Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre IV

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 82-110).

CHAPITRE IV


Le dimanche matin et le jeudi soir chez Alphonse Daudet. — Le duel Delpil. — Champrosay. — L’apparition de la France juive.



Le dimanche matin, Alphonse Daudet recevait ses confrères et les débutants qui venaient solliciter son encouragement et son appui. Il avait auprès de lui son fidèle ami et secrétaire Jules Ebner, avec lequel il s’était lié aux avant-postes, pendant le siège de Paris, et dont l’inaltérable dévouement fait partie de nos archives de famille. Ebner était une nature tranquille, lucide et droite, malaisée à entortiller dès qu’il s’agissait des intérêts de son patron. Avec cela, d’une extrême modestie et d’une égale bonté. Il ne se trompait guère dans ses sympathies et antipathies.

S’il me fallait citer tous les habitués du dimanche, un volume n’y suffirait pas. Je mentionnerai les principaux :

Abel Hermant était un des plus assidus. Il venait de publier son premier livre sur l’École normale, qui faisait un certain bruit. Il avait reçu, une fois pour toutes, de la nature, un physique qui n’a pas bougé depuis trente ans. Imaginez un petit automate lissé, verni, poli, aux traits ronds, aux yeux luisants, un petit sourire à demeure entre les longues moustaches blondes. Sa voix, précieuse et nasillarde, accentuait d’une façon comique la dernière syllabe des mots en an ou en. Il prononçait « étonnint », un « serpint », un « éléphint » et racontait, sans se presser, en « traînint » sur les finales, de longues histoires de professeurs, d’éditeurs, de directeurs de journaux, où il n’était question que de lui. J’ai vu, au cours de ma carrière, beaucoup de gens expliquer leurs caractères et leurs façons d’être, jamais avec « autint de complaisince » que ce diable de petit Hermant. Il ne manquait ni de culture, ni d’un certain petit talent sec et propret, à la manière des auteurs secondaires du XVIIIe siècle, des demi-licencieux, des demi-pervers, entre Laclos et Restif ; mais il y avait une telle disproportion entre ses moyens et son moi qu’on avait, lui présent, envie de rire. La nature peut en s’amusant fabriquer de drôles de marionnettes. Je ne croirai jamais qu’Hermant est un terrestre. C’est un petit monsieur de la lune, tombé de là-haut par une nuit froide, avec des manuscrits plein ses poches, et qui accomplit les mouvements et démarches, fait les gestes, tient les propos que commande un mécanisme d’horlogerie invisible. Que de fois j’ai cherché sa clé dans son dos, dans ses regards gelés et avides, dans ses Courpières et ses Coutras venant après ses Cruchod et ses Rambosson, dans l’atmosphère inquiète et douloureuse que dégage sa petite personnalité ! Mystère ambulant, il va, vient, entre, note — quelquefois non sans réminiscin…ce, — sort, renote, se raconte — non sans indulgin…ce, — raconte son voisin, son camarade, sa concierge, son propriétaire, son chien, son chat, en leur prêtant des aventures supposées et généralement scélérates ou voluptueuses, mais sans réalité. Il y a comme un écran interposé entre le monde et sa plume, qui voudrait tellement être cruelle et redoutée. Certains indigènes, habitant un sol malsain, trempent leurs flèches dans la terre afin de les empoisonner. Abel — nous l’appelions Bébel, par un diminutif amical, — trempe la sienne dans je ne sais quel produit, évidemment lunaire, qui la rend inoffensive, sine ictu. Des mondains, peints par lui en cambrioleurs incestueux, en revendeurs de bijoux volés, en tueurs de leurs propres enfants, etc. etc., continuent à le recevoir, ne se doutant pas une seule minute des crimes affreux, des vices antiphysiques qu’il leur a prêtés, sans nulle méchanceté d’ailleurs, simplement parce qu’il faut bien écrire et publier des « romins ».

Un seul livre d’Hermant, à l’époque où je parle, a fait scandale. Il s’appelait le Cavalier Miserey et il était, avouons-le, fort ennuyeux. Mais il eut la chance de tomber entre les mains d’un colonel plein de candeur et peut-être aussi de miséricorde, qui le fit brûler dans la cour du quartier. Ainsi fut lancé notre Bébel, à qui Alphonse Daudet dit un jour devant moi, avec une intonation paternelle, mais inoubliable : « Mon cher Hermant, quand donc me ferez-vous le plaisir de venir me voir sans avoir quelque chose à me demander ? » Le Cavalier Miserey dut à cet autodafé inespéré une vente que son auteur, en dépit de ses efforts, ne devait plus retrouver. J’ai connu un artificier qui murmurait avec mélancolie, devant sa boutique vide d’acheteurs : « Mes bombes n’éclatent pas. » Si Hermant, en un jour de franchise littéraire, nous donnait sa petite clé, peut-être la bombe enfin éclaterait-elle et encore je n’en suis pas sûr.

Hugues Le Roux, lui, était et doit être demeuré, au physique et au moral, un charmeur. Il a raconté lui-même, du vivant de mon père, avec infiniment de grâce, dans quelles circonstances émouvantes il avait rencontré Alphonse Daudet. Il possède un talent de journaliste remarquable et dont il n’a pas tiré peut-être le succès et la réputation qu’il méritait. Son défaut principal était dans une imagination verbale qui l’emportait et lui faisait construire, de toutes pièces, des histoires, d’ailleurs amusantes ou ingénieuses, auxquelles il prêtait ensuite une réalité. Il répétait volontiers : « Je suis un être compliqué. » Une dame de ma connaissance, d’infiniment d’esprit, affirme qu’on a tort de se croire « un melon bleu ». Le Roux se grisait de paroles, mais avec tant d’agrément et de bonne humeur qu’il était difficile de lui en vouloir, lorsqu’ensuite on constatait ses mirages. Après avoir maintes fois rêvé qu’il avait conquis l’Abyssinie, il a tout de même fini par faire le voyage. Je frémis en songeant aux étonnants aperçus d’histoire contemporaine et de société parisienne qu’il a dû laisser — et encore enrichis par l’interprète — dans la cervelle encapuchonnée du vieux trompe-la-mort Ménélick. Il était fait pour enchanter les longues soirées d’un grand vizir ou d’un pacha qui ne serait pas remonté aux sources, et auquel il aurait présenté comme son œuvre les Mille et une nuits, comme le fruit de son expérience toutes les découvertes scientifiques des cinquante dernières années, comme ses cousins, neveux, protégés et confidents tous les souverains d’Europe. Mais gare si ce vizir ou le pacha lui avait un jour demandé ses références ! Il y risquait sa tête, ce qui ne lui arrivera jamais, j’imagine, auprès de son directeur actuel, le puissant et débonnaire seigneur Bunau-Varilla.

Jules Lemaître venait de publier, à la Revue Bleue de Young et de Bigot, ses premiers articles de critique sur Renan et sur Georges Ohnet, qui faisaient un tapage énorme. Toute la jeunesse lettrée saluait la renaissance d’un genre et d’une objectivité qui semblaient avoir disparu avec Sainte-Beuve, la pointe brillante d’une ironie souple comme une épée. Mon père était féru de Lemaître. Dès qu’il le voyait entrer, il l’accueillait par une exclamation amicale, un rire admiratif et leurs sens du comique s’accordaient autant que leurs sérieux. À Louis-le-Grand, où les vétérans de rhétorique et de philosophie étaient nombreux, le succès de cette première série des Contemporains dépassait tout. Professeurs, maîtres d’études, élèves les savaient par cœur. Ceux qui n’ont pas été dans l’Université à ce moment ne peuvent se rendre compte de la rapidité avec laquelle le feu flamba. C’est qu’aussi le monde des lettres, assourdi par le tapage obscène de Zola, et celui des théâtres, qu’accaparaient les mélos pseudo-historiques de Sardou et les paradoxes sentimentalo-mondains de Dumas fils, avaient grand besoin d’un classificateur, d’un ordonnateur, d’un remetteur au point. La voix claire et prenante de Lemaître rappelait ses compatriotes au bon sens. C’était une cloche de grande allure. Elle rallia les gens de goût, désemparés et submergés par une production médiocre.

Lemaître fréquentait et dirigeait Le Roux, aussi indulgent qu’Alphonse Daudet, à ses fables amusantes et touchantes. Chose étrange. Le Roux n’a pas déversé, ou si vous préférez, délivré ses remarquables aptitudes d’imaginatif dans le roman. L’homme devait rester en lui plus original que l’écrivain.

À cette époque remonte aussi ma longue camaraderie avec Maurice de Fleury, aujourd’hui académicien et médecin en renom. Il venait de Bordeaux, où il avait été élève du fameux Pitres, pour achever ses études à Paris. Doué d’une intelligence remarquable, d’une mémoire étonnante et sûre, il possédait les poèmes de Leconte de Lisle, de Baudelaire ou de Hugo aussi bien que les ouvrages de Charcot ou les articles du dictionnaire Dechambre. Il aimait furieusement la musique et la littérature et apportait à tout un délicieux entrain. Des carrières diverses et les circonstances nous ont séparés, mais chaque fois que je lis son nom ou son pseudonyme de Bianchon — car il était balzacien, je vous en réponds ! — au bas d’une chronique du Figaro, j’entends nos rires et le bruit de nos discussions, psychologiques, morales, philosophiques. Quel vacarme d’idées nous menions alors, combien le monde nous semblait petit ! Paul Belon était plus sérieux, replié sur lui-même, mais le plus sûr des compagnons. Comme je passais mon baccalauréat ès sciences complet en même temps que mon ès lettres première partie, la veille de l’examen, Belon vint me trouver et me dit : « Rappelle-toi que les vapeurs de l’acide sulfurique sont rouges. C’est toujours la colle proposée à ceux que l’on soupçonne d’avoir étudié seulement dans les livres. » C’était mon cas. Devant la table fatale, Minos-Appell, Eaque-Velain et Rhadamante-Gœlzer sont assis : « Monsieur Daudet, de quelle couleur sont les vapeurs d’acide sulfurique ? — Rouges, monsieur. » Alors l’examinateur se penchant vers ses collègues : « Il les a vues » Eh bien ! non, je ne les avais pas vues, mais quelle reconnaissance à Paul Belon !

Il y a quelques mois, la fatalité des polémiques m’amena à échanger avec Paul Hervieu quatre balles de pistolet. Cela se passait au Parc-des-Princes, par une jolie matinée de juin. Tandis qu’on me tendait les armes, je me rappelais, et je suppose que Paul Hervieu se rappelait comme moi, nos premières rencontres auprès de la table de travail d’Alphonse Daudet. Il était un jeune homme distingué et charmant, un peu fermé — ce qui lui seyait — l’air volontaire, menant sa vie comme un bon cavalier sa monture. Il venait de publier chez Lemerre les Yeux verts et les yeux bleus, et ce conte étrange l’Inconnu. La sympathie qu’il dégageait n’était pas petite, car on le sentait loyal et ferme. Ni flagorneur, ni vaniteux, mais orgueilleux certes, et pas commode quand on l’agaçait. À la maison, il était un des préférés, un de ceux dont l’absence faisait toujours déconvenue. C’est pour moi un problème de comprendre comment le milieu juif, le monde officiel républicain qu’il fréquente, et certains de ses collègues académiques, dont il connaît la platitude, puisqu’il est incisif et fin comme un bistouri, ne lui soulèvent pas le cœur de dégoût. Je songeais à tout cela en le visant — car toucher d’abord est au pistolet la seule parade possible — et je me disais aussi qu’il m’eût été fort désagréable, moralement parlant, soit de le blesser, soit d’être blessé par lui.

La première pièce jouée d’Hervieu, ce furent les Paroles restent, un excellent sujet et un beau titre. Mon père, déjà malade, alla à mon bras lui serrer la main et lui réchauffer l’espoir dans les coulisses et, pendant toute la représentation, où Mme  Brandès fut magnifique, il frémissait d’un contentement mêlé de crainte. La réussite d’Hervieu lui tenait au cœur. De tels sentiments me paraissent assez rares parmi les écrivains d’aujourd’hui. Puis le théâtre, à Paris, truqué, gâté, avili par les auteurs juifs, ou des farceurs comme Rostand et d’Annunzio, oscillant entre des fadaises épicées et des brutalités sexuelles, dévié par la demande étrangère et faussé par les trucs des marchands de billets, le théâtre en 1913 n’est plus du tout ce qu’il était il y a vingt ans. Le délitement démocratique, annoncé par Maurras dans son prophétique et génial ouvrage l’Avenir de l’Intelligence, a déjà amené de sinistres résultats quant à l’art dramatique français.

Très rapidement, son roman par lettres, Peints par eux-mêmes, mit Paul Hervieu hors de pair. On a assimilé cette correspondance analytique aux Liaisons dangereuses. Il y manque la perversité et aussi la profondeur du chef-d’œuvre psychophysiologique de Laclos, mais ce n’en est pas moins, comme disait Alphonse Daudet, « un fameux bouquin ».

Je serai bref sur Marcel Prévost, qui venait de publier son Scorpion et qui était déjà ce qu’il n’a jamais cessé d’être : un marchand. Il cherchait, et il a toujours trouvé depuis, le genre de denrée romanesque qui convenait à la saison et au goût de l’acheteur. Il s’est formé ainsi une clientèle de gens qui ne s’y connaissent pas, abondante, fidèle, renouvelée même, mais incapable de lui assurer une situation littéraire. Après avoir travaillé dans l’immoral avec ses Demi-Vierges, il s’est mis dans le, moral avec les Vierges fortes, comme il aurait quitté le rayon des soieries pour celui des lainages. Son aspect est conforme à ses lancements ; sa conversation nulle ; son amabilité n’a aucun goût. Il n’est même pas mauvais confrère ; il gouverne fort courtoisement son comptoir, avec des yeux cependant aigus et amers vers ceux qu’il soupçonne d’une médiocre estime pour sa fabrication. Cette ferveur officielle, qui m’étonne chez Hervieu, me semble, chez Prévost, non seulement naturelle, mais obligatoire. Elle fait partie de son avancement normal, comme la cravate de commandeur et le fauteuil à l’Académie. La présidence de la République lui irait aussi comme un gant. Après cela, il y a les funérailles aux frais de l’État et le Panthéon. Ainsi obtient-on, de marche en marche, tous les résultats de néant.

Paul Bonnetain, disparu bien vite, victime du climat colonial et de l’opium, est surtout connu par le livre absurde, morne et d’un navrant « naturalisme » qui lui valut des poursuites judiciaires. Mais son mérite était supérieur à cette scandaleuse pétarade. C’était un grand et beau garçon, brun, solide, à type de sergent-major, dévoué, courageux et grimpant à l’assaut du succès et du journalisme avec de réelles qualités de cœur et d’esprit. Sa générosité était proverbiale. Dès qu’il avait gagné quatre sous, il offrait à dîner aux copains et les traitait magnifiquement. La recommandation de mon père et la sympathie d’Antonin Périvier lui valurent, à un moment donné, le poste envié de secrétaire de la rédaction du supplément du Figaro. Il s’y fit une moyenne de dix ennemis pour un ami, ce qui est une jolie proportion. Il adorait la littérature et la prenait fort au sérieux. Aujourd’hui où les questions essentielles sont dénudées, où tout aboutit à la politique, où l’on se bat pour la survivance du pays et du langage, et non plus seulement pour des couleurs de mots, ou des conjonctions répétées, ou des conceptions poétiques ou prosaïques, ces querelles d’antan semblent petites et les injures qu’on échangeait alors bien anodines.

C’est ainsi que, pour deux lignes désagréables dans un article bête et mou, mon père envoya ses témoins à Albert Delpit. Je me rappelle les moindres détails des pourparlers que j’écoutais comme un indien, à travers la porte, les objections de Gouvet, vieil ami de la maison, lequel estimait qu’il n’y avait pas là de quoi fouetter un chat. Je pensais : « Comme il a raison. » Mais Alphonse Daudet insistait, déclarait qu’après Delpit ce serait un autre et qu’il était indispensable d’en découdre. Bien entendu, on avait raconté à ma mère que tout était arrangé, ce qui est la façon, en cas de blessure sérieuse, d’augmenter beaucoup, par le désarroi, les chances de complications consécutives. J’étais censé tout ignorer. La rencontre avait eu lieu tard, par un jour d’été. Quel commencement de dîner, jusqu’au coup de sonnette libérateur, jusqu’à la vue de mon père sain et sauf nous annonçant que « l’autre » était légèrement blessé ! Je n’ai jamais lu une ligne d’Albert Delpit et il est bien probable que je quitterai cette terre dans la même bienfaisante ignorance. Son nom n’en demeure pas moins lié à une des plus vives douleurs de ma jeunesse.

J’ai toujours été assez farceur et même, quand les gens m’ennuyent, irrespectueux. Pourquoi avais-je surnommé Bisson, l’excellent vaudevilliste, et son inséparable Sylvane « les deux abrutis », je n’en sais plus rien. Toujours est-il que le surnom leur en demeura : « Papa, voilà tes abrutis. » Sylvane était remarquablement silencieux. Bisson bégayait. Ce devait être un optimiste, car il se lançait chaque fois dans la conversation, comme s’il était délivré de ce tic ennuyeux. À la première labiale — et ce n’est pas ce qui manque, en français ! — il devait reconnaître qu’il n’en était rien. Aussitôt il tombait dans la mélancolie et, de celle-ci, dans le mutisme. Lui et son compagnon restaient ainsi, de chaque côté de la cheminée, deux, trois heures de suite dans le cabinet paternel. Ils sont demeurés pour moi des meubles de famille et je suis toujours stupéfié que Bisson ait produit des pièces comiques. Tout, dans sa personne et son allure, présageait la déveine et le four. C’est un des très rares cas où j’ai vu l’apparence aussi mensongère que dans le conseil du fabuliste.

Paul Mariéton aussi bégayait, mais avec quel art ! Je rappelle qu’après Heredia il méritait le se…se…second prix. Alors dans l’éclat de sa jeunesse et de son enthousiasme, ce lyonnais épris de félibrige, saisi par la mort bien avant l’âge, était un des êtres les plus brillants, les plus spontanés, les plus imprévus, les plus pleins de choses que j’aie rencontrés. Il n’ignorait rien de la poésie provençale, des troubadours, des lyriques chevaleresques et platoniques de tous les pays et de tous les temps. Il était un obsédé de l’âme féminine, du charme féminin, de ce qui se dégage souvent d’exquis et de rêveur du regard d’une rouée comme de celui d’une nice. Le terme de « spiritualiste » a été horriblement galvaudé, appliqué à des dindons blêmes, en prose ou en vers, qui croient qu’une certaine chasteté verbale remplace le talent, et suppriment les corps par convenance mondaine ou en vue d’une récompense académique. Mais le spiritualisme de notre cher Pauloun était bien foncier, bien sincère. Il imaginait la vertu là où elle n’a guère l’habitude de se nicher ; il créait de toutes pièces des vierges inaccessibles ; il apportait avec lui la neige et le sommet ; il se forgeait des missions morales illusoires. Or chacune de ses aventureuses Dulcinées devenait pour lui un prétexte à poèmes charmants, à déclarations émouvantes, à une mélancolie cadencée. Il avait fait de la non-possession une sorte de règle de l’amour et il développait ce thème inactuel devant les auditoires les moins aptes à le comprendre, jusque dans les brasseries du Quartier latin et dans les cabarets de Montmartre. D’où étonnement, puis joie, puis bâillement des jeunes tigresses auxquelles il servait, parmi cent madrigaux, cette pâle nourriture, ce blanc-manger.

Il avait une façon bien à lui de remiser les imbéciles et les raseurs, les gens à aparté et à embrasures de portes ou de fenêtres, qui font les importants dans les salons.

— E…excu…cusez-moi, cher ami. Ma ca…calvitie prend un rhume.

En effet, chauve de bonne heure, il promenait avec un effroi simulé sa main dodue sur son crâne luisant. Ou encore il désignait le fâcheux d’un doigt sévère et lui récitait cet exemple de grammaire allemande : « Le bœuf, der Ochs ; la vache, die Kuhe ; ferme la porte, die Thûre zu. » Parfois il s’écartait d’un pas et s’écriait, montrant son interlocuteur ahuri : « Regardez-le… en train de se transformer en p…pomme de terre à la bé…béchamel… », puis, feignant tout aussitôt de s’étonner de son propre bégaiement : « Qu’est-ce qui… qui… fait ça ? C’est moi ? » Quand ses victimes se piquaient ou se fâchaient, la scène devenait d’un comique inénarrable. Pauloun pivotait deux ou trois fois sur ses talons et déclarait, avec l’accent lyonnais des mères qui mouchent leurs gosses : « Oh ! le petit belin, le voilà qui va se mécontentasser ! » Le dictionnaire d’argot de Lyon par Clair Tisseur, les farces du célèbre Gnafron n’avaient pas de secret pour lui. Peu lui importait que sa victime fût anglaise, allemande, norvégienne ou américaine, un personnage considérable, un académicien, un duc, eût ou non la moindre notion des blagues ou coq-à-l’âne qu’il lui décochait… Au contraire, le vrai mérite, le talent modeste étaient vantés et célébrés infatigablement par lui, même s’il s’agissait d’auteurs fort éloignés de son esthétique. Il possédait en musique, en peinture, en bibelots, en poésie, ce don merveilleux du goût, qui complétait chez lui une science très sûre, une vaste érudition.

Au temps dont je parle, Mariéton publiait une Revue félibréenne, dont la collection sera un jour précieuse et est déjà rare. Seulement, comme il était fort répandu et s’éparpillait en de multiples besognes, l’apparition de ce périodique était variable. Les abonnés demeuraient quelquefois trois mois sans recevoir leur numéro mensuel. Quand ils se plaignaient, Mr  le Directeur leur répondait : « Vous n’avez qu’à re.....relire trois fois ce nu…numéro-ci. » Il concluait avec hauteur : « La Revue fé...libréenne n’est pas celle de…de des Deux Mondes… Je ne m’appelle pas Bu…Buloz. »

À chaque instant, par jeu sublime, il citait un éclair de Dante, une strophe de Pétrarque, un vers de Virgile, de Pétrone, de Shakespeare, de Racine, sans aucune affectation, comme un simple prolongement de la causerie. Il faisait aussi le geste de l’attraper au vol, ainsi qu’un papillon, et de l’offrir à sa voisine. La Renaissance était son époque de prédilection et il avait l’air d’être un exilé de ce siècle fastueux, héroïque et railleur. Son attachement à Mistral et au mistralisme était comparable à une fièvre lucide qui ne le quittait pas ; le régionalisme, la décentralisation avaient en lui un ardent champion. Mais vers 1889, les Parisiens, quand on leur parlait de ces choses, ouvraient de grands yeux et accordaient tout de suite tout ce que l’on voulait, afin d’éviter là-dessus les explications. J’ai dit que c’était l’ère de l’aveuglement politique.

Plusieurs des habitués du dimanche matin se retrouvaient chez Alphonse Daudet le jeudi soir, soit à Paris, soit à Champrosay.

À Paris, nous avons habité successivement 24, rue Pavée au Marais, 18, place des Vosges, 3, avenue de l’Observatoire, et 41, rue de l’Université, où mon père est mort le 16 décembre 1897.

À Champrosay, — station de Ris-Orangis, — nous avons habité d’abord à l’extrémité du village, du côté de Corbeil, le pavillon avec atelier d’Eugène Delacroix, puis la grande maison blanche qui se dresse encore aujourd’hui en haut de la côte, finalement une vaste villa contiguë à l’église et descendant, par des étages de pelouses et de prairies, jusqu’à la Seine. Il est bien peu d’écrivains ou d’artistes ou de journalistes, ayant atteint ou dépassé la quarantaine, qui ne soient venus au moins une fois à Champrosay. Aussi me garderai-je de tenter une énumération complète. Il me suffit de fermer les yeux pour voir, sur l’écran du souvenir, passer quelques visages familiers, qui ne m’étaient pas tous également chers.

En première ligne, le vieux et bon Nadar, — presque inconnu sous son véritable nom de Tournachon, — notre voisin de l’Ermitage, en pleine forêt de Sénart. Qui nous aurait dit que ce bois paisible, où l’on allait goûter en famille et déjeuner sur l’herbe, redeviendrait un repaire de bandits comme au temps du Courrier de Lyon ! L’Ermitage lui-même consistait en un semblant de ruine recouverte par un cabaret et un peu plus loin, par le vaste chalet de Nadar, de sa femme et de sa smalah, invités, bohèmes, serviteurs et parasites des deux sexes, ânes, chevaux, oiseaux, chiens et chats. Imberbe et moustachu, habituellement vêtu d’une vareuse rouge, roux de cheveux, puis roux mêlé de blanc, puis entièrement blanc, haut et solide, puis voûté légèrement, d’une gaieté perpétuelle, babillarde et communicative, le chroniqueur-ascensionniste-photographe était un de ces robustes témoins de trois générations qui deviennent de plus en plus rares. Il avait beaucoup usé et abusé de la vie, rendu sa noble compagne bien malheureuse, et il en avait un satané remords, et il ne perdait pas une occasion de se frapper la poitrine à ce sujet, sans cesser pour cela de suivre une fantaisie qui avait été débridée, et qui demeurait vagabonde.

Lui aussi, tel Bergerat, avec plus de bonhomie et de verve, déformait les noms à plaisir. Mon père était son vieux Dauduche. J’étais le petit Dauduchon. Il disait affectueusement « mon Goncourt, mon Flaubert, mon Baudelaire », et pour exprimer son admiration vis-à-vis d’un homme du passé, de son passé : « Ah ! c’était quelque chose de gentil et de bien ! » Les histoires qu’il racontait étaient toujours courtes et significatives. Il ne rabâchait pas. Quand il m’emmenait en forêt à la recherche des champignons, notamment des cèpes ou bolets, il était intarissable sur ses camarades de jadis, hommes et femmes, et nettoyant ses trouvailles d’un raclement rapide de son couteau de poche, il soupirait : « Quelle merveille, ce pauvre Flourens !… Si tu avais connu cette crème de Gautier… Tiens, vois-tu, Dauduchon, celui-là est vénéneux en diable. Il ne faudrait le faire manger ni à un chien, ni même à un conservateur. »

Car, étant de tempérament combatif, il avait horreur des conservateurs de l’Assemblée Nationale, dont il multipliait cependant les binettes à favoris et à crânes lisses, à perruques, ou à chevelures bien peignées, dans ses célèbres ateliers. Il possédait des passions politiques très vives et il affichait un anticléricalisme démodé, au sujet duquel on le plaisantait ferme. Son type de prédilection était Clemenceau. Vers la fin de sa vie, alors qu’il vivait en ermite dans le quartier des Champs-Élysées auprès de sa femme impotente, soignée par lui avec un admirable dévouement, il m’adressait de petits billets : « On me dit que tu es devenu méchant. Moi je ne lis pas tes articles, parce que tu dis du mal de Clemenceau, qui est bon. » Il eût été bien vain d’essayer de lui expliquer que le Clemenceau de la politique n’était pas du tout le même que son charitable et sarcastique visiteur. Puis comment lui faire grief de sa fidélité à ses convictions et à ses amitiés ?

Très respectueux de la jeunesse, Nadar ne commença à me parler des « petites dames », comme il disait, que lorsque je fus un carabin. Pendant nos courses à travers les taillis des Uzelles ou devant le vermouth gommé de l’Ermitage, il m’expliquait : 1° que c’était la chose la plus importante de l’existence, que le reste était fumée ; 2° qu’un homme marié, comme lui, à une femme angélique et dévouée, est le dernier des misérables de la tromper avec des coquines : « Ton papa t’expliquera ça encore mieux que moi, mon Dauduchon. Rappelle-toi, quand tu auras mon âge, qu’il ne faut pas imiter le bonhomme Nadar. » Cinq minutes après, il tirait de sa poche un paquet de lettres, les dépliait avec des mains tremblantes : « Voilà ce qu’elle m’écrit… des pages et des pages… Elle n’a que 25 ans… Hein, quel vieux fou !… »

— Mais non tu n’es pas fou, — il voulait à tout prix être tutoyé par moi, malgré la différence d’âge, — seulement tu n’as pas l’esprit scientifique. » Je confondais alors l’esprit scientifique et la sagesse, et il me semblait que la lecture de Claude Bernard mettait à l’abri de toutes les sottises. Lui riait de bon cœur : « J’ai connu un tel, — ici un nom de savant connu — quelle merveille !… Si tu crois qu’il ne faisait pas ses fredaines. Les médecins, les sculpteurs, les photographes et les doucheurs, il n’y a pas plus débauché. N’empêche que tu as raison, et qu’avec les cheveux blancs, il faut se ranger, sous peine de n’être plus qu’un dégoûtant. »

Il y a beaucoup de Nadar dans le Caoudal de Sapho.

Une dizaine d’années avant sa fin, l’excellent homme s’imagina qu’il précéderait sa femme au tombeau, et que celle-ci serait abandonnée. Cette crainte le dévorait. D’où une série d’instructions touchantes, couchées par écrit sur une grande feuille de papier, dont il me donnait solennellement lecture. Il m’apparut qu’il se grossissait les difficultés de la vie, lesquelles ne s’arrangent pas toujours, en dépit de Capus, mais se tassent assez souvent. La faulx du Temps émousse les pointes des querelles et les dépassants aigus des caractères. Le dernier souvenir que j’aie reçu de mon vieil ami, ce fut, en janvier 1907, une photographie de son « Panthéon Nadar », où défile, en plusieurs anneaux, le long serpent de ses modèles, illustres ou notoires, grosses têtes sur des petits corps, en marche vers l’immortalité. Il n’est rien de plus mélancolique. Quand je la regarde, j’entends la voix brûlée et ardente du chercheur de champignons, je distingue sa figure large et pâle, aux rides profondes, les plis de son cou sur sa chemise molle, ses doigts frémissants et tachetés de roux, qui tripotent des billets amoureux.

Les repas du jeudi soir à Champrosay avaient une liberté, une cordialité plus ouverte et plus expansive que ceux de Paris. D’abord on ne connaissait jamais à l’avance le nombre des convives. Quelquefois ma mère, attendant une demi-douzaine d’hôtes, en voyait arriver une vingtaine. Ensuite des voisins comme Drumont, qui habitait Soisy, Larroumet qui habitait Villecresnes, Coppée, qui villégiaturait à Mandres, ou Frédéric Masson, logé chez M. Cottin, son beau-père, dans la maison proche de la nôtre, venaient grossir la foule des dîneurs. C’était fort amusant. Le maître de maison, laissant là sa page en train, surmontant ses douleurs coutumières, sa petite pipe à la main, une couverture sur les genoux par les soirs frais d’automne, accueillait chacun d’un mot affectueux, entrait dans les préoccupations de celui-ci, de celui-là, détournait les sujets dangereux. Coppée l’aidait de son mieux, debout et roulant une cigarette auprès de sa sœur. Mlle  Annette, qui avait ses yeux malicieux et un peu de sa voix mordante, tempérée par une bonté infinie. Jamais poète ne fut plus sincèrement et profondément citadin, plus indifférent aux choses de la campagne, aux horizons de prairies, de bois ou d’eau ; et l’on devinait, à travers ses roses de Mandres, sa nostalgie du Luxembourg et du café de Fleurus. Il jurait que jusqu’à l’âge de dix-huit ans, il avait cru que les pommes de terre poussaient par petits segments durs et dorés, par « frites », et qu’il ne savait pas reconnaître une jeune asperge d’un plant de haricots. Il taquinait Drumont sur son amour de la nature, qu’il prétendait puisé dans les livres, alors qu’au contraire l’illustre polémiste a toujours adoré pour de bon les champs et la solitude.

— Voyons, Drrrumont, ne me racontez pas que vous connaissez les choses de la terre. Les Parisiens de notre temps arrivaient à leur majorité sans avoir vu d’herbe ailleurs que sur les talus des fortifs… Allons, oui, avouez-le, Drrrumont.

L’auteur de Mon vieux Paris riait de bon cœur, tapotant ses bottes brillantes du bout de sa cravache. Car alors il montait quotidiennement à cheval et venait chez nous, à travers Sénart, par le chemin des écoliers, ainsi qu’il l’a raconté poétiquement dans sa Dernière bataille. Il m’est arrivé, par la nuit tombante de le devancer sur la route de son retour à Soisy et de simuler contre lui une attaque nocturne au cri de « Vivent les juifs ». Mais chacun sait qu’il ne se déconcerte pas aisément et que la peur et lui ne sont pas nés le même jour.

Gustave Larroumet a aujourd’hui son médaillon encastré dans la paroi de la Comédie-Française, et cet honneur intriguera les générations à venir. Elles se demanderont qui était cet illustre citoyen et ce qu’il a fait pour la Maison de Molière. Il a été directeur des Beaux-Arts et critique médiocre, bon républicain, je veux dire solidement attaché au budget, et sans venin. Il possédait un fort accent des bords de la Garonne, riait en montrant toutes ses dents et ses gencives et assujettissait son lorgnon. Je ne me rappelle pas sans remords que j’ai été involontairement cause de la maladie qui l’emporta. Nous dînions gaiement dans la grande salle chez Foyot, par un soir de septembre, Paul Mariéton, deux actrices connues et moi-même, quand arriva notre Larroumet, aussitôt assis, empressé, galant et enfilant des « anédotes » en même temps que les coupes de Champagne. Ensuite il voulut à toutes forces nous rendre la politesse au bois de Boulogne, où il avala un verre de whisky pur, prétendant devant notre effroi « qu’il avait bien l’habitude ». Il l’avait si peu, le pauvre, qu’il prenait, au retour, sous la lune fraîche, l’obélisque pour un factionnaire, et la Chambre des Députés pour sa guérite. Arrivé chez lui quai Conti, il ne voulait plus sonner à sa porte, mais prétendait finir ses jours en notre compagnie, ce qui nous aurait bien gênés tous. Ce fut un soupir de soulagement quand il eut refermé l’huis, derrière lequel on entendit les tâtonnements de son pas incertain. Mais quelques jours après, on apprit qu’il s’était alité avec une mauvaise laryngite. À quoi tient la destinée ! Si Larroumet était resté chez lui ce soir-là, il continuerait peut-être à rédiger le feuilleton dramatique du Temps ce qui ne ferait pas l’affaire de son distingué successeur Adolphe Brisson… « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court… » a dit Pascal.

Quant à Masson, il commençait seulement à publier ses premiers ouvrages napoléoniens. C’était la grande vogue de Madame Sans-Gêne, des Mémoires de Marbot, et il n’était pas encore question de l’Académie pour le gendre de M. Cottin, notre aimable voisin, ancien sous-secrétaire d’État du second Empire. Ex-secrétaire lui-même du gros, jovial et perfide Plonplon, ce démocrate anticlérical ami de Sainte-Beuve, l’ennemi sournois mais acharné des Tuileries, conseiller écouté du lamentable Victor Napoléon, héritier des nuées paternelles, intime de la princesse Mathilde, de Popelin et de tous les débris officiels de l’aventure qui se termina à Sedan, Frédéric Masson ne manquait déjà ni d’une certaine hargne savoureuse, ni d’énervement. C’était un bœuf de travail, aux joues roses, moustachu, aux cheveux à peine grisonnants, qui se promenait à grands pas, les mains dans ses poches, reniflant, pestant et contant des histoires presque toujours atroces ou scandaleuses. Car il a l’imagination tragique. On percevait des bribes violentes : « Imaginez que cet affreux Freycinet… Je lui dis : madame ! vous êtes une drôlesse… le général était mort de colère, après avoir trahi non seulement la France, mais Sa Majesté l’Empereur et Roi. » Car Masson désigne toujours sa victime en trente tomes, feu Bonaparte, par ces mots « Sa Majesté l’Empereur et Roi », de même qu’il appelle volontiers les royalistes « les royaux ». En ce temps-là on débrouillait mal son caractère ; on s’accordait à le trouver quinteux, mais original, et la besogne énorme à laquelle il s’était attelé n’avait pas encore pris ce caractère de graphomanie calomnieuse et surtout misogyne, qui a absorbé chez lui le scrupule historique. L’infortuné a vidé dans la biographie impériale, comme dans un déversoir indéfiniment extensible, ses rancunes, ses blessures, ses querelles, ses noirs soupçons, sa bile, sa salive, tous les acres jus, toutes les ptomaïnes de sa personne irritable et surchauffée. Son œuvre est liée à sa digestion, et aux mouvements de ses humeurs. Il s’est servi du conquérant corse comme d’une massue pour assommer, sous des allusions rétrospectives, tous ses ennemis personnels et les transformations de l’éternelle Circé.

Cousin par alliance des Goncourt, Masson appelait Edmond de Goncourt « Monsieur Edmond ». Quand il sortait des considérations historiques et de sa napoléonomanie, c’était soit pour évoquer le masque, proconsulaire mais empâté, de son cher Plonplon, soit pour exposer des recettes culinaires, dont il a toujours été abondamment pourvu. On l’a défini assez justement : un anthropophage qui sait manger. Les membres de sa famille se repassent à leur lit de mort, avec leurs suprêmes recommandations, la recette d’un certain vinaigre, qui est paraît-il, une pure merveille.

Pour connaître à fond ce curieux personnage, il faut l’avoir vu chez lui, rue de la Baume, faisant les honneurs de son musée. Depuis trente ans, il collectionne tous les bibelots concernant le premier Empire et Lui, le petit caporal, le Tondu, sous les costumes les plus divers, depuis la redingote grise jusqu’au complet de toile de Sainte-Hélène. Depuis trente ans, avec un soin maniaque et qui lui a fait au front une demi-douzaine d’ornières parallèles, Frédéric Masson range, étiquette, époussette, déplace, recolle cinq ou six milliers de petites effigies du Premier Consul et de l’Empereur, en forme de tabatières, éventails, encriers, pinces à sucre, porte-plume, lorgnettes de théâtre et chenets de cheminée. Malheur au domestique imprudent qui laisse choir un petit chapeau de bronze ou écorne un petit pan de la petite redingote historique ! Il disparaît aussitôt dans un tourbillon d’imprécations. Chaque fois qu’il reçoit un visiteur, autochtone saisi de respect ou étranger avide de connaissances, Masson l’empoigne solidement par le bras, au sortir de table, tout chaud encore du fameux vinaigre, et le traîne dans la vaste galerie où est disposée, sur des étagères ad hoc, et sous vitrines, la collection. Il ne fait pas grâce d’une seule pièce au malheureux tombé entre ses pattes. À quelques numéros plus rares est jointe une anecdote stéréotypée, que le maître de maison répète sans y changer un seul mot, tel le cicérone dans le musée. J’ai vu des vieillards, cependant bien intentionnés, demander grâce sur leurs jambes flageolantes. Des dames ont failli s’évanouir. Sans tenir compte de leur lassitude, l’implacable napoléonomane poursuivait ses démonstrations.

Au plein air, il est moins redoutable. Je n’ai jamais été à Asnières-sur-Oise, où Masson remplissait avec ponctualité les fonctions de maire napoléonien ; il y convoquait régulièrement Coppée, qui se montrait enchanté du vinaigre ; en revanche j’ai vu le monstre en liberté au restaurant du Vieux Garçon, à Morsang-sur-Seine, où la matelote n’était pas négligeable, où le gigot aux haricots était conçu et exécuté suivant les règles. Il n’y avait pas encore d’automobiles. On se rendait là en plusieurs voitures et souvent Drumont nous rejoignait à cheval. Les compagnons de Masson subissaient bien entendu Marmont, Marbot, Ney, Moreau, Pichegru, Malet, puis Persigny, Le Flô, Trochu, Morny et le reste ; mais la vue des coteaux de la Seine, délicieux surtout en automne, distrayait de ces impérialeries et l’on savait qu’au Vieux Garçon on ne servirait pas la soupe à l’aigle. Mon père possédait au plus haut point l’art de couper, « le cutting art », et de rendre à l’humain une conversation trop historique ; Edmond de Goncourt, « Monsieur Edmond », tirait la causerie sur la littérature. De sorte que les choses s’arrangeaient. Enfin Masson n’était pas encore de l’Académie et ses manies n’étaient pas immortelles, ne calaient pas les pieds de son fauteuil. Je tremble en songeant à l’importance qu’elles doivent avoir prise maintenant, aux malheureux qui les subissent sans piper, en croyant que c’est ça la vie.

Au fond, en dépit de Sardou, de Masson, des mémoires, un grand voile d’ennui flotte sur le premier comme sur le second Empire. La Révolution est intéressante. On ne se lasse pas de l’étudier. Napoléon premier, malgré toute sa gloire et ses malheurs, est poussiéreux, et Napoléon III, par son effroyable sottise, est irritant. Le flot de sang du premier charrie un flot de gaffes devenues évidentes, d’héroïsme inutile. C’est un gâchis rouge et or. Le second, c’est l’incapacité qui se croit philosophique, c’est la défaite en cinq leçons et le morcellement du territoire par axiomes et principes. La politique de la Convention avait une figure tragique et tendue, mais une figure. La politique impériale est néant, tantôt frénésie vaine, tantôt méconnaissance des hommes et de la physique des constitutions. La démonstration de cette vérité est faite, pour le premier Empire, par Masson, pour le second par Émile Ollivier. Ces deux types, le quinteux et le « moitrinaire », ont entre eux d’étranges ressemblances. Le premier modèle les chevauchées à travers l’Europe et les intrigues de la Malmaison ou des Tuileries sur le flux et le reflux de son pancréas. Le second confronte nos défaites à la forme de son nez ou à la coupe de ses cheveux. Il semble que Waterloo ait eu lieu pour fournir de la copie à Frédéric et Sedan pour en fournir à Émile. Nos désastres ont abouti à ces incontinents.

Dieu merci, à l’heure où j’écris, nous en avons fini avec la napoléonomanie. Il n’y a rien de plus morne et de plus laid, rien de plus incapable de relever les courages ou de susciter les dévouements. C’est affaire d’acteurs et de scribes échauffés.

La musique avait ses soirs à Champrosay. Léon Pillant, auteur d’Instruments et musiciens, imagination poétique, rêveuse et charmante, puis Maurice Rollinat, puis Holmès y firent — comme disait ce pauvre Armand Gouzien — « vibrer le bois sonore ».

Maurice Rollinat était un mélange de rustique et de baudelairien. De beaux yeux ardents, de longs cheveux, une saine curiosité des choses de la campagne, une malsaine curiosité du morbide, qui finit, hélas ! par l’emporter, une gesticulation frénétique, une éloquence souvent admirable, un feu qui brûle son porteur, une mémoire de jeune dieu… ainsi apparaissait-il à ses contemporains, l’auteur des Névroses et de ces poèmes de la Creuse, où revient par endroits l’accent de La Fontaine. Il était impossible de ne pas l’aimer. Au piano il devenait irrésistible, rejetant sa crinière en arrière, reniflant avec force, puis lançant d’une voix déchirante ses appels aux morts champêtres et montmartrois, à la buveuse d’absinthe, au convoi dans le brouillard, à la « tarentule du chaos », à « l’idiot vagabond qui charme les vipères », puis s’apaisant aux langueurs de la malabaraise… « on dirait un serpent qui danse, au bout d’un bâton ». Il était tout rythme et fièvre de sons mêlés aux mots. Et quel conteur ! « Seul, je suis, seul dans ma petite maison. Aucun bruit dehors, sauf qu’il pleut. De mes trois chiens assis sur leurs derrières, pardon, mesdames, le premier, le plus près de la porte, a fait brrrrrrrrrr ; le second, devant la cheminée, a fait mrrrrrrr ; le troisième, entre mes jambes, a fait grrrrrr… La lampe baisse… Il y a certainement un fantôme derrière l’huis. Mais entrera-t-il ? Tout est là. » Rollinat accentuait le… t-il, jusqu’à vous donner la chair de poule. Il disait d’une pensée de Pascal… « Je la fourre dans ma valise et je m’en vais… le voyageur ! » arpentant déjà le salon comme une route aux environs de Fresselines. Il excellait à capter les bruits mystérieux du vent sur la plaine ou sous la porte, le chant du hibou ou du grillon. Il reproduisait, d’un zig zag du doigt, la détente soudaine de la vipère. Il confessait, en termes inoubliables, le contemplatif qu’il était huit mois de l’année. Au milieu de ses fantaisies et démoneries, il était demeuré un être simple et bon, d’une cordialité juvénile, possédant le sens de la gaieté et même de la farce.

Il n’était pas sans analogie de caractère et même de singularité avec Pierre Loti, le plus séduisant et aussi le plus agaçant des humains, naïf et compliqué, tout en contradictions et en contrastes. Il est petit, ce qui le désole, sauvé de la laideur par deux yeux d’une eau magnifique, où passent des paysages, des rêves, des soupçons et des reproches. C’est le physique d’un grand absorbant, dont le frisson va jusqu’au génie, toujours en partance soit pour la Chine, soit pour l’Océanie, soit pour le songe intérieur, mais rempli d’enfantillages, d’inventions bébêtes et d’une susceptibilité de fourmi rouge. Les années paires, vous êtes aux yeux de Loti un brave et cher garçon, un camarade de tout repos. Les années impaires, et sans le vouloir, vous lui avez fait de la peine, et il boude, et il vous considère comme un méchant, un vilain, avec qui on ne jouera plus. Son ignorance réelle des caractères et des tempéraments est égale à son ignorance, à moitié feinte, des ouvrages d’autrui et des circonstances. Généralement les hommes de son importance et de son rang intellectuel sont gainés dans l’existence, y ont leur place, leurs aises, leurs contacts. Lui ne tient pas dans sa gloire. Elle est tantôt trop grande, tantôt trop étroite pour ses dimensions et il y apparaît comme gêné. Il s’attache à des minuties, à des vétilles, il rumine des propos insignifiants, où il voit des manquements graves. Il est fidèle au souvenir de la façon la plus touchante, puis il vous prend en grippe tout à coup, pour un éternuement ou un sourire. Sa timidité frotte contre son orgueil jusqu’à produire des étincelles. Il aime le mystère rocambolesque, prend des noms supposés pour aller acheter un petit pain ou essayer un chapeau ; il a le sens du comique, de l’ironie, éclate de rire, se tait soudain, tombe dans une mélancolie profonde, s’embarque, disparaît, plonge, reparaît et se plaint de votre silence. La foule de ses personnages intérieurs est considérable. Je note un poète admirable non seulement du langage, mais de l’émanation du langage, de l’indicible, de l’aura, un nomade, moitié chevalier errant, moitié marin, et aussi, hélas ! une concierge, accueillant sur son locataire tous les racontars de la fruitière. Sa crédulité est aussi vaste que ses périples. Il prend Jean Aicard pour un écrivain, les Turcs pour des anges de douceur et de mansuétude ; et il expose son erreur d’une petite voix blanche, pressée, sans timbre, une voix de somnambule. Ce qui dort en lui est encore bien plus considérable et remarquable, à mon avis, que ce qui paraît éveillé, et je ne suis pas loin de le considérer comme la victime de quelque méchant magicien. Mais quel est le mot, quelle est l’épreuve qui le délivrera de son déguisement ?

J’ajoute que mes restrictions n’ont jamais été partagées autour de moi. Mon père chérissait Loti et quiconque plaisantait Loti se faisait aussitôt rembarrer cruellement. Chaque retour de Loti lui était une joie, chaque départ une tristesse. Il le traitait en frère cadet, auquel il communiquait son expérience. La lettre par laquelle Loti se présentait à l’Académie a été écrite sur un coin de la table d’Alphonse Daudet, qui n’en voulait pas pour lui-même, mais n’en dégoûtait pas les autres. À l’abri de cette affection, Loti était d’un parfait naturel et quelquefois d’un enjouement délicieux. C’est un de ces hypersensitifs, chez qui le moindre trait fait fêlure et cassure, un verre rarissime que brise, à cent mètres de distance, une fausse note sur un violon.

Ceci me rappelle qu’il est musicien et capable de restituer un paysage avec un air, comme il le fait avec une odeur. La sensation est aussi vive et tenace chez lui que chez d’autres l’image ou l’idée. Mais la grande corde douloureuse tendue sous tous ses livres, du nostalgique Mon Frère Yves à la sublime entre-lueur de Fantôme d’Orient, la dominante lyrique, c’est le thème de la disparition, de l’oubli, de la mort. Il n’en a jamais pris, il n’en prendra jamais son parti. Il est né écorché par le glissement des heures. Son sablier chante désespérément. Les humains peuvent se ranger, hommes et femmes, en deux catégories : ceux qui ont accepté en une fois de rencontrer le bonhomme le Temps, sa faulx sur l’épaule, dans le chemin creux, et ceux qui ne l’ont pas accepté. Pierre Loti appartient au dernier groupe. Il meurt, à chaque journée, du chagrin de vieillir.

Augusta Holmès, qui avait dû être si belle, venait à Champrosay, accompagnée de son vieux et fidèle ami Glaser, qui l’admirait respectueusement et l’appelait « la Déesse ». Elle chantait avec emportement, d’une voix profonde et déchirante, ses pathétiques compositions légendaires ou irlandaises. Elle chantait toutes baies ouvertes en été, sans souci d’érailler son « diamant » ; et son style bien à elle, captivant, dominateur, donnait l’impression de la Sirène. Eheu fuge sirenarum cantus, fuge littus avarum. Ses expériences, ses désillusions, les amertumes et les ardeurs de son existence, passaient par son contralto dramatique, mêlées aux plaintes lointaines des noyés, aux sifflements de la tempête. Le démon de Bayreuth l’avait marquée de son empreinte, mais en lui laissant son originalité d’océanide, de fille véhémente de l’air et de l’eau. Quand elle se taisait, les ondes sonores mettaient quelques minutes à s’apaiser. Elle se retournait, souriant de ses traits réguliers, empâtés, implacables, et laissait sur le piano une main, belle encore, où brillait une pierre glauque. Alors on entendait un bruit bizarre, qui tenait du gloussement et du hennissement. Le papa Glaser manifestait ainsi son enthousiasme.

Voici, entre cent, un dîner de Champrosay, demeuré intact dans mon souvenir. Autour de la table : Émile Zola, en pleine phase d’amaigrissement, et qui venait de découvrir à la fois la jeunesse, la grande passion morale et physique — il ne disait plus : je suis un chafte, — et la musique dans la personne de son sosie Alfred Bruneau ; Georges Rodenbach, visage très fin, pâle et mélancolique sous une broussaille de cheveux blonds, parole ardente, imagée, un peu nasillarde par moments ; le peintre américain Whistler, tête de diable sympathique, petite mèche blanche jetée comme une plume de cygne au milieu de cheveux demeurés noirs, voix de fausset à éclats soudains, du plus comique effet ; son beau-frère Whibley, critique aigu, anglais placide et railleur assez semblable à un quartier de fromage de chester, mais quel chester !… Edmond de Goncourt, agacé par la présence de Zola, qui lui rebroussait toutes ses houppes nerveuses ; Mme  Dardoize, familière de la maison, personne lettrée, originale, spirituelle, d’un commerce très agréable, que ces messieurs taquinaient volontiers pour sa distraction légendaire ; Marcel Schwob, juif érudit, laid, gras, attirant, d’une culture encyclopédique, alors mon camarade et que le naturalisme et Zola — c’était avant l’affaire Dreyfus — irritaient et dégoûtaient vivement ; mes parents, mon frère Lucien Daudet, et moi-même.

Zola, désireux d’épater Whistler, qu’il rencontrait pour la première fois, commença d’exposer ses idées orchestrales et symphoniques, assez comparables aux fameuses pensées d’un emballeur. À l’entendre, Bruneau, saisissant la musique d’une main vigoureuse, allait l’arracher à la hideuse convention, « au ronron de Mozart et des autres », et faire d’elle « la grande traductrice de la vie en général, de l’amour et de la haine fondus dans le tumulte univerfel. » En vain Rodenbach, soutenu par Schwob et par moi, faisait-il observer au philosophe sommaire de Médan que la reproduction servile de la nature sonore serait quelque chose d’assez maussade et inférieur. Zola se montait, s’exaltait et finissait, presque par se fâcher. Nous autres, « la veuneffe », habitués fanatiques des concerts Lamoureux et wagnériens éperdus, pouffions de rire dans nos serviettes à l’idée que Bruneau, à la silhouette famélique, allait dégoter le Crépuscule des Dieux avec l’Attaque du moulin, et Tristan et Yseult avec le Rêve. Whistler criait de sa voix aiguë, en montrant Zola hérissé : « Oui, oui, quand il monte en chemin de fer, il veut que ce Brouneau décrive son bagage avec un violon. Oui, c’est cela ». Goncourt haussait les épaules. Après le dîner, Zola marmonnait entre ses dents, tout en s’ébouillantant avec sa tasse de thé qu’il lui fallait très fort et très chaud : « Ces Américains sont extraordinaires, mon ami… Celui-ci a quelque chose de fatanique… » De son côté, Whibley me déclarait confidentiellement : « Mossié Zola, pour dire toutes ces belles choses, devrait avoir le nez peint en noar, comme un mineur… Il nous a fait la classe du soar. » Rien de plus exact. Rodenbach exprimait la même pensée en ajoutant : « Il nous prend pour des gens en blouse. »

Ce soir-là, dans le train de retour, l’auteur de Germinal était tellement nerveux qu’il s’amusa à dévisser, en riant très fort, toutes les plaques du compartiment. Cette gaminerie signifiait sans doute qu’il nous considérait tous, nous les contempteurs de Bruneau, comme de pauvres gosses, et qu’il nous offrait des distractions à notre taille. En même temps, il jouait les « veunes ». Quel singulier et matois Italien, sous ses dehors de bon garçon !

Vers cette époque, une dizaine d’années avant l’affaire Dreyfus, le naturalisme se décollait ferme. Dans les premières pages de Là-Bas, Huysmans qui, de longue date, en avait assez de Médan et de ses soirées, rompit carrément les amarres avec le « ponton » et « son vocabulaire », cependant qu’Henri Céard, la tête la plus solide du groupe, tirait de son côté, et écrivait pour le théâtre et le roman, dans une formule indépendante, fort éloignée de celle du prétendu maître. Dans le même temps, paraissait au Figaro un manifeste antizoliste, connu dans l’histoire anecdotique littéraire sous le nom de « manifeste des cinq », et signé de cinq écrivains de la génération montante, qui se séparaient violemment de l’auteur des Rougon-Macquart, et dénonçaient la trivialité de son esthétique. À la suite de quoi, un illettré aux pieds de plomb, du nom d’Henri Bauer, — colosse qui avait l’air d’un portrait de Dumas père, dessiné par un sergent de ville, — et qui pontifiait à l’Écho de Paris, écrivit un article des plus comiques, pataud et courroucé, où il interpellait successivement mon père, Maupassant — « est-ce toi, Guy ? » — et quelques autres leur demandant lequel avait monté la tête aux cinq et provoqué ce mouvement de révolte. Il finissait, dans une phrase où il était question « d’écran japonais », par désigner clairement Edmond de Goncourt, lequel n’aimait pas plus Zola que Zola ne l’aimait, mais était d’une admirable droiture, et incapable, certes, d’une manœuvre oblique. Quant à Maupassant, en proie à la plus tragique des luttes intérieures avec son tréponème et les prodromes de la paralysie générale, il se tenait déjà à l’écart de ces débats littéraires, et promenait sa neurasthénie sur l’eau, en compagnie de dames dangereuses.

Le touche-à-tout Robert de Bonnières mêla à cette querelle ses jappements de roquet à paletot. Son intimité avec Francis Magnard, puis avec Brunetière, lui donnait une certaine importance, lui ouvrait le Figaro et la Revue des Deux Mondes. C’était un grand garçon blond et voûté, aux mains de poitrinaire, cultivé, mais affligé d’une vive rétention littéraire. Il aboutissait, tous les cinq ans, avec une grande peine et d’acres sueurs, à une plaquette en vers ou en prose. J’ai conservé le titre d’une d’elles, illisible : Le Petit Margemont. À travers cette débilité dans la création, il avait des prétentions au purisme et à la critique. Il vous prenait à part, et vous expliquait longuement, en clignant des paupières comme ceux que leur rein tracasse, ses projets pour l’année suivante, l’indignité de tel ou tel. On le supportait à cause de sa femme, qui était jolie, dans le type ophélien, à la façon d’une longue fleur coupée, parfumait de sa grâce ce raseur, et le suivit de près dans la tombe.

Contre Bonnières, aux côtés de Mirbeau, dont la verve changeante et guerrière était redoutée, Jean Lorrain prit la défense de Goncourt. J’ai toujours eu, pour ce pauvre diable, une horreur insurmontable, quasi physique, la clinique, à cette époque, étant beaucoup moins bien fixée sur son cas et les similaires qu’elle ne l’est maintenant. Lorrain avait une tête poupine et large à la fois de coiffeur vicieux, les cheveux partagés par une raie parfumée au patchouli, des yeux globuleux, ébahis et avides, de grosses lèvres qui jutaient, giclaient et coulaient pendant son discours. Son torse était bombé comme le bréchet de certains oiseaux charognards. Lui se nourrissait avidement de toutes les calomnies et immondices que colporte la manie ancillaire des salonnards, des filles rentées et des souteneurs chics. Qu’on imagine le clapotement d’un égout servant de déversoir à un hôpital. Ce maniaque d’un genre spécial, participant à deux ou trois sexes, ne manquait pas de « patte » comme on disait alors, ni « d’écriture artiste ». Il avait inventé une forme de chronique éparpillée et bavarde, composée des ânonnements, balbutiements et bouts de dialogue des esthètes qui mangent le potage à l’éther et s’habillent en messieurs, quand ils sont des dames, en dames quand ils sont des messieurs. Il en encombrait les journaux, ainsi que d’allusions empoisonnées, de rosseries pseudo-féminines aux maisons où on l’avait reçu, où on ne le recevait plus, où on ne le recevait pas encore. La veulerie de l’époque apparaissait dans ce fait que Lorrain était toléré et ne recevait pas quotidiennement la ration de caresses de cannes et de frictions de pied dans le derrière à laquelle il avait certainement droit. Bon fils, ce qui semble paradoxal, il vivait à Auteuil auprès de sa mère, personne d’aspect redoutable, que j’avais baptisée Sycorax, en souvenir de Caliban. Le soir, il allait retrouver, dans les bals louches du Point-du-Jour, des camarades de sa complexion. D’où des histoires de commissariat de police qui se dénouaient généralement à l’amiable, Jean le Journaliste étant connu et au-dessous de la déconsidération. Neuf mois sur douze, il déambulait de Toulon à Nice, le long de ce littoral qui est devenu le conservatoire des perversions sexuelles, en même temps que le Bottin de l’espionnage allemand. Il rapportait de là des études vireuses, putrides, décomposées à son image, mais qui demeurent de bons spécimens de psychopathie pittoresque.

Comme les gens de son déplorable tiroir, Lorrain, au milieu de ses voltes maladives, conservait avec soin un ou deux points fixes, un ou deux refuges. Goncourt en était. Je lui disais : « Monsieur de Goncourt, comment pouvez-vous supporter cet horrible coco ? Sa simple vue me rend malade. » Il me répondait : « Que veux-tu, mon petit, Auteuil est loin et il y a des jours d’hiver où je suis bien isolé. Lorrain m’amuse avec ses cancans, et puis, quand Bonnières et Bauer m’ont attaqué, il a été très bien pour moi. » Le cas de Lorrain, moins le scandale final, est très comparable à celui d’Oscar Wilde, que la société anglaise tolérait et même adulait, à la façon d’un original gentleman, jusqu’au jour où l’on s’aperçut qu’on avait affaire à un véritable aliéné moral. Le fou en liberté est une chose affreuse, par la contagion, par l’exemple, par le trouble apporté à la société saine. Je dirai, à la suite de Gœthe, que je préfère l’internement injuste aux maux qu’entraîne la circulation d’un dément sans gardien, ni camisole. Tous les pères de famille me comprendront.

Loin de ce cauchemar à deux pieds, comme manifestation de santé et de virilité, nous avions à Champrosay l’auteur du Bilatéral, livre remarquable et remarqué, le puissant évocateur de la misère et de ses hallucinations intellectuelles, le magicien de la préhistoire, J.-H. Rosny aîné. Il avait signé le manifeste des Cinq. Encore qu’il travaillât dans le vif du socialisme révolutionnaire, de la faim et de la gésine « sur les faubourgs brumeux », il s’éloignait du naturalisme par sa curiosité universelle et l’optimisme de l’effort. Rosny est un mélange très intéressant d’homme d’action et de contemplatif, qui n’a pas encore trouvé l’occasion de se manifester sur le premier plan et qui accomplit, sur le second, une œuvre considérable. Il a des antennes pour tout, aucun domaine ne lui est étranger et sa conversation fourmille en aperçus neufs et ingénieux. Il a sa vente certes, et de nombreux admirateurs, mais si nous possédions une critique littéraire sérieuse et les pentes normales du succès — qui ne soient pas savonnées pour les seuls fabricants, de droite ou de gauche, — Rosny devrait être dix fois plus lu qu’un Doumic ou qu’un Prévost. Ses premiers ouvrages, notamment le curieux Marc Fane, pendant du chef-d’œuvre de Thomas Hardy, Jude l’obscur, présentaient quelques bizarreries de forme ; au lieu que Sous le fardeau par exemple, est une œuvre attachante, extrêmement claire, au même titre que la Guerre du feu ; et Wells n’a jamais fait en somme que développer les Xipéhuz, le modèle des nouvelles scientifico-fantastiques.

À l’époque de Champrosay, Rosny avait une marotte voisine de celle de Gall : la distinction et la classification des humains d’après la forme de leurs crânes. À table, quand la conversation s’échauffait, l’auteur du Bilatéral se levait et, palpant à la ronde les occiputs, les pariétaux, les fronts des convives, expliquait, d’après leurs contreforts, pourquoi les cervelles ne s’entendaient pas. Il faisait, des divergences intellectuelles, une affaire anatomique. Le tout avec la plus charmante bonne humeur. Puis nous organisions des courses, des luttes, des parties de barres, des retraites aux flambeaux dans le parc, car il a toujours été robuste et agile comme un Indien et a toujours excellé aux exercices du corps. De sorte que je n’aperçois jamais sans émotion, au-dessus de la table cordiale du dîner Goncourt, son sourire de Persan brachycéphale, comme nous aurions dit en 1889.

À travers les pires divergences politiques, une solide affection m’a toujours uni à Gustave Geffroy. Il en est quitte pour ne pas lire les articles où je prends quelques libertés vis-à-vis des idées républicaines et de certains de ceux qui les représentent. Je le définirai d’un mot : c’est un brave. J’entends par là qu’il n’a jamais aucune des petites lâchetés, ni défaillances courantes. Il défend ses convictions et ses amis par son accent de sincérité, par son rire, par son coup d’œil de Breton têtu, mais de Breton qui a longtemps navigué dans les quartiers populeux de la grande ville, autour des îlots où flottent pêle-mêle les naufragés, les pâles sirènes et les requins. Si Rosny connaît bien Montrouge, Gustave Geffroy possède son Belleville, et ce n’est pas une petite chose que de tenir l’histoire et le courant d’un de ces quartiers de Paris, où les pierres chuchotent le jour et crient la nuit. Lisez l’Apprentie et vous m’en direz des nouvelles. L’amour de Paris, de ses tournants, de ses luisants, de ses apparitions soudaines, de son inconnu, de ses pluies, de son trottoir sec, engageant à la marche, de ses fenêtres éclairées, de ses passantes si diverses, de ses métiers jolis et pas beaux, cet amour-là crée une solidarité entre ceux qui le partagent. Je connais une jeune Parisienne qui, par la pire tourmente de neige de février, apercevant un trou un peu plus clair dans le triste coton céleste, entre les cheminées du quai des Orfèvres, s’écriait : « Voici le printemps ! Paris est toujours en avance. » Geffroy pense de même et il y a une émouvante espérance dans les paysages urbains qu’il décrit.

À côté de cela, il possède en art le goût naturel, indiscutable, cet instinct oculaire, tactile, nasal, qui fait qu’on trouve bien ce qui est bien, que quinze ans avant tous les autres on proclame le génie de Rodin ou de Carrière, devant les badauds étonnés. Avec une ténacité de granit celte, Geffroy a écrit vingt, trente, cent articles, puis encore cent et cent de plus, pour signaler dans Eugène Carrière quelque chose comme le Rembrandt français, dans les corps harmonieusement tordus par Rodin, la réapparition d’un Michel-Ange. Je ne séparerai jamais ces deux grands artistes de celui qui les a tant prônés, célébrés et qui a tant fait pour leur gloire. Par lui, le flambeau de la critique esthétique appartenait alors à la Justice de Georges Clemenceau. Parfaitement. C’était là, dans la prose de Geffroy, qu’il fallait chercher à la fois le bon sens et l’esprit traditionnel français ; car il est devenu banal de restituer au classicisme l’auteur du « portrait d’Alphonse Daudet et de sa fille » et l’auteur des « Bourgeois de Calais ».

Trapu, barbu, silencieux, les yeux plissés par une perpétuelle jouissance intime, tel était alors Auguste Rodin. Il avait l’air d’un de ces nautonniers qui, par la nuit claire et sonore, reçurent, dit Rabelais, l’adieu du Grand Pan. Quand il plaçait son mot, c’était à voix basse, comme une confidence ; mais un grand et fort tourbillon flottait autour de lui. Sa présence tirait la causerie vers les cimes, écartait les banalités, rendait les femmes plus belles, l’heure plus douce, les feuillages plus majestueux. Carrière, lui, pareil à un paysan finaud et rond, bredouillait. Il ajoutait « spa, spa, n’euspa » à chaque membre de phrase ; il ne fallait pas s’arrêter à ce tic. Car ce peintre de l’abstrait sensible était aigu, de vision terrible, de définition sans merci. Son petit regard étroit et narquois, dans sa face couleur de terre humide, allait chercher le moral sous le physique et la réalité héréditaire sous l’apparence momentanée. Il observait les gens sur la minute et sur cent cinquante ans, sur leur désir et sur celui de leurs arrière-grands-parents. On l’a appelé le peintre de la famille. Va pour l’espace ; mais, quant au temps, j’ajouterai : de la lignée. Lorsqu’on atteint le terme de son art, on aboutit toujours à la littérature, laquelle n’est pas limitée. Un grand écrivain gîtait dans Carrière, un écrivain dont ses écrits posthumes ne donnent qu’une idée incomplète, mais que décelait sa conversation hachée, pressée, ânonnée. Il a porté ses jugements les plus définitifs dans des embrasures de fenêtre, car il était timide et emprunté, les mains dans ses poches, tiraillant sa moustache aux poils rares : « Vous voyez celui-là, spa, spa ; eh bien, on met de la psychologie autour. Je vais vous dire, spa… C’est un bossu opéré. » C’était, sous ses dehors rustiques, une délicieuse gale, se fichant du tiers et du quart, ayant horreur de l’apprêt, du mensonge social, des opinions toutes faites. Au résumé, une haute figure et dont la dimension vraie grandira encore. À une des dernières expositions de Carrière, je crois que c’était aux Beaux-Arts, où une trentaine de toiles étaient rassemblées, on avait l’impression absolue, foudroyante du génie. C’était le triomphe non seulement du mort, mais encore du vivant, de l’annonciateur, de Geffroy.

Quand on allait chez Carrière, dans son atelier, il vous montrait des paysages abrégés, essentiels, merveilleux… « Ça est assez comique… spa ?… c’était bien comme ça quand je l’ai vu… Il y a des drôles de nuances au printemps, spa ? Mais les types ne regardent que l’automne. » Il vivait simplement, au milieu des siens, ses modèles, et il est mort sans une plainte, après une longue et douloureuse agonie, en héros.

Pendant qu’il faisait le portrait de mon père et de ma petite sœur Edmée, celle-ci lui demandait : « Tu mets du bleu, du jaune, du rouge de ta palette. Comment que ça fait toujours du gris ?… » Cette remarque ingénue l’avait fait rire de bon cœur : « Les gosses, spa, neuspa, trouvent des choses que les types ne trouvent pas. » Ce peintre souverain est un de ceux sur lesquels on a dit et écrit le plus de sottises. Le jour est venu où il va faire, après Monet, Sisley, Cézanne, Van Gogh, Renoir et tant d’autres la fortune des juifs marchands de tableaux. Mes renseignements particuliers me permettent d’affirmer que ses œuvres sont tout près d’être admises à la cote de la Bourse à l’huile, très florissante, comme chacun sait.

Nous rencontrerons, chemin faisant, notamment au « grenier » de Goncourt, bien d’autres habitués ou passants de chez Alphonse Daudet, mais j’ai hâte d’arriver à la bourrasque de la France Juive. En effet, l’ouragan sorti de ce volume, de ces deux gros volumes, a d’abord soufflé chez les hommes de lettres, puis dans le public assis des lecteurs, puis dans les divers milieux sociaux, les soulevant, les étreignant, les forçant à réfléchir ; il a rencontré le boulangisme, qu’il a traversé sans presque s’y mêler ; il a rencontré l’affaire Dreyfus, par laquelle les juifs ont su prendre leur revanche des révélations foudroyantes de Drumont. Il est ressorti de l’autre côté, animant cette fois une jeunesse énergique et décidée. Nul ne peut prévoir où il s’arrêtera.