le remplacer.
A Copenhague, je continuai à me tenir minutieusement au courant de la marche des événements en Russie ; j’acquis bientôt la conviction que ces événements prenaient de plus en plus une tournure critique : le comte Witte avait à lutter avec des difficultés formidables. Ce n’était un secret pour personne que l’Empereur, tout en rendant justice à ses extraordinaires capacités d’homme d’Etat, éprouvait pour lui une antipathie irrésistible ; de son côté, le comte Witte, nature primesautière et violente, pouvait à peine déguiser son aversion pour le successeur d’Alexandre III dont il avait été le collaborateur intime et toujours écouté. Sa nomination avait été imposée à l’Empereur par les circonstances, à un moment où aucune autre combinaison ne paraissait viable et où les conseils des libéraux avaient momentanément prévalu à la Cour. Mais le parti réactionnaire commença bientôt à regagner son ascendant sur Nicolas II, et il ne lui fut pas difficile de réveiller dans l’esprit du souverain un sentiment d’extrême méfiance à l’égard du premier ministre ; on cherchait à insinuer à l’Empereur que le comte Witte travaillait en dessous à renverser le trône, dans l’espoir de se faire proclamer Président de la République russe.
D’autre part, loin de mettre fin à la crise, l’acte du 30 octobre semblait devoir créer un nouvel état d’extrême agitation. En effet, les trois premiers mois qui suivirent l’octroi de la constitution furent marqués par une série d’événements sanglants qui débutèrent, en novembre, par la révolte de Cronstadt. Cette révolte fut le signal d’autres mutineries militaires et navales, à Sébastopol et ailleurs ; la région de la Volga et d’autres provinces devinrent le théâtre de désordres agraires et de « pogroms » anti-juifs ; les désordres furent particulièrement violents dans les provinces Baltiques où ils prirent le caractère d’une véritable « jacquerie. » Enfin, au mois de décembre, éclata l’insurrection armée de Moscou, qui ne put être réprimée qu’à l’aide de régiments de la garde envoyés de. Saint-Pétersbourg, et avec force effusion de sang.
Malgré tous ces symptômes alarmants, la situation, au commencement du mois de mars, paraissait s’être un peu améliorée. Cédant aux instances du comte Witte, l’Empereur promulgua un nouveau manifeste, accompagné de deux ukazes, qui définissaient la nouvelle organisation de l’Empire, conformément aux principes énoncés par le Manifeste du 30 octobre. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres : Conseil de l’Empire, ou Chambre Haute, composée par moitié de membres nommés et de membres élus ; et Douma, ou Chambre Basse, dont tous les membres étaient élus.
Cette organisation dotait la Russie d’un système constitutionnel véritable, encore sujet à critique et défectueux sous plus d’un rapport, mais qui n’en constituait pas moins un pas décisif en avant ; elle était donc franchement acceptée par tous ceux, et j’étais du nombre, qui se réclamaient du parti libéral modéré. Ce parti, qui avait pris le nom de « parti octobriste, » continuait à faire opposition au comte Witte pour des raisons d’ordre personnel plutôt que politique ; mais il se déclarait prêt à soutenir tout Cabinet sincèrement désireux de réaliser cette réforme. En revanche, le parti libéral plus avancé, nommé officiellement parti constitutionnel démocratique, ou par abréviation, parti K. D. (un jeu de mots transforma ce nom en celui de « parti des Cadets ») ne désarmait pas et considérait comme insuffisants les droits reconnus à la Douma, surtout en ce qui concernait le vote du budget et le droit d’interpellation. Les Cadets, puissamment organisés, se préparaient activement à la lutte électorale et inscrivaient en tête de leur programme l’extension des pouvoirs de la Douma ; l’ouverture de celle-ci était fixée au 10 mai, et, à mesure qu’on approchait de cette date, il devenait de plus en plus probable qu’elle serait le signal de la démission du comte Witte, abandonné par l’Empereur et combattu par tous les partis. On parlait, pour recueillir sa succession, de plusieurs personnages, tous appartenant à la bureaucratie, et l’on faisait circuler plusieurs listes ministérielles qui, presque toutes, contenaient mon nom pour le ministère des Affaires étrangères. Cela m’inquiétait beaucoup : j’étais prêt à entrer dans un Cabinet composé d’hommes dont j’aurais partagé les opinions politiques et avec lesquels j’aurais pu consolider le nouvel ordre de choses ; mais je reculais devant la perspective de me joindre à une équipe de bureaucrates qui, je n’en doutais pas, commenceraient par entrer en collision avec la Douma.
Les premiers résultats des élections pour la Douma montrèrent clairement que les Cadets allaient remporter une victoire éclatante non seulement sur les réactionnaires, mais aussi sur les Octobristes ; cette victoire était due avant tout à la supériorité de leur organisation ; mais le Gouvernement, ou plutôt M. Dournovo, ministre de l’Intérieur, y avait certainement contribué par une politique de répression brutale et aveugle qui avait exaspéré les éléments les plus modérés. Cela me confirmait dans mes craintes à l’égard du cabinet en préparation et j’éprouvais d’autant plus de répugnance à en faire partie.
Sur ces entrefaites, l’Empereur m’invita à me rendre à Saint-Pétersbourg pour y recueillir la succession du comte Lamsdorff : en même temps, le tsar acceptait la démission du comte Witte et nommait M. Goremykine premier ministre. Je n’eus d’autre choix que d’obéir à l’appel du souverain. J’arrivai à Saint-Pétersbourg le jour même de l’ouverture de la Douma, juste à temps pour assister à cette mémorable cérémonie.
La question de savoir si la cérémonie aurait lieu au palais de Tauride, spécialement aménagé pour servir de local provisoire à la nouvelle Assemblée, ou bien dans une des salles du Palais d’Hiver, avait fait l’objet de vives discussions dans l’entourage de l’Empereur. Le parti réactionnaire s’opposait énergiquement à ce que le souverain se rendit à la Douma ; les extrémistes conseillaient même à l’Empereur de ne pas paraître en personne devant les députés et de faire ouvrir la session en son nom par le premier ministre. Il fut finalement décidé que l’Empereur suivrait la procédure adoptée à Berlin pour l’ouverture du Reichstag, c’est-à-dire qu’il convoquerait les députés au Palais d’Hiver et inaugurerait la session en leur adressant un discours.
Arrivé dans la matinée, j’eus tout juste le temps de revêtir l’uniforme de cour et.de me rendre au Palais. Ma nomination n’ayant pas encore paru à l’Officiel, je ne me joignis pas au groupe des ministres d’Etat dont la place était marquée dans la salle du Trône, réservée à l’inauguration ; mais comme, indépendamment de mon rang de fonctionnaire civil, j’avais celui de chambellan de la cour impériale, je n’avais qu’à prendre ma place dans le cortège qui devait précéder l’Empereur, pour ne rien perdre de la cérémonie que la nouveauté des circonstances rendait particulièrement intéressante.
En attendant la formation du cortège, je parcourus les différentes salles du Palais où se trouvaient réunis plusieurs milliers de généraux, d’officiers de tous grades et de fonctionnaires civils. Cette foule chatoyante de couleurs vives, étincelante de broderies d’or et d’argent, chamarrée de décorations, était rangée le long des salles, de manière à laisser libre un passage pour le cortège impérial.
Jusque-là, rien de changé à ce qu’on était habitué à voir au Palais d’Hiver les jours de grande cérémonie. Soudain, entre les deux haies d’uniformes bigarrés, commença à déferler le sombre flot des élus du peuple se rendant dans la salle du Trône pour y attendre l’Empereur ; et, pour la première fois, dans cette demeure d’un élégant style rococo, bâtie pour l’impératrice Elisabeth par l’Italien Rastrelli, dans ce palais où, pendant cent cinquante ans, s’étaient déployées les pompes d’une des cours les plus somptueuses de l’Europe, on vit pénétrer une foule franchement démocratique. Dans cette foule on distinguait çà et là quelques fracs endossés pour la circonstance par des avocats ou des médecins de province, voire quelques uniformes ; mais ce qui y dominait, ce n’était même pas le simple habit bourgeois, c’était le long « caftan » du paysan ou le veston de l’ouvrier de fabrique. Ce contraste faisait un spectacle nouveau et saisissant ; mais ce qui était surtout poignant, c’était, à mesure qu’entre les deux rangs de militaires et de fonctionnaires les députés passaient en files serrées, d’observer, de part et d’autre, l’expression des visages. Tel vieux général, tel bureaucrate blanchi sous le harnais, cachait à peine la stupeur, — disons : l’indignation, — que lui causait l’envahissement de l’enceinte sacrée du Palais d’Hiver par ces intrus. Si l’on se tournait du côté des députés, on pouvait saisir au passage des regards illuminés par le triomphe, parfois des traits crispés par la haine. Spectacle symbolique et d’une intense émotion dramatique : la Russie d’hier se trouvait subitement face à face avec la Russie de demain. Qu’allait-il résulter de cette rencontre ? Le vieux monde hiérarchisé du tsarisme se montrerait-il assez souple pour accueillir ces nouveaux venus et lâcher de collaborer avec eux à la régénération du pays ? Ou bien se produirait-il un choc d’où naîtraient de nouvelles luttes encore plus âpres, peut-être encore plus sanglantes ?
Pour ma part, j’espérais fermement qu’une ère de grandeur et de prospérité allait s’ouvrir pour la Russie : je n’en éprouvais pas moins un sentiment d’angoisse à me trouver ainsi au seuil d’un changement radical dans les destinées de mon pays, changement qui revêtait, grâce au spectacle que j’avais devant moi, une forme pour ainsi dire vivante et tangible.
Le cortège impérial allait se former ; j’y pris ma place et me trouvai bientôt dans la salle réservée à la cérémonie, à quelques pas de l’Empereur, qui se tenait debout devant le trône.
Je n’avais pas vu l’Empereur depuis les journées mouvementées de l’automne précédent : je lui trouvai l’air vieilli et fatigué. Il était d’ailleurs en proie à une visible émotion ; il parcourut du regard les députés, qui étaient massés d’un côté de la salle (de l’autre étaient rangés les membres du Conseil de l’Empire), et, dépliant un papier qu’il tenait à la main, il lut son discours d’une voix un peu sourde, mais bien assurée, articulant distinctement chaque mot et parfois soulignant un passage.
Le discours de l’Empereur fut écouté dans le plus grand silence : il produisit visiblement une bonne impression sur les députés. Dans la plupart des discours précédents de l’Empereur et des actes récemment promulgués par le gouvernement, toute allusion à une « Constitution » ou à une limitation quelconque des droits souverains avait été soigneusement évitée ; on pouvait craindre que l’Empereur ne profitât de cette occasion pour affirmer encore une fois le caractère autocratique de son pouvoir ; les députés furent donc agréablement surpris par le passage suivant du discours impérial :
« Pour ma part, je protégerai d’une manière inébranlable les institutions que j’ai accordées, car je suis fermement convaincu que vous emploierez toutes vos forces à servir avec dévouement la patrie, pour donner satisfaction aux besoins des paysans si chers à mon cœur, à l’éducation du peuple et au développement de sa prospérité, en vous rappelant que, pour qu’un État prospère véritablement, il ne lui faut pas seulement la liberté, mais aussi l’ordre fondé sur les principes de la Constitution. » Le discret avertissement contenu dans les derniers mots, particulièrement accentués par l’Empereur, n’empêcha pas les députés d’apprécier le fait que, pour la première fois, on entendait dans la bouche du souverain le mot de « Constitution. » En dépit de la bonne impression que produisit par ce discours, il ne fut suivi d’aucune acclamation ; mais cela pouvait à la rigueur s’expliquer par la gêne causée aux députés par une ambiance aussi inaccoutumée. Somme toute, l’avis général fut que la journée s’était très bien passée.
Le même jour, les députés prenaient possession du palais de Tauride mis provisoirement à leur disposition par l’Empereur, en attendant qu’un édifice spécial fût bâti pour la Douma.
Le palais où se réunissait la première Assemblée représentative russe avait été construit par l’impératrice Catherine II, pour le célèbre Potemkine, « prince de la Tauride, » dans le style néo-classique introduit en Russie par l’architecte écossais Cameron, et qui a laissé son empreinte sur la plupart des grands édifices érigés à Saint-Pétersbourg à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle. On sait à quel degré de puissance et de richesse la faveur de Catherine avait élevé Potemkine, surnommé, à l’instar de Laurent de Médicis, « le Magnifique. » Le Palais de Tauride, entouré de vastes jardins, avait été le théàtre des fêtes légendaires offertes par le fastueux favori à son impériale maîtresse ; plus tard, il servit pendant quelque temps de résidence à l’empereur Alexandre Ier ; mais, depuis plus d’un demi-siècle, il était presque complètement abandonné. Ses superbes salles, aux magnifiques rangées de colonnes, restaient vides ou étaient employées comme garde-meubles ; les communs du palais étaient habités par une foule de petits pensionnaires de la Cour, et les jardins, ouverts au public, servaient de lieu de promenade à la population du quartier. A l’époque de ma jeunesse, c’est-à-dire à la fin du règne de l’empereur Alexandre II et sous l’empereur Alexandre III, une partie de ces jardins était réservée en hiver à l’usage exclusif de la Cour ; on y installait, sur le lac congelé, une piste pour le patinage et des montagnes de glace, et, plusieurs fois par semaine, s’y réunissait une société composée des membres de la famille impériale et de leurs invités. Ces réunions, dont je garde un souvenir plein de charme, étaient éclairées par la grâce rayonnante de la grande-duchesse Marie Feodorowna, d’abord femme de l’héritier du Trône, ensuite impératrice régnante, finalement impératrice-douairière, qui les présidait : elles étaient composées de la jeunesse la plus élégante de la capitale, et toute étiquette en était bannie.
C’est dans ce décor gardant l’empreinte de tant de souvenirs qu’allait tenir ses séances la première Douma russe. Les travaux d’adaptation qu’on avait dû y faire n’avaient que fort peu défiguré le palais de Potemkine ; quoique manquant de quelques aménagements spéciaux que l’on trouve dans les différents Parlements européens, ce palais offrait aux élus du peuple russe un cadre noble et somptueux.
La salle destinée aux séances de la Douma, et qui avait renfermé autrefois un jardin d’hiver, était de dimensions particulièrement vastes. L’installation en avait été copiée sur celle de la Chambre des députés française : la tribune exhaussée du Président dominait celle de l’orateur, et toutes deux faisaient face à l’hémicycle occupé par les bancs des députés. Cependant, le banc des ministres se trouvait non au premier rang de l’hémicycle comme en France, mais à la droite de la tribune présidentielle, en face des bancs des députés.
Je mentionne ces détails, parce qu’il m’a toujours semblé que la disposition de la salle des séances et la forme extérieure revêtue par les débats exercent une grande influence sur le cours des travaux parlementaires. Lorsqu’il élabora le règlement de la future Douma, le gouvernement eût agi sagement en introduisant dans cette assemblée les formes adoptées par les zemstvos (conseils généraux provinciaux) qui dataient de l’époque libérale de l’empereur Alexandre II et qui, dans la pensée de ce monarque, devaient, en se développant, servir de base à une représentation politique nationale. Dans ces assemblées, il n’y avait pas de tribune, et les orateurs parlaient de leurs places en se tournant non vers l’assistance, mais vers le Président, ainsi que cela se pratique à la Chambre des Communes : il en résultait que les orateurs étaient moins portés à rechercher des effets d’éloquence et que les débats prenaient un tour plus familier. Si cette tradition, déjà, vieille de près d’un demi-siècle, avait été introduite à la Douma, les nombreux membres des zemstvos qui en firent partie auraient peut-être su imposer à leurs collègues leurs habitudes de sobriété et de modération oratoires. On sait, d’autre part, combien la tribune incite l’orateur à des excès d’éloquence et à quel point ces excès agissent sur une jeune assemblée. Je crois ne pas me tromper en affirmant que l’usage de la tribune a puissamment servi à pousser au premier rang à la Douma de 1906 certaines personnalités aux tendances démagogiques, au détriment d’autres éléments plus sérieux et plus modérés.
Il est curieux de noter que c’est le gouvernement lui-même qui contribua à ce résultat. Avant l’ouverture de la Douma, il avait chargé un haut fonctionnaire, M. Trépoff (celui-là même qui, en 1917, fut, pendant quelques semaines, président du Conseil à la veille de la chute de la monarchie), de faire le tour des capitales européennes pour y étudier le fonctionnement des assemblées parlementaires. M. Trépoff rapporta de son voyage un projet tout prêt inspiré par ce qu’il avait observé à Paris et qui fut adopté en bloc par le gouvernement. L’idée si simple d’emprunter les formes en usage dans les zemstvos n’était pas venue aux bureaucrates russes ; ou plutôt, elle avait été écartée à cause de l’antagonisme invétéré de ceux-ci contre ces assemblées soupçonnées de tendances révolutionnaires. À cette occasion, comme, hélas ! bien souvent depuis, la bureaucratie russe a fait preuve d’une incompréhension absolue non seulement de la psychologie des assemblées représentatives, mais de l’esprit de la nation elle-même.
Le choc entre le gouvernement bureaucratique et l’assemblée élue se produisit, — on le sait, — dès la première séance de la Douma et fut suivi d’.une série de conflits qui aboutit, après trois mois de lutte, à la dissolution de celle-ci ; mais, avant d’entreprendre le répit de ces vicissitudes, je voudrais fixer les traits des principaux adversaires qui se trouvaient, de part et d’autre, en présence.
J’essaierai, dans une autre partie de ce travail, de tracer, — tâche difficile entre toutes, — le portrait de l’empereur Nicolas II, figure centrale, mais dont les traits se présentaient sous des couleurs estompées. A côté de lui apparaissait au contraire, en pleine lumière, l’équipe des nouveaux ministres dont je faisais partie, bien à contre-cœur : étrange assemblage de fonctionnaires dont la plupart n’étaient liés entre eux par aucune similitude de programme, mais seulement par une commune antipathie pour le nouvel ordre de choses et pour le principe même du régime représentatif.
A la tête du gouvernement se trouvait M. Goremykine, vieux bureaucrate qui comptait déjà, à cette époque plus de cinquante ans de carrière au service de l’Etat. On se rappelle avec quel étonnement on le vit plus tard reprendre cette place peu de temps avant la grande guerre européenne ; surpris d’être appelé au pouvoir à une époque aussi critique, il se compara lui-même à une vieille pelisse que l’on sort du coffre au moment d’une intempérie inattendue. Hélas ! en 1906 comme en 1914, cette pelisse paraissait absolument usée et impropre à préserver la monarchie de l’ouragan qui la menaçait.
Ce qui frappait surtout, c’était le contraste entre le nouveau chef du gouvernement et le comte Witte qui venait de quitter le pouvoir. Autant ce dernier, malgré les déboires qu’il avait subis au cours des derniers mois, continuait à en imposer même à ses ennemis, par ses talents et par son énergie autant la figure de M. Goremykine paraissait pâle et effacée. On se demandait ce qui avait pu le désigner au choix de l’Empereur. L’explication la plus plausible était qu’il avait su se rendre personnellement agréable à l’Impératrice régnante comme membre de différents comités de bienfaisance présidés par la souveraine. M. Goremykine se piquait d’être fin courtisan et affectait volontiers les manières surannées des anciennes cours ; mais ce qui semblait surtout avoir séduit l’Impératrice, c’était l’étalage qu’il faisait de ses sentiments ultra-monarchistes.
Le représentant le plus marquant de l’ancienne bureaucratie dans le Cabinet était, sans contredit, le ministre des Finances, M. Kokovtzoff. (Il succéda plus tard comme Président du Conseil à M. Stolypine, après l’assassinat de celui-ci, et céda lui-même sa place à M. Goremykine). C’était un homme doué d’une remarquable capacité de travail et se distinguant par une probité universellement reconnue. Il avait parcouru tous les degrés de la hiérarchie officielle et acquis une vaste expérience non seulement en matière de finances, mais dans les branches les plus diverses de l’administration. Peu de temps auparavant, il avait été chargé de négocier à Paris le grand emprunt préparé par le comte Witte et s’était acquitté avec succès de cette tâche délicate. A l’encontre de la majorité de ses collègues, il n’était animé d’aucune hostilité systématique à l’égard de la Douma et se montrait prêt à collaborer sincèrement avec elle ; mais ses vieilles habitudes bureaucratiques et son manque d’expérience des assemblées parlementaires lui rendaient cette tâche difficile et furent souvent la cause de froissements qui auraient pu facilement être évités avec un peu plus de souplesse de sa part. C’est ainsi qu’un jour, voulant préciser que, d’après la charte de 1905, les ministres russes étaient responsables non devant les Chambres, mais seulement devant le souverain, au lieu de dire qu’en Russie il n’y avait pas de « Gouvernement parlementaire, » il souleva l’indignation unanime de la Douma en déclarant qu’en Russie il « n’y avait pas, grâce au ciel, de Parlement. » M. Kokovtzoff jouissait d’autre part de l’énorme avantage d’être doué d’une éloquence remarquable ; les longs discours qu’il faisait à la Douma et où il se montrait non seulement ministre d’une haute compétence, mais orateur aussi impeccable, furent toujours attentivement écoutés et, le plus souvent, favorablement accueillis par les députés.
Que dire de la plupart des autres membres du Cabinet ? A la Guerre, il y avait le général Rüdiger, vieux militaire qui avait fourni une carrière sans éclat dans les bureaux de l’administration militaire et dont le court passage au ministère ne laissa aucune trace. A la Marine, l’amiral Birileff, celui-là même que nous verrons apposer sa signature au bas du traité de Bjorkoe sans le lire et qu’une surdité avancée rendait incapable de prendre part aux débats du Conseil des Ministres ou de la Douma. D’autres postes, et non des moins importants, étaient tenus par des réactionnaires déclarés, tels que M. Stichinsky, ministre de l’Agriculture, et M. Scheglovitoff, ministre de la Justice, plus tard chef du parti de l’extrême droite du Conseil de l’Empire. Les fonctions si redoutées au temps du célèbre Pobiédonostzeff, de procureur général du Saint-Synode (ou ministre des Cultes), étaient remplies par le prince Schirinski-Schichmatoff, partisan fanatique du régime autocratique, adonné à la dévotion la plus étroite et convaincu que l’octroi de la Constitution avait été presque un sacrilège. Enfin, brochant sur le tout, nous subissions l’humiliante présence parmi nous de M. Schwanbach, contrôleur de l’Empire[2]. Ce bavard insupportable et plat représentait le type le plus accompli de ces fonctionnaires d’origine allemande, partis de bas, mais laborieux, et se guindant aux degrés supérieurs de la hiérarchie russe à force d’intrigues. M. Schwanbach s’était fait une spécialité de critiques violentes dirigées contre la gestion financière du comte Witte ; il consignait ces critiques dans des factums qu’il faisait circuler sous le manteau dans les sphères de la cour, espérant par-là se faire remarquer de l’Empereur. Il s’était acquis de cette manière le renom peu mérité d’habile financier et obtint d’être nommé à un poste pour lequel il n’était que fort peu qualifié. Prêt à toutes les besognes, et ne reculant pas devant les plus louches, M. Schwanbach s’était introduit dans l’intimité de l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, le baron d’Aerenthal, et lui servait d’informateur sur les affaires intérieures russes ; on verra plus loin l’influence que ces informations exercèrent sur la politique autrichienne à l’égard de la Russie et le tort qu’elles causèrent aux intérêts russes.
C’est à dessein que je n’ai pas encore mentionné le plus remarquable de tous les membres du Cabinet, M. Stolypine, ministre de l’Intérieur, qui devait bientôt remplacer M. Goremykine à la tête, du gouvernement. Il mérite de fixer tout particulièrement l’attention. Je m’y arrêterai plus longuement : d’abord à cause du rôle important que ce ministre a joué dans la vie politique de son pays ; et puis, parce que les relations étroites que j’ai entretenues avec lui jusqu’au jour où je dus m’en séparer me permettront de tracer de lui un portrait qui, je voudrais l’espérer, fera apparaître sous son vrai jour sa remarquable personnalité, souvent méconnue de son vivant, et calomniée depuis sa mort. Je m’empresse d’ajouter tout de suite que les raisons qui m’ont éloigné de lui furent d’un ordre purement politique et ne portèrent aucune atteinte ni à mes sentiments de grande admiration pour son caractère, ni à l’amitié personnelle qui subsista entre nous jusqu’au jour de sa mort.
Pierre Stolypine était issu d’une ancienne famille de gentilshommes russes et appartenait par sa naissance et par sa nombreuse parenté à la haute société de Saint-Pétersbourg : son père avait été revêtu d’une des grandes charges de la cour impériale, sa mère était la fille du général prince Gortchakof qui avait commandé en chef l’armée russe sous Sébastopol. J’étais, depuis ma jeunesse, en relations avec sa famille et je l’avais connu lui-même lorsque tous deux, étant à peu près du même âge, nous achevions nos études, lui à l’Université, et moi au Lycée impérial. Je me souvenais de lui comme d’un charmant compagnon, très aimé et apprécié de ses camarades, un peu gauche et timide, à cause peut-être d’une légère difformité : — il avait la main droite ankylosée à la suite d’un accident et s’en servait avec difficulté. Il s’était marié très jeune, et d’une façon romanesque ; il avait épousé la fiancée de son frère aîné grièvement blessé en duel, et qui, sur son lit de mort, avait mis dans sa main celle de la jeune fille tendrement aimée. Au lieu d’entrer, comme c’était l’usage pour les jeunes gens de son milieu, au service militaire ou civil de l’Etat, il se retira dans ses propriétés situées dans une des provinces de l’Ouest de la Russie, et mena la vie d’un riche gentilhomme campagnard ; quelque temps après, il accepta les fonctions de Maréchal de la Noblesse de son district. Ayant fait preuve de talent et d’énergie dans l’accomplissement de ces fonctions, M. Stolypine reçut l’offre du poste de Gouverneur de la province de Saraloff, très troublée à cette époque par le mouvement révolutionnaire, et se décida à l’accepter par sentiment de devoir envers son pays et son souverain, plutôt que par ambition. À ce poste, réputé particulièrement difficile, il se révéla non seulement comme un excellent administrateur, mais comme un homme doué d’un courage et d’un sang-froid remarquables. Ainsi que la plupart des gouverneurs de province à cette époque, il avait été l’objet d’un attentat de la part d’un révolutionnaire ; ayant essuyé, sans être blessé, plusieurs coups de revolver, il empoigna l’assassin et il désarma sa main.
Voici un autre trait de sa présence d’esprit et de la domination qu’il savait exercer sur la foule. Une émeute avait éclaté dans un des quartiers de la ville, à l’instigation de certains meneurs révolutionnaires connus de la police ; M. Stolypine savait que le principal de ces meneurs avait été soldat dans un des régiments de la garnison, où il tenait tout récemment encore l’emploi de brosseur. Avant de recourir à la force. M. Stolypine résolut d’essayer de se rendre maître du mouvement par la persuasion. Arrivé sur le lieu des désordres et apercevant au premier rang de la foule le meneur en question, il marcha droit sur lui et, avant de haranguer les émeutiers, lui jeta d’un geste bref le manteau qui lui glissait des épaules en lui ordonnant de le tenir. L’ex-brosseur, habitué à une obéissance passive, exécuta machinalement cet ordre, perdant dès cet instant, et par le fait seul de cet acte servile, tout prestige aux yeux de la foule qui finit par se plier docilement aux injonctions de l’énergique gouverneur.
Ce fut cette réputation d’énergie qui désigna M. Stolypine au choix de l’Empereur pour le poste de ministre de l’Intérieur. Très dépaysé dans le monde bureaucratique de la capitale, ce gentilhomme campagnard à l’aspect un peu provincial, parut tout d’abord jouer un rôle effacé aux séances du Conseil des Ministres. Mais très vite sa personnalité robuste et originale s’imposa aux fonctionnaires routiniers qui composaient la majorité du Cabinet. Quant à moi, je fus tout de suite sous le charme, heureux de trouver, parmi les collègues que le hasard n’avait donnés, un homme vers qui je me sentais porté par une communauté de sentiments et de convictions politiques ; car, à cette époque, M. Stolypine m’apparaissait surtout comme un partisan sincère du nouvel ordre de choses, résolu à tenter de collaborer loyalement avec la Douma. A mesure que M. Goremykine, soutenu par les ministres réactionnaires, accentuait son altitude d’hostilité envers l’assemblée, je me rapprochai de plus en plus de M. Stolypine, avec lequel je formai, pour ainsi dire, l’aile gauche du Cabinet.
M. Stolypine était doué d’un esprit vigoureux et clair qui lui permettait de saisir avec une grande facilité l’ensemble des affaires soumises à ses décisions et de se rendre très vite maître de leurs moindres détails. Sa puissance de travail, sa force de résistance physique et morale étaient prodigieuses. Habitué d’abord au rôle de propriétaire faisant valoir lui-même de vastes terres, ensuite à l’activité, toute pratique, d’administrateur de province, il était tout à fait étranger à la routine bureaucratique et frappait par la simplicité et le bon sens avec lesquels il abordait les problèmes les plus ardus.
Ce qui manquait malheureusement à l’esprit de M. Stolypine, — il le reconnaissait lui-même, — c’était une véritable culture dans le sens européen du mot. Je ne veux pas dire par-là qu’il fût dénué d’instruction : il avait fait de solides études universitaires et, d’une façon générale, avait de l’acquis et de la lecture ; mais ses idées sur les grandes questions politiques et sociales dont il était appelé à s’occuper, n’avaient pas passé par le crible de la critique scientifique moderne. De plus, son esprit s’était formé sous l’influence de certains courants intellectuels qui dominaient en Russie, à l’époque de sa jeunesse, et qui se résument dans ce qu’on est convenu d’appeler, assez improprement d’ailleurs, « le Slavophilisme. » La théorie slavophile, qui a eu une si grande influence sur la politique intérieure et extérieure de la Russie, condamnait en bloc la civilisation européenne comme étant « pourrie » par l’athéisme et par un excès d’individualisme, et attribuait à la nation russe la mission providentielle de créer une culture supérieure. Dans le domaine religieux, les slavophiles proclamaient que seule l’Eglise orthodoxe russe est restée fidèle aux préceptes du Christ ; dans celui de la politique, ils reniaient les réformes de Pierre le Grand empruntées à l’Occident et prêchaient le retour aux formules « nationales » de la période moscovite. Une de leurs thèses principales consistait à voir dans la commune ou « mir » une création profondément originale du génie russe, et, dans la propriété communale, la base essentielle de l’organisation sociale et économique de la Russie. Pour moi, après avoir, comme presque tous les hommes de ma génération et de celle de M. Stolypine, subi l’empire des Slavophiles, je m’étais d’assez bonne heure affranchi de leurs nuageux enseignements. Mais M. Stolypine, sans professer à l’excès leurs théories, en était resté, sous beaucoup de rapports, le tributaire. On verra tout à l’heure que dans une des questions les plus vitales pour la Russie, — celle de l’organisation agraire, — il n’hésita pas à abandonner la néfaste théorie du mir, cause de tant de maux en Russie, et à adopter, en dépit de la plus vive opposition, le système de la petite propriété individuelle. D’autre part, il ne sut malheureusement jamais s’élever au-dessus de certaines conceptions particulièrement dangereuses des Slavophiles, et c’est ainsi que, malgré tous mes efforts pour l’en détourner, il versa dans un nationalisme étroit, et même parfois violent, qui eut les plus fâcheuses conséquences et qui devait plus tard être la cause de notre rupture. Mais ce qui faisait la supériorité incontestable et incontestée de M. Stolypine, ce qui établit d’emblée son ascendant sur ses collègues, c’était un rare ensemble de qualités morales. J’ai déjà parlé de la réputation qu’il s’était acquise par un courage et un sang-froid dont il donna par la suite des exemples encore plus frappants. L’abordait-on pour la première fois, on était tout de suite attiré par une simplicité et une douceur qui donnaient à sa personne un charme irrésistible. A mesure qu’on le connaissait davantage, on découvrait en lui une élévation de sentiments, une fierté d’âme que l’exercice d’un pouvoir qui fut, à certaines heures, dictatorial, ne parvint jamais à altérer. La haute et chevaleresque conception qu’il avait de son devoir en faisait un serviteur de son souverain et de son pays dévoué jusqu’au martyre ; mais en même temps, fier de son nom et jaloux de sa liberté, il garda toujours, vis-à-vis d’une cour et d’un monde bureaucratique qui le considéraient un peu comme un intrus et qui lui furent dès le début vaguement hostiles, une attitude réservée et indépendante à laquelle on était peu habitué dans ce milieu et qui, je regrette de le dire, ne fut jamais suffisamment appréciée par l’empereur Nicolas et par soir entourage.
Le portrait que j’essaye de tracer ici de M. Stolypine serait incomplet, si j’omettais de mentionner le don merveilleux qu’il avait de la parole. Dès ses premiers discours à la Douma, il se révéla orateur hors de pair ; — je dis : se révéla, car jusque-là on ignorait absolument, et il ignorait probablement lui-même son talent oratoire. Avant la réunion de la première Douma, il n’y avait à proprement parler en Russie aucune école à laquelle eussent pu se former des orateurs parlementaires : nous avons vu qu’aux assemblées des zemstvos les débats avaient un caractère pour ainsi dire familier et qui ne favorisait guère l’éclosion de facultés oratoires. Le Russe, on s’en est bien aperçu depuis, surtout dans la période qui a suivi la chute de la monarchie, n’a pas seulement un don naturel pour la parole ; il n’est, hélas ! que trop enclin à abuser de ce don au détriment de l’action. L’usage de la tribune a eu une influence fatale sur la direction prise par les débats de la Douma ; mais pour M. Stolypine, ce fut un puissant instrument de gouvernement. Aux assemblées des zemstvos auxquelles il avait pris part avant de devenir ministre, il avait acquis l’habitude de parler sans préparation : la plupart des discours les plus remarquables qu’il prononça à la Douma eurent le caractère d’improvisations. Le plus souvent il montait à la tribune sous le coup d’une impulsion soudaine, sans manuscrit et même sans notes, et tenait pendant plus d’une heure l’auditoire sous la domination de sa parole enflammée. Un léger défaut de prononciation, commun à presque toute la famille de sa mère, disparaissait alors complètement, et c’est d’une voix claire et vibrante qu’il lançait ces phrases « ailées » dont il avait si souvent l’inspiration et qui devenaient, après chacun de ses discours, comme une parole de ralliement pour une grande partie du public russe. Ce fut, à cette époque, un avantage inappréciable pour le Gouvernement de pouvoir opposer à ses adversaires des orateurs de la force de M. Stolypine et de la clarté de M. Kokovtzoff.
Lorsque, après avoir pris contact avec les personnages qui formaient le Cabinet si hétérogène de M. Goremykine, je me tournai vers la Douma, le spectacle de l’étrange composition de cette assemblée me parut tout aussi déconcertant.
On se rappelle combien je fus frappé, à la cérémonie du Palais d’hiver, par le grand nombre de paysans qui figuraient parmi les députés. Aux termes de la loi électorale, la Douma devait compter 524 membres ; mais au moment de sa réunion, les élections n’ayant pas encore été terminées dans certaines parties de l’Empire, ceux-ci ne dépassaient pas le chiffre de 500. Sur ce nombre, 200 appartenaient à la classe paysanne ; après eux venaient les Cadets qui avaient remporté, pour les raisons que j’ai déjà expliquées, une victoire éclatante non seulement sur les conservateurs, mais encore sur les libéraux modérés ou octobristes. Le parti Cadet, à tendances nettement radicales, très compact et fortement organisé, comptait 161 membres ; il était renforcé par deux groupes de nuance radicale moins accentuée, mais qui votaient invariablement avec les Cadets : le « parti des réformes démocratiques » et le « parti de l’ordre légal. » Ces deux groupes étaient numériquement restreints, mais il y avait dans leurs rangs des personnalités très marquantes. Le parti libéral modéré ou octobriste n’était représenté que par quelques députés et se confondait presque avec les conservateurs : ensemble ils ne comptaient guère plus d’une trentaine de membres. Enfin il n’y avait à la Douma que 17 socialistes qui n’avaient d’ailleurs pas été élus comme tels, car les deux partis ouvertement révolutionnaires, — les « socialistes-révolutionnaires » et les « socialistes-démocrates, » — s’étaient, abstenus de prendre part aux élections ; ces deux partis exigeaient la réunion d’une Constituante et le suffrage universel intégral et avaient déclaré boycotter une Douma issue de la charte de 1905. Les groupes nationaux-autonomistes, — polonais, lithuanien, esthonien, lette, groupe des provinces de l’Ouest, — comptaient ensemble 70 membres ; tous ces groupes avaient des tendances démocratiques, à l’exception du groupe polonais qui était plutôt conservateur, mais qui, pour des raisons nationales, se joignait aux autres pour faire opposition au Gouvernement. Enfin il y avait un certain nombre de députés « sans-parti » et d’indécis ; mais presque tous vinrent par la suite renforcer les rangs de l’opposition.
Ce qui donnait donc son caractère à la première Douma, c’était avant tout un bloc d’opposition comprenant plus de la moitié de ses membres ; ce bloc, composé de différents groupes, était entièrement dominé par les Cadets. Pour faire contrepoids à cette formidable opposition, il n’y avait dans la Douma aucun parti nettement conservateur, presque aucun groupe libéral modéré ; mais on voyait s’y dresser une masse, à l’aspect confus et amorphe, composée de 200 paysans : cette masse n’était diversifiée çà et là que par quelques prêtres de village, qui tranchaient à peine par leur extérieur et leur mentalité sur leurs compagnons cultivateurs.
L’introduction dans la Douma de cette masse paysanne avait été l’idée maîtresse du Gouvernement. Les élections avaient été réglées par la loi électorale dont l’auteur responsable était un bureaucrate médiocre, M. Boulyguine, mais qui avait été retouchée et complexée par le gouvernement du comte Witte. Elle était prodigieusement compliquée et artificielle et ne poursuivait qu’un seul but : favoriser la classe paysanne au détriment de toutes les autres classes du pays. Le Gouvernement avait cru par-là disposer à la Douma d’éléments réputés pour leur esprit conservateur, leurs sentiments de loyauté envers la personne du Tsar et leur docilité à la voix de l’autorité et de l’Église officielle. Jamais les bureaucrates qui dirigeaient les destinées de la Russie ne commirent de faute plus grande, plus fatale à la cause même qu’ils défendaient. Les paysans entrèrent à la Douma entièrement dominés par l’idée fixe d’obtenir en faveur de leur classe le partage des terres. Profondément ignorants de toutes les autres questions qui allaient se débattre à la Douma, indifférents aux libertés politiques réclamées par les libéraux, ils étaient prêts à soutenir tout parti qui leur promettrait la réalisation intégrale de leurs aspirations agraires ; or, on sait que les Cadets avaient inscrit en tête de leur programme non seulement la distribution aux paysans des terres appartenant à la couronne, aux apanages de la famille impériale et aux couvents, mais aussi l’expropriation forcée à leur profit des terres des grands et moyens propriétaires. Le parti radical pouvait dès lors entièrement compter sur l’appui de la grande majorité des députés paysans. Sous ses auspices et avec la participation des socialistes, se forma le parti « travailliste, » — le deuxième groupement de la Douma par ordre d’importance numérique, — composé surtout de paysans représentants du socialisme agraire et comptant une centaine de membres ; les autres paysans, même ceux qui se réclamaient du parti conservateur, restèrent d’autant plus sous la dépendance absolue des Cadets, que la question agraire devint rapidement le pivot principal des débats de la Chambre.
M. Stolypine reconnut du premier coup d’œil, — et je partageai entièrement son opinion, — toute l’étendue de l’erreur fatale commise par le Gouvernement et des conséquences qui devaient en résulter. Que cette erreur eût pour auteurs des bureaucrates confinés dans l’atmosphère des ministères de Saint-Pétersbourg et totalement étrangers à la vie intense qui se manifestait à l’intérieur du pays, rien n’était plus compréhensible. A l’égard des paysans, on avait dans les sphères gouvernementales des idées et des illusions vieilles d’un demi-siècle : on s’y représentait encore le paysan comme le soutien naturel du Trône et de l’Autel et, chose incroyable, on n’y tenait aucun compte de ses appétits agraires et de ses tendances anarchistes qui s’étaient pourtant révélées avec tant de force dans le courant des années précédentes. Que de fonctionnaires de la trempe de M. Boulyguine eussent partagé ces illusions, je le répète, il n’y avait pas lieu de s’en étonner ; mais ce que je ne suis pas jusqu’à ce jour parvenu à comprendre, c’est que le comte Witte, homme d’Etat perspicace et pratique, ait pu tomber dans la même erreur. C’est là, à mon sens, une des fautes qui pèsent le plus lourdement sur la mémoire du comte Witte, car c’est bien cette erreur qui a été la cause principale du naufrage de la première Douma et des difficultés qui en sont résultées.
Nous venons de voir combien était curieuse la composition de la première Douma ; il était non moins curieux de constater que les deux principaux partis qui s’étaient disputé la victoire aux élections, — les « Cadets » et les « Octobristes, » — n’y étaient pas représentés par leurs chefs déclarés. Le parti Cadet, qui avait triomphé sur toute la ligne, n’avait cependant pas réussi à introduire dans l’enceinte de l’assemblée son leader, le professeur Milioukoff ; celui-ci, élu à une grande majorité à Saint-Pétersbourg, avait été exclu par le gouvernement pour je ne sais plus quelle question de forme. Cette exclusion ne tourna du reste guère à l’avantage du Gouvernement, car M. Milioukoff n’en continua pas moins du dehors à diriger son parti et j’ai toujours pensé que sa présence eût été moins incommode pour le Cabinet dans la salle des séances, qu’elle ne le fut dans les couloirs de la Douma. Les Cadets comptaient d’autre part à la Douma un nombre considérable de personnalités marquantes, telles que le professeur Mouromtzoff (président de la première Douma) MM. Golovine (plus tard président de la deuxième Douma), Roditcheff, Nabokoff, Vinaver (les trois meilleurs orateurs du parti), le prince Schakhovskoy, MM. Petrounkiévitch, Kokoschkine, Hertzenstein, etc.
Les deux partis libéraux connexes, « parti des réformes démocratiques » et « parti de l’ordre légal, » quoique peu nombreux, — on a dit d’eux que c’étaient des états-majors sans troupes, — étaient aussi représentés par des hommes de grande valeur. Le premier, par son fondateur, le professeur M. Ko-alevsky, mort aujourd’hui, qui comptait tant d’amis en France, et par le général Kouzmine-KaravaieFF, un des meilleurs orateurs de la Douma ; le second avait à sa tête le comte Heyden qui avait occupé une haute situation à la cour et dans la hiérarchie gouvernementale et dont l’autorité morale était universellement reconnue. Quant aux Octobristes, leurs deux chefs, MM. Goutchkoff et D. Schîpoff, avaient été battus aux élections. Les conservateurs n’avaient envoyé à la Douma aucun personnage marquant et se confondaient presque avec les Octobristes. Parmi les libéraux modérés, on remarquait Mme Stakhovitch et Lvoff (qu’il ne faut pas confondre avec le prince Lvoff). Le « Kolo » polonais avait à sa tête M. Dmovski, chef du parti polonais national-démocrate, qui joue encore aujourd’hui un rôle important dans la politique de son pays, et l’évêque de Vilna, baron Kopp, tous les deux orateurs de premier ordre. Enfin le parti travailliste était dirigé par M. Aladiine, orateur fougueux et se piquant d’une certaine élégance (il paraissait à la Douma avec une fleur rouge à la boutonnière) qui le distinguait de la masse grise des paysans qui formaient la grande majorité de son parti.
On sait que le Conseil de l’Empire, — qui sous l’ancien régime, constituait une espèce de Conseil d’Etat où s’élaboraient les projets de lois et où se discutaient les mesures de politique intérieure les plus importantes soumises ensuite à la décision de l’Empereur, — avait été transformé en Chambre Haute composée, en nombre égal, de membres nommés par l’Empereur et de membres élus ; les membres nommés, quoique devant être confirmés au commencement de chaque année par l’Empereur, siégeaient à vie. Ce groupe comprenait presque exclusivement des bureaucrates ayant occupé de hautes fonctions dans la hiérarchie civile et militaire : anciens ministres d’Etat, gouverneurs généraux, commandants de corps d’armée, ambassadeurs, juges suprêmes, etc. Les membres élus étaient désignés pour un terme de neuf ans par le haut clergé, les assemblées de la noblesse, l’Académie des sciences et les Universités, les comités de commerce, les comités de Bourses, l’industrie et enfin, — ceux-ci les plus nombreux, — par les zemstvos, dans les parties-de l’Empire où existaient ces assemblées, et partout ailleurs (en Pologne, Lithuanie, dans les provinces de l’Ouest, Provinces Baltiques, etc.), par les propriétaires fonciers.
Par sa composition, le Conseil de l’Empire était donc une assemblée plus moderne que mainte Chambre Haute dans les pays constitutionnels européens, par exemple la Chambre des Lords ou le Sénat italien. Malgré mon peu de sympathie pour la bureaucratie russe, je dois reconnaître que parmi ses membres nommés il y avait un nombre considérable d’hommes d’une haute valeur et d’une grande compétence ; plusieurs de ces hommes avaient appartenu aux cadres du Gouvernement sous le règne libéral de l’empereur Alexandre II. Au premier rang de ce groupe, on remarquait un oncle de ma femme, le comte Pahlen : à l’âge de trente ans, il avait été choisi par l’empereur Alexandre II pour introduire en Russie, en qualité de ministre de la Justice, la réforme judiciaire qui avait été un des grands actes de son règne. Le comte Pahlen était un beau vieillard aux grandes manières d’autrefois, chargé d’honneurs et choyé par la cour, mais connu pour avoir gardé une complète indépendance vis-à-vis du Gouvernement et universellement respecté pour son intégrité et la noblesse de son caractère. A côté de lui apparaissaient des hommes comme le comte Solsky, M. Goloubeff, les deux frères Sabouroff (dont l’un avait été ambassadeur à Berlin et avait dû quitter son poste à cause de l’antagonisme qu’il témoignait au prince de Bismarck), Gerhardt, Koni et autres, tous bureaucrates, mais doués de vues larges, de vastes connaissances et d’une grande expérience des affaires. Il y avait d’ailleurs, d’une façon générale, ceci de curieux que, plus un bureaucrate était âgé, plus il se distinguait par son esprit libéral, esprit qui avait été celui du règne de l’empereur Alexandre II, tandis que les fonctionnaires plus jeunes étaient presque tous imbus des idées réactionnaires du règne de l’empereur Alexandre III. Une place à part était occupée au Conseil de l’Empire par le comte Witte, qui venait de quitter le pouvoir et dont on se demandait quelle attitude il allait prendre envers le Gouvernement.
Au moment dont je parle, le Conseil de l’Empire ne se présentait nullement sous les traits qui le distinguèrent plus tard, d’une assemblée imbue d’idées réactionnaires ou prête à servir d’instrument docile entre les mains du Gouvernement. Sa transformation dans ce dernier sens ne s’opéra que peu à peu grâce au soin que l’on mit en haut lieu de n’y laisser pénétrer, à titre de membres nommés, que des personnes appartenant aux partis de droite. Au cours de sa première session, le Conseil de l’Empire fit non seulement preuve de beaucoup d’indépendance et d’un esprit large et éclairé, mais, comme nous allons le voir, il fit opposition au Cabinet incohérent de M. Goremykine et ne mérita donc nullement l’hostilité a priori que lui témoigna la Douma.
Moi-même, malgré le constant usage en vertu duquel les ministres d’Etat, aussitôt après leur entrée en fonctions, étaient nommés membres du Conseil de l’Empire, je ne fis partie de cette assemblée que deux ans plus tard, car ma candidature était combattue auprès de l’Empereur par les réactionnaires et ne finit par triompher qu’à la suite d’une intervention énergique de M. Stolypine ; j’entrai au Conseil de l’Empire en même temps que mon frère, et tous deux nous y renforçâmes le parti du centre.
Ainsi qu’il fallait s’y attendre, dès ses premières séances, la Douma, non contente d’adopter une altitude violemment hostile vis-à-vis du gouvernement, accusa nettement sa tendance à outrepasser le cadre des attributions qui lui étaient assignées par la charte de 1905. Cette tendance se manifesta de prime abord dans le projet de réponse au discours du Trône rédigé par une commission de trente-trois membres, tous appartenant à l’opposition. Dans ce projet se trouvait reproduit presque point par point le programme électoral du parti cadet : suppression du Conseil de l’Empire, responsabilité ministérielle devant la Douma, suffrage universel, abrogation de toute loi d’exception et de tout privilège de classe, liberté absolue de conscience, de réunion et de la presse, abolition de la peine de mort, etc. La question agraire y était traitée de la manière la plus radicale : distribution aux paysans de toutes les terres des domaines, des apanages, des couvents, expropriation forcée d’une partie des terres des propriétaires, etc. Enfin, le projet posait le principe d’une amnistie pleine et entière pour tous les crimes et délits politiques. La discussion de ce projet dura une semaine et se termina par une séance de nuit particulièrement mouvementée, au cours de laquelle les meilleurs orateurs du parti Cadet, comme Mme Petrounkevitch et Roditcheff, prononcèrent des discours enflammés reprochant au gouvernement la répression sanglante du mouvement révolutionnaire et exigeant l’élargissement immédiat de tous les prisonniers détenus du fait de ce mouvement. L’adresse fut volée à l’unanimité des membres présents ; le petit groupe des Octobristes et des Conservateurs lui-même n’osa pas émettre un vote contraire.
Le vote de l’adresse constituait indubitablement de la part de la Douma une tentative de s’arroger les droits d’une Assemblée constituante et de réviser dans un sens ultra-radical la charte de 1905 : il produisit à la Cour et dans les rangs du Gouvernement une véritable consternation. Un premier conflit surgit entre les représentants de la nation et le pouvoir monarchique à propos de la procédure même de la remise de l’adresse au souverain : l’Empereur refusa de recevoir la délégation désignée à cet effet par la Douma et fit savoir au Président qu’il n’accepterait l’adresse que par l’intermédiaire du ministre de la Cour. Les députés ressentirent d’autant plus vivement cet affront qu’ils avaient mis le plus grand soin à revêtir leurs revendications d’un langage correct et même empreint de loyalisme envers la personne du souverain. Grâce au bon sens de quelques-uns des leaders cadets, ce conflit ne s’envenima pas ; la Douma déclara que c’était la teneur de l’adresse, non le mode de sa présentation qui importait, et reconnaissant que le refus de l’Empereur, qui s’adressait d’ailleurs également au Conseil de l’Empire, n’impliquait aucun blâme à son égard, se soumit à ce qu’elle se plut à considérer comme une simple exigence du protocole de la cour impériale.
Mais bientôt l’antagonisme entre la Douma et le gouvernement s’accentua d’une manière plus aiguë, lorsque’ pour la première fois M. Goremykine monta à la tribune pour lire en réponse à l’adresse une déclaration ministérielle opposant aux revendications de l’assemblée un Non possumus absolu.
La déclaration ministérielle avait été l’objet d’une discussion prolongée au sein du conseil des ministres. Pour ma part, je m’y étais énergiquement prononcé non seulement contre les termes dans lesquels elle était conçue, mais contre l’opportunité même de donner de la part du Gouvernement une réponse à l’adresse de la Douma. Tirant mes arguments de la pratique des assemblées parlementaires de l’Occident, je m’étais efforcé de démontrer à mes collègues que le Cabinet n’avait pas à intervenir dans le dialogue entre le souverain et la représentation nationale et que le seul résultat d’une pareille intervention serait de provoquer un conflit à un moment où il était particulièrement stérile et dangereux. Je recommandai, d’autre part, de soumettre aussitôt à la Douma le plus grand nombre possible de projets de lois, afin de lui fournir matière à des débats et de couper court à ses tentatives d’élargir le cadre de ses attributions. Mes objections, que M. Stolypine fut seul parmi mes collègues à appuyer, furent écartées, et le 26 mai M. Goremykine se rendit en grande pompe et accompagné de tous les membres du Cabinet à la Douma pour y lire sa déclaration.
Ce premier contact entre le Gouvernement et l’Assemblée fut à tous les points de vue déplorable. A part même le contenu de la déclaration qui souleva l’indignation de la grande majorité de l’assistance, l’attitude hautaine et le ton dédaigneux affectés pendant la lecture par M. Goremykine blessa jusqu’à ceux des députés, octobristes et même conservateurs, qui s’étaient refusés à voter l’adresse. Sous le coup de cette impression, la Douma, outrepassant encore une fois les attributions qui lui étaient assignées par la charte de 1905 s’empressa de voter séance tenante et à une majorité de voix écrasante, un ordre du jour infligeant un blâme au Gouvernement et exigeant la démission du Cabinet de M. Goremykine et son remplacement par un ministère jouissant de la confiance de l’Assemblée.
A partir de cette séance, les relations entre la Douma et le Gouvernement s’envenimèrent chaque jour davantage. Cela était dans la nature des choses et répondait entièrement à mes prévisions ; mais ce qu’il y eut d’absolument inattendu et de surprenant, ce fut la forme que prit la lutte entre M. Goremykine et la représentation nationale. Deux voies semblaient s’ouvrir devant le Gouvernement : essayer loyalement, et malgré les froissements de la première heure, de trouver un terrain d’entente et de collaboration avec la Douma ; ou bien lui rompre résolument en visière et prononcer immédiatement sa dissolution pour procéder à de nouvelles élections. J’étais, pour ma part, favorable à la première méthode, tout en ne me dissimulant pas que, vu la composition de la Douma et celle du Cabinet, elle avait peu de chances de réussir. J’aurais à la rigueur compris que M. Goremykine, imitant l’exemple donné par Bismarck en 1862 et 1863, procédât à un coup de force et renvoyât dans leurs foyers des députés rebelles à sa volonté. Mais M. Goremykine ne suivit ni l’une ni l’autre de ces deux voies : il adopta une attitude qui n’a, je crois, de précédent dans l’histoire d’aucun autre pays : il résolut tout simplement d’ignorer la Douma. Affectant de considérer cette assemblée comme une chambrée de bavards dont l’agitation était sans réelle importance, il déclarait hautement qu’il ne lui ferait même pas l’honneur de la combattre et se contenterait d’agir comme si elle n’existait pas : il n’assistait jamais à ses séances et engageait les autres ministres à l’imiter et à s’y faire représenter par des sous-ordres. Déjà le Cabinet précédent avait commis la faute de ne préparer pour l’ouverture de la Douma aucun, ou presque aucun projet de loi ; (la Douma en se réunissant n’avait trouvé devant elle que deux demandes de crédit : l’une pour l’ouverture d’une école, et l’autre pour la construction d’une buanderie à l’Université de Yourieff). Non seulement M. Goremykine ne répara pas cette faute, mais il trouva habile de l’aggraver en s’abstenant systématiquement de présenter à la Douma d’autres projets de lois.
Les résultats ne tardèrent pas à se faire sentir : exaspérée par les dédains du Gouvernement, privée de toute matière à laquelle aurait pu s’appliquer son activité pratique, la Douma se lança dans une agitation à outrance qui prit la forme d’une série ininterrompue d’interpellations adressées aux ministres sur les sujets les plus divers. Ces interpellations, dont le nombre dépassa trois cents, donnaient lieu à des séances des plus mouvementées, au cours desquelles les députés se livraient à des attaques furieuses contre le Gouvernement : on interpella sur les condamnations capitales, sur l’activité provocatrice des agents de la police secrète, surtout sur les « pogroms » anti-Juifs, organisés, affirmait-on, par le Gouvernement lui-même, etc… Seul parmi tous les ministres M. Stolypine payait de sa personne dans ces occasions et tenait tête au tumulte, finissant par impressionner la Douma par son courage, par son calme et par la sincérité manifeste de ses réponses ; les autres ministres ne répondaient pas, ou répondaient par la voix de sous-ordres, ce qui exaspérait encore plus l’Assemblée : à plusieurs reprises, les représentants du Gouvernement durent quitter précipitamment la salle des séances poursuivis par les huées de l’Assemblée.
Le Gouvernement ayant négligé de préparer des projets de lois sur les principales questions qui devaient attirer l’attention de la Douma, force fut à celle-ci d’en prendre elle-même l’initiative : c’est ainsi que naquirent les projets les plus radicaux, en premier lieu ceux qui touchaient à la question agraire, confluent de toutes les passions, de tous les appétits et de toutes les agitations. La question agraire domina bientôt toutes les autres et, après avoir fait l’objet de longues et violentes discussions, finit par provoquer une collision décisive entre la représentation nationale et le Gouvernement et par être la cause immédiate de la dissolution de la première Douma.
Arrêtons-nous un peu plus longuement à cette importante question.
Les origines du problème agraire russe remontent au grand acte par lequel, environ cinquante ans auparavant, l’Empereur Alexandre II abolit en Russie le servage. Contrairement à ce qui avait eu lieu dans les contrées de l’Europe occidentale, les paysans russes non seulement reçurent la liberté individuelle, mais furent en même temps dotés de terres. Cette particularité de la réforme de 1861 aurait pu donner au régime agraire en Russie une base extraordinairement solide et assurer à la classe paysanne russe un avenir de grande prospérité si, par malheur, le Gouvernement n’avait commis à cette occasion une faute que j’ai déjà signalée, — la plus lourde des fautes, — celle de fonder ce régime non sur la propriété individuelle, mais sur le « mir, » ou propriété collective communale.
En attribuant la terre non aux paysans individuellement, mais aux collectivités communales, le législateur entendait maintenir en Russie un régime issu, croyait-on alors, des profondeurs de la conscience russe, et du même coup se conformer aux indications de la science la plus moderne. Ce régime devait exclure à tout jamais la formation en Russie d’un prolétariat agraire et rendre impossible une révolution contre la richesse individuelle, les revendications des révolutionnaires européens se trouvant déjà réalisées dans le « mir. » Toute la terre appartenant à la commune qui la redistribuait à ses membres au bout d’une certaine période, l’individu, déclarait-on, ne pouvait s’appauvrir, puisque, même au cas de l’appauvrissement du père, le fils conservait son droit, par suite d’un nouveau partage, à son lot de terre. Le régime du « mir » satisfaisait, en plus, les aspirations égalitaires très répandues de tout temps en Russie et particulièrement à la mode à l’époque où s’élaborait la loi agraire. En réalité, loin de constituer un progrès au point de vue économique et social, le régime du « mir » maintenait et consacrait un état de choses qui n’était qu’un vestige des temps primitifs incompatible avec les exigences de la culture moderne, et rendait impossible tout développement de l’agriculture et toute amélioration du bien-être de la classe rurale. Dès les premières années du XXe siècle, la situation économique des paysans, qui n’avait fait qu’empirer sous le régime du « mir, » donnait lieu à de fréquents troubles agraires et inspirait de graves préoccupations au Gouvernement. Celui-ci la faisait étudier tant par des comités locaux que par une grande commission présidée d’abord par le comte Witte, et ensuite par M. Goremykine. Mais c’est en 1905, sous l’influence de plusieurs mauvaises récoltes, des revers de la guerre russo-japonaise et de l’agitation révolutionnaire qui s’en était suivie, que le mouvement agraire éclata avec force et, prit, dans certaines régions, le caractère et les dimensions d’une véritable jacquerie. Les revendications des paysans revêtaient naturellement une forme simpliste. Un demi-siècle auparavant, ils avaient reçu une partie des terres des grands propriétaires : s’ils souffraient aujourd’hui de la misère, c’est que ces terres n’étaient pas suffisantes, et pour y remédier il leur fallait le restant des propriétés de leurs anciens maîtres. C’était là un terrain particulièrement favorable à la propagande révolutionnaire qui ne trouvait les masses paysannes que trop disposées à s’approprier par la violence les terres convoitées. Le Gouvernement de son côté n’avait su que réprimer ce mouvement par la force et n’avait encore pris aucune mesure d’un ordre général pour résoudre la question. Il n’avait même pas songé à préparer pour le moment de l’ouverture de la Douma un projet de loi pouvant servir de base à la discussion qui devait s’y engager.
A défaut d’un projet de loi agraire émanant du Gouvernement, la Douma eut devant elle trois projets élaborés dans son propre milieu et renchérissant l’un sur l’autre par leurs tendances radicales ; tous les trois posaient nettement le principe de l’expropriation forcée des terres appartenant aux propriétaires. Le plus sérieux de ces trois projets était celui du parti Cadet ; il avait pour auteur M. Hertzenstein qui se trouvait par-là même désigné pour être le rapporteur de la commission agraire nommée par l’assemblée ; ce projet, tout en proclamant le principe de l’expropriation forcée, admettait celui de la « juste indemnisation » des propriétaires et prévoyait la constitution d’un fonds de réserve de terres mis à la disposition de l’Etat. Un second projet, dit des 104, allait plus loin dans la voie radicale et comportait la nationalisation de toutes les terres de l’Empire dont l’administration devait être confiée à des comités locaux issus du suffrage universel intégral. Enfin l’extrême gauche de la Douma avait présenté un projet qui abolissait toute propriété privée du sol et déclarait toutes les terres propriété commune, la jouissance en étant reconnue à tout citoyen ou à toute citoyenne, dans la mesure où ceux-ci pouvaient y appliquer leur travail individuel.
Le Gouvernement, qui s’était déjà laissé enlever par la Douma l’initiative dans cette grave question, ne trouva tout d’abord à opposer à ces trois projets qu’un pâle discours prononcé par le Ministre de l’Agriculture, M. Stichinsky, connu pour son esprit ultra-réactionnaire ; ce discours qui ne contenait que de vagues promesses d’extension des opérations de la banque des paysans et de développement de l’émigration vers la Sibérie, produisit le plus déplorable effet. Mais bientôt le Gouvernement mettait le comble à l’exaspération de la Douma : alarmé par la tournure que prenaient les débats et par l’agitation qu’ils créaient parmi les paysans, M. Goremykine, fidèle à son système d’ignorer la Douma, fit paraître dans le Journal officiel un long communiqué sur la question agraire déclarant nettement que le Gouvernement n’admettait pas le principe de l’expropriation forcée. En choisissant ce moyen pour faire connaître les vues du Gouvernement, c’est-à-dire en s’adressant au pays pour ainsi dire par-dessus la tête de la Douma, M. Goremykine marquait une fois de plus son mépris pour la représentation nationale : ce fut la forme de cette communication plus même que son contenu qui suscita la colère unanime des députés. La Douma résolut aussitôt de répondre « du tac au tac » et chargea la commission agraire de rédiger un projet d’appel direct à la population sous forme de réponse au communiqué du journal officiel. C’est cette résolution prise, ab irato, qui scella le sort de la Douma en donnant, comme on le verra plus loin, à M. Goremykine le prétexte de dénoncer à l’Empereur son appel au pays comme un acte ouvertement révolutionnaire, Si les relations entre le Gouvernement et la Douma devenaient de jour en jour plus tendues, la concorde était loin de régner au sein même du Cabinet de M. Goremykine. J’ai déjà mentionné le caractère hétérogène de ce Cabinet ; à mesure que ses membres apprenaient davantage à se connaître, leurs divergences d’opinion ne faisaient que s’accentuer et empêchaient entre eux tout accord sur les questions qui leur étaient soumises.
M. Goremykine, qui avait affecté dès le début une espèce de calme olympien et qui se complaisait visiblement dans ce rôle, montrait un dédain absolu pour la Douma et traitait ses débats de vains bavardages dont il ne valait pas la peine de s’occuper. Mais d’ailleurs, c’est à peine s’il se cachait de faire aussi peu de cas du Conseil des Ministres, considérant cette institution comme une innovation inutile, et donnant à entendre à ses collègues qu’il ne les réunissait que pour la forme. On peut se figurer ce qu’étaient, dans ces conditions, les réunions du Conseil. M. Goremykine les présidait d’un air distrait et ennuyé, daignant à peine relever les contradictions qui se produisaient entre ses membres et mettant d’ordinaire fin aux discussions en déclarant qu’il se réservait de soumettre sa propre opinion à la décision de l’Empereur. Que si l’on attirait son attention sur l’état d’agitation de la Douma et sur la répercussion qu’il pouvait avoir dans le pays, il répondait que tout cela n’était « qu’enfantillages, » et citait les journaux ultraconservateurs stipendiés par lui-même comme preuve que la population tout entière était dévouée au pouvoir monarchique et ne se laissait nullement influencer par ce qui se passait au palais de Tauride. Les Ministres ultra-réactionnaires, — le prince Schirinsky-Schihmatoff et M. Stichinsky, — prenaient des airs navrés et en exprimant leur opinion sur une affaire, n’omettaient jamais d’ajouter qu’aucune activité gouvernementale ne serait possible tant qu’on n’aurait pas restauré le pouvoir autocratique. M. Schwanbach se perdait dans des digressions interminables et dans des attaques contre le comte Witte et le Cabinet précédent ; il ne manquait d’ailleurs jamais de se rendre, a l’issue de la séance, chez son ami le baron d’Aerenthal, ambassadeur d’Autriche, et, le lendemain, les détails de la discussion, arrangés et colorés par lui, étaient connus à Vienne, et certainement aussi à Berlin. L’amiral Birileff, affligé d’une surdité complète, n’essayait même pas de suivre les débats ; le général Rudiger se renfermait dans un mutisme complet ; seuls Mme Stolypine et Kokovlzoff s’efforçaient d’imprimer à la discussion un caractère digne et sérieux, exposant avec clarté et compétence les affaires de leurs départements, mais n’obtenant que peu d’attention de la part de leurs collègues. Quant à moi, je sentais que mes efforts pour créer un pont entre le Gouvernement et la Douma étaient voués à l’insuccès et me faisaient aux yeux de M. Goremykine et de ses amis la réputation d’être un libéral dangereux dont il fallait se défaire à tout prix et dans le plus bref délai possible.
L’étrange ligne politique adoptée par M. Goremykine : — ni collaborer avec la Douma, ni la combattre, mais, pour ainsi dire, la « boycotter, » — ne tarda pus à produire ses fruits. La moindre tentative de la part du Gouvernement pour collaborer loyalement avec la Douma aurait été accueillie avec sympathie et reconnaissance par les nombreux cercles libéraux modérés du pays ; une politique contraire, allant jusqu’à la dissolution immédiate de la Douma, aurait du moins contenté les réactionnaires, et même peut-être les classes bourgeoises fatiguées de l’agitation révolutionnaire et toujours impressionnées par un déploiement d’énergie. Mais la « non résistance au mal » si chère à Tolstoï, pratiquée par M. Goremykine, fut accueillie comme une preuve de faiblesse et n’eut d’autre résultat que de discréditer irrémédiablement le Gouvernement aux yeux de la grande majorité du pays.
Vers la fin du mois de juin, un incident fit éclater le discrédit où était tombé le cabinet Goremykine dans tous les milieux russes. Le Gouvernement ayant besoin d’argent pour secourir la population éprouvée par la mauvaise récolte de l’année, s’était décidé pour la première fois à présenter à la Douma un projet de loi portant ouverture d’un crédit de 50 millions de roubles : la Douma réduisit ce crédit à 15 millions de roubles accordés pour un mois. M. Goremykine comptait, pour rétablir le chiffre primitif, sur le conseil de l’Empire ; mais celui-ci maintint la réduction, s’associant ainsi au vote de méfiance infligé au Gouvernement par la Douma. Ce vote fut pour M. Goremykine un échec des plus sensibles, qui enleva définitivement tout prestige à son Cabinet, même aux yeux du parti conservateur. Me rendant compte de l’impasse où s’était engagé le Gouvernement, je profitai de mes relations personnelles avec quelques-uns des membres du parti libéral modéré, tant à la Douma qu’au Conseil de l’Empire, pour aviser avec eux aux moyens d’en sortir. Ces conversations, auxquelles s’était associé M. Stolypine, prenaient une tournure de plus en plus intéressante et me confirmaient dans la conviction qu’il était parfaitement possible d’établir une entente entre le pouvoir et la représentation nationale. Je me décidai finalement à tenter d’ouvrir les yeux de l’Empereur sur les dangers de la situation ; l’entreprise était hasardeuse, car elle allait, à l’encontre de toutes les habitudes bureaucratiques ; l’Empereur pouvait arrêter dès le premier mot la tentative insolite du ministre des Affaires Etrangères pour s’immiscer dans une question qui n’était pas de son ressort ; j’étais résolu dans ce cas à lui présenter séance tenante ma démission.
Je réunis chez moi très secrètement le petit groupe de mes amis politiques et nous élaborâmes en commun un mémoire que je m’engageai à placer sous les yeux de l’Empereur à la première audience que je devais avoir au palais de Peterhof. Le mémoire fut rédigé par un jeune député de beaucoup de talent appartenant au parti libéral modéré, M. Lvoff.
En voici le résumé :
« Un abime, y était-il dit en substance, existe entre la Douma et le Gouvernement, creusé par leur méfiance et leur hostilité réciproques. Cette désunion provient de la composition du ministère, dont tout le personnel est pris dans les rangs de la bureaucratie. La Douma est ainsi poussée dans la voie de l’opposition, alors qu’elle est en majorité composée de partisans de réformes législatives pacifiques et d’ennemis de la Révolution. L’issue à une pareille situation ne saurait être trouvée que dans le rétablissement des liens entre le Gouvernement et la Douma. Il conviendrait, à cet effet, de remplacer le cabinet actuel par un nouveau ministère auquel participeraient des membres de la Douma. A la présidence du Conseil pourrait être appelé le président actuel de la Douma, M. Mouromtzoff. Le portefeuille de l’Intérieur serait attribué soit au titulaire actuel, M. Stolypine, soit à M. Mourorntzoff, auquel on adjoindrait M. Moukhanoff et le prince Lvoff. Il serait très important d’introduire dans le ministère M. Schipoff, représentant d’un mouvement qui se manifeste avec force dans les cercles des Zemstvos, et M. Milioukoff, dont l’influence est très grande dans tout le pays, et qui deviendrait le défenseur le plus énergique du ministère contre l’Extrême-Gauche. »
Le 8 juillet, après avoir terminé le rapport verbal sur les affaires extérieures, que je faisais une fois par semaine à l’Empereur au palais de Peterhof, j’abordai résolument le sujet de la situation intérieure de la Russie. L’Empereur m’écouta avec beaucoup de bienveillance, ne fit aucune difficulté de recevoir de mes mains le mémoire que j’apportais dans mon portefeuille et me promit de l’étudier attentivement. C’était déjà un point de gagné et je retournai en ville plein de l’espoir que le remarquable exposé rédigé par le prince Lvoff produirait l’effet voulu sur l’esprit de l’Empereur qui m’avait paru, d’une manière générale, animé d’intentions relativement conciliantes à l’égard de la Douma.
Quelques jours après la remise du mémoire, je fus appelé chez l’Empereur qui me dit l’avoir lu avec beaucoup d’intérêt et avoir été frappé par la force et la justesse de quelques-unes des considérations qu’il contenait. Je saisis aussitôt cette occasion pour développer, avec toute l’éloquence dont j’étais capable, les principaux points du mémoire et pour tâcher de convaincre l’Empereur de l’urgence qu’il y avait à les mettre en pratique en remplaçant le Cabinet de M. Goremykine par un ministère de coalition dans lequel seraient largement représentés les membres de la Douma et du Conseil de l’Empire. Je suppliai l’Empereur de faire un effort pour sortir du cercle étroit dans lequel il s’était confiné jusque-là pour le choix de ses ministres ; appartenant moi-même au milieu de la noblesse provinciale et des « Zemstvos, » je me portais garant de l’esprit de loyalisme dont il était animé, tandis que la bureaucratie mettait une barrière infranchissable entre le trône et le pays. « L’unique but, lui dis-je, que nous poursuivions, mes amis politiques et moi, est de raffermir le pouvoir dangereusement ébranlé par l’agitation révolutionnaire et par les erreurs commises par le Gouvernement. Ne craignez pas de nous témoigner votre confiance, même si nous vous paraissons imbus d’idées trop libérales ; rien n’assagit comme le pouvoir et ses responsabilités ; au cours de ma longue carrière diplomatique, j’ai vu dans les pays les plus divers et sous toutes les latitudes bien des hommes politiques connus pour leurs tendances radicales, tant qu’ils étaient dans l’opposition, devenir les plus sûrs gardiens de l’ordre et de l’autorité ; n’a-t-on pas raison de dire que ce sont les contrebandiers dont on fait les meilleurs gendarmes ? Est-il possible de croire que des hommes comme M. Mouromtzoff, M. Schipoff, le prince Lvoff, tous propriétaires fonciers considérables, donc forcément intéressés au maintien de la tranquillité et à la solution pacifique de la question agraire, soient moins sûrs et moins conservateurs que des bureaucrates de l’ordre de M. Schwanbach, qui ne sont pas attachés au sol et dont l’unique souci est de conserver les émoluments qu’ils touchent chaque vingtième du mois ? »
Passant ensuite à une autre série d’arguments, j’attirai, en ma qualité de ministre des Affaires Etrangères, l’attention de l’Empereur sur l’impression produite par notre crise intérieure sur les Cabinets étrangers et sur l’opinion publique européenne. En dehors des frontières de la Russie, on était unanime à condamner les procédés du ministère de M. Goremykine et on ne comptait, pour le rétablissement chez nous d’un ordre normal, que sur un changement de personnel et de système. Cela paralysait d’avance toute activité de la Russie à l’extérieur, et, — le ministre des Finances pourrait en témoigner, — enlevait toute base solide à notre crédit financier.
A mesure que je parlais, j’avais la satisfaction de m’apercevoir que l’Empereur paraissait de plus en plus ébranlé. Il me fit cependant de nombreuses objections. A ses yeux, la Douma était tout entière dominée par un esprit des plus dangereux et ressemblait plus à un meeting révolutionnaire qu’à une assemblée parlementaire. Dans ces conditions, quelles chances y avait-il de la faire rentrer dans l’ordre par les moyens que je proposais ? Et ne verrait-on pas dans une pareille concession une preuve de faiblesse de la part du pouvoir, lequel serait tout de même, au bout de très peu de temps, obligé de recourir à des moyens énergiques ?…
Je répondis qu’à supposer même que mes amis politiques et moi nous fussions complètement dans l’erreur et que la Douma ne fût réellement pas viable, le pouvoir, en suivant nos conseils, ne risquait guère d’aggraver la situation. Car si la dissolution de la Douma devenait nécessaire, il y aurait tout avantage à n’y procéder qu’après avoir fait un essai loyal d’entente avec elle : le pays tout entier en saurait gré au souverain, et, s’il était démontré que cet essai avait échoué par suite d’un parti pris révolutionnaire de la part de la Douma, les éléments sains de la nation suivraient plus volontiers le Gouvernement dans la voie de la répression. On comprendrait même qu’après avoir épuisé tous les moyens de conciliation, le souverain eût recours à l’établissement d’une dictature militaire : tout était préférable à la situation créée par l’impuissance d’un Gouvernement devenu la risée du pays ainsi que de l’étranger.
A l’issue de l’audience qui avait duré plus d’une heure, l’Empereur, sans prendre un engagement définitif, m’autorisa à entrer en pourparlers avec les personnages mentionnés dans le mémoire, ainsi qu’avec d’autres qui pourraient être désignés par les circonstances en vue de la formation d’un Cabinet de coalition : il fut entendu en même temps que je serais secondé dans cette tâche par M. Stolypine pour lequel l’Empereur me donna un mot écrit de sa main.
Aussitôt rentré à Saint-Pétersbourg, je m’empressai de me mettre à l’œuvre ; d’accord avec M. Stolypine, j’eus des entrevues secrètes avec les principaux personnages de la Douma, en commençant par son président, M. Mouromtzoff. Les pourparlers se poursuivaient, et nous étions à la veille de nous aboucher avec M. Milioukoff qui n’avait pas encore été pressenti par nous, lorsque les événements se précipitèrent brusquement.
C’est le 8 juillet que j’avais présenté le mémoire à l’Empereur ; or, le 17, la Douma abordait la discussion du projet d’appel au pays qui, on se le rappelle, devait servir de réponse au communiqué du Gouvernement sur la question agraire. Ce fut l’occasion guettée par M. Goremykine pour livrer une bataille décisive. A trois jours de là, il réunit le Conseil des Ministres et lui déclara, sans même daigner prendre son avis, que la Douma ayant ouvertement adopté une attitude révolutionnaire, il avait décidé de proposer le lendemain à l’Empereur la dissolution immédiate de cette assemblée. Les membres du Conseil étaient prévenus en même temps qu’ils auraient à se réunir ce jour-là, c’est-à-dire le 21 juillet, chez M. Goremykine, pour y attendre son retour de Péterhof d’où il devait rapporter l’oukase relatif à la dissolution, après l’avoir fait signer par l’Empereur.
Quelle fut la cause déterminante de la brusque décision de M. Goremykine ? Avait-il eu vent des pourparlers engagés, dans le plus grand secret, avec la Douma et le Conseil de l’Empire ? C’est plus que probable, mais je n’en ai jamais eu confirmation. Quoi qu’il en soit, je connaissais trop bien le caractère de l’Empereur pour douter un seul instant de l’accueil qui serait fait à la démarche du président du Conseil. Je voyais s’écrouler tous mes plans ; il ne me resterait, l’oukase une fois signé, qu’à présenter à l’Empereur ma démission, ce que j’étais bien décidé à faire. M. Stolypine partageait entièrement mes sentiments et se préparait à me suivre dans la retraite.
Nous avions tous les deux, M. Stolypine et moi, à prendre certaines mesures en vue du grave événement qui se préparait. Lui, en sa qualité de ministre de l’Intérieur, devait veiller au maintien de l’ordre public qui pouvait facilement être troublé par l’effervescence qui ne manquerait pas de suivre la dissolution de la Douma ; pour parer à cette éventualité, l’ordre avait été donné de faire revenir une partie des troupes de la Garde qui se trouvaient dans les camps d’exercice aux environs de la capitale. Quant à moi, il m’incombait de veiller à ce qu’aucune des ambassades ou légations étrangères n’eût à souffrir de cette effervescence ; il fallait surtout s’attendre à des démonstrations hostiles contre l’ambassade d’Allemagne, car l’empereur Guillaume passait dans le public pour donner à l’empereur Nicolas des conseils réactionnaires. Mais comme on ne pouvait pas ostensiblement protéger cette seule ambassade, il fallait prendre une mesure générale applicable à tous les représentants étrangers.
Dès le lendemain matin, j’adressai à tous les ambassadeurs et chefs de missions étrangères une circulaire les prévenant que des grèves étaient attendues dans quelques usines de la capitale et qu’un mouvement populaire pouvant en résulter, des détachements de troupes seraient postés dans la nuit du 21 au 22 juillet à proximité de leurs demeures pour leur accorder, en cas de besoin, toute la protection nécessaire. J’ajoutais que les troupes avaient ordre de ne franchir le seuil des locaux diplomatiques que si elles y étaient directement invitées par le chef d’une ambassade ou d’une mission. Cette précaution prise, j’employai la journée à tout préparer au ministère des Affaires étrangères pour pouvoir remettre dans le plus bref délai mes fonctions à mon remplaçant éventuel.
Le soir du 21 juillet, je dînais en très petit comité chez l’ambassadeur d’Angleterre, sir Arthur Nicolson (aujourd’hui lord Carnock). Au nombre des convives était sir Donald Mackenzie Wallace, qui avait fait une brillante carrière dans le journalisme comme correspondant du Times avant et pendant la guerre russo-turque et qui, à cette époque, était chargé de la politique étrangère dans le grand organe anglais. Connu personnellement de l’Empereur qui le tenait en grande estime, il lui avait parlé avec beaucoup de franchise, s’appliquant à soutenir la thèse des libéraux modérés. J’avais avec lui de fréquents entretiens, et comme nous étions en pleine communion d’idées et que je pouvais entièrement compter sur sa discrétion, je l’avais mis au courant de mes pourparlers pour la formation d’un nouveau ministère.
Après le diner, causant avec moi sur le balcon de l’ambassade d’où on avait une vue superbe sur la Neva, sir D. M. Wallace s’aperçut de l’état d’abattement où m’avait plongé l’écroulement de mes projets. Comme il me pressait de questions, je ne lui cachai pas que les événements avaient pris une tournure défavorable, mais ne pus lui révéler le coup de théâtre qui se préparait pour le lendemain. À ce moment, nous fûmes rejoints par sir A. Nicolson qui me demanda ce que signifiait exactement la circulaire qu’il avait reçue de moi dans la journée. Je n’avais pas le droit de lui confier la vérité : je me contentai donc de répondre que le gouvernement avait des raisons pour s’attendre à de sérieux désordres pour le lendemain, mais qu’il n’y avait rien à craindre pour la sécurité de l’ambassade.
De l’ambassade d’Angleterre, je me rendis directement, à pied et en longeant les quais, à la résidence de M. Goremykine où les membres du Conseil des Ministres devaient attendre son retour de Péterhoff. Malgré l’heure tardive, la Neva, majestueuse dans son lit de granit, était encore éclairée par la lumière blafarde d’un soleil invisible, mais qui, à cette époque de l’année, ne quitte l’horizon de Saint-Pétersbourg que pour quelques instants. En évoquant aujourd’hui, après douze années révolues, le souvenir de cette nuit, je ressens dans toute sa force le sentiment de profonde tristesse qui m’étreignait à ce moment où la Russie, déjà éprouvée par tant de souffrances et d’agitations, allait être engagée dans une voie au bout de laquelle je ne prévoyais que de nouvelles et plus cruelles épreuves. La mélancolie qui se dégageait du tableau que j’avais sous les yeux rendait ce sentiment encore plus poignant, et je me rappelle que, tout en marchant et songeant à tous les maux dont souffrait mon pays, je répétais machinalement les vers d’un de nos poètes qui fait dire à cette nuit livide et comme malade d’insomnie :
Poursuivant au-dessus de Vous ma course inlassable,
J’ai vu de mes yeux inquiets
Tant de souffrances, tant de larmes et tant de mal
Que moi-même je n’ai pu m’endormir…
Dans le cabinet de travail de M. Goremykine je trouvai réunis au grand complet tous les membres du Conseil des Ministres, à l’exception de M. Stolypine, qui était resté au Ministère de l’Intérieur pour y veiller pendant la nuit aux mesures de précaution rendues nécessaires par le coup de force qui se préparait pour le lendemain. En attendant le retour de M. Goremykine, le Conseil s’occupait de l’expédition de quelques affaires courantes. Enfin, vers minuit, nous entendîmes le timbre annonçant l’arrivée du Président du Conseil et nous vîmes aussitôt s’encadrer dans la porte sa figure de vieux bureaucrate : dès le seuil, affectant les grandes manières des anciennes cours, il nous adressa en français celle phrase que, de toute évidence, il avait soigneusement préparée le long de la route : « Eh bien ! Messieurs, je vous dirai comme Mme de Sévigné apprenant à sa fille le mariage secret de Louis XIV : je vous le donne en mille, je vous le donne en cent, devinez ce qui se passe… »
J’eus à ces mots comme une lueur d’espoir que la proposition de dissolution avait été rejetée par l’Empereur ; mais cet espoir ne fut que de courte durée. Après avoir joui un moment de nos mines ébaubies, M. Goremykine nous annonça qu’il rapportait dans son portefeuille l’oukase de dissolution signé par l’Empereur, mais qu’en même temps Sa Majesté avait daigné le relever, lui, M. Goremykine, des fonctions de Président du Conseil et décidé d’appeler à ce poste M. Stolypine qui recevrait du souverain des indications ultérieures pour d’autres modifications à apporter à la composition du Cabinet.
Le lendemain matin, à la première heure, l’oukase de dissolution paraissait à l’Officiel. Lorsque les députés se présentèrent au palais de Tauride, ils trouvèrent celui-ci militairement occupé et ne purent en franchir le seuil. Quelques tentatives de démonstration dans les rues avoisinantes furent facilement réprimées par la police. En somme, l’ordre dans la capitale ne fut nulle part sérieusement troublé, et le succès de ce premier coup de force parut donner raison à ceux qui affirmaient que le Gouvernement n’avait qu’à se montrer énergique pour en imposer aux éléments révolutionnaires.
(A suivre.)