Souvenirs de quarante ans/11

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IX


« Je n’ai eu hier que le temps de vous dire, ma chère Joséphine, que ma mère et moi étions hors de péril ; mais je veux vous raconter aujourd’hui comment nous avons échappé aux plus affreux dangers. Une mort certaine m’en paraissait le moindre, tant la crainte des horribles circonstances dont elle pouvait être accompagnée ajoutait à mes frayeurs.

« Je reprendrai l’histoire d’un peu loin ; c’est-à-dire du moment où la prison a mis fin à notre correspondance.

« Vous savez que, le 10 août, ma mère, avec M. le Dauphin, accompagna le Roi à l’Assemblée nationale.

« Moi, restée aux Tuileries dans l’appartement du Roi, je m’attachai à la bonne princesse de Tarente, aux soins de qui ma mère m’avait recommandée : nous nous promîmes, quels que fussent les événements, de ne jamais nous séparer.

« Le château était investi de toutes parts. On s’occupa des moyens de salut : la fuite était impossible. Plusieurs personnes pensaient à se retirer dans les combles : madame de Tarente et moi nous pensâmes qu’il fallait plutôt nous rapprocher des portes de sortie, afin de nous échapper s’il se présentait quelque possibilité.

« La fusillade qui commença nous décida. Pour nous mettre un peu à l’abri, pour n’être point du côté d’où l’on tirait, nous descendîmes dans l’appartement de la Reine, au rez-de-chaussée, par cet escalier noir qui servait de communication entre son appartement et celui de M. le Dauphin.

« Dans l’obscurité de ce passage, la lumière et le bruit d’un coup de canon vinrent nous glacer d’effroi : toutes les dames qui étaient dans l’appartement du Roi nous suivirent alors, et nous nous trouvâmes réunies.

« Le bruit de la fusillade, le bruit du canon, les fenêtres, les vitres qui se brisaient, le sifflement des balles, tout cela faisait un vacarme effroyable.

« Nous fermâmes les volets pour courir un peu moins de danger, et nous allumâmes à la lampe du passage une bougie pour n’être point tout à fait dans l’obscurité.

« Cette position me fit venir une idée qui fut sur-le-champ adoptée : « Allumons, dis-je, toutes les bougies du lustre, des candélabres, des flambeaux ; si les brigands doivent forcer notre porte, l’étonnement que leur causera tant de lumières pourra nous sauver du premier coup et nous donner le temps de parler. »

« Chacune de nous se mit alors en œuvre.

« Et à peine nos arrangements étaient-ils finis, que nous entendîmes, dans les chambres qui précédaient celle où nous étions, des cris affreux et un cliquetis d’armes qui ne nous annonça que trop que le château était forcé et qu’il fallait nous armer de courage.

« Ce fut l’affaire d’un moment.

« Les portes furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main, se précipitèrent dans le salon… Ils s’arrêtèrent à l’instant… Une douzaine de femmes dans cette chambre… et ces lumières répétées dans les glaces faisaient, avec la clarté du jour qu’ils quittaient, un tel contraste, que les brigands restèrent stupéfaits.

« Nous étions réunies avec plusieurs dames de la Reine, de Madame Élisabeth et de madame de Lamballe.

« Plusieurs de ces dames se trouvèrent mal.

« Madame de Genestou se jeta à genoux ; elle avait tellement perdu la tête, qu’elle balbutiait des mots de pardon… Nous allâmes à elle, lui imposâmes silence, et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de Tarente priait un Marseillais d’avoir pitié de la faiblesse de la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme, après un moment d’hésitation, y consentit et la tira aussitôt hors de la chambre ; puis tout à coup, revenant à celle qui lui avait parlé en faveur d’une autre,… frappé apparemment d’une telle générosité dans cette circonstance… il dit à madame de Tarente : « Je sauverai cette dame, je vous sauverai aussi et votre compagne… » Effectivement il remit madame de Genestou entre les mains d’un de ses camarades, puis, prenant madame de Tarente sous un bras et moi sous l’autre, il nous entraîna hors de l’appartement.

« En sortant du salon il nous fallut passer sur le corps d’un valet de pied de la Reine et d’un de ses valets de chambre, qui, fidèles à leur poste, n’ayant pas voulu abandonner l’appartement de leur maîtresse, avaient été victimes de leur attachement.

« La vue de ces deux hommes morts nous serra le cœur… Madame de Tarente et moi nous nous regardâmes… nous pensions que, peut-être dans un instant, nous aurions le même sort.

« Enfin, après beaucoup de peine, cet homme parvint à nous faire sortir du château par une petite porte des souterrains.

« Nous nous trouvâmes sur la terrasse près la grille du Pont-Royal. Là notre protecteur nous quitta, ayant, disait-il, rempli son engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries.

« Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez elle, descendre sur le bord de la rivière.

« Nous marchions doucement et sans proférer une parole lorsque nous entendîmes des cris affreux derrière nous : en nous retournant nous aperçûmes une foule de brigands qui couraient sur nous, le sabre à la main ; à l’instant il en parut autant devant nous, et sur le quai, par-dessus le parapet, d’autres nous tenaient en joue, criant que nous étions des échappées des Tuileries.

« Pour la première fois j’éprouvai une peur réelle. Je crus bien que nous allions être massacrées… Madame de Tarente parla… elle eut bien de la peine à contenir la multitude… Enfin nous obtînmes qu’une escorte nous conduirait au district.

« Il nous fallut traverser toute la place Louis XV au milieu des morts… Beaucoup de Suisses y avaient été massacrés et beaucoup d’autres personnes… Nous étions suivies d’un peuple immense qui nous accablait de toutes les injures imaginables. Nous fûmes menées au district, rue Neuve-des-Capucines : là nous nous fîmes connaître. La personne à qui l’on nous remit était un honnête homme ; il jugea notre position : elle lui inspira de l’intérêt ; il donna reçu de nos personnes, et, très-haut, annonça que nous serions conduites en prison : il congédia ainsi ceux qui nous avaient amenées.

« Seul avec nous, il nous assura de tout son intérêt, nous promettant que, à la chute du jour, il nous ferait ramener chez nous.

« Sur les huit heures et demie du soir il nous donna deux personnes sûres pour nous conduire, et nous fit sortir par une porte de derrière, afin d’éviter les espions qui surveillaient sa maison.

« Nous arrivâmes chez la duchesse de la Vallière, grand’mère de madame de Tarente et chez laquelle elle logeait.

« Après cette cruelle journée, vous pouvez vous figurer dans quel état nous étions, notre fatigue, notre accablement : à peine avions-nous la faculté de penser…

« Je demandai à cette bonne princesse de Tarente de ne la point quitter de toute la nuit ; je me couchai sur un canapé dans sa chambre, et je ne dormis guère, comme vous pouvez le penser. »