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Souvenirs de prison/Chapitre 11

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XI

Le « gouverneur » (suite).

Pendant seize jours entiers — du douze au vingt-huit juin mil neuf cent neuf — cet aimable homme ne cessa pas un instant, j’ose le dire ici, de s’intéresser à moi.

J’ai conté plus haut comment il m’avait reçu lui-même des mains de la police, au moment que je frappais à la grande porte d’entrée. Quelques heures après, on me conduisait derrière des barreaux de cellule : c’était M. Morin qui les avait choisis. Chaque soir, il en venait vérifier de ses yeux la solidité. — Ah je ne lui échapperais point !… — Une fois, deux fois, au cours de ma détention, les honorables juges de la cour d’appel me firent l’honneur de réclamer ma présence au palais de justice. M. Morin en personne se chargea de m’y accompagner. Je le vois encore à ma droite dans la voiture, le front soucieux, l’œil méfiant et sévère, cependant qu’en face de nous, sur la banquette d’avant, le garde X… me considérait d’un air farouche, la main sur un revolver de fort calibre. — Au sortir d’une de ces audiences, il prit un jour à des journalistes, en présence de M. Morin, la fantaisie de lui photographier malgré lui son prisonnier. Croiriez-vous bien qu’il voulut les obliger à briser leurs plaques ? Pour ce fonctionnaire scrupuleux, mon image même était prisonnière.


Plus que cela : — non content de protéger mon corps contre toute atteinte, il veillait encore avec un soin jaloux sur les intérêts de mon âme chrétienne.

La première fois que l’on voulut, de l’extérieur, m’envoyer des livres, ce fut toute une affaire.

On se trouvait au mardi, jour de parloir, et plusieurs amis en avaient profité pour me venir voir. Quelques-uns, devinant mes besoins, traînaient des bouquins plein leurs poches. Ils prièrent le gouverneur de vouloir bien m’en remettre au moins deux ou trois.

— Donnez toujours, dit M. Morin, mais il ne pourra pas les recevoir avant dimanche.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je ne les connais point, ces livres là… Faudra d’abord qu’ils soient soumis à l’aumônier.

— Mais vous pouvez lui téléphoner, à l’aumônier ?

— Je ne suis point pour me bâdrer de cela ; ça ne me regarde point.

Heureusement, l’aumônier, mis au courant, se hâta d’intervenir, et, peu d’heures après, je m’enfonçais avec ivresse dans un bon vieux livre. Ce n’était pas trop tôt ; songez que depuis plus de trois jours j’étais soumis à un jeûne absolu ; à la table on m’affamait de la façon que j’ai dite ; comme nourriture intellectuelle on me réduisait au Centurion, ce skelley de l’esprit. — Après ce jour béni, je continuai, il est vrai, à partager la pâtée de l’Italien : du moins M. Routhier me fut-il épargné… Je retrouvai Molière, Racine, LaBruyère, Taine, Louis Veuillot. Dieux, quelles bombances je fis ces jours-là ! Si dès lors la famine compliquée d’amers ne m’eût jeté dans un épuisement complet, je crois que j’aurais lu du matin jusqu’à la nuit. Enfermé toujours vers les cinq heures de l’après-midi, je passais du moins dans les livres les deux ou trois heures qui à ce moment-là nous séparaient encore de l’obscurité ; et tant qu’une dernière lueur filtrait par les barreaux, vous m’eussiez trouvé là les yeux fixés sur quelque passage de Phèdre ou des Odeurs de Paris — … en attendant celles de la cellule voisine.

Au début, le gouverneur se défiait. Il regardait d’un œil hostile tous ces inconnus, dont il n’avait jamais entendu parler dans son comté, non plus qu’au parlement de Québec ; aussi n’arrivaient-ils que lentement, et un par un, dans le 17. À la longue, cependant, la tutelle de M. Morin, à cet égard, se fit moins difficile. Le shérif, sur les derniers jours de mon internat, ayant permis qu’on m’envoyât les journaux, le gouverneur venait lui-même me les apporter — la plupart du temps en retard d’une journée, mais n’importe… Du Nationaliste, on m’adressait chaque jour les journaux français. Ceux-ci attendaient encore plus longtemps que les autres : « fallait les montrer à l’aumônier » ; ni la Croix ni l’Univers n’étaient exempts de cette formalité. Mais ce fut avec un sourire de pure béatitude que M. Morin m’apporta un jour, après dîner, une feuille de Paris qu’il venait de recevoir à mon adresse, et en faveur de laquelle il avait cru pouvoir prendre sur lui de faire une exception : c’était la Guerre sociale, du citoyen Gustave Hervé.

Quant aux livres, il finit par s’y accoutumer de même. Un jour il laissa passer l’ouvrage de Pellico, Mes Prisons. À dater de cette heure, l’audace de mes visiteurs ne connut plus de bornes.

— La prochaine fois, me dit l’un d’eux, je vous envoie du Maupassant.

Une vie ? Pierre et Jean… ?

— Oh bien plus amusant que cela ! Vous l’avez certainement lu ; c’est un de ses livres les plus célèbres…

— Mais lequel, encore ?

— Ce cochon de Morin[1].

  1. « Ce cochon de Morin », par Guy de Maupassant, 1 vol. in-18, édition Paul Ollendorf.