Souvenirs de mon ministère/02

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Souvenirs de mon ministère
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 100-131).
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SOUVENIRS DE MON MINISTÈRE

II [1]
APRÈS LA DISSOLUTION DE LA DOUMA


I. — LES DEBUTS DE M. STOLYPINE

La décision prise par l’Empereur, en même temps qu’il dissolvait la Douma, de remplacer à la tête du Gouvernement M. Goremykine par M. Stolypine, avait été un véritable coup de théâtre, auquel personne, et moins que tout autre M. Goremykine lui-même, ne s’était attendu. Il y fallait voir une inspiration personnelle de Nicolas II, espérant par ce moyen atténuer la fâcheuse impression que le renvoi de l’assemblée devait produire dans le pays. Elle eut le sort de toutes les demi-mesures, c’est-à-dire qu’elle mécontenta tout le monde. Les partis d’opposition, sans en excepter les libéraux modérés, tinrent cet acte pour un coup de force préludant à l’abrogation complète de la charte de 1905 ; les réactionnaires furent indignés de ce désaveu infligé à M. Goremykine et de la nomination d’un homme entaché à leurs yeux de libéralisme.

Le plus surpris de tous fut M. Stolypine : il s’était sincèrement appliqué, en collaboration avec moi, à préparer les voies à la formation d’un Cabinet de coalition dans lequel il était prêt à prendre une place de second plan sous la direction d’un personnage jouissant de la confiance de la Douma ; il ne se considérait nullement comme désigné pour assumer le premier rôle dans le Gouvernement. Mais dans un moment aussi critique, critique, l’hésitation n’était pas permise. Reçu par l’Empereur, dès le lendemain de la dissolution, il considéra comme un devoir d’accepter la lourde tâche qui lui était dévolue. Il posa cependant comme condition le renvoi immédiat de deux ministres, M. Stichinsky et le prince Schirinsky-Schihmatoff, qui s’étaient rendus impossibles par l’excès de leurs tendances réactionnaires ; en outre, il se réservait expressément de proposer plus tard à l’Empereur un remaniement plus complet du Cabinet en y adjoignant, conformément à notre plan primitif, des membres de la Douma et du Conseil de l’Empire.

Ce qui compliqua beaucoup la situation, ce fut l’attitude irréfléchie adoptée dans ces graves circonstances par un grand nombre de députés, attitude dont la responsabilité retombe, à mon avis, sur le parti cadet, puisque c’est ce parti qui exerçait une influence prépondérante au sein de la Douma. A cette occasion, — comme, hélas ! ils devaient le faire si souvent ! — les chefs de ce parti, et en premier lieu M. Milioukoff, se montrèrent des doctrinaires dénués du sens de la réalité et des contingences politiques ; c’est de son plein gré que le parti cadet renonça à jouer, à cette occasion, un rôle qui, avec un peu plus de sang-froid de sa part, aurait pu l’amener naturellement au pouvoir.

L’ukase qui prononçait la dissolution annonçait en même temps que la prochaine Douma serait convoquée le 5 mars 1907. En le signant, l’Empereur usait d’un droit appartenant à tout souverain constitutionnel et qui lui était expressément reconnu par la Charte de 1905 : à peine pouvait-on y relever une très légère incorrection, en ce qu’il ne fixait pas la date des nouvelles élections ; mais ce n’était là qu’une erreur de forme, et qui fut aussitôt réparée. L’acte du 21 juillet était en lui-même parfaitement constitutionnel ; c’était, comme on le fit remarquer dans la presse française, non un 2 décembre, mais un 16 mai. Le simple bon sens indiquait qu’il était tout à l’avantage du parti cadet de l’envisager comme tel : ce parti était sûr de remporter la victoire aux prochaines élections, et s’il avait conservé dans cette crise une attitude calme et réfléchie, il aurait eu toutes les chances de jouer dans la seconde Douma le premier rôle et d’y devenir, en qualité « d’opposition de Sa Majesté, » un parti de gouvernement.

C’est ainsi qu’on envisageait les choses à l’étranger, surtout en Angleterre. Lors de la dissolution, il se trouvait à Londres une délégation de la Douma venue pour prendre part à la Conférence interparlementaire ; c’est en saluant cette délégation que le premier ministre britannique prononça cette phrase qui eut tant de retentissement : « La Douma est morte, vive la Douma ! » M. Campbell-Bannerman avait évidemment voulu souligner par ces mots qu’il ne voyait dans la dissolution qu’un acte parfaitement normal et ne portant aucune atteinte à l’existence même de la Douma ; mais telle était l’ignorance en matière de droit constitutionnel dans notre milieu gouvernemental, qu’on y considéra cette exclamation comme un défi et une impertinence à l’adresse de l’Empereur. J’eus le plus grand mal à expliquer à mes collègues, et à convaincre l’Empereur lui-même, que M. Campbell-Bannerman n’avait fait que paraphraser, en l’appliquant à la Douma, la vieille formule qui exprimait, dans la France d’avant la Révolution, l’idée de la continuité du principe monarchique : Le Roi est mort, vive le Roi !

Au lieu de suivre l’indication donnée par le Premier Ministre Britannique, les chefs cadets entraînèrent une grande partie des députés à une démarche des plus imprudentes : 190 membres de la Douma se réunirent, sous la présidence de M. Mouromtzoff, en Finlande, et y signèrent le fameux appel au peuple russe connu sous le nom de « manifeste de Wyborg. »

Dans ce manifeste, le Gouvernement était accusé d’avoir frappé la Douma uniquement parce qu’elle avait exigé l’expropriation forcée des terres en faveur des paysans ; en même temps, le peuple russe était exhorté à défendre les droits de la représentation nationale en refusant l’impôt et le service militaire et repoussant tout emprunt que le Gouvernement émettrait sans le consentement de la Douma. Le manifeste se terminait par ces mois qui avaient le caractère d’un véritable appel à la révolution : « Pas un copeck au trésor, pas un soldat à l’armée ; soyez fermes dans votre refus ; tous, comme un seul homme, défendez vos droits, aucune force ne peut tenir devant la volonté inflexible du peuple ! Citoyens, dans cette lutte devenue inévitable, vos élus seront avec vous ! »

On sait que le manifeste de Wyborg n’eut aucune suite pratique et tomba, pour ainsi dire, à plat dans le pays qui montra dans cette circonstance plus de sens politique que ne lui en supposaient les chefs du parti cadet. Ceux-ci se rendirent certainement compte plus tard de leur erreur et cherchèrent à l’expliquer en alléguant que leur but avait été d’empêcher des manifestations révolutionnaires encore plus graves, comme par exemple une levée en masse des paysans dans la région du Volga, etc. Pour ma part, je persiste à croire que cet acte puéril fut tout simplement l’expression de leurs tendances doctrinaires et de leur manque d’expérience politique.

M. Stolypine eut le bon esprit de ne pas prendre l’équipée de Wyborg trop au tragique ; il laissa les signataires du manifeste rentrer tranquillement à Saint-Pétersbourg et n’intenta contre eux des poursuites judiciaires, que pour la forme. Toutefois, ces poursuites eurent pour résultat de rendre inéligibles les principaux chefs cadets et de les empêcher par conséquent de faire partie de la seconde Douma ; M. Milioukoff, qui n’était pas député, n’avait pas signé le manifeste de Wyborg et dut à cette circonstance de n’être pas poursuivi ; un autre grand chef, M. Roditcheff, se trouvait en ce moment avec la délégation de la Douma à Londres et dut à cette circonstance d’échapper au sort de la plupart des membres de l’état-major de son parti.

Tandis que les cadets exhortaient la population à opposer au Gouvernement une « résistance passive, » consistant à refuser l’impôt et le service militaire, les socialistes tentaient de recourir au moyen qui avait si bien réussi en 1905, c’est-à-dire à l’organisation de la grève générale. Pas plus que le manifeste de Wyborg, cette tentative n’eut cette fois de résultat effectif ; elle fut rapidement réprimée, et aucun des services publics n’eut à en souffrir sérieusement.

Bien autrement graves furent les révoltes militaires qui se produisirent à cette époque sur différents point de l’Empire. Déjà, au mois de juin, des troubles avaient eu lieu dans un des régiments de la Garde Impériale, celui de Préobrajensky ; ces fâcheux incidents avaient beaucoup ému l’empereur Nicolas, qui avait fait une partie de son apprentissage militaire dans les rangs de ce régiment et le considérait comme particulièrement dévoué à la cause monarchique. On affecta de croire que ce mouvement n’avait pas de caractère politique et s’expliquait par des défauts de commandement auxquels il fut aussitôt remédié ; mais, à la fin de juillet et au commencement d’août, éclatèrent coup sur coup à Cronstadt et à Sveaborg, c’est-à-dire aux portes de la capitale, des mutineries où se faisait nettement sentir la propagande révolutionnaire.

Ce fut, j’en ai le souvenir très présent, un moment de vive angoisse pour M. Stolypine : à peine arrivé au pouvoir, il n’avait pas encore eu le temps de se rendre maître de tous ses rouages L’armée russe revenait de Mandchourie ; elle y avait essuyé de graves revers, ce qui affaiblit toujours l’autorité du commandement aux yeux du soldat ; elle avait de plus traversé, pour regagner la Russie, la vaste région de la Sibérie qui avait été profondément troublée par le mouvement révolutionnaire de 1905 ; la majeure partie des soldats appartenait à la classe des paysans et par conséquent était particulièrement accessible à l’agitation entretenue par les socialistes dans les campagnes à propos de la question agraire. Le gouvernement se demandait avec inquiétude si dans une telle armée l’ancien esprit de discipline était resté intact, et si elle ne risquait pas d’être contaminée par la propagande révolutionnaire.

M. Stolypine sortit avec honneur de cette dangereuse épreuve ; les révoltes militaires furent ré( »rimées sans que l’on eût besoin de recourir à une sévérité excessive ; la facilité avec laquelle le gouvernement put s’en rendre maître permit de faire cette heureuse constatation que l’armée russe demeurait fidèle à ses chefs.

C’est à l’occasion de la révolte de Cronstadt que j’eus l’occasion d’observer pour la première fois combien l’empereur Nicolas avait d’empire sur lui-même et comment il savait conserver en toute circonstance une parfaite altitude de calme. Cette faculté qu’il possédait à un degré extraordinaire, de rester complètement maître de lui au milieu des plus tragiques événements, a donné lieu aux interprétations les plus diverses et quelquefois les plus injustes : on a voulu y voir la preuve d’une espèce d’insensibilité congénitale et même d’une atrophie du sens moral. Moi qui ai traversé aux côtés de l’empereur Nicolas plus d’un moment critique, j’ai pu me convaincre de l’absolue fausseté d’un tel jugement, et c’est un point sur lequel j’ai à cœur de rétablir dans sa vérité la physionomie morale du malheureux souverain.

Le jour où la mutinerie atteignit son point culminant, je me trouvais précisément auprès de l’empereur Nicolas, auquel j’étais venu, comme chaque semaine, faire mon rapport sur les affaires de mon département. C’était à Peterhof, au Palais, ou plutôt à la villa impériale, située au bord du Golfe de Finlande en face de l’ile sur laquelle se dresse, à une distance d’une quinzaine de kilomètres, la forteresse de Cronstadt. J’étais assis en face de l’Empereur à une petite table placée dans une baie vitrée donnant sur la mer ; par la fenêtre, on distinguait dans le lointain la ligne des fortifications. Pendant que j’exposais à l’Empereur les différentes affaires en cours, nous entendions distinctement un bruit de canonnade qui semblait de minute en minute gagner en intensité ; l’Empereur m’écoutait attentivement et me posait, selon son habitude, des questions qui prouvaient qu’il s’intéressait aux moindres détails de mon rapport. J’avais beau l’observer à la dérobée, je ne surprenais sur son visage aucune trace d’émotion ; or il ne pouvait ignorer que ce qui se jouait en ce moment à quelques lieues seulement de là, c’était sa couronne : si la forteresse restait aux mains des émeutiers, non seulement la situation de la capitale serait devenue très précaire, mais sa propre sécurité, celle même de sa famille aurait été sérieusement menacée, les canons de Cronstadt pouvant empêcher toute tentative de fuite par mer.

Mon rapport terminé, l’Empereur resta quelques instants à regarder tranquillement par la fenêtre ouverte la ligne de l’horizon. J’étais pour ma part étreint par la plus vive émotion et je ne pus m’empêcher, au risque d’enfreindre les règles de l’étiquette, d’exprimer au souverain mon étonnement et de lui demander la raison de tant de calme. L’Empereur ne parut nullement choqué de mes paroles et du tour interrogatif que je leur avais donné. Mais fixant sur moi son regard, dont on a si souvent décrit l’extraordinaire douceur, il me répondit par ces quelques mots qui sont restés profondément gravés dans ma mémoire :

« Si vous me voyez si peu troublé, c’est que j’ai la ferme, l’absolue croyance que le sort de la Russie, — que mon propre sort et celui de ma famille, — est entre les mains de Dieu qui m’a placé là où je suis. Quoi qu’il arrive, je m’inclinerai devant sa volonté, avec la conscience de n’avoir jamais eu d’autre pensée que celle de servir le pays qu’il m’a confié. »

Le soir même, la révolte était définitivement réprimée ; je sus que l’Empereur avait accueilli cette nouvelle avec la même maîtrise de soi que j’avais constatée quand, quelques heures auparavant, il écoutait avec moi le bruit du canon.

J’ai eu bien souvent, depuis, l’occasion de vérifier l’impression que j’emportai de cette journée : jamais cette impression ne s’est démentie. Aussi est-ce chez moi une conviction absolue, que la source à laquelle l’empereur Nicolas puisait sa sérénité était un profond sentiment religieux et une foi entière dans le caractère providentiel de sa mission. J’aurai l’occasion d’insister sur ce trait essentiel de son caractère, lorsque je m’essaierai à tracer son portrait ; mais je ne puis omettre de noter ici-même l’espèce d’exaltation mystique qui régnait dès cette époque dans l’esprit de Nicolas II et qui ne fit que s’accroître sous l’influence des événements tragiques de son règne et au contact d’une nature féminine encore plus exaltée que la sienne.

J’ai déjà dit que M. Stolypine s’était réservé de proposer à l’Empereur de remanier le Cabinet en y faisant entrer des personnages politiques pris en dehors de la bureaucratie ; conformément au plan développé dans le mémoire que j’avais remis à l’Empereur, son intention était de former un gouvernement de coalition dans lequel seraient représentés les principaux partis en présence à l’exception des groupes nettement révolutionnaires ; malgré l’attitude adoptée par les cadets, M. Stolypine ne renonçait pas à l’idée de faire entrer dans le Cabinet M. Milioukoff qui était sorti indemne de l’équipée de Wyborg. Dès le lendemain de sa nomination, il se mit à l’œuvre ; et tout d’abord il me pria de conserver dans le nouveau Cabinet le poste de ministre des Affaires Étrangères et de continuer à prendre part aux pourparlers engagés avec les personnages qu’il avait en vue pour les différents postes ministériels.

M. Stolypine habitait, à cette époque, aux environs immédiats de Saint-Pétersbourg, une maison de campagne ou « datcha » située dans l’une des iles de l’estuaire de la Néva ; cette maison appartenait à l’État et servait de résidence d’été aux ministres de l’Intérieur ; elle était d’apparence assez modeste, mais possédait un beau jardin. Ceux qui ont vécu à Saint-Pétersbourg en été connaissent le charme particulier de ces îles de la Neva aux innombrables villas qui se détachent sur un fond de verdure épaisse et se reflètent dans l’eau claire du fleuve. Comme j’étais installé en ville au palais du ministère des Affaires Étrangères, je me rendais chaque soir à la « datcha » de M. Stolypine pour y conférer avec lui et me rencontrer avec les différents personnages politiques qu’il y convoquait à tour de rôle ; ces conférences duraient quelquefois jusqu’à une heure très avancée de la nuit, et je garde un vivant souvenir de mes courses rapides à travers les îles par les belles nuits claires de juillet. Après une de ces conférences à laquelle il avait pris part, M. Milioukoff, — il ne peut l’avoir oublié, — se trouva sans voiture pour rentrer en ville et accepta l’offre que je lui fis d’une place dans la mienne ; il faisait déjà presque jour, nous étions en victoria découverte et tout le long du chemin nous croisions d’autres voitures revenant des nombreux lieux de plaisir situés dans les mêmes parages. Soudain je me rendis compte de l’impression bizarre que pouvait produire la vue du ministre des Affaires Etrangères roulant en voiture vers quatre heures du matin avec le chef d’un parti considéré non seulement comme un parti d’opposition, mais comme ouvertement révolutionnaire. J’en fis la remarque à mon compagnon. Il me répondit que la même idée lui était venue et que nous risquions en effet tous les deux d’être gravement compromis, moi aux yeux des conservateurs, et lui à ceux de l’opposition ; nous prîmes le parti de rire de bon cœur de la situation. Cet incident n’eut d’ailleurs pas de suites fâcheuses : aucun des brillants officiers ou des jeunes diplomates étrangers avec lesquels j’échangeai des coups de chapeau, ne reconnut M. Milioukoff.

On sait que la tentative de former un Cabinet de coalition subit un échec complet ; après une quinzaine d’entrevues, et en dépit de tous les efforts déployés par M. Stolypine, les différents personnages auxquels il avait eu recours se récusèrent les uns après les autres. De même que le comte Witte, l’année précédente, M. Stolypine se trouva acculé à l’impossibilité d’associer au Gouvernement des hommes politiques étrangers à la bureaucratie et au milieu de la Cour ; il se décida à ne pourvoir pour le moment que les deux postes rendus vacants par la retraite de M. Stichinsky et du prince Schirinsky-Schihmatof ; il fit appel pour ces postes au prince Bi)ris Wassiltchikoff qui devint ministre de l’Agriculture, et à mon frère, M, Pierre Iswolsky, qui fut nommé procureur général du Saint-Synode, c’est-à-dire ministre des Cultes. En fait, ni l’un ni l’autre n’appartenait à la bureaucratie : le prince Wassiltchikoff, gros propriétaire et maréchal de la Noblesse de Novgorod, était membre élu du Conseil de l’Empire ; il n’avait eu d’attaches avec le monde officiel qu’en qualité de vice-président de la Croix-Rouge, institution placée sous l’autorité directe de l’Impératrice douairière. Quant à mon frère, son milieu était celui de la noblesse provinciale : après de brillantes études universitaires, il s’était spécialisé dans les questions d’enseignement : il venait d’être appelé tout récemment aux fonctions d’adjoint du ministre de l’Instruction publique. Le prince Wassiltchikoff et mon frère passaient pour être des libéraux modérés de la nuance des Octobristes. Dans la pensée de M. Stolypine ces deux nominations ne devaient être que provisoires ; malgré l’échec qu’il avait subi et qui lui fut très pénible, il ne renonçait pas à son projet de former un Cabinet de coalition et se réservait d’y revenir plus tard, au moment de la réunion de la seconde Douma.

Quelles furent au juste les causes de l’échec de M. Stolypine ? Il pourrait sembler au premier abord que le principe même d’un Cabinet de coalition n’était pas viable et que notre erreur fut de nous obstiner à cette combinaison, au lieu d’adopter d’emblée l’idée d’un Cabinet purement cadet mise en avant, comme on le verra tout à l’heure, mirabile dictu, par le général Trépoff. J’ai souvent réfléchi depuis lors à cette alternative : mon opinion n’a pas changé. Je n’ai pas cessé de croire que nous étions, M. Stolypine et moi, dans le vrai. En effet, il ne faut pas oublier qu’à l’époque dont il s’agit, la seule condition d’un Cabinet présidé par M. Stolypine, avec adjonction d’éléments non bureaucratiques, paraissait une innovation dangereuse à l’Empereur qui n’y avait consenti qu’à grand’peine ; d’autre part, un pareil Cabinet marquait un grand pas en avant et ouvrait la voie à d’autres progrès dans le sens d’un gouvernement constitutionnel. Au contraire, en essayant de former immédiatement un Cabinet cadet, on était certain d’aller au-devant d’un conflit violent entre le Pouvoir suprême et le nouveau Gouvernement qui aurait commencé par exiger l’application intégrale du programme de son parti, c’est-à-dire des réformes radicales auxquelles l’Empereur n’aurait jamais consenti.

En refusant leur collaboration à M. Stolypine, les libéraux modérés comme le prince Lvoff, le comte Heyden et autres commirent encore une fois une lourde faute et montrèrent combien les partis politiques en Russie, encore à cette époque, étaient peu mûrs pour le pouvoir. La véritable cause de leur refus semble avoir été celle-ci : la dissolution de la Douma avait produit dans tous les milieux libéraux, même les plus modérés, un vif mécontentement ; en se rangeant du côté du pouvoir, à un tel moment, les personnages sollicités craignirent de perdre du coup leur prestige et leur influence dans le pays. M. Stolypine le vit nettement et ce fut la raison qui le poussa à surseoir à l’exécution de son plan jusqu’à la réunion de la deuxième Douma, c’est-à-dire jusqu’à une époque où l’on pouvait espérer voir les passions se calmer et le public rendre justice à la loyauté des intentions du premier ministre.


C’est ici que se place le très curieux épisode des négociations entreprises par le général Trépoff pour la formation d’un Cabinet purement cadet ; en me décidant à faire pour la première fois et d’une manière complète la lumière sur cet incident, je commence par dire que mon récit pourra contenir certaines erreurs portant sur des détails d’ordre matériel qui me sont restés inconnus ; mais je garantis les traits essentiels de l’incident, que je suis seul en ce moment à même de faire connaître.

J’ai déjà dit, et je l’affirme de nouveau, qu’avant la dissolution de la Douma il n’y eut d’autres pourparlers autorisés pour la formation d’un nouveau Cabinet que ceux dont nous avions été, M. Stolypine et moi, chargés par l’Empereur et qui furent brusquement arrêtés par l’intervention de M. Goremykine. Or on a raconté que, dès la fin de juin, le général Trépoff avait engagé des négociations pour la formation d’un Ministère cadet ; d’autres sont allés jusqu’à prétendre que, la veille même du jour où parut l’ukase de dissolution, les Cadets poussaient la confiance jusqu’à se concerter entre eux pour se partager les portefeuilles ministériels. Ces faits, dont ni M. Stolypine ni moi n’eûmes connaissance, peuvent être matériellement exacts ; mais dans ce cas il faut croire que le général Trépoff avait commencé à négocier avec les Cadets non seulement sans l’assentiment, mais à l’insu de l’Empereur.

Au contraire, peu de jours après la dissolution, M. Stolypine fut surpris d’apprendre, d’abord par une voie secrète, ensuite de la bouche même de l’Empereur, que le préfet du palais se déclarait en faveur de la formation d’un Cabinet cadet et qu’il avait à ce sujet des conciliabules avec M. Milioukoff et avec quelques autres membres de son parti.

Cette révélation nous causa, à M. Stolypine et à moi, une véritable consternation. Le général Trépoff était connu pour être le partisan le plus fervent de l’absolutisme : il était impossible de supposer que l’éloquence de M. Milioukoff l’eût converti aux idées radicales du parti cadet. Il était tout aussi inadmissible qu’il eût cédé devant les menaces de ce parti : sa bravoure était au-dessus de tout soupçon ; aux jours les plus critiques des troubles révolutionnaires de 1905, il avait fait preuve d’une indomptable énergie, et son ordre du jour aux troupes : « N’épargnez pas les cartouches » était resté célèbre. Comment admettre que ce soldat d’une folle bravoure et dévoué jusqu’au fanatisme à la monarchie absolue, ait eu l’idée de pactiser avec un parti dont le but déclaré était de réduire l’Empereur au rôle d’un monarque constitutionnel ?

Il ne nous fallut ni beaucoup de temps ni de grands efforts pour avoir le mot de l’énigme. Mis au pied du mur par M. Stolypine, le général Trépoff ne put faire autrement que de lui révéler une partie de son plan ; le reste se devinait facilement.

Voici donc quelle était la vérité. Pour le général Trépoff, resté inébranlablement fidèle au principe de la monarchie absolue, une seule chose était réellement à craindre : la réussite de tout effort tendant à rapprocher l’Empereur des partis libéraux modérés et à consolider l’ordre de choses établi par la charte de 1905. Or, il voyait l’Empereur céder peu à peu aux conseils de M. Stolypine et aux miens : il fallait à tout prix empêcher la formation du Cabinet de coalition dont nous avions pris l’initiative. C’est alors que l’idée lui .était venue que le plus sûr moyen de couper court à nos tentatives était de constituer un Cabinet purement cadet : son calcul était d’ailleurs fort simple ; un pareil Cabinet ne manquerait point, dès ses premiers pas, d’entrer en conflit violent avec l’Empereur ; aussitôt que ce conflit éclaterait, le général Trépoff se faisait fort, avec l’aide des troupes de la capitale, de supprimer le gouvernement cadet et de le remplacer par une dictature militaire dont il serait lui-même le chef. De là à la suppression de la charte de 1905 il n’y avait qu’un pas, et ce pas, le général Trépoff était, sans le moindre doute, fermement résolu à le franchir.

C’est quelques jours après la dissolution de la Douma que le général Trépoff soumit ce plan audacieux à l’Empereur, Nicolas II fut-il tenté de l’adopter et se laissa-t-il aller à donner quelques encouragements au général ? Son caractère flottant et sa tendance naturelle à revenir à l’ancien ordre de choses permettent de ne pas écarter absolument cette hypothèse ; en tout cas, il eut connaissance des pourparlers engagés par le préfet du palais avec M. Milioukoff. Mais ceci est non moins certain : en admettant même qu’il eût été séduit tout d’abord par les propositions du général, l’Empereur ne voulut pas les accepter sans avoir consulté M. Stolypine, auquel il ne tarda pas à en parler spontanément. Bien entendu, M. Stolypine se refusa à courir cette aventure et s’y opposa de toutes ses forces : il en résulta entre lui et le général Trépoff une courte lutte dont il sortit entièrement vainqueur. L’Empereur, définitivement convaincu par les arguments de son premier ministre, ordonna au général Trépoff de renoncer à ses projets et de rompre ses pourparlers avec M. Milioukoff ; le général dut s’incliner devant la volonté formelle de son maître, mais il en conserva une profonde rancune contre M. Stolypine. A partir de ce moment, les sentiments de l’Empereur à l’égard du préfet du palais se refroidirent visiblement ; le général Trépoff en fut vivement affecté, et le choc qu’il en ressentit ne fut peut-être pas étranger à sa mort subite survenue peu de temps après, vers la mi-septembre, pendant que l’Empereur se trouvait avec sa famille à bord de son yacht dans les eaux finlandaises.

Cette fin tragique ne pouvait manquer de donner lieu à beaucoup de rumeurs ; on prononça le mot de suicide ; une enquête sévère établit que la mort avait été causée par la rupture d’un anévrisme ; mais il est plus que probable que la maladie de cœur dont souffrait le général Trépoff fut aggravée par la commotion que lui avaient causée son échec et la perte de la faveur de son maître.

En dévoilant les véritables dessous de l’incident dont on vient de lire le récit, mon but n’est nullement de ternir la mémoire du général Trépoff. Certes, je ne partageais pas ses idées politiques et je blâmais ses méthodes ; mais j’ai toujours eu respect et admiration pour son énergie, son courage magnifigue et son dévouement sans bornes à la personne du souverain. Dans son projet de coup de force, il n’était guidé que par sa profonde conviction que le salut de la Russie et l’avenir du principe monarchique exigeaient à tout prix un retour au gouvernement absolu ; je crois même que la perspective d’exercer lui-même la dictature ne joua a ses yeux qu’un rôle secondaire

Est-il exact que M. Milioukoff et les autres chefs cadets aient pris les propositions du général Trépoff au sérieux et se soient crus, grâce à son assistance, à l’instant de toucher au pouvoir ? Des écrivains distingués, particulièrement liés avec le parti cadet, l’ont affirmé ; j’incline plutôt à croire que M. Milioukoff ne négociait d’un côté avec le général Trépoff, et de l’autre avec M. Stolypine, que pour « amuser le tapis, » en attendant le moment où le triomphe certain de son parti aux prochaines élections ferait de lui l’arbitre de la situation.

Pour ce qui est de l’attitude adoptée à cette occasion par l’Empereur entre le général Trépoff et M. Stolypine, elle est particulièrement typique et peut servir à éclairer bien des épisodes ultérieurs. Facilement influençable par des natures plus fortes que la sienne, surtout lorsque leur action s’exerçait dans le sens de ses naturelles tendances réactionnaires, Nicolas II n’en était pas moins, surtout à l’époque dont il s’agit, accessible aux arguments de ceux qui faisaient appel à son bon sens et à sa loyauté innée. Cela explique que M. Stolypine, doué lui-même d’une forte volonté, non moins que d’un parfait esprit de droiture, n’ait pas eu plus de peine à le détourner de suivre les conseils du général Trépoff. Si plus tard, dans des circonstances particulièrement graves, l’empereur Nicolas s’abandonna définitivement à des influences qui le conduisirent à sa perte, c’est, j’en ai la profonde conviction, qu’il n’avait plus auprès de lui un homme de la valeur morale de M. Stolypine, dont la mort prématurée fut un désastre irréparable.


Déçu, mais non découragé, par l’échec infligé à sa tentative de constituer un Cabinet de coalition, M. Stolypine s’était mis résolument à l’œuvre, pour employer de la meilleure manière l’intervalle de sept mois et demi qu’il avait devant lui jusqu’à la réunion de la seconde Douma. Son programme, qui fut rendu public un peu plus tard, dans le courant du mois de septembre, visait un double but ; d’un côté, le maintien, ou plutôt le rétablissement par les moyens les plus énergiques de l’ordre profondément troublé dans les villes et surtout dans les campagnes, — de l’autre, l’élaboration de toute une série de projets de lois destinés à être présentés à la Douma. M. Stolypine tenait essentiellement à éviter la faute commise par le Gouvernement précédent et à ne pas laisser la nouvelle assemblée s’agiter dans le vide et se perdre en déclamations stériles. Lorsqu’ils se réuniraient au Palais de Tauride, les députés devaient trouver devant eux un ensemble de projets de lois dont le but était d’introduire des réformes libérales dans les domaines les plus divers de la vie nationale. Vaste programme qui embrassait toutes les grandes questions d’alors : liberté religieuse, inviolabilité de la personne, égalité civique, amélioration de la situation des ouvriers à l’aide d’assurances de l’Etat, réforme des autonomies locales ou zemstvos, création de zemstvos dans les parties de l’Empire où ils n’existaient pas (provinces du Nord-Ouest et Provinces baltiques), création de zemstvos et de municipalités en Pologne, transformation de la justice locale, réforme des écoles supérieures et moyennes, impôt sur le revenu, réforme de la police, etc.

En dehors de ce programme, qui aurait suffi à lui seul pour occuper la Douma pendant plusieurs sessions, il y avait à cette époque un certain nombre de questions brûlantes qui réclamaient de la part du Gouvernement des solutions immédiates, je dirais presque : préventives. C’est ainsi qu’il fallait abroger d’urgence certains décrets particulièrement odieux contraires à la liberté religieuse et touchant à la condition des vieux croyants et des juifs ; mais ce qui exigeait surtout de promptes mesures, c’était la question agraire qui avait pris un caractère d’extrême acuité.

Pour aller au plus pressé, M. Stolypine résolut d’avoir recours à l’article 78 de la loi constitutionnelle qui donnait au Gouvernement la faculté, pendant la suspension des travaux de la Douma et en cas de circonstances exceptionnelles nécessitant des mesures législatives, de prendre ces mesures par voie de décrets, à la condition de les soumettre à la Douma dans les deux mois qui suivraient la reprise des travaux de cette assemblée.

On a souvent reproché à M. Stolypine le large emploi qu’il a fait de cet article 78 copié sur le fameux article 14 de la Constitution autrichienne ; moi-même, par la suite, j’ai jugé qu’il interprétait cet article d’une manière abusive pour s’en faire une arme contre la Douma et surtout contre le Conseil de l’Empire. Ce fut là, comme on le verra plus tard, une des causes de nos futurs dissentiments, et, finalement, de notre rupture. Mais à l’époque dont je parle, il est exact que le règlement immédiat de la question agraire était exigé par des « circonstances exceptionnelles, » car cette question n’était pas seulement la cause de tous les troubles dans les campagnes, elle était devenue un moyen de surenchères entre les mains des partis révolutionnaires qui s’en servaient pour attirer à eux les masses rurales, en leur promettant des solutions toutes plus radicales et plus utopiques les unes que les autres.

En me demandant de garder dans son Cabinet le poste de ministre des Affaires étrangères, M. Stolypine savait qu’il pouvait entièrement compter sur mon concours pour l’aider à mettre sur pied son programme de réformes et préparer le terrain à la future collaboration du Gouvernement et de la Douma. Malgré le travail considérable qu’exigeaient de moi les affaires de mon département, — je venais de commencer à cette époque les laborieuses négociations qui devaient aboutir un an plus tard aux accords avec l’Angleterre et le Japon, — je prenais une part assidue aux séances du Conseil des ministres dans lesquelles, plusieurs fois par semaine, se discutaient les différents projets de lois en voie d’élaboration. Selon l’habitude invétérée de la bureaucratie russe de travailler surtout la nuit, — on sait combien, en Russie comme en Espagne, on a le goût exagéré des heures tardives, — ces conseils avaient le plus souvent lieu tard dans la soirée et se prolongeaient jusqu’à trois ou quatre heures du matin ; comme, d’autre part, j’avais conservé des habitudes matinales contractées à l’étranger et que je recevais dans la matinée les rapports de mes différents chefs de services, il en résultait que, pendant toute cette période de labeur intense, je ne parvenais pas à me ménager plus de quatre à cinq heures de sommeil par nuit. Ajoutez à cela l’universelle surexcitation causée par les événements et, bientôt après, par la série sans précédents d’attentats terroristes dont il sera question plus loin, vous vous rendrez compte de l’effort physique et de la tension nerveuse qu’exigeait de moi ma tâche journalière. Mais j’étais soutenu dans l’accomplissement de cette tâche par l’intérêt passionné que m’inspirait l’œuvre entreprise par M. Stolypine, dont j’appréciais tous les jours davantage les sentiments élevés et l’absolu dévouement à la cause qu’il servait.


LES ATTENTATS TERRORISTES

Pendant toute la durée de la première Douma, le parti socialiste révolutionnaire avait suspendu la série des attentats terroristes contre les hauts fonctionnaires de l’Empire et contre les agents de police, qu’il avait organisés sans répit depuis le commencement du mouvement révolutionnaire. Il avait fait paraître, au commencement de l’été, dans les journaux étrangers, une déclaration d’après laquelle, « en présence du fonctionnement de la Douma et en attendant que la situation politique devint claire pour le peuple, il interrompait sa tactique terroriste, sans toutefois cesser ses préparatifs de combat ; le Comité Central du parti jugerait à quel moment la tactique révolutionnaire devrait recommencer. » Ce fut la dissolution de la Douma qui donna le signal de la reprise de cette tactique : le parti socialiste-révolutionnaire décida de débuter par un coup particulièrement retentissant.

Donc, le samedi 25 août, vers trois heures de l’après-midi, Une explosion formidable détruisit en partie la villa occupée aux îles par M. Stolypine ; le premier ministre ne fut pas atteint, mais il y eut une trentaine de morts et autant de blessés, dont plusieurs grièvement : parmi ces derniers se trouvaient deux des enfants de M. Stolypine.

Au moment de l’attentat, je me trouvais en ville, au ministère des Affaires étrangères, où je recevais la visite de M. Hitroff, maître de la Cour du grand-duc Wladimir, venu de la part du grand-duc me consulter sur je ne sais plus quelle question de protocole. La conversation terminée, connaissant le goût artistique de mon visiteur, je l’avais retenu environ une demi-heure pour le consulter sur quelques travaux de décoration intérieure qu’on faisait au palais du Ministère. En me quittant, M. Hitroff devait se rendre à la résidence du premier ministre pour lequel il était également chargé d’une commission par le grand-duc : c’est à cette circonstance fortuite que cet aimable homme, mort peu de temps avant la guerre à Paris où il comptait beaucoup d’amis, dut d’échapper à l’explosion de la villa de M. Stolypine, où, sans ce retard, il serait arrivé quelques minutes avant la catastrophe.

Prévenu par un coup de téléphone, je sautai dans ma voiture qui attendait à la porte du Ministère, et, une vingtaine de minutes après, j’étais sur le lieu du sinistre. L’horreur du spectacle qui m’y attendait dépasse toute description : le tiers environ de la villa n’existait plus, et si l’effondrement n’avait pas été plus complet, c’était parce que la maison était bâtie en bois ; un édifice en pierres ou en briques se serait effondré plus complètement et sa destruction aurait fait encore plus de victimes. Sous l’amoncellement des poutres et des plâtras, s’apercevaient des corps humains, les uns inanimés, d’autres donnant encore des signes de vie ; çà et là on pouvait distinguer des lambeaux de vêtements et de chairs ensanglantées. Des cris, des appels retentissaient de tous les côtés ; devant la porte d’entrée un amas informe de ferrailles et deux cadavres déchiquetés de chevaux, étaient tout ce qui restait d’une voiture qui, on le verra plus loin, venait d’amener les auteurs de l’attentat. De l’antichambre et des trois pièces du rez-de-chaussée qui précédaient celle où se tenait M. Stolypine, il ne subsistait littéralement rien ; mais, comme par miracle, la destruction s’était arrêtée au seuil même du cabinet de travail du premier ministre. Je trouvai celui-ci dans un petit pavillon du jardin de la villa, pâle, mais très calme, entièrement maître de lui, et donnant d’une voix brève des ordres pour le sauvetage des blessés. Parmi eux, on venait de retrouver une de ses filles âgée d’une quinzaine d’années, et son fils unique, garçonnet de quatre ans, que son père avait de ses propres mains retiré d’un amas de plâtras et de débris. M. Stolypine me raconta qu’il allait mettre le pied sur cet amas, lorsqu’il s’aperçut qu’un enfant y était à moitié enseveli et dans cet enfant reconnut son fils. L’enfant n’eut que des blessures sans grande importance ; mais l’état de sa sœur était très grave : on venait de lui donner les premiers soins et on attendait avec anxiété l’arrivée du grand chirurgien Pavloff, mandé par téléphone.

Voici, d’après ce que je recueillis sur le lieu même de la catastrophe, ce qui s’était passé exactement.

Le samedi étant le jour de réception de M. Stolypine, l’affluence dans les pièces du rez-de-chaussée de sa villa était particulièrement nombreuse. En dépit des avertissements qui lui parvenaient, l’informant d’un prochain attentat contre sa personne, M. Stolypine, dont j’ai déjà mentionné le courage, avait tenu à conserver à ses réceptions du samedi leur caractère de réceptions ouvertes : y étaient admises toutes les personnes qui avaient une requête à présenter au ministre, sans qu’elles eussent à montrer ni lettre de convocation, ni document quelconque d’identité : le contrôle était exercé par des agents de la police secrète qui se tenaient dans la première antichambre et dont l’œil expérimenté scrutait les visiteurs à leur arrivée. Dans la seconde antichambre, le général Zamiatine, haut fonctionnaire du Cabinet du ministre, assisté de quelques secrétaires, demandait aux arrivants leur nom et l’objet de leur visite. La troisième pièce, toute en longueur, servait de salle d’attente ; elle était contiguë au cabinet de travail du ministre qui était avec elle à angle droit et donnait sur le jardin. Toutes ces pièces étaient situées au rez-de-chaussée et correspondaient aux chambres occupées à l’étage supérieur, par les enfants de M. Stolypine.

La réception avait commencé à deux heures. Il y avait dans la salle d’attente une quarantaine de personnes des conditions les plus diverses : hauts fonctionnaires, financiers, provinciaux arrivés de la veille dans la capitale, employés retraités ou veuves d’employés sollicitant des pensions ou des secours, jusqu’à des paysans envoyés par leurs communes pour exposer leurs besoins au ministre. A deux heures et demie, un landau de louage amena au perron de la villa trois individus portant l’uniforme militaire ; lorsque ces individus pénétrèrent dans la première antichambre, les agents qui s’y trouvaient postés, s’apercevant probablement de quelque irrégularité dans leur tenue, leur barrèrent la porte qui donnait accès dans la seconde pièce. Soudain arrive de cette pièce le bruit d’une lutte su4vi du cri : « Vive la Révolution ! » Au même instant retentissait une effroyable explosion : dans la première antichambre, tout le monde fut tué, y compris les trois criminels dont on ne put même pas identifier les cadavres ; dans la seconde, le général Zamiatine fut grièvement blessé et les autres fonctionnaires tués ou blessés ; dans la salle d’attente, le tiers environ des personnes furent tuées, toutes les autres blessées. Ces trois pièces furent complètement détruites, et leur ruine entraîna l’effondrement des pièces correspondantes à l’étage supérieur ; mais grâce à l’élasticité du bois qui formait la charpente de la maison, le reste de l’édifice resta presque complètement intact ; la porte qui conduisait de la salle d’attente dans le cabinet de travail du ministre fut arrachée de ses gonds ; quant au cabinet lui-même, il ne souffrit presque pas. M. Stolypine, en train de causer avec un visiteur, fut jeté à terre ; mais lui et son interlocuteur n’eurent que de légères contusions.

Parmi les morts, se trouvaient un ancien gouverneur de province, un maréchal de noblesse, le colonel Schultz, chef de la police du palais de Tauride et quelques autres personnages d’un rang élevé ; mais la plupart des victimes étaient soit des agents inférieurs de la police, soit d’humbles pétitionnaires, parmi lesquels une femme dans un état avancé de grossesse, affreusement éventrée. Telle avait été la force de l’explosion que des arbres longeant la Neva furent déracinés ; tous les carreaux des maisons situées sur la rive opposée furent brisés ; à des centaines de mètres alentour, on retrouvait des débris de membres humains et des lambeaux d’étoffe ensanglantés.

Des deux enfants de M. Stolypine précipités par l’effondrement de l’étage supérieur et retrouvés dans les décombres, le petit garçon n’avait qu’une fracture simple ; mais la fille avait eu les deux pieds complètement broyés et souffrait atrocement. A la première inspection, les médecins s’étaient prononcés pour l’amputation immédiate ; mais le docteur Pavloff, sommité chirurgicale, s’y opposa. Grâce à lui, et après plusieurs années de traitement Mlle Stolypine put recouvrer la marche ; mais à l’époque dont je parle et pendant de longs mois, on eut l’impression qu’elle resterait sinon mutilée, du moins estropiée pour la vie.

Le soir même de la catastrophe, M. Stolypine se transporta » en ville avec sa famille, dans la résidence officielle du Ministre de l’Intérieur ; mais quelques jours après, cet édifice étant jugé trop difficile à protéger contre les entreprises des terroristes, il s’établit dans un appartement du Palais d’Hiver, qui, depuis le début du mouvement révolutionnaire, n’avait pas été habité par l’Empereur.

D’habitude, chaque samedi soir, je quittais la ville pour passer le dimanche à Peterhof où la Cour résidait à cette époque : l’Empereur avait mis à ma disposition un appartement au grand Palais Impérial. Mais M. Stolypine m’ayant prié de me trouver chez lui dans la soirée pour prendre part à une séance extraordinaire du Conseil des Ministres, je remis mon départ au lendemain. Je parlerai plus loin de cette séance qui dura une bonne partie de la nuit et qui eut une si grande influence sur le cours ultérieur des événements. Le lendemain, dimanche, j’arrivai à Peterhof, où je devais déjeuner chez l’Empereur ; en descendant du train, je constatai une grande animation sur le quai de la gare : on venait d’emporter le corps du général Minn, commandant du régiment Sémenovsky qui avait joué le rôle principal dans la répression de la révolte de Moscou. Le général avait été tué de plusieurs coups de revolver par une femme. La meurtrière, aussitôt arrêtée, pria les agents de ne pas la bousculer, car elle avait sur elle un engin explosif auquel elle devait avoir recours au cas où le général Minn aurait échappé au revolver. L’engin, en forme de boîte à sardines, fut déposé sur un banc et gardé par deux factionnaires ; on constata plus tard qu’il était d’une très grande puissance, et que son explosion aurait produit des ravages effroyables.

A déjeuner, l’Empereur se montra profondément ému de l’attentat contre M. Stolypine et voulut connaître tous les détails de la catastrophe ; il témoigna à M. Stolypine et à sa famille la plus vive sollicitude et les combla d’attentions touchantes. Je le répète : témoin de l’attitude de Nicolas II à cette occasion, comme aussi bien dans plusieurs circonstances analogues, je puis certifier l’absolue fausseté des accusations d’après lesquelles il aurait été étrangement insensible aux souffrances d’autrui.

A partir de ce mémorable samedi 25 août, il y eut non seulement à Saint-Pétersbourg, mais dans toutes les régions de la Russie, une série d’attentats terroristes qui se succédèrent, presque sans un jour d’interruption, pendant plusieurs mois. M. Stolypine se montrait d’une bravoure extraordinaire et ne prenait personnellement aucune précaution contre les attentats. Parmi les complots auxquels il échappa, il y en eut un d’une particulière audace. La police arrêta un groupe de terroristes au moment même où ils allaient procéder à une attaque organisée de la façon inédite que voici : une superbe automobile, de marque allemande, peinte en rouge et chargée d’une quantité considérable de matières explosives, devait être lancée à toute vitesse contre la partie du Palais d’Hiver habitée par le premier ministre : les dégâts auraient été formidables.

Pour donner une idée de la crânerie excessive de M. Stolypine, je citerai ici un épisode qui ne se produisit que trois ans plus tard, mais qui me paraît symbolique de toute cette période. M. Stolypine et plusieurs membres de son cabinet assistaient, aux environs de Saint-Pétersbourg, à des expériences d’aviation, presque les premières qu’on vît en Russie. Elles étaient exécutées par une équipe de pilotes récemment revenus de France où ils avaient fait leur apprentissage. Le premier ministre s’étant approché d’un groupe d’aviateurs, un de ceux-ci l’engagea à monter avec lui sur son appareil ; ses camarades appuyèrent vivement cette proposition, déclarant qu’ils se sentiraient tous encouragés par une pareille marque de confiance en leur habileté. M. Stolypine n’eut pas un moment d’hésitation et fit avec le pilote, un officier du nom de Matzievski, un vol qui dura environ une demi-heure. Lorsqu’il redescendit à terre, il trouva toute la police dans le plus grand émoi : quelques jours auparavant, le service de la sûreté avait reçu des informations représentant le lieutenant Matzievski comme affilié à l’une des organisations terroristes les plus dangereuses ; M. Stolypine avait eu connaissance de ces renseignements avant de se rendre à l’aérodrome ; au moment où il consentit à voler avec M. Matzievski, il savait parfaitement à quel singulier compagnon il avait affaire : en quittant l’appareil, il félicita chaudement le pilote et se montra enchanté de l’expérience.

Quelques jours après, cet incident eut un épilogue inattendu : au cours d’un de ses vols, le lieutenant Matzievski tomba d’une très grande hauteur et se tua sur place. La cause de cet accident resta mystérieuse : la chute du pilote n’était probablement pas due à l’état de l’appareil, lequel semblait n’avoir subi, avant de s’écraser sur le sol, aucun dommage. Le service de la sûreté eut la quasi certitude que le lieutenant Matzievski s’était tué volontairement : ce suicide lui avait été imposé par le Comité terroriste, pour avoir laissé échapper l’occasion de tuer M. Stolypine.

Tous ces étranges détails me furent confirmés par M. Stolypine lui-même. Lorsque je lui demandai pourquoi il avait ainsi, sciemment et sans nécessité aucune, risqué sa vie, il réfléchit un moment et me fit cette réponse :

— Je crois bien que ç’a été de ma part un mouvement réflexe : mais je me rappelle aussi avoir fait ce raisonnement : il ne faut pas qu’ils puissent croire que j’ai peur. Du reste, ajouta-t-il, avant de monter dans l’appareil, je regardai dans les yeux le lieutenant Matzievski, et je vis clairement qu’il n’oserait pas : le sportsman épris de son art domina en lui, et l’emporta sur le terroriste.

On sait qu’après avoir échappé à de nombreux attentats, M. Stolypine finit par succomber le 14 septembre 1911 à Kieff, frappé de plusieurs coups de revolver, pendant une représentation théâtrale à laquelle assistaient l’Empereur et toute la cour impériale. Chose curieuse, tout en affrontant avec le plus grand courage et même quelquefois en bravant inutilement le péril, il avait toujours eu le sur pressentiment qu’il mourrait de mort violente ; à plusieurs reprises, il m’entretint de ces pressentiments, sur le ton de la plus entière conviction. En même temps, je me rappelle que ce langage me laissait incrédule parce que moi-même, malgré les avertissements qui me parvenaient d’un prochain attentat contre ma personne, j’éprouvais une sorte de certitude instinctive que je ne serais pas atteint.

Chacun des ministres d’État était individuellement condamné par décision du Comité terroriste central ; le service de la sûreté avait quelquefois, — ou prétendait avoir, — des données précises sur la personne chargée d’exécuter tel ou tel ministre : d’après ces renseignements, je devais périr de la main d’une femme connue parmi les terroristes sous le nom de « La Princesse. » Elle m’était signalée comme étant de type oriental, très brune et d’une beauté remarquable. Je m’empresse de dire que je n’ai jamais aperçu l’ombre d’une personne répondant à ce signalement et que je n’ai jamais cru à ce roman policier. « La Princesse, » si elle avait existé, n’aurait pas eu beaucoup de peine à exécuter son projet ; n’ayant que peu de confiance dans les mesures de protection que m’offrait le service de la sûreté, je préférais me passer de cette protection et me fier à mon étoile. Cependant, comme les attentats devenaient de plus en plus fréquents et qu’il fallait tout de même prévoir le pire, toutes mes dispositions étaient prises afin que, le cas échéant, les affaires n’eussent à subir aucune interruption du fait de ma disparition : un pli cacheté, déposé sur mon bureau, contenait toutes les indications nécessaires à mon successeur éventuel pour entrer immédiatement en fonctions à ma place. Cette précaution fut d’ailleurs parfaitement superflue : en dépit des sinistres prédictions de la police secrète, je ne fus en butte à aucune attaque. Je faillis, cependant, être victime d’un attentat dirigé contre le grand-duc Nicolas, futur commandant en chef des armées russes en 1914. C’était en revenant de Tzarskoie Sélo, résidence d’hiver de la cour, où j’étais allé faire mon rapport hebdomadaire à l’Empereur. Le grand-duc Nicolas s’y était également rendu ce jour-là. L’Empereur ayant retenu le grand-duc à diner, je montai, pour rentrer en ville, dans le train spécial qui l’avait amené et qui retournait à vide. A l’entrée en gare de Saint-Pétersbourg, le train fut brusquement arrêté par le mécanicien qui avait vu un individu déposer un objet sur les rails et s’enfuir : c’était un engin explosif d’une très grande puissance ; quelques tours de roues de plus, et non seulement le train, mais une bonne partie de la gare étaient détruits. Cet incident me confirma dans mon fatalisme ; en fait, je n’ai jamais eu à regretter de m’être soustrait à la gêne insupportable d’être protégé par une police que M. Stolypine n’a jamais complètement réussi à réformer et dont les agents, — les révélations de M. Bourtzeff sur le double rôle du fameux Azeff l’ont bien prouvé, — n’étaient quelquefois pas moins dangereux que les terroristes avérés. Le meurtre de M. Stolypine parait avoir été commis par un de ces agents qui servaient et trahissaient à tour de rôle, et quelquefois en même temps, la police et les révolutionnaires.

Les terroristes s’attaquaient non seulement aux hauts personnages de l’Empire, ministres, gouverneurs généraux, gouverneurs de province, mais aux fonctionnaires de tous grades et surtout aux agents de police qui étaient littéralement traqués dans les rues et tombaient en nombre toujours croissant. En dehors de ces attentats contre les personnes, il y en eut d’autres contre les caisses publiques, banques, églises, etc. cela s’appelait des « expropriations » et procurait aux terroristes des sommes considérables : telle l’attaque, en plein jour, d’une voiture transportant, sous escorte de huit cosaques à cheval et de plusieurs agents de police, 600 000 roubles de la douane à la banque d’Etat.

La seule liste des fonctionnaires supérieurs qui tombèrent à cette époque sous les coups des terroristes, est trop longue pour pouvoir être citée en entier : le meurtre du général Minn fut suivi incontinent par ceux du général comte Ignatieff, du général Kozloff, du général von der Launitz, préfet de Saint-Pétersbourg, des gouverneurs de Varsovie, de Samara, de Penza, du commandant de la flotte de la mer Noire, etc.

Les terroristes agissaient avec une extrême audace, faisant d’avance le sacrifice de leur vie ; ainsi une femme arrêtée dans la rue où elle guettait le grand-duc Nicolas, portait sur elle une espèce de veste contenant dans sa doublure une quantité considérable de dynamite qu’elle devait faire exploser si le grand-duc échappait au revolver. Je fus personnellement témoin de deux attentats. En premier lieu, le meurtre du général Kozloff tué dans la partie la plus fréquentée du parc de Peterhof, à quelques pas de l’aile du vieux palais où j’avais un appartement : le pauvre général, personnage des plus effacés, fut la victime de sa ressemblance avec le général Trépoff, que le meurtrier croyait viser. Puis ce fut le général von der Launitz, préfet de la capitale, qui tomba tout près de moi, abattu de plusieurs coups de revolver, à l'issue de la cérémonie d’inauguration de l’Institut Pasteur de Saint-Pétersbourg.

Comme je l’ai dit, le Conseil des Ministres qui se tint, le soir même de l’explosion du 25 août, à la résidence de ville du premier ministre, eut une grande importance. M. Stolypine l’ouvrit par un discours des plus énergiques. Il commença par déclarer que l’attentat dont il avait été l’objet et qui l’avait frappé dans ses enfants, ne modifierait en rien sa ligne politique. Son programme restait le même : répression impitoyable de tout désordre et de tout acte révolutionnaire ou terroriste ; réalisation, avec le concours de la future Douma, d’un large programme de réformes dans un sens libéral ; solution immédiate, par voie de décrets, des problèmes les plus urgents, en premier lieu de la question agraire. D’après lui, nous devions nous attendre à ce que le parti réactionnaire profitât de l’occasion pour pousser l’Empereur à instituer une dictature militaire et même à abolir la charte de 1905 et à revenir au régime du pouvoir absolu. Il s’opposerait de toutes ses forces à un pareil revirement et, plutôt que d’abandonner le terrain constitutionnel et de renoncer à son programme, il était résolu à quitter le pouvoir. Il termina en exprimant l’espoir que ses collègues s’uniraient pour appuyer de toutes leurs forces sa politique auprès de l’Empereur.

Pendant le temps que dura le discours de M. Stolypine, on ne cessa d’entendre, par toute la maison, un va-et-vient de médecins et d’infirmières : à travers portes et cloisons, parvenaient jusqu’à nous les cris étouffés des enfants blessés que l’on pansait ; M. Stolypine ne s’interrompit pas un instant, sa voix ne trahit aucune émotion : nous fûmes profondément impressionnés par ce stoïcisme.

Malgré les premiers remaniements que lui avait fait subir M. Stolypine, le Cabinet était encore loin d’avoir un caractère homogène. Il y avait parmi nous de francs réactionnaires comme M. Schvanebach, contrôleur de l’Empire ; d’autres, comme M. Schéglovitoff, ministre de la Justice, cachaient assez habilement leurs tendances d’extrême-droite qui ne devaient éclater dans toute leur force que plus tard, quand il fut hors de doute qu’elles étaient agréées en haut lieu. Mais telle fut la force de l’éloquence de M. Stolypine, que le Conseil approuva unanimement ses déclarations et s’engagea à les appuyer auprès de l’Empereur.

Les prévisions de M. Stolypine ne tardèrent pas à se réaliser. Il y eut, au cours des journées qui suivirent l’explosion du 25 août, dans le camp réactionnaire et dans l’entourage intime de l’Empereur, une véritable levée de boucliers contre le premier ministre. On réclamait son remplacement immédiat par un dictateur militaire et l’on manifestait ouvertement l’espoir que ce ne serait qu’un premier pas vers la restauration du pouvoir absolu. La situation rappelait beaucoup celle qui avait suivi en France l’assassinat du Duc de Berry, le 13 février 1820. On sait que cet événement fournit au Duc et à la Duchesse d’Angoulême et au parti « ultra » le prétexte d’une violente campagne contre le duc Decazes, qui s’était proposé, par une politique libérale modérée, « de réconcilier la France avec la monarchie des Bourbons. » Mais, tandis que le roi Louis XVIII, malgré son tendre attachement pour le duc Decazes, finit par sacrifier son favori à la poussée réactionnaire qu’il réprouvait dans son for intérieur, l’empereur Nicolas, dont les sympathies secrètes allaient à l’extrême-droite, eut le mérite de donner raison à M. Stolypine et de le laisser exécuter son programme.

La lutte entre M. Stolypine et ses adversaires fut très vive ; les réactionnaires, renonçant à obtenir le renvoi du premier ministre, exigeaient à grands cris l’adoption de mesures d’une extrême rigueur contre les terroristes : arguant de l’insuffisance et des lenteurs de la justice régulière, ils insistaient pour que la police fût investie du droit d’exécuter les criminels sans autre forme de procès et sur la simple constatation du crime. M. Stolypine s’opposait énergiquement à une pareille procédure, dont l’effet aurait été de créer dans l’Empire un état de complète anarchie. Ce point de vue, M. Stolypine devait le défendre même contre quelques-uns des membres de son Cabinet, comme MM. Schvanebach et Schéglovitoff, appuyés par les ministres de la Guerre et de la Marine ; d’autre part, la situation créée par les attentats terroristes s’aggravait de jour en jour et exigeait de la part du gouvernement des mesures exceptionnelles. C’est pour trancher ce débat que M. Stolypine fit signer par l’Empereur un décret instituant, dans les régions placées sous le régime de la loi martiale (ce qui était le cas, à cette époque, pour la capitale et pour la plupart des provinces de l’Empire), des conseils de guerre à l’effet de connaître des crimes commis dans ces régions. On a beaucoup reproché à M. Stolypine la création de ces tribunaux copiés sur les « Feldkriegsgerichte » autrichiens ; mais il faut se rappeler en présence de quelles exigences il se trouvait. Ce qu’on lui demandait, c’était la suppression de toute procédure légale et la délégation à la police d’une espèce de droit de lynchage. Si de toute évidence, la justice des nouveaux tribunaux était de nature sommaire, c’était tout de même une justice ; et, en instituant ces tribunaux, M. Stolypine coupait court aux tentatives du parti réactionnaire qui voulait opposer à la terreur rouge une terreur blanche.

C’est au milieu de l’extrême agitation créée par les événements que je viens de décrire et dans une atmosphère politique surchauffée par les passions des partis, que M. Stolypine dut aborder l’élaboration des réformes qu’il s’était engagé à soumettre au bout de six mois à la Douma. Le Cabinet venait d’être complété par la nomination au poste de ministre du Commerce de M. Filosofoff, homme éclairé et à vues libérales ; toutefois il contenait encore des éléments hétérogènes ; aussi M. Stolypine était-il obligé de surveiller et de diriger attentivement la préparation des différents projets de lois. Quant à la question agraire, la plus importante de toutes, il s’en était réservé complètement l’étude, et la série d’ukases par lesquels elle fut réglée bientôt après, peut être considérée comme son œuvre absolument personnelle.

Comme j’étais seul parmi les membres du Cabinet à connaître de près le fonctionnement d’un régime constitutionnel et parlementaire, c’est à moi qu’on s’adressait chaque fois qu’il s’agissait de résoudre une difficulté provenant de la nécessité d’adapter la nouvelle législation à l’ordre de choses créé par la charte de 1905. J’acceptais volontiers ce surcroit de travail ; mais ce qui, en dehors de mes attributions directes, m’occupait le plus, c’était la question agraire à laquelle je méétais de tout temps passionnément intéressé : j’avais, à ce sujet, de fréquents et longs entretiens avec M. Stolypine auprès duquel je me faisais le champion convaincu du système de la petite propriété privée.

J’ai raconté comment, grâce à l’étude de la vie sociale et économique dans l’Europe occidentale, j’avais rejeté de bonne heure les théories slavophiles et surtout la néfaste conception du « mir. » Ce fut pour moi une grande satisfaction de constater que M. Stolypine, resté, à d’autres égards, sous l’influence de ces théories, penchait de plus en plus vers la suppression de la propriété communale et vers la création parmi les paysans de la petite propriété individuelle. Pour achever de le convaincre, je lui communiquai des matériaux intéressants relatifs à l’histoire de la réforme agraire en Europe, que j’avais réunis en divers pays, surtout en Danemark, d’où j’avais adressé à ce sujet au gouvernement une série de rapports. En Danemark, le passage du régime communal à celui de la propriété s’était effectué à une époque plus récente que dans le reste de l’Europe, c’est-à-dire dans les dernières années du XVIIIe siècle ; ce fut l’œuvre du ministre comte Bernstorff qui commença par appliquer la réforme, à titre d’exemple, aux domaines de la Couronne et à ses propres domaines. En étudiant les documents relatifs à cette question conservés à Copenhague, j’avais remarqué la similitude des conditions agraires qui existaient en Danemark avant la réforme, avec celles qu’on observait en Russie ; j’avais été surtout frappé des résultats bienfaisants obtenus avec une rapidité extraordinaire par la réforme du comte Bernstorff ; j’avais fait copier plusieurs de ces documents ; ces matériaux intéressèrent vivement M. Stolypine, et je me plais à croire qu’ils ne lui furent pas inutiles pour étayer ses propres plans de réforme agraire.

En conférant au paysan russe le droit de propriété individuelle, M. Stolypine créait en même temps pour ce paysan un statut personnel nouveau. Jusque-là, la classe rurale ne jouissait que de droits civiques limités et se trouvait soumise à l’autorité oppressive des communes ; la nouvelle législation constituait un véritable acte d’affranchissement : les cours et les tribunaux spéciaux dont relevait cette classe étaient abolis ; le paysan était libéré de la responsabilité collective devant l’impôt ; il acquérait le droit d’hypothéquer son champ, d’établir des entreprises industrielles, de prendre part, comme propriétaire, aux élections et aux assemblées de zemstvos ; bref, les paysans cessaient de former dans l’État une classe à part et devenaient, pour la première fois, de véritables citoyens russes.

Mais si M. Stolypine créait ainsi la petite propriété rurale, d’autre part, il se refusait catégoriquement à porter atteinte à la grande et à la moyenne propriété et repoussait le principe même de l’expropriation forcée des terres, en faveur duquel s’était prononcée la Douma sous l’influence des cadets et des révolutionnaires. La pensée maîtresse de M. Stolypine était de développer dans l’esprit du paysan le respect de la propriété, sentiment que le servage d’abord, le partage des terres en 1861 et le régime du « mir » ensuite, n’avaient guère contribué à lui inculquer, il est vrai qu’en 1861 les paysans avaient racheté les terres qui leur étaient échues ; mais ce rachat avait revêtu la forme d’un paiement de redevances annuelles qui ne se distinguait presque en rien d’un impôt foncier. Le souvenir d’avoir racheté la terre qu’il possédait s’était donc complètement oblitéré chez le paysan, prompt à écouter ceux qui lui exposaient qu’il devait recevoir gratis le reste des propriétés appartenant à l’ancien seigneur.

Au point de vue économique, la conservation de la grande et de la moyenne propriété apparaissait à M. Stolypine comme la condition essentielle du développement de l’agriculture et du relèvement de la production dans le pays. Une distribution même intégrale de ces terres aux paysans n’aurait apporté à ceux-ci aucun soulagement réel ; le nombre total des grands et moyens propriétaires en Russie ne dépassait guère le chiffre de 130 000, et la superficie totale de leurs terres, celui de 66 millions de dessiatines, contre 155 millions de dessiatines appartenant aux paysans (une dessiatine équivaut à peu près à un hectare). Partagée entre les paysans, cette superficie n’aurait ajouté à chacun d’eux qu’une fraction de dessiatine. D’autre part, les grandes et moyennes propriétés étaient des centres de culture et de progrès agricole, et avec leur disparition le rendement des terres ne manquerait pas de diminuer : le système auquel il fallait tendre était évidemment une juste combinaison de la grande, de la moyenne et de la petite propriété, à l’instar de ce qui existe en France.

Pour subvenir au besoin réel de terres qu’éprouvaient les paysans, M. Stolypine avait en vue, d’un côté, l’acquisition par eux, par voie d’achat avec l’aide de la banque spéciale dite « des paysans, » de terres appartenant soit aux « apanages » (propriétés privées de la famille impériale), soit à la Couronne ; et de l’autre, le développement d’un large courant d’émigration vers les régions fertiles de la Sibérie, où l’on devait céder aux colons des terres de « Cabinet, » c’est-à-dire appartenant en propre à l’Empereur. Comme première mesure, deux ukases décrétaient la mise en vente immédiate d’environ 10 millions de dessiatines appartenant aux deux premières catégories.

L'ensemble des mesures qui constituaient la réforme agraire de M. Stolypine prit la forme d’une série d’ukases dont le principal, celui qui libérait le paysan du « mir, » portait la date du 25 novembre 1906. Ces ukases, édictés sur la base du fameux article 87, devaient être, conformément à la loi constitutionnelle, soumis à la Douma dans les trois mois qui suivraient sa convocation ; la seconde Douma n’ayant eu, comme nous le verrons plus loin, qu’une existence éphémère, c’est à la troisième Douma qu’échut la tâche de leur donner la forme d’une loi définitive.

La réforme agraire de M. Stolypine passa à la Chambre basse presque sans retouches et à une très forte majorité ; mais au sein du Conseil de l’Empire elle suscita une énergique opposition et ne fut votée qu’à une voix de majorité, en comptant celles des ministres qui étaient membres de cette assemblée. Or mon frère et moi, dont les voix étaient acquises au projet du gouvernement, nous avions été nommés par l’Empereur membres du Conseil de l’Empire quelques semaines avant ce vote ; c’est donc grâce à nos deux voix que la réforme agraire de M. Stolypirie n’y subit pas un échec qui aurait beaucoup compliqué la situation.

Ce qui est curieux, c’est que cette réforme fut combattue à la fois par les deux partis extrêmes de gauche et de droite. Les socialistes la rejetaient au nom de leurs théories communistes. Les réactionnaires y voyaient une infraction aux traditions du passé et un pas vers l’égalisation des classes, donc une mesure essentiellement libérale. Étrange aberration d’un parti qui se proclame conservateur et donne la main aux révolutionnaires pour faire échouer une loi destinée à renforcer le principe de la propriété !

C’est le parti réactionnaire qui avait organisé la résistance à la réforme agraire au sein du Conseil de l’Empire ; au moment de la discussion de cette réforme, ce parti s’y trouvait considérablement renforcé, car l’Empereur, cédant à des influences dont il sera question plus loin, n’y laissait systématiquement pénétrer, à titre de membres nommés, que des hommes connus pour leurs tendances réactionnaires ; ma nomination et celle de mon frère avaient été à plusieurs reprises refusées par l’Empereur et avaient fini par lui être en quelque sorte arrachées par M. Stolypine.

La réforme agraire de M. Stolypine eut un succès prodigieux, qui dépassa les prévisions les plus optimistes. Le paysan russe, s’il est facilement accessible à une propagande révolutionnaire qui s’adresse à sa passion dominante, celle de la terre, est, par ailleurs, doué d’une intelligence très vive : il n’hésita pas à accueillir des mesures destinées à lui assurer la propriété des terres qu’il cultivait et à lui procurer le moyen d’en acquérir d’autres d’une manière sûre et légale. Sous l’habile et ferme direction de M. Krivoshéine, qui remplaça bientôt le prince Wassiltchikoff au ministère de l’Agriculture, la nouvelle législation, complétée par une extension considérable de l’activité et des moyens de la « Banque des Paysans, » donna des résultats d’une importance et d’une rapidité surprenantes ; ils furent tels, qu’à la veille de la révolution de 1917, on pouvait affirmer que la question agraire était en voie d’être résolue et qu’il aurait suffi d’une période relativement courte pour asseoir de façon définitive le régime agraire en Russie sur des bases solides. Le bouleversement social et économique qui suivit dans les campagnes russes la révolution politique détruisit hélas ! ces magnifiques résultats, et nul ne peut prévoir quand et comment la Russie se relèvera du coup qui lui a été porté par ce bouleversement.

Vers la mi-septembre, M. Stolypine fit paraître dans les journaux un long et vigoureux communiqué officiel résumant son programme politique. Tout en annonçant dans ce communiqué l’intention où était le gouvernement de réprimer, par les moyens les plus énergiques, les attentats terroristes et de maintenir à tout prix l’ordre dans le pays, M. Stolypine y déclarait que « le but du gouvernement ne saurait être modifié par les projets des criminels ; » « on peut tuer telle ou telle personne, » y était-il dit, « mais il est impossible de tuer l’idée dont le gouvernement s’inspire ; les crimes rendent le but final plus difficile à atteindre, mais ce ne sont que des faits occasionnels. Le gouvernement opposera la force à la violence : il ne peut suspendre toute réforme et interrompre la vie même du pays pour s’attacher uniquement à la répression de la révolution. Il sait qu’il a devant lui des questions diverses dont les unes seront résolues par la Douma et le Conseil de l’Empire, et d’autres, d’une particulière urgence, comme la question agraire et celle des restrictions religieuses, seront réglées immédiatement. » Suivait l’énumération des projets de loi qui devaient être soumis à la Douma. Le communiqué se terminait par l’importante déclaration que le gouvernement comptait « s’appuyer sur la fraction libérale du pays, qui devait désirer la tranquillité de l’État, et non sa mise en péril. »

Les déclarations de M. Stolypine, — conspuées, comme il s’y fallait attendre, par les partis libéraux-extrêmes et révolutionnaires, — produisirent dans le pays la meilleure impression. Quelques semaines plus tard, devait avoir lieu le premier anniversaire de la charte constitutionnelle de 1905 ; les alarmistes se plaisaient à prédire, pour cette date, des désordres et des démonstrations hostiles au gouvernement : il n’en fut absolument rien. Si l’on fait abstraction des attentats terroristes qui continuaient sans interruption, mais qui, d’après l’expression de M. Stolypine, n’étaient que « des faits occasionnels, » on sentait grandir dans le pays tout entier une aspiration à l’ordre et à la tranquillité, avec un sentiment nouveau de confiance dans l’énergie aussi bien que dans la loyauté du gouvernement.

A l’étranger, surtout en France et en Angleterre, l’opinion publique s’était montrée très sévère pour la dissolution de la Douma et n’avait accordé que peu de confiance aux débuts de M. Stolypine ; il était d’autant plus précieux de constater que la presse européenne commençait à rendre justice à l’œuvre de ce ministre. Pour la première fois depuis le début du mouvement révolutionnaire, l’opinion publique européenne semblait mieux impressionnée par la situation en Russie.

Je résolus de profiler de ces circonstances favorables pour faire un voyage à l’étranger : il était d’usage constant pour un ministre des Affaires étrangères nouvellement nommé, de profiter de la première occasion pour visiter la capitale du pays allié, afin de s’y mettre en contact personnel avec les hommes du gouvernement. J’obtins donc de l’Empereur l’autorisation de me rendre à Paris, où je devais être reçu par le Président de la République et m’entretenir avec les membres du Cabinet de M. Sarrien dans lequel M. Bourgeois était ministre des Affaires étrangères, M. Clemenceau ministre de l’Intérieur, et M. Briand ministre des Cultes. Pour éviter de passer par Berlin, j’avais décidé de commencer par me rendre, par une voie détournée, en Bavière, où ma famille, que je n’avais pas vue depuis cinq mois, se trouvait en villégiature sur les bords du lac de Tegernsee : de là, ma femme devait m’accompagner à Paris ; mais au retour, conformément à la tradition établie, je ne pouvais m’abstenir de toucher barre à Berlin, où je devais être reçu par l’empereur Guillaume et voir le chancelier prince de Bülow.


(A suivre.)

  1. Voyez la Revue du 1er juin.