Souvenirs de quarante ans/18

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XVI


Au moment où j’achève le récit de cette partie de ma vie, j’éprouve comme un sentiment de délivrance. Il m’a fallu, mon cher fils, toute la tendresse que je vous porte, pour me décider à recommencer par la pensée ces tristes années où mon cœur a eu tant à souffrir. Ces tristes années sont cependant les six années de ma première jeunesse. Plaignez ceux qui ont été jeunes de ce temps, ils n’ont jamais éprouvé cette confiance de cœur et cette gaieté d’esprit qui sont le plus doux privilège du bel âge ; la Révolution nous mûrissait vite et mettait des ombres sur nos fronts. Il n’y avait pas de jeunesse pour ceux qui s’attendaient chaque matin à mourir. Vous connaissez maintenant, mon enfant, la partie tragique de la vie de votre mère. La partie dont il me reste à vous parler ne sera pas exempte de tribulations ; mais, à avoir beaucoup souffert, on gagne de trouver supportable le temps où l’on souffre moins.

Nous voilà libres enfin. Le premier usage que nous fîmes de notre liberté fut de chercher les moyens d’obtenir la permission d’aller au Temple porter à Madame quelques consolations. Elle était seule : le Roi, la Reine, Madame Élisabeth, tout avait péri autour d’elle, tout avait disparu.

Que de démarches il nous fallut faire ! de combien de dégoûts nous fûmes abreuvées ! mais le motif qui nous guidait soutint notre courage. Après quinze jours de démarches, d’instances et de sollicitations, l’entrée du Temple nous fut accordée, à ma mère et à moi, mais seulement deux fois par décade.

Je ne vous dirai pas avec quel bonheur nous revîmes cette infortunée princesse, et combien elle fut heureuse de nous revoir ! Nous ne savions pas, en nous rendant au Temple, si Madame connaissait toutes les pertes qu’elle avait faites, et c’était pour nous le sujet d’une triste préoccupation. Étions-nous destinées à lui apprendre qu’après avoir perdu son père elle avait perdu aussi la Reine, sa mère, et Madame Élisabeth ? Étaient-ce les premières paroles qu’il faudrait lui adresser en la revoyant après une si longue séparation ? Ma mère avait en vain demandé à Gauthier (de l’Ain), lorsqu’il nous remit l’autorisation d’entrer au Temple, si Madame savait qu’elle avait perdu tous ses parents. Nous fûmes reçues en entrant par madame de Chantereine, à laquelle ma mère renouvela cette question. Sa réponse nous soulagea le cœur d’un grand poids. Madame connaissait tous ses malheurs et nous n’avions plus rien à lui apprendre. Nous achevions d’échanger ces paroles quand Madame vint à notre rencontre : elle nous embrassa tendrement et nous conduisit dans sa chambre. Nous ne pûmes d’abord que pleurer, et nous confondîmes nos larmes en songeant à tous ceux qu’elle avait perdus. Ce fut elle qui prit la parole et nous raconta avec un accent déchirant les adieux de son père à la famille royale, quand il la vit pour la dernière fois, la veille du 21 janvier. Lorsque, remises de ces premiers moments, nous pûmes considérer avec un peu d’attention Madame Royale, nous fûmes étonnées du changement qui s’était opéré dans sa personne. Quand nous l’avions quittée au Temple, quelques jours après le 10 août, nous l’avions laissée faible et délicate, et après trois ans de malheurs inouïs, de mortelles douleurs et de captivité, nous la retrouvions belle, grande et forte, et portant dans tous ses traits ce grand air de noblesse qui est le caractère de sa physionomie. Je fus frappée, comme ma mère, de ce que sa figure offrait un mélange des traits du Roi, de la Reine et de Madame Élisabeth. Madame nous parla de ses malheurs avec une douceur angélique, et, quelle que fût la profondeur de son affliction, nous ne surprîmes pas un seul sentiment d’aigreur contre les auteurs de ses maux. Elle plaignait les Français et elle aimait le pays où elle avait tant souffert. Ma mère lui ayant dit qu’elle désirait sa sortie de France pour la voir délivrée de sa captivité, elle répondit d’un ton pénétré : « J’éprouve encore de la consolation en habitant un pays où reposent les cendres de ce que j’ai de plus cher au monde. » Puis elle ajouta en fondant en larmes : « J’aurais été plus heureuse de partager le sort de mes parents que d’être condamnée à les pleurer. »

Madame Royale nous parla aussi avec attendrissement du jeune Roi son frère et des mauvais traitements qu’il subissait journellement. Ma mère lui ayant demandé comment, avec une âme si affectueuse, elle avait pu supporter tant de malheurs dans une aussi affreuse solitude, voici quelle fut sa réponse : « Sans la religion, c’eût été impossible ; elle fut mon unique ressource et me procura les seules consolations que pût goûter mon cœur. J’avais conservé les livres de piété de ma tante Élisabeth ; je les lisais, je repassais ses avis dans mon esprit, je cherchais à ne pas m’en écarter et à les suivre exactement. En m’embrassant pour la dernière fois et en m’excitant au courage et à la résignation, elle me recommanda positivement de demander que l’on mît une femme auprès de moi. Quoique je préférasse infiniment ma solitude à la compagne que l’on m’eût donnée dans un pareil moment, mon respect pour les volontés de ma tante ne me permit pas d’hésiter. On me refusa, et j’avoue que j’en fus bien aise. Ma tante ne prévoyait que trop le malheur auquel j’étais destinée, et elle m’avait accoutumée à me servir seule et à n’avoir besoin de personne. Elle avait arrangé ma vie de manière à en employer toutes les heures. Le soin de ma chambre, la prière, la lecture, le travail, tout était classé. Elle m’avait habituée à faire mon lit seule, à me coiffer, me lacer, m’habiller. Elle me faisait jeter de l’eau pour rafraîchir l’air de ma chambre, et avait exigé en outre que je marchasse avec une grande vitesse pendant une heure, la montre à la main, afin de remplacer l’exercice qui me manquait. »

Nous écoutions Madame en pleurant et nous retrouvions dans son récit Madame Élisabeth telle que nous l’avions vue, avec cette prévoyance qui s’étendait à tout et ce courage qu’aucun péril ne déconcertait. C’est en suivant les conseils que sa tante lui avait donnés que Madame passa près de quinze mois seule avec sa douleur, n’ayant d’autre livre de lecture que les Voyages de la Harpe, qu’elle relut plusieurs fois, manquant de tout et ne demandant rien, raccommodant elle-même ses bas et jusqu’à ses souliers. Visitée quelquefois par les commissaires de la Convention, entre autres par Robespierre, elle mit tant de laconisme dans ses réponses qu’ils ne prolongèrent pas leurs questions et ne renouvelèrent pas leurs visites. Malgré tout son courage, Madame, elle nous l’avoua elle-même, était si fatiguée de sa solitude, qu’elle se disait : « Si on finit par mettre auprès de moi une personne qui ne soit pas un monstre, je sens que je ne pourrai m’empêcher de l’aimer. » Ma mère lui demanda si elle n’avait jamais été malade pendant le temps de son isolement : « Ma personne m’occupait si peu, répondit-elle, que je n’y ai pas fait attention. » Alors elle nous raconta un évanouissement qu’elle avait un jour éprouvé, en ajoutant, sur le peu de cas qu’elle faisait de la vie, des réflexions qui nous firent fondre en larmes. Nous nous retirâmes de cette première entrevue à la fois heureuses et affligées, mais surtout pleines d’admiration pour cette jeune princesse qui, dans un âge si tendre, semblait avoir appris à la rude école de l’adversité toutes les vertus que nous avions aimées et admirées chez ses augustes parents.

Ce fut dans cette première entrevue que Madame s’acquitta de la commission que lui avait donnée la Reine et qu’elle me remit ce jouet, que j’avais laissé au Dauphin et qui aidait les membres de la famille royale, si étroitement surveillés, à se communiquer leurs pensées.

Lors de la seconde visite que je lui fis, elle me mit dans la main, au moment où je lui disais adieu, un petit morceau de papier, en me disant : « Vous le lirez. »

Arrivée à l’hôtel de Charost, j’ouvris ce petit papier ; il portait pour suscription :

« À ma chère Pauline. »

Mon cher fils, j’ai lu bien souvent ce billet, et cependant, au moment de vous le relire, j’éprouve presque autant d’émotion qu’en le lisant pour la première fois. Le voici ; écoutez, et gardez-le, après moi, comme une précieuse relique :

« Ma chère Pauline, le plaisir que j’ai eu à vous voir a beaucoup contribué à soulager mes maux. Tout le temps que j’ai été sans vous voir, j’ai beaucoup songé à vous. Malgré tout ce que j’ai eu à souffrir, j’ai craint pour vous à la Force : j’ai été tranquille en apprenant que vous étiez sauvée et en espérant que vous n’y retourneriez plus. Mon espérance est déçue : on vous replonge dans un autre cachot, pour y passer bien plus de temps que dans le premier. Enfin vous en sortez heureusement. Je n’ai su votre seconde détention que quand vous étiez sortie de Port-Royal ; depuis ce temps vous tâchez d’être réunie avec moi, ou du moins de me voir. Quand je ne vous aurais pas connue et aimée comme je vous aimais, tant de preuves d’attachement, que vous avez données à mes parents et à moi, m’auraient attachée à vous pour la vie ; jugez par la tendresse avec laquelle je vous aimais déjà combien mon amour doit être augmenté. Je vous aime, et vous aimerai toute ma vie.

« À la Tour du Temple, ce 6 septembre.

« Marie-Thérèse-Charlotte. »

Elle m’a toujours aimée, cette grande et bonne princesse ; elle jugeait bien mon cœur : elle avait confiance en moi, et savait qu’elle avait bien placé sa confiance.

Nos visites de tous les cinq jours se continuèrent jusqu’au moment où Madame quitta le Temple pour aller à Vienne. Nous arrivions vers midi, nous la quittions à huit heures du soir, et nous faisions à pied, ma mère et moi, toutes seules, le trajet un peu long, surtout le soir, du Temple à l’hôtel de Charost, rue de Lille. Ce fut alors que Madame me fit don du petit trictrac sur lequel jouait au Temple son infortuné frère le jeune Dauphin ; on l’avait apporté des Tuileries dans les premiers jours. Elle me remit encore sa montre, cette montre en or, ambre et émail, ainsi que sa chaîne que je vous ai déjà fait voir ; montre historique ayant appartenu à la grande Marie-Thérèse, qui la donna à Marie-Antoinette lors de son départ pour la France. – Depuis, la Reine en avait fait présent à sa fille, Madame Royale, qui me demanda de l’accepter et de la garder en souvenir de notre amitié[1].

Quand il fut question de faire sortir Madame de la prison du Temple, et de la remettre à l’empereur d’Allemagne, qui consentait à rendre en échange de sa cousine plusieurs prisonniers républicains, nous fûmes averties que ma mère et moi nous étions désignées pour l’accompagner à Vienne. Nous n’avions pas osé l’espérer, mais nous avions été heureuses d’accepter cet honneur ; une intrigue changea les dispositions : quelque temps avant le départ de la jeune princesse, le 8 novembre, on vint arrêter ma mère à huit heures du matin. Elle n’était point chez elle ; les deux commissaires attendirent dans sa chambre jusqu’à son retour. Ma mère, qui était sortie de bon matin, fut avertie au moment où elle rentrait, et à la porte même de l’hôtel, par la femme du suisse. Elle alla chez son homme d’affaires, qui demeurait rue des Baigneurs, pour se donner le temps de réfléchir sur ce qu’exigeait la position. Elle savait qu’on avait arrêté la personne qui avait la correspondance du Roi, et que cette personne avait dans ses papiers une lettre que ma mère écrivait au Roi, en lui en envoyant une de Madame. Elle avait de plus chez elle le manuscrit de M. Hue, qui avait insisté pour qu’elle en prît connaissance. Elle demeurait donc incertaine de ce qu’elle avait à faire, lorsque ma sœur, madame de Charost, à qui ma mère avait trouvé moyen de faire savoir l’endroit où elle était retirée, la fit avertir que le manuscrit était en sûreté. Rassurée sur ce point et ne voulant pas qu’on pût dire qu’elle s’était cachée au moment où elle devait accompagner Madame, elle revint chez elle, au risque de ce qui pourrait arriver. Dès qu’elle fut rentrée, les commissaires de police firent l’inventaire de ses papiers. Elle dîna très-tranquillement avant de se rendre à l’hôtel de Brionne, où se tenait le Comité de salut public, qui ne s’ouvrait qu’à six heures. Ma sœur, madame de Charost, et moi, nous avions suivi ma mère à ce Comité. On nous fit attendre une grande heure dans la pièce qui précédait celle où l’on devait interroger ma mère ; on ne manqua pas de nous donner les détails sur le supplice de M. Lemaistre, condamné à mort pour correspondance avec la maison de Bourbon, et l’on ajouta que désormais on userait de la plus grande sévérité avec les royalistes et même les dames à chapeau. On fit subir à ma mère un interrogatoire de plus de deux heures, et on la conduisit, à onze heures du soir, au collège des Quatre-Nations, dont on avait fait une prison et où on la mit trois jours au secret. La prison du Temple me fut dès lors fermée, et Madame partit le 18 décembre 1795, sans que je fusse admise à lui faire mes adieux. Quant à ma mère, elle ne nous fut rendue qu’après le départ de Madame pour Vienne.

Depuis sa rentrée en France, madame la Dauphine nous a dit que, sur toute la route et à Vienne même, elle avait trouvé nos noms sur les logements qui lui avaient été assignés. On a souvent répété qu’un des motifs de la rigueur dont on avait usé envers nous avait été de nous empêcher de suivre la princesse à Vienne, parce qu’on supposait que ma mère serait favorable au désir de l’empereur de ménager un mariage entre Madame et un archiduc, alliance appréhendée par les chefs de la République française.

L’hiver de 1795 à 1796 nous rendit à ceux de nos amis et de nos parents qui avaient, comme nous, échappé aux horreurs des années précédentes.

Le mariage de mon frère vint porter un peu de joie et de bonheur dans notre intérieur ; il nous donna une belle-sœur aimable et charmante. Augustine de Pons vint habiter avec nous et ajouter bien des charmes à notre réunion de famille.

Deux années après le mariage de mon frère, un événement toujours bien grave dans la vie d’une femme changea ma position ! Le 15 janvier 1797, j’ajoutai à mon nom de Tourzel celui que M. de Béarn me donna...

Nous allâmes passer une partie de l’été qui suivit mon mariage avec M. et madame de Charost, en Berri, dans leur château de Meillant, vrai château romantique, mais du romantique le plus sombre. C’était une des rares demeures féodales qui avaient échappé au marteau révolutionnaire ; rien n’y manquait, ni la tour du nord, ni celle de l’ouest. Il était remarquable à la fois par le caractère de son architecture et son étendue, qui ne contribuait pas peu à lui donner un aspect imposant et terrible.

L’appartement que j’occupais était séparé du salon par la grande salle du château, grande salle s’il en fut jamais.

À la nuit, il n’était pas nécessaire d’y porter de lumière, un énorme fourneau de forge se chargeant de l’éclairer. On n’était séparé de ce fourneau que par une cour fort peu large, et les forgerons, avec leurs grandes chemises noires, nous rappelaient assez l’atelier mythologique de Vulcain. Aussi quand il me fallait traverser cette salle à la nuit, j’étais, je vous l’avoue, fort aise de n’être pas seule.

Le château, le fourneau, le pays, n’avaient rien de bien réjouissant, et notre vie se passait d’une manière fort monotone.

Un incident vint cependant rompre pour un instant l’uniformité de notre vie. Un courrier à franc étrier entre dans la cour : dans le temps où nous étions, c’était chose peu ordinaire.

Ce courrier était envoyé par M. le marquis de Saint-Simon, alors entrepreneur des vélocifères, diligences d’un modèle nouveau ; malheureusement ce ne fut pas la seule chose qu’il entreprit, et il a donné son nom à une utopie dont il a voulu faire une religion.

M. de Saint-Simon nous annonçait sa visite ; il venait pour tenter d’engager M. de Charost dans quelque affaire.

Je ne vous parle de ce fait qu’en raison de la célébrité qu’ont acquise les adeptes de M. de Saint-Simon.

  1. J’ai vu ce trictrac, j’ai vu cette montre, précieusement conservés par M. le comte de Béarn.
    (Note de l’abbé ***.)