Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre III
eux pièces, où la monarchie était en cause, montrent bien l’état des esprits, dans les milieux littéraires, il y a trente ans et l’écart qui sépare ces générations de celles d’aujourd’hui.
La première en date de ces deux pièces : Les Rois en exil.
Mon père était lié avec Constant Coquelin, plus connu dans l’histoire du théâtre sous le nom de Coquelin aîné. J’ai eu moi-même, comme condisciple à Louis-le-Grand, Jean Coquelin, fils de ce remarquable comédien qui fut en même temps un des piliers de la République, intime de Gambetta et familier de Waldeck-Rousseau. Constant Coquelin était donc une autorité, en marge du gouvernement régulier, bien que son physique claironnant et replet le disposât davantage, semblait-il, aux personnages comiques, où il obtint justement de si prodigieux succès. Il corrigeait ce penchant de sa nature physique par un air grave, posé, redingotard, d’homme d’État en disponibilité, qui se distrait en interprétant Molière. Je me hâte d’ajouter que c’était d’ailleurs un excellent homme et son enfantine vanité a laissé partout le meilleur souvenir.
Coquelin aîné s’était engoué d’un poète triste, noir et creux, du nom de Paul Delair. Il avait transmis cette admiration à son fils. Jean Coquelin nous récitait des vers de ce phénomène — que protégeait aussi Gambetta, — célébrant Beaumarchais et la démocratie…
Dès que, pour lui prêter main-forte,
Un pan de la Bastille morte
Sortait de terre seulement.
J’accourais, battant la cymbale,
Chacun de mes mots faisait balle,
Et c’était un écroulement.
C’était déjà, comme on le voit, du bon Rostand.
Sur les indications de Coquelin aîné, Paul Delair tira donc une pièce des Rois en exil d’Alphonse Daudet et lecture en fut faite chez nous, avenue de l’Observatoire, en présence de Gambetta, d’Étienne, du docteur Charcot, d’Édouard Drumont — qui a raconté la scène — et de quelques autres. Ce genre d’épreuve est factice, car la politesse empêche les auditeurs de donner un avis sincère. Le donneraient-ils, que les auteurs ne l’écouteraient pas. En l’occasion. Constant Coquelin, qui lisait d’une voix belliqueuse, — comme s’il s’agissait de braver les « chevau-légers » de la droite et de pulvériser les « gens du Seize-Mai » — manifestait une telle admiration que la moindre réticence eût paru sacrilège. Les Rois en exil furent reçus au Vaudeville, joués par Dieudonné et Maria Legault dans la perfection… et tombèrent à plat. Les gens des cercles — comme on disait alors — y sifflèrent une phrase malencontreuse et inutile sur « un Bourbon qui courait derrière l’omnibus » et auquel on répondait « complet ». Mais bien plus que la cabale, prévue et dénoncée par la presse républicaine d’alors, le morne ennui que dégageaient la personne et la prose de Paul Delair eurent raison du succès du roman.
Un épisode comique m’est resté de cet effondrement. Le rideau venait de tomber sur le troisième acte, au milieu des « chut » et de quelques coups de sifflet. Constant Coquelin, furieux et désolé, arpentait les coulisses avec sa mine des grands jours, songeant aux dangers qui menaçaient la République, Gambetta et Delair, quand il aperçut un homme brun, moustachu, modestement dissimulé derrière un portant. Pas de doute, c’était un espion, un agent de la droite, posté là pour donner le signal des huées : « Tu vas voir », dit l’illustre comédien à Alphonse Daudet. S’élançant vers l’intrus, comme s’il allait lui fendre le crâne, il lui demanda d’une voix tonnante : « Qui êtes-vous et que faites-vous là ? » Légèrement interloqué, le conspirateur répondit néanmoins avec assez de calme : « Monsieur, je viens de la part du restaurant Voisin, savoir combien il y aura de personnes à souper. »
Le dit souper fut morne, est-il besoin de le dire. On se battait les flancs pour réconforter Paul Delair, tel qu’un suicidé tiré de son puits, et Coquelin, comparable à Napoléon le soir de Waterloo. On n’y parvenait pas. Mon père, qui a toujours aimé les situations nettes, avouait : « C’est une veste. Prenons-en notre parti. » Mais son collaborateur secouait la tête tristement. Les gens des cercles l’emportaient et, derrière eux, c’était la droite qui allait se ruer à l’assaut de la Grande Révolution, sur le cadavre d’un drame en cinq actes.
Le lendemain, dans la cour de Louis-le-Grand, Jean Coquelin m’attendait anxieux : « Eh bien ? » — Je répondis : « La chute, la chute complète… »
— Ah ! quel malheur !
Le pauvre garçon en avait les larmes aux yeux. Il était écrasé de désappointement et d’horreur. Mais il ressemblait tellement à son papa, portait un désespoir tellement superposable sur des traits identiques, que j’en eus, — je l’avoue à ma honte — presque envie de rire. Enfin, je ne croyais pas et je n’ai jamais cru aux cabales.
La reprise du Roi s’amuse de Victor Hugo fut, dans son genre, une « tape » de même qualité. L’ancienne interdiction de ce mélodrame en vers faisait qu’on escomptait un triomphe. Les Charpentier m’avaient hébergé dans leur seconde loge. J’avais le cœur battant quand la toile se leva sur ces mots des courtisans de François Ier :
…Et la belle demeure ? —
Au cul-de-sac Buci, près de l’hôtel Cossé.
Delibes avait composé, d’après des airs anciens, notamment la Romanesca, une musique de scène délicieuse. Les décors étaient profonds, les costumes somptueux. Mais deux rôles, tenus d’une façon grotesque, celui de Saint-Vallier par Maubant et celui de Triboulet par Got, mirent à nu la misère extrême de cette œuvre manquée, en montrèrent à tous la vétusté et la ficelle.
Ce pauvre vieux Maubant eut toujours des intonations de vaudeville. Il disait « médème » pour « madame » et « mouterde » pour « moutarde ». Joignez à cela une solennité extraordinaire et des gestes à contretemps. Le père de Diane de Poitiers avait ainsi l’allure d’un pensionnaire échappé en chemise de Charenton. Pendant sa fameuse tirade, la salle pouffait, en dépit de la vénération due à Hugo, présent, disait-on, au fond d’une baignoire et en l’honneur de qui une immense ovation était projetée. Catulle Mendès, le cheveu en bataille, parcourait les corridors, déclarant qu’il tirerait les oreilles et le nez au misérable osant nier que ce fût là le chef-d’œuvre unique, la merveille des merveilles de la scène française. Vacquerie et Meurice l’approuvaient, moins belliqueusement, le premier en secouant sa tête de cheval vicieux, le second en agitant sa bonne boule blanche, son masque de commère purgée. Sarcey, au premier rang de balcon, était fort occupé à extraire de son nez des boulettes, qu’il rangeait soigneusement sur le velours. Les familiers de l’avenue d’Eylau encombraient l’avant-scène directoriale, où paradait ce mauvais singe de Lockroy, mais, devant la fraîcheur de la salle, devaient, eux aussi, recourir à l’explication par la cabale. Ils le faisaient mollement, à cause de la totale invraisemblance. J’entends encore Émile Augier, grand et robuste, visage au nez saillant et taillé dans l’acajou, déclarer haut que « Got était parfait ».
Parfait sans doute, en tant que Giboyer. Cet interprète des bourgeoisies d’Augier, auquel on avait eu la folle idée de recourir, jouait Triboulet avec les inflexions et les mouvements qu’il apportait aux Effrontés. Il agitait la tête, esquissait de petits gestes ronds des bras, des trémolos de jambe, bredouillait les alexandrins et, quand il menaçait le vicomte d’Aubusson, de lui « briser aux dents son verre et sa chanson », il avait l’air de parler à sa pipe : « Toi, je n’te mènerai plus dans le monde… » Embarrassé de sa marotte, traînant une patte mal déformée, il laissa à un moment donné ses mollets passer sur le devant et sa bosse glisser dans son derrière, ce qui lui donna une touche invraisemblable. La gaieté des spectateurs le déconcertait, l’irritait. Non seulement le roi déshonorait sa fille, sacreblotte, mais encore le public le blaguait, lui, le père martyr. Aussi sabota-t-il complètement le dernier acte, secouant son sac tragique comme un charbonnier mécontent, et déblayant les vers à la vapeur, avec la hâte visible d’en finir.
C’était le désastre, à un tel point que l’ovation à Hugo n’eut pas lieu. Le vieillard, d’ailleurs retombé en enfance sublime, partit tout simplement au fond d’un fiacre, derrière lequel il y eut de maigres clameurs. Les gens se demandaient comment une si pauvre chose avait pu jadis soulever des colères et des enthousiasmes. Mendès, n’ayant trouvé personne à gifler en l’honneur du Parnasse, alla se saouler au cabaret voisin, en compagnie de sa dernière conquête, une nymphe à tête de mort du plus terrible aspect. Il apparut, cette nuit-là, que le romantisme avait reçu un rude coup. Comme on disait : « Le Roi s’amuse… mais il est le seul… » La vérité est que son théâtre est la partie la plus caduque de l’œuvre de Hugo. Lyrique et peu scénique, il a construit des drames grandiloquents, mais vides, avec des réminiscences de Shakespeare, sur lesquelles sont plaqués quelques effets contrastés et plats : le brigand, fleur d’héroïque vertu ; le valet amoureux de la Reine ; le bouffon hanté par Pascal et Bossuet ; les vieux de la vieille moisissant dans un burg. La vie est absente de ces enluminures, ainsi que le sens légendaire, historique, psychologique et politique. Il reste, ici et là, un chant mélodieux et noble — comme au dernier acte à d’Hernani — mais exécuté par un violon solitaire, sur la tombe d’une grande erreur. Nulle part plus que dans ses pièces n’éclate la disproportion formidable entre la capacité intellectuelle et la puissance verbale de Hugo : des ailes d’aigle, qui soulèvent et meuvent un roitelet.
Vers le même temps avait lieu la fête du quatre-vingtième anniversaire de la naissance du glorieux « Siècle-avait-deux-ans ». Sous la fenêtre de son petit hôtel, ce fut un interminable défilé d’hommes de lettres, d’hommes politiques et de badauds. On distinguait le vieux debout, sous son vaste front, derrière la vitre, tenant son petit Georges par la main. En dépit de la température plutôt aigre, on ouvrit, l’espace d’une minute, et une formidable acclamation monta vers lui. Une délégation des enfants des écoles Ferry fut introduite et récita des vers de l’obscène Mendès, particulièrement qualifié pour exprimer la candeur puérile :
Nous sommes les petits pinsons
Les fauvettes au vol espiègle,
À l’aigle.
Ce soir-là, après le repas, le cocher-poète Moore, ayant insisté pour être reçu, fut introduit auprès du maître. Très ému par les libations d’une si belle journée, il voulut réciter son compliment, lui aussi, mais se contenta de projeter sur le tapis, au milieu de l’assistance effarée, trois ou quatre litres d’un vin violet, acre et repris par le suc gastrique. Ce fut un beau scandale et une terrible odeur. Quelques années plus tard, Moore se vengea de sa déconvenue en tirant un coup de revolver sur Lockroy, à la permanence électorale du onzième arrondissement.
Par ailleurs, le soleil romantique était complètement couché, surtout parmi ma génération. La classe de philosophie de Louis-le-Grand, à laquelle j’appartenais, représentait assez exactement l’état des esprits dans la jeunesse instruite, quatorze ans après la guerre.
Nous avions comme proviseur Gidel, au visage sévère, au ton rogue, au cœur excellent, coiffé à l’ordinaire d’une petite toque noire qui lui donnait un air de chirurgien mécontent. Il s’écoutait parler volontiers, pendant qu’il admonestait les jeunes élèves. Personnellement, j’étais avec lui dans de fort bons termes, car il aimait les lettres et goûtait les romans d’Alphonse Daudet. Il voulut bien me dire de Sapho que c’était une œuvre « hardie certes, mais très musclée ». Je conserve précieusement ce jugement, à côté de celui d’un vieux général, mon voisin de table chez le docteur Landouzy, lequel voulait à toutes forces que je fusse l’auteur de Sapho, qualifiée par lui de « délicieuse pochade » !… Notre censeur était Joubin, insignifiant et « bien brave », comme eût dit Timoléon.
Quant à notre professeur de philosophie B, il n’était autre que le fameux Burdeau, qui depuis… Alors, avec la ferveur de la jeunesse qui s’ouvre aux spéculations intellectuelles, nous l’admirions sincèrement pour son sentiment de « l’honeûre », ainsi qu’il le répétait avec l’accent d’un gone de Lyon, sa ville natale, pour son patriotisme et pour la lucidité de ses exposés. Au milieu d’une analyse de la Critique de la Raison pure, il campait un éloge de Gambetta ou de Freycinet, prononcé d’une voix forte, persuadée et persuasive, qui paraissait venue du fond de la conscience. À certains anniversaires de l’Année Terrible, il nous faisait une lecture ad hoc, souvent puisée dans les Contes du lundi et dans les Lettres à un absent. Dans la grande salle de visite du rez-de-chaussée, son portrait en prix d’honneur attirait les regards et l’on racontait que ce prix lui avait valu la protection et la faveur du célèbre financier Donon, directeur du Globe et bienfaiteur de cette haute récompense. Il avait toujours à la bouche les mots d’intégrité, de désintéressement, de démocratie et de sacrifice. C’était un bœuf de travail. Il corrigeait nos compositions en trois jours, nos devoirs en douze heures, et nous remettait des copies couvertes d’annotations toujours utiles et souvent remarquables. J’étais, — je puis l’avouer et le palmarès en témoigne, — parmi les deux ou trois privilégiés dont il s’occupait particulièrement, qu’il jugeait dignes de ses sourires, sous son lorgnon, au-dessus de sa courte barbe noire, et quelquefois de petits apartés sur les marches montant à la chaire. Au sortir de plusieurs années de latin, de grec, de littérature française, de mathématiques, ce fils d’un canut de Lyon nous représentait la pensée toute pure, l’embarquement pour les îles bienheureuses du subjectivisme transcendantal.
Non certes qu’il méprisât Herbert Spencer et la traduction de l’honorable M. Gazelles. Conformément aux programmes, il nous imprégnait consciencieusement des ouvrages de ce biologiste manqué, pour qui l’évolution fut un dogme, des Premiers principes aux Principes de sociologie. Il nous infligeait Alexandre Bain, les Émotions et la volonté, Stuart Mill et ses Mémoires, sa propre traduction du Monde comme volonté et représentation de cet hérédo-misanthrope de Schopenhauer, toujours à deux doigts de la paralysie générale, tous les bouquins de Fouillée, ceux de Ribot, si prétentieux, arbitraires et vides et cette Irreligion de l’avenir de Guyau, qui a exercé une funeste influence sur toute une génération. Il analysait merveilleusement l’Éthique de Spinoza et la Monadologie de Leibnitz, le Discours de la méthode et le Traité des passions. Mais sa prédilection, son recours, son refuge, c’était Emmanuel Kant. Il nous laissait entendre que celui-là était descendu plus profondément qu’aucun humain dans les abîmes de l’esprit, que c’était lui le grand « voyageur », le « Wanderer » divinisé par Richard Wagner. Il confiait à notre camarade Chavannes, aujourd’hui professeur au Collège de France, le soin d’analyser devant nous les Prolégomènes à toute Métaphysique future qui voudra se présenter comme science, ce concentré de la Raison pure, et les Fondements de la métaphysique des mœurs, ce liebig de la Raison pratique. Il ne s’écriait pas comme Chabrier, notre professeur de rhétorique, lisant Virgile : « Quel dommage ! Soumettre de semblables merveilles à ces jeunes idiots ! » Cependant il nous assurait que ce n’était pas trop de trois années d’études et de recueillement pour arriver au seuil du kantisme.
J’ai compris depuis qu’il était profondément, ardemment anticlérical et que le criticisme destructeur de Kant lui était cher surtout comme porte de l’incrédulité. Jamais il ne prononça devant nous, dans tout le courant de l’année, le nom de saint Thomas d’Aquin et, quand il nous parlait du divin, ce qui arrivait rarement, il ajoutait aussitôt, levant le doigt : « Je parle du sentiment du divin en soi, considéré comme noumène, et non du divin qu’on honore dans les Églises. » Cela nous paraissait très fort. Nous n’étions pas impies certes, je parle pour ceux d’entre nous qui avaient reçu une éducation catholique. Mais nous considérions le dogme comme une discipline peu compatible avec l’essor métaphysique. Notre maître ne nous affirmait-il pas, au besoin, en frappant sa chaire d’un poing solide, « que l’Impératif catégorique suffisait ».
Les leçons étaient semées d’allusions politiques et antireligieuses, à tel point que Gidel, en ayant eu vent, fit à ce sujet à Burdeau quelques remontrances qui furent mal prises. Aucun de nous du reste n’en était choqué : puisqu’Emmanuel Kant avait modifié sa promenade quotidienne, afin d’avoir plus tôt des nouvelles de la Révolution française, ceux qui médisaient de cette Révolution et de ses résultats étaient évidemment des esprits rétrogrades, complètement fermés aux idées nouvelles.
J’avais comme camarades d’études, en philosophie B, outre Chavannes déjà nommé, Joseph Bédier, vétéran, qui depuis a écrit de si belles pages sur les légendes françaises ; Bérard, auteur de solides études de politique étrangère dans la Revue de Paris et bras droit de l’irascible Lavisse ; Couyba, devenu bête-à-portefeuille tantôt dans un ministère, tantôt dans un autre, et sénateur de la majorité, quelle que soit cette majorité. Brave Couyba ! C’était tout de même un « chic type », pour employer la formule universitaire et je ne me rappelle pas sans émotion l’impossibilité totale où il était de prononcer intelligiblement son nom. Cela était cause, entre Burdeau et lui, de scènes inénarrables. Il faut ajouter, en confidence, que Couyba, depuis ministre de l’Instruction publique — tout comme Lockroy, — était un élève des plus médiocres.
— J’ai reçu, déclarait Burdeau, une copie absurde de ce mossieur dont je ne déchiffre jamais la signature.
Couyba commençait à pâlir. Il s’était reconnu dans ce signalement. Nous nous mettions à pouffer, prévoyant la suite.
— Comment vous appelez-vous ?
— Oubô, m’sieur…
— C’est impossible, invraisemblable. Vous ne vous appelez pas Oubô. Épelez votre nom.
— Oui, m’sieur, oui, m’sieur.
— Je vous ordonne d’épeler votre nom. Ou plutôt, venez l’écrire au tableau.
— Non, m’sieu, non, m’sieur. J’suis pas un gosse.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que je vous l’ai déjà épelé. Je m’appelle Voubô.
— Alors, vous serez consigné.
— Oui, m’sieur, oui, m’sieur.
J’espère pour Couyba qu’il est plus éloquent au Conseil des ministres qu’il ne l’était en philosophie, et que ses collègues ont fini par savoir son nom. J’ai bien ri en lisant de lui, l’année dernière, un discours de distribution de prix — précisément à Louis-le-Grand, je crois, — où il se plaignait de l’ignorance des nouvelles couches en langue grecque. Couyba, en effet, n’a jamais pu articuler un seul mot de grec, et il n’était pas beaucoup plus fort en latin. En revanche, il avait dès cette époque des dispositions poétiques et montmartroises. Son langage était libre, amusant et coloré. Il n’aimait pas notre professeur d’histoire naturelle, M. Mangin, qui a fait depuis une belle carrière, travailleur acharné, lequel de son côté détestait les paresseux. Dès que M. Mangin citait un animal quelconque, la voix de Couyba demandait, en termes nets, des détails crus sur ses facultés de reproduction. À quoi la réponse rituelle :
— Couyba, vous serez consigné sans exemption.
Le long du mur de la première cour, pendant les récréations, nous nous promenions par groupes sympathiques. Couyba faisait partie du groupe Syveton. Pauvre Syveton, il avait déjà son air froid, ses yeux aigus et son gros rire. Nous avons maintes fois, depuis lors, évoqué ensemble la classe de Burdeau et ses souvenirs joyeux. J’étais loin de prévoir que celui-là entrerait dans la mort par la porte ténébreuse de l’assassinat politique. Parmi les disparus de la classe Burdeau, il faut encore compter Marcel Schwob, déjà érudit, mais dédaigneux du programme, et qui battait les buissons au détriment des succès immédiats. Il parlait couramment l’anglais et l’allemand, en sa qualité de juif polyglotte, et lisait Emmanuel Kant dans le texte. Cela aurait dû séduire Burdeau. Cependant il négligeait Schwob.
Enfin, je n’aurai garde d’oublier Paul Claudel, l’auteur dramatique le plus difficile, mais le plus riche en métaphores neuves et hardies de sa génération, Paul Claudel au regard de feu et au débit précipité, qui avait fréquemment des attrapades avec notre maître. En bon jacobin, Burdeau ne supportait guère la contradiction et il avait, je crois, flairé en Claudel un médiocre admirateur de l’Impératif catégorique. D’où des discussions rapides et flamboyantes comme des passes d’armes, qui laissaient les deux adversaires frémissants et irrités. Ce n’était pas, comme on le voit, une classe banale. Alphonse Daudet a eu bien raison de soutenir que la métaphysique allemande avait joué un rôle considérable dans la déformation de l’intelligence française, entre 1880 et 1895. Il y a eu là, comme disent nos pesants voisins, quinze années de tempête et d’assaut. Le plus fort, c’est que cette imprégnation, que cette pénétration se soient faites au nom du patriotisme « bien compris ». Ne fallait-il pas, avant toute chose, connaître à fond nos vainqueurs et nous soumettre à une discipline mentale où se trouvait — selon Burdeau et les autres — le secret de leurs récentes victoires.
Le résultat de ce gavage évolutionniste et criticiste, poursuivi avec acharnement par un politicien grimé en apôtre et qui nous en imposait, ce fut l’anarchie pure et simple. L’Inconscient de Hartmann et les ouvrages de Schopenhauer, avidement lus et commentés, s’ajoutaient à Kant pour combattre en nous le bon sens national et les traditions de méthode et de mesure héritées de nos pères. Notre crise d’encéphalite — comme a dit Renan — nous détachait de toute croyance, et les comédies patriotiques de Burdeau ne compensaient pas ces démolitions. Le temps n’a point affaibli chez moi le souvenir douloureux de cette effraction de mon esprit par les insanités germaniques. Elles ont pesé sur mes jugements, impérieusement jusqu’à l’affaire Dreyfus, bien qu’à maintes reprises j’aie été tenté de les secouer avec violence. Mais elles reprenaient rapidement leur pouvoir. La formation médicale, qui est en somme très grossière, n’arriva point à les dissiper. Au contraire, en m’y abandonnant, je croyais réagir contre le matérialisme scientifique, dont elles sont précisément l’adjuvant. Je l’écris avec certitude : le kantisme est un poison pour l’intelligence française. Il l’engourdit et il la paralyse. Tout père de chez nous, soucieux de transmettre le flambeau de sa race, devra en préserver ses fils. Il ne leur laissera pas ignorer, mais il leur montrera son venin.
Je crois aux formations successives. Jusqu’à dix ans, l’enfant est un petit sage, un judicieux bonhomme, et ceux qui se sont élevés contre la première communion à sept ans ont prouvé qu’ils ignoraient tout du jeune être pur et lucide, prêt au divin, que cet âge a formé. De dix à dix-sept ans, ou un peu plus tard suivant le cas, l’adolescent est un sexuel. Ce mot dit tout et indique de quel côté sont les pièges les plus graves qui menacent l’existence, risquent de la gâcher à jamais. Ce laps est celui des images troubles, renforcées par la volupté soudaine, quelquefois indéracinables. Interrogez les débauchés et les pervertis. Ils vous confieront toujours que leur vice remonte à un songe malsain, poursuivi pendant l’adolescence, à une mauvaise rencontre, à une influence de cette époque réellement climatérique. De dix-huit à vingt ans, c’est le goût de la spéculation, de l’abstraction qui prédomine, comme si le cerveau, avant d’engranger les faits solides de l’expérience, éprouvait le besoin de se mesurer lui-même, de connaître son fonctionnement et ses limites. Une idée fausse, une doctrine paradoxale, à ce moment-là, sont aussi obsédantes et dangereuses qu’une vision obscène pendant le stade antérieur. Gare au prix de dissertation philosophique, sous les programmes de l’État républicain !
À Louis-le-Grand, sous Burdeau, un de mes camarades, garçon de bonne famille, sans aucune tare, fort intelligent, me déclara un soir qu’il avait l’intention de se tuer « parce que le monde était mauvais en soi ». Un secret instinct m’avertit d’aller confier cette histoire — qui n’était peut-être pas même encore un projet — non à notre professeur, mais au proviseur. Le regard de Gidel, pendant mon récit, était singulier, ému et perplexe. Il fit venir le désespéré, le sermonna, le frictionna, l’envoya quelques jours dans sa famille. Au retour, il était guéri. Ce cas montre à quel point un jeune homme peut prendre les systèmes au sérieux et combien il importe de le rattacher à quelque chose de ferme et de solide, au milieu de leur éboulement.
Quelque temps après ma sortie de philosophie, comme nous prenions le train pour les eaux de Lamalou, mon père et moi, à la gare de Lyon, Burdeau apparut soudain sur le quai. Il commençait à être grande vedette, et le digne M. Regnoul, inspecteur de la gare, lequel pendant vingt ans fit croire aimablement à chacun des voyageurs du rapide du soir qu’il jouissait d’un traitement de faveur, le digne Regnoul lui tirait de grands coups de son grand chapeau haut-de-forme. Mon ex-professeur vint à moi : « Vous êtes à l’École de Médecine, à ce qu’on me dit ?
— Oui, monsieur.
— Cela vous intéresse ?
— Énormément.
— Dépêchez-vous alors de préparer l’internat. Puis je vous distrairai de vos études un an ou deux, pour vous initier près de moi à la politique. Nous avons besoin de travailleurs. Qu’en pensez-vous, mon cher maître ? »
Alphonse Daudet indiqua, en quelques mots aimables, qu’il me laissait libre de choisir la voie qui m’attirerait le plus. Après s’être assuré que M. Regnoul lui avait retenu une place de coin, Burdeau insista : « La politique, c’est le grand art, ars magna, songez-y. Je ne vous ferais pas cette proposition, si je ne me sentais le pied solide. Mes amis et moi sommes maintenant sûrs d’occuper le pouvoir, avec des alternatives, pendant une longue durée. Réfléchissez-y. Vous me répondrez en octobre. »
Je ne le revis plus. L’apparition et le succès de la France juive le mirent hors de lui, et la publicité donnée alors à l’amitié de mon père et de Drumont dut lui rendre moins sympathique le nom de Daudet. Or Drumont, dès cette époque, était certainement renseigné sur Burdeau. Mais philosophe, et indulgent aux erreurs d’autrui, il n’avait jamais cherché à m’enlever mes illusions quant à un homme qui m’était cher.
Burdeau en somme inaugurait un genre qui s’est perfectionné depuis : celui du professeur à visées politiques, pour qui la chaire n’est qu’un passage et l’enseignement un poste d’attente. Par là il se distinguait tout à fait de mes autres professeurs de Charlemagne et de Louis-le-Grand, des Laguesse, des Devin, des Rouzé, des Maynal, des Boudhors, des Salomon, des Jacob, uniquement absorbés par leur noble métier, la formation des jeunes esprits. Quels hommes admirables ! Professeur de quatrième B à Louis-le-Grand, vieux et déjà infirme, le papa Maynal, revêtu de sa toge dès six heures du matin en hiver, faisait, à la lueur d’une bougie, répéter le concours de récitation à ses élèves. Latiniste de premier ordre, Boudhors a formé quinze générations d’écoliers, leur a ouvert les humanités et la haute culture. Les Hatzfeld, les Durand, les Jacob, les Merlet ont laissé un souvenir impérissable à tous ceux qui ont profité de leurs hautes leçons. S’il eût été plus sage et moins ambitieux, le fils du canut lyonnais aurait laissé une mémoire aussi respectée, loin des souillures et des outrages du parlementarisme. Car, pour l’intelligence et la puissance du travail, il était certes à mille coudées au-dessus d’un Goblet, d’un Lockroy ou d’un Freycinet. Je pense que la rencontre du financier Donon joua dans sa destinée un rôle funeste, celui du tentateur. La fréquentation des grands juifs l’acheva. Il n’y a pas que dans le second Faust que le démon aveugle ceux qui lui demandent la clé des richesses.
La maladie et la mort de Gambetta avaient laissé la population parisienne indifférente. On s’était seulement intéressé au drame intime et obscur qui avait, par un coup de feu, déterminé l’inflammation intestinale de ce pléthorique. Quelqu’un de son entourage, qui m’a conté la scène maintes fois, étant allé lui rendre visite au Palais-Bourbon, le trouva sur sa chaise percée, abandonné et gémissant : « Je ne peux plus faire mes besoins… Tout le monde me laisse seul… C’est épouvantable. » Sa haute situation causa sa perte. Lannelongue eût opéré un malade moins illustre, moins précieux. Comme il s’agissait de Gambetta, il hésita, s’abstint, et laissa faire la méchante nature. Quand on parlait au professeur Charcot de ce trépas soudain, il soupirait et murmurait : « Ils ont admirablement soigné sa blessure ». Cela signifiait que, dans sa pensée, on avait peut-être légèrement négligé l’état général. Ce ne fut un mystère pour personne qu’au cours d’une violente discussion avec sa maîtresse, Mme Léonie Léon, qui le menaçait de se tuer, le dictateur, — comme disait Rochefort, — avait arraché le revolver des mains de la furie, et que la balle était partie, traversant l’abdomen et provoquant l’entéro-typhlite, affirmaient les uns, effleurant seulement la peau, selon les autres. D’où repos forcé et obstruction. Les lieutenants, Étienne en tête, se partagèrent les dépouilles ; Coquelin aîné pleura de vraies larmes, mon camarade Jean Coquelin aussi. Un crêpe flotta sur le Palais-Bourbon. Mais il n’y eut aucun désespoir, ni aucun regret populaire. Quelques mois auparavant, à Belleville, la démocratie avait signifié à son gros fantoche borgne qu’elle portait ailleurs ses nippes et sa confiance. Cependant personne, à l’époque, — sauf peut-être Mme Adam, — ne connaissait le fond du sac et cette comédie de la Revanche, la main dans la main de Bismarck, sur laquelle, grâce à Bainville et à de Roux, nous avons aujourd’hui des textes précis et des témoignages indiscutables.
Pour Hugo, ce fut autre chose. Il était vieux, il était aïeul, il était poète, et il avait été exilé. Aux premières nouvelles de sa congestion pulmonaire, la foule se pressa avenue d’Eylau. On voyait sortir le docteur juif Germain Sée très grave, son énorme tête tassée entre ses épaules, Lockroy sautillant, et tous les menus chefs de cabinet que les ministres envoyaient aux nouvelles. La République perdait son grand-père. Mais il y avait cette circonstance noble et touchante : la douleur vraie des petits-enfants, qui aimaient passionnément leur « papapa », comme ils l’appelaient, et le pleuraient ouvertement, sans aucun souci de protocole, ni de vanité. Il leur représentait, outre la gloire, les gâteries et attentions émouvantes de chaque jour, une simplicité de cœur sur laquelle devrait prendre modèle un nain à cinq centièmes comme Rostand. Hugo fut en apprêt et apparat pour l’histoire ; il ne le fut pas pour les siens. Il n’appliqua pas à son foyer le ton épique, si agaçant, de ses préfaces et manifestes.
J’ai vu de près cette fin illustre, car pendant toute une semaine je suis demeuré aux côtés de Georges Hugo ; la haute et précoce distinction naturelle de mon ami avait horreur de l’intrusion officielle et politique dans son amer chagrin. Il le témoignait hautement. Ce jeune homme beau et fier, vers qui se tournaient alors tous les regards, évitait de sortir de chez lui, afin d’échapper à la curiosité des badauds.
Lockroy n’avait eu qu’une idée, qui a pesé sur toutes ses comédies : ménager son comité électoral du onzième arrondissement. Il recevait les délégations avec un air d’affliction comique, quand on savait ses sentiments vrais pour Hugo. Cette disparition était pour lui une délivrance. Je l’ai entendu faire « ouf ! » non pas une fois, mais vingt fois. C’est qu’aussi un patriarche de génie est un meuble encombrant dans une demeure, avec ses habitudes, ses habitués, et toute sa séquelle de quémandeurs. Néanmoins, il fallait jouer la simagrée du désespoir, en vue des urnes prochaines. Aussi Lockroy, qui se tordait de rire et de satisfaction cynique dans son petit cabinet de travail, son éternel cigare à la bouche, se changeait-il instantanément en fontaine Wallace, dès qu’arrivait un visiteur. Je le vois, ses gros yeux globuleux remplis d’eau à volonté, accompagnant à la chambre mortuaire ses camarades personnels, tel Jules Claretie, et tous les Freycinet et les Floquet de l’époque, puis croisant ses bras maigres sur son ventre creux, et secouant sa bobine déjà blanche, comme un qui a perdu la raison d’exister. Ses compères lui serraient les deux mains avec des mines non moins désolées, et lui répétaient avec insistance : « Vous tomberez malade. Sortez un peu, allez à l’air, ménagez-vous. » Mais lui faisait « non, non » de la tête, levait les yeux au ciel, prenait à témoins ses secrétaires, Gustave Ollendorff, juif blond frisé, et Payelle, modèle des fonctionnaires, alors tout neuf, de l’océan de maux qui l’accablait.
Entre temps, il avait refusé insolemment, — toujours à l’intention des anticléricaux du onzième, — la visite du cardinal archevêque de Paris, et il préparait l’apothéose laïque, qui devait dégénérer en mascarade, de l’exposition du corps sous l’Arc-de-Triomphe. L’exploitation politique des cadavres est une tradition républicaine.
Émile Zola, désireux de mêler son nom à tout ce bruit autour d’une couche funèbre, écrivit à Georges Hugo une lettre d’une rare outrecuidance, où sonnait son « moi « comme une fanfare : « Vous saurez peut-être un jour, monsieur, que, même devant votre grand-père, j’ai réclamé les droits de la critique… » Cela se terminait, bien entendu, par « … et l’absolu triomphe du génie littéraire. » Traduction libre : « Hugo est mort enfin ; vive Zola ! » Hugo disait, au sujet de Zola : « Tant qu’il n’aura pas dépeint complètement un pot de chambre plein, il n’aura rien fait. » Ce vœu devait être comblé. La série des Rougon-Macquart renferme plusieurs de ces choses vues.
Les poètes, Mendès en tête, manifestèrent l’intention de veiller leur maître à tous. J’étais là. Outre ce juif exalté, Paul Arène, Jean Aicard, Émile Blémont et quelques autres s’installèrent sur des chaises ou dans des fauteuils, autour du lit où reposait pour toujours le grand trouveur d’images et de rythmes. Pendant une heure environ, ces disciples demeurèrent prostrés et muets. Dès l’heure suivante, ils commençaient à bavarder. En effet, quand on ne prie pas, quand on pense que tout est fini avec le souffle et le dernier battement du cœur, il est malaisé de se tourner les pouces en silence autour d’une telle aventure. La mort sans l’Église est sans grandeur. Elle a l’air un peu d’une formalité administrative, d’une opération d’arithmétique physiologique, d’une soustraction charnelle : un tel y était. Il n’y est plus. Ça fait moins un. À qui le tour ?… Mendès, à voix très basse mais très appliquée, — il avait déjà quelques absinthes ou vermouths dans le coffre, — se mit à débiter des anecdotes de sorcellerie : morts soudain réveillés et parlant, communications d’outre-tombe : « Ah ! mais voici, ah ! ah ! mon cher, qui est curieux… La même femme, dans la même robe blanche, quelques années après, apparut à Richard Wagner, tenant le même portrait à la main… Villiers de l’Isle-Adam la vit aussi. N’est-ce pas, ah ! ah ! que cela est tout à fait prodigieux ?… » Émile Blémont tendait l’oreille en pleurant. Aicard, de plus en plus rongé et fatal, se regardait regardant Hugo et comparait.
À cet instant, introduit par Lockroy, qui avait repris son faciès funèbre et branlait le chef avec conviction, apparut Léopold Hugo. Avec son grand front et ses grands yeux, il ressemblait, en doux et en timide, à son « cher oncle » trente années plus tôt. Il tenait à la main un chevalet, une toile et une boîte à couleurs. Il annonça qu’il allait faire le portrait du défunt : « Malheureusement, messieurs, ajouta-t-il d’un air peiné, je manque de coquilles d’or. De sorte que je laisserai le laurier en blanc. » Il s’installa au pied du lit, où le visage de Hugo lui apparaissait de face, et se mit à le dessiner de profil, avec une application extraordinaire. En dépit ou mieux à cause de la circonstance, une hilarité folle s’empara de tous les assistants. On se mordait les lèvres, on se tordait les doigts, on se pinçait les jambes, on se prenait la tête dans les mains, comme au cours d’une rage de dents. Candide et placide comme la lune, Léopold poursuivait son travail. Il sortait de la toile quelque chose d’effarant, un Jules César ratatiné sans nul rapport avec le « bon oncle » ; Lockroy, les mains dans ses poches, contemplait ironiquement ce chef-d’œuvre insane. L’épreuve devenait trop forte pour les diaphragmes. Un à un, les poètes se levèrent et sortirent dans l’escalier, laissant l’artiste trop inspiré en tête à tête avec son modèle.
« Si nous allions prendre quelque chose, » proposa Mendès. Il ajouta mystérieusement : « Le café en face est resté ouvert, malgré l’heure tardive ; or je n’ai aperçu aucun consommateur, ni aucun garçon. Comme c’est étrange ! »
Ce prodige, omis par Virgile parmi ceux qui annoncent la mort des héros, séduisit aussitôt Paul Arène, noctambule et soifard convaincu. Les autres suivirent le mouvement. On gagna le café, qui n’existe plus, cette partie de l’avenue d’Eylau ayant été depuis couverte de luxueux hôtels. Alors chacun put donner libre cours à un rire trop longtemps contenu. Aicard et Mendès, s’esclaffant devant une glace, rectifiaient le désordre de leurs chevelures, ainsi que deux filles de maison publique, après le départ du client : « Ah ! ma chère, ce qu’on a pu rigoler ! » Le patron, se frottant les yeux, apporta des consommations. Vers l’aube, une mouche étant entrée, attirée par les verres et les bouteilles, Mendès, de plus en plus émerveillé, prétendit que c’était une abeille, très probablement l’âme de Hugo, qui revenait au milieu de ses fils spirituels. Il était sinistrement, déplorablement saoul, livide et fétide, mais s’obstinait à déclamer des lambeaux des Châtiments et de la Légende des siècles.
Quand je lus, le surlendemain, dans les feuilles, le récit de cette nuit macabre devenue, sous la plume d’informateurs stylés, une sorte de libation platonicienne, je compris le rôle du mensonge imprimé à travers la société contemporaine.
Sur la place de l’Étoile, les deux nuits suivantes, la profanation devait être pire. Le catafalque reposait sous l’Arc, gardé par des municipaux à cheval et par des sergents de ville. L’intérieur d’un pilier avait été réservé à la famille. Lockroy, éliminant la parenté directe, notamment Georges Hugo, recevait, en habit et cravate blanche, les députés, sénateurs, conseillers municipaux et journalistes qui se bousculaient dans l’étroit escalier. Sa grande préoccupation était que Vacquerie et Meurice, au jour des funérailles et du transfert au Panthéon, ne figurassent point à part, à une place d’honneur. Il les eût voulu mêlés au reste du cortège, confondus dans la foule, car il leur portait une haine solide, dont j’ai su depuis les raisons. Il désirait surtout apparaître comme l’ordonnateur, le grand organisateur d’une cérémonie qui devait être, dans l’esprit des politiciens, le type des solennelles pompes laïques de l’avenir. On répétait : « Le peuple aime les fêtes. Il faut que la démocratie lui donne de belles fêtes. » Celle-ci, comme les autres, dégénéra en chienlit.
Je ne me rappelle plus quel était alors le préfet de police. Car je néglige volontairement, pour ces souvenirs, de consulter les documents de l’époque. Fatalement ils fausseraient les empreintes de ma mémoire. Toujours est-il que ce préfet, déconcerté sans doute par la nouveauté des circonstances, perdit la tête. Une consigne de mollesse permit aux apaches, qui s’étaient donné rendez-vous là, de mener impunément leur ignoble saturnale. Ils gobelottaient par groupes, avec leurs compagnes débraillées, à quelques pas du catafalque, sous l’œil bienveillant des gardiens de la paix. Une lie de salons, de cercles, et de cabarets de nuit s’était jointe à cette lie du ruisseau. Les messieurs et leurs dames voisinaient avec les poteaux et les gonzesses, leur passaient des bouteilles, chantaient avec eux des refrains obscènes, se disputaient, hoquetaient, s’embrassaient, vomissaient. La fraternité des grandes soirées révolutionnaires devait ressembler à cela. Les admirateurs de Hugo, écœurés, avaient abandonné la place à cette sarabande, qui fut une honte nationale.
Enfin ce fut le jour des funérailles. Il faisait un temps beau et tiède. Une première série de discours furent prononcés place de l’Étoile, avant la levée du corps. Charles Floquet, tête de basochien copiant à la fois Mirabeau et Robespierre, se carra prétentieusement dans la tribune improvisée. Son creux topo commençait par ces mots : « Sous cette voûte toute constellé..e ». L’imbécile faisait sonner les deux e de « constellée » comme au Conservatoire. Lockroy rappela, à cette occasion, la définition de Gambetta : « Floquet, un dindon qui a une plume de paon dans le derrière. » Le seul convenable fut Augier, très « grand bourgeois », de fière attitude, et lançant d’une voix formidable : « Ce n’est pas un (je ne sais plus quoi)… c’est un sacre ». Puis la musique de la garde républicaine attaqua la marche de Chopin, qui est la moins belle et la plus théâtrale de toutes les compositions symphoniques du même ordre. Lentement, derrière le corbillard des pauvres, qu’avait orgueilleusement revendiqué le poète millionnaire, l’immense défilé se mit en route. Georges Hugo, isolé, marchait en avant. Venaient ensuite pêle-mêle les amis de la famille et familiers de la maison, dont j’étais, les dignitaires du régime, ministres en exercice, poètes, écrivains, journalistes, etc. Les sociétés fermaient le cortège. Il y en avait de baroques, portant des bannières couvertes d’inscriptions grotesques, maçonniques surtout, représentant des groupes de libre-pensée de ville et de quartier. Hugo, suivant la formule grandiloquente de son testament spirituel, « refusait l’oraison de toutes les églises, mais demandait une prière à toutes les âmes ». Il eut notamment celle des Beni-Bouffe toujours, qui faisaient pour la première fois leur apparition et eurent un succès de gaieté considérable.
Non seulement la foule encombrait les trottoirs ; mais encore les fenêtres étaient garnies, sur tout le parcours, de plusieurs rangs de spectateurs. Il y avait du monde jusque sur les toits. On se montrait les gens connus : Naquet, pareil à une araignée de water-closet, carabosse et chevelu, qui marchait de biais, suspendu au bras de son fidèle Lockroy ; Pelletan sans linge, ocreux et crasseux dans une redingote noire élimée ; Claretie portant le nez en berne, combien d’autres… La tourbe des parlementaires se distinguait par cet insigne qu’ils appellent plaisamment leur « baromètre » et par leurs écharpes. Les académiciens, quelques-uns en habit vert, excitaient une curiosité amusée, car on s’imagine volontiers dans le peuple qu’ils sont plus savants que les autres. Mais on les confondait aussi avec les professeurs de Faculté, brillants dans leurs robes jaunes, bleues, rouges, ainsi que des cacatoès. Je crois bien qu’Alphonse Daudet, qui suivait à son rang, eut ce jour-là une première vision de l’Immortel. Zola avait tenu à accompagner à sa dernière demeure le chef du romantisme, puisqu’il était, lui, le chef du naturalisme, et il quêtait parmi les groupes des compliments sur sa lettre à Georges Hugo : « V’ai cru que ve devais faire cela… Hein, mon ami, hein, n’est-ce pas que j’ai eu raison ? »
Au Panthéon, les discours recommencèrent, encore plus insignifiants qu’à l’Arc de Triomphe, quelques-uns tout à fait stupides. Puis au son du très médiocre Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns, qui a eu, heureusement pour lui, des inspirations meilleures, on déposa enfin, après tant de pérégrinations, la dépouille du poète en son dernier séjour : une crypte froide, où la gloire est représentée par un écho que fait admirer le gardien. C’est ici la chambre de débarras de l’immortalité républicaine et révolutionnaire. On y gèle, même en été, et la torche symbolique au bout d’une main, qui sort de la tombe de Rousseau, a l’air d’une macabre plaisanterie, comme si l’auteur des Confessions ne parvenait pas à donner du feu à l’auteur des Misérables.
La cérémonie était achevée. Il faisait grand’soif. Nous allâmes boire au café de la Rotonde, place de l’Observatoire, mon père, Zola, Goncourt, Céard et quelques autres. C’est là que l’historien des Rougon-Macquart, après un moment de silence, tint ce propos édifiant : « Me voilà soulagé d’un grand poids. Ce vieux me gênait depuis son anniversaire, là-bas, dans sa petite maison au bout de son avenue. Maintenant il ne me gênera plus. Vous n’aviez pas cette sensation-là, vous, Daudet ? »
Alphonse Daudet, en souriant, répondit que non, qu’il n’avait pas cette sensation-là.
— Ah, f’est étrange… Comme f’est curieux, mon bon, les différences d’impressions !