Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre V

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 111-151).

CHAPITRE V


Le tourbillon de la France juive dans les divers milieux.
Le duel Drumont-Meyer. — Fureur de quelques juifs.
Le souper de Sapho et celui de Germinie Lacerteux.
Le grenier Goncourt. — Chez la Princesse Malhilde.



Mon père me dit : « C’est demain que paraît le livre de Drumont, la France juive. C’est une carte qu’il tire au jeu de la librairie : deux gros volumes, bourrés de faits et de documents et aussi intéressants qu’un roman d’aventures. Les gens qu’il met en scène vont essayer de faire le silence. Mais je n’imagine pas que ce soit possible. Il y en aura un qui marchera et celui-là, en rompant le pacte, lancera le bouquin. »

La France juive… les juifs… cela ne me représentait pas grand’chose. On disait bien : « Un tel est juif… Les Eugène Manuel sont juifs… Les Hayem sont juifs… Albert Wolff est juif… » Mais ce terme, s’il impliquait une petite distinction, considérée comme religieuse plutôt que comme ethnique, n’avait pas une signification fâcheuse. Principes républicains, doctrine philosophique de la classe Burdeau, opinion régnante à l’École de Médecine, où je commençais mes études, tout s’accordait pour mettre les sémites sur le même pied que les autres Français, comme on disait. Drumont, avant l’apparition de son chef-d’œuvre, avant l’éclatement de sa bombe, ne faisait aucune propagande en faveur de ses idées. D’ailleurs on ne l’aurait pas compris. Il est ridicule de lui donner comme prédécesseur et inspirateur le Toussenel des Juifs rois de l’époque, que presque personne n’avait ni n’a jamais lus.

Drumont habitait alors, au fond de la rue de l’Université, une petite villa parmi d’autres villas, que je vois encore, car il me faisait quelquefois le grand honneur et le plaisir de m’inviter à déjeuner. Il était le plus exquis, le plus ouvert, le plus « camarade » — quant aux jeunes gens — des hommes de sa génération. Grand éveilleur d’idées, il interrogeait et poussait son jeune convive, riait de ses naïvetés, rectifiait, sans avoir l’air d’y toucher, quelques-uns de ses jugements et poncifs sur les choses et sur les gens. Il n’aimait certes ni Lockroy, ni son milieu, bien qu’il respectât fort Victor Hugo, mais après m’avoir déclaré affectueusement que je me rendrais compte des choses par moi-même plus tard, il évitait de me parler de celui qu’il appelait obstinément Simon « dit » Lockroy. Ce « dit » me rendait malade. Les gens n’avaient-ils le droit de prendre un pseudonyme ou d’adopter un surnom ? Et la liberté, qu’en faisait-on, saperlipopette ?

— Oui, mon ami, la liberté… c’est une affaire entendue. Nous connaissons cela depuis la Grande Révolution.

J’insiste là-dessus, parce que c’est l’exacte vérité : Drumont n’a jamais heurté quiconque dans ses convictions. Il a toujours été, dans le privé, la tolérance même et l’on se ferait de lui une idée bien fausse en se le représentant comme un dragon qui jette du feu par les naseaux. Il n’est pas, il n’a jamais été un pamphlétaire. C’est un historien à la façon de Balzac, ou, si bizarre que puisse sembler ce rapprochement, de Renan. Il ne dialogue pas avec lui-même comme Renan, mais l’ironie immense, amère, géniale, qui court dans ses veines et dans le sang de sa plume, est la branche mâle de l’ironie femelle qui a fait la réputation de Renan. Drumont n’a fait que continuer, dans les temps modernes et contemporains, l’Histoire du peuple d’Israël.

Courtois avec cela, et d’une retenue dans les propos presque pudibonde, quand les enfants étaient là, tel apparaissait il y a trente ans et apparaît encore aujourd’hui ce géant chargé de tant de rancunes et d’âpres haines.

Les jours passaient, Alphonse Daudet qui lisait avec soin plusieurs feuilles quotidiennes, constatait avec dépit que nulle part il n’était question de la France juive, quand un matin il me tendit le Figaro : « Ça y est, Magnard a mangé le morceau. Maintenant le livre est lancé… Ah ! je suis joliment content ! »

En effet, le subtil directeur du journal le plus lu de Paris avait trouvé le moyen, dans son filet habituel, de signaler en quarante lignes l’apparition d’un ouvrage « terrible, farouche, compact, souvent injuste, mais qui… mais que… » Tous les termes de blâme et d’éloge étaient choisis, dosés de façon à surexciter l’intérêt et à mettre en vedette un nom, la veille encore connu des seuls lettrés. J’en aurais dansé de plaisir. Il m’eût semblé trop injuste qu’un tel effort, si neuf, si hardi, retombât dans les ténèbres et dans l’oubli, que « l’âpre forêt, comparable à celle de Dante » — comme le répétait volontiers mon père — ne soulevât pas l’admiration du grand public. Car j’avais dévoré, bien entendu, ces pages redoutables et elles avaient été pour moi une révélation du même ordre que l’Introduction à la Médecine expérimentale de Claude Bernard ou que le Traité de l’Auscultation médiate de Laënnec. Une question nouvelle, celle de la race envahie, se posait à mon jeune esprit, avec toutes les lumières d’or bronzé qu’y faisait jouer Drumont, tous ces accents d’un tragique contenu qui font qu’aujourd’hui encore j’entends sonner dans ma mémoire, comme le tocsin de la patrie, tel ou tel chapitre de la France juive.

Ça ne traîna pas. En quarante-huit heures l’édition, mise en vente par Marpon, était épuisée. Il fallait retirer dare dare. Je restai pendant une bonne heure, sous les arcades de l’Odéon, à regarder les acheteurs qui emportaient leur paquet de la façon suivante : un volume dans leur poche, l’autre à la main, afin de satisfaire immédiatement leur avide curiosité. Quelques-uns couraient en lisant jusqu’à un banc du Luxembourg. Je rapportais ces détails à Drumont, qui riait d’un bon rire, se frottant les mains, répétant : « Ah ! mon cher Léon, c’est fabuleux ! » L’envie n’a jamais habité mon cœur, mais que n’aurais-je donné pour être à sa place, soulever en même temps pareil enthousiasme et pareilles haines !

Car, dans le milieu politique républicain, c’était un mélange de stupeur et de rage : « Ah ! vous le connaissez, eh bien je ne vous félicite pas… Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?… Tout est inexact, il n’y a pas un mot de vrai là-dedans. Je connais les Rothschild depuis vingt ans… Calomnie abominable… Fatras indigeste, compilation ridicule… Il doit être payé par quelqu’un… C’est un vulgaire maître chanteur… Il n’y a qu’à hausser les épaules. Les honnêtes gens feront justice de cet amas d’infamies. » Ces propos ne sont que la millième partie de ce qu’on entendait de ce côté. Mais, chez les écrivains, le son de cloche était différent et, parmi les étudiants, un sympathique intérêt dominait. On admirait le courage d’un homme isolé qui s’attaquait ainsi à toutes les puissances d’argent, on s’informait, on demandait des détails sur ce farouche guerrier, sorti, comme par une trappe, au beau milieu de la veulerie contemporaine. Était-ce un paladin, un illuminé, un jeune, un vieux ? Était-il blond, brun, violent dans la vie courante ? Je me multipliais. Je le dépeignais tel qu’il était, dans sa toute petite maison accueillante ; j’ajoutais que ceux qui le chercheraient trouveraient à qui parler.

Arthur Meyer, pour son malheur, le chercha. Je ne connaissais pas en 1886, bien entendu, les détails que je publie aujourd’hui ; mais ils éclairent d’une lumière crue la véridique histoire du « coup de la main gauche », qui acheva l’œuvre de Magnard et donna en quelques heures au nom de Drumont, par-dessus le retentissement de son livre, une célébrité foudroyante.

À la page 188 du tome 2 de la France juive figure un portrait, datant de 1869, d’Arthur Meyer par Carle des Perrières, portrait assez féroce, où le juif du Gaulois est appelé « le duc Jean ». Suivent, de la main de Drumont, quelques pages de psychologie ethnique qui constituent pour Meyer ses véritables quartiers de noblesse. Ses descendants s’y reporteront toujours avec profit.

Or cet article des Figures de cire rappelait à Meyer un souvenir héroïque, le seul en ce genre de sa fétide existence. Provoqué ainsi par Carle des Perrières, il avait été chercher à la Maison dorée — où il déjeunait alors, par ostentation économique, d’un œuf et d’une carafe d’eau — deux témoins huppés et sportifs, dont les noms fussent pour lui une garantie d’honorabilité. Il les avait trouvés. À Paris les bons garçons ne sont pas rares. Néanmoins l’un d’eux, homme extrêmement brave et qui avait eu des duels retentissants, éprouva, à la veille de l’affaire, un scrupule tardif et dit à l’autre : « Après tout, nous ne connaissons pas ce juif. S’il allait au dernier moment renâcler ? Où habite-t-il ?

— Faubourg Saint-Honoré. Mais il est une heure et demie du matin, il doit être couché.

— Ça n’a pas d’importance. Venez avec moi.

Arthur, fidèle à son programme « d’homme du monde avant tout », avait loué une chambre de bonne au sixième étage d’un luxueux hôtel du riche faubourg. Cela faisait bien sur ses cartes, au-dessous de la formule magique : secrétaire de Blanche d’Antigny. Les témoins sonnèrent à la grande porte massive. Le concierge, maugréant, leur jeta du fond de son lit : « Monsieur Meyer… chambre 27, escalier 6 au fond de la cour, tout en haut ».

— Diable ! firent les visiteurs nocturnes.

Grattant des allumettes, ils finirent par découvrir l’escalier 6, puis la chambre 27. Seuls, ces chiffres sont arbitraires dans cet authentique récit. Le premier témoin frappa plusieurs fois. Finalement un sinistre petit juif, presque chauve, brun, en chemise, jambes nues et qui tenait une chandelle à la main, vint leur ouvrir, grelottant de peur.

— Ah ! c’est vous, Meyer. Vous vous rappelez que vous vous battez demain et que nous sommes vos témoins ?

— Oui, messieurs.

— Il s’agit de ne pas flancher. Autrement vous auriez affaire à nous.

Le premier témoin examinait son client avec un dégoût mal dissimulé. Il ajouta :

— Avez-vous dans votre canfouine de quoi faire chauffer de l’eau ?

— J’ai un petit fourneau, monsieur.

— Avez-vous une éponge ?

— Oui, monsieur.

— Un baquet ?

— Oui, monsieur.

— C’est bien, je vais vous passer moi-même à la frotte. Car — ajouta le rude gaillard — je ne veux pas, entendez-vous, d’un mort qui ait les pieds sales.

Aussitôt retirant son habit, préparant le baquet, chauffant l’eau, cependant que son compagnon, le second témoin, se tordait de rire, il commença à lessiver son juif, comme il eût étrillé un âne. À mesure, Arthur Meyer se raffermissait. Après une solide friction à l’eau de Cologne, on lui remit sa chemise, on le recoucha, on le laissa à ses réflexions. Le lendemain matin frais et dispos, l’âme transformée, il se battait comme un lion et recevait les félicitations des assistants.

Ce succès, ce souvenir causèrent sa perte. En relisant, dans la France Juive, le morceau de Carle des Perrières, il se crut reporté à dix-sept ans en arrière. Il sentit sur ses reins, sur son cou, sur ses bras, la poigne musclée de son soigneur. Il s’imagina que, cette fois encore, les choses se passeraient de la même manière. Il n’avait aucune idée du redoutable adversaire en présence duquel il allait se trouver.

Mon père, qui m’a conté maintes fois la scène, en revivait chaque fois les péripéties émouvantes, Drumont était en forme, ravi de son formidable succès, ravi de se trouver en présence d’un juif, ravi aussi de tirer sans masque, et pendant tout le temps du trajet il avait ri et plaisanté avec ses deux amis, Alphonse Daudet et Albert Duruy. À peine le traditionnel « Allez messieurs » prononcé, il faisait son jeu qui est de se jeter en avant, prenant, ou s’il ne le peut, écartant le fer adverse, et de foncer droit. Tous les maîtres d’armes vous disent que ce procédé est pure folie. N’en croyez rien. Sur dix hommes, même courageux, attaqués ainsi, neuf rompront en tendant le bras plus ou moins, offriront l’occasion d’un liement. Le duel n’est pas l’assaut. Il comporte la surprise et le sens du risque. Drumont s’en est toujours admirablement rendu compte. Plus celui que l’on combat est habile, agile et déterminé, plus il faut prendre avec lui le dessus du fer et lui retirer, par une offensive soudaine et hardie, le choix de ses moyens, qui est toute la supériorité. Meyer commença par reculer, puis rejoint, traqué, se sentant perdu, il saisit l’épée de Drumont de la main gauche.

On arrêta le combat. Meyer s’excusa. On remit les adversaires en garde. Au deuxième engagement, Drumont reprit sa tactique et Meyer, de nouveau acculé, la sienne. Mais, cette fois, il ne se contenta pas de parer. Il traversa de son épée la cuisse de son adversaire. Ceux qui parlent, à cette occasion, de mouvement réflexe prouvent leur ignorance complète de la question. J’ai eu moi-même plusieurs affaires, dont quelques-unes assez chaudes. J’ai toujours eu l’impression que mon bras gauche avait disparu, qu’il ne comptait pas, qu’un seul côté de mon corps représentait à la fois la défense et l’attaque. J’ajoute que l’habitude, qui s’est introduite, de spécifier dans les procès-verbaux que « l’usage de la main gauche est interdit », habitude datant du duel déloyal de Meyer et de Drumont, m’a toujours semblé une dérision : spécifie-t-on, dans un contrat commercial, qu’il est interdit de prendre par surprise le portemonnaie de l’autre contractant ?

En outre, l’imminence du péril augmentant la lucidité, il est bien clair que Meyer avait agi en connaissance de cause et préféré, en bon juif, le déshonneur à la mort. Son instinct ethnique lui représenta dans l’éclair d’une seconde qu’on s’arrange, qu’on compose avec le déshonneur, mais non avec la définitive Camarde.

Ce qui dut être une minute épique, au dire d’Albert Duruy et d’Alphonse Daudet, ce fut quand Drumont, ruisselant de sang et hors de lui, quand ses témoins indignés crièrent son fait à Meyer. Un Français, dans un pareil cas, serait devenu fou furieux ou se serait jeté sur sa propre épée. Le juif reprit très vite ses esprits et, quand il revint au Gaulois, où l’attendaient ses collaborateurs — le téléphone n’existait pas encore — il eut cette simple phrase : « Messieurs, n’applaudissez pas. J’ai été tout à fait incorrect. » Il ajoutait dix minutes après, avec son ordinaire toupet : « Pour faire oublier cela, il faudrait une grande guerre. » Sans doute une petite guerre n’eût-elle pas suffi.

Quinze ans après, l’oubli s’étant fait sur ces événements, Drumont ayant pardonné — son existence plutôt mouvementée l’a rendu philosophe — j’ai vu de près Arthur Meyer, j’ai été son collaborateur au Gaulois. Mon opinion est faite sur lui. Ce n’est pas dans le courant un homme méchant ni cruel ; il n’est même pas exceptionnellement lâche quand son existence ou sa fatuité n’est pas en jeu ; mais il éprouve le besoin de trahir comme certains autres celui de mentir ou de voler. Ce besoin irrésistible est lié chez lui à l’ostentation, au désir de se donner de l’importance, de s’introduire dans les secrets, comme dit le peuple, de fouiner. Il a l’outrecuidance de Botom et les habitudes de Touche-à-tout. C’est miracle qu’une telle propension, vingt fois prise sur le fait, ne lui ait pas encore valu quelque terrible châtiment. L’impunité physique d’Arthur Meyer, qui a livré, « donné » tant de gens, est une grande preuve de la veulerie de notre époque. Néanmoins qui donc, avant l’heure suprême, peut se vanter d’avoir échappé à la règle divine et humaine : tout se paie ?

Le soir même de ce duel tragique, introduit auprès de Drumont, par sa fidèle servante Marie, je le trouvai, couché, pansé, très calme, mais très pâle à cause de la perte énorme de sang. La voix des crieurs de journaux annonçant le duel Drumont-Meyer parvenait jusqu’à sa chambre et il me le fit remarquer, ajoutant que ce n’était pas une erreur de l’ouïe due à la fièvre. Pas un mot de colère. C’est un stoïque des grandes circonstances, que désemparent facilement les petits tracas de la vie courante.

Ce drame sur le terrain devait avoir des suites judiciaires. Comme on le pense bien, Meyer mit en mouvement toutes les ressources combinées de l’astuce et de l’intérêt, toutes ses relations du monde juif et du monde conservateur. Néanmoins une chose l’inquiétait : la déposition devant le tribunal d’un écrivain illustre et écouté comme Alphonse Daudet. Il savait celui-ci fort accessible à la pitié. Il usa de cette corde. Un matin, mon père — qui habitait alors rue de Bellechasse — le vit arriver chez lui désemparé, livide, articulant avec peine de ses lèvres gluantes : « J’ai cru que je n’aurais jamais la force de monter votre escalier. » Il comprenait très bien que le témoin de Drumont racontât publiquement ce qu’il avait vu. Il suppliait seulement qu’on ne le chargeât pas au delà du nécessaire, qu’on ne traçât pas de sa peur ni de son « acte incorrect » un de ces dessins de maître qui demeurent dans les anthologies. Il s’adressait à l’homme compatissant, au père de famille, au grand confrère. Ému malgré tout, car ce désespoir était sincère, Alphonse Daudet assura son déplorable visiteur qu’il ne ferait rien de plus que ce qu’exigeaient la vérité et son amitié pour Drumont. Le juif n’en demandait pas davantage. Il devait dire par la suite, en parlant de celui qu’il avait ainsi sollicité : « Il m’a fait trop de mal pour que je le loue. Il m’a fait trop de bien pour que je le blâme. » Ces définitions et formules impudentes, par contrastes cadencés, sont dans sa manière. Il a gardé de la fin du second Empire l’habitude de faire des mots. Il appartient à la race de ceux qui, chassés de l’honneur, se consolent avec des vocables.

Lorsque, pris la main dans le sac à Judas — comme par exemple au moment de l’affaire Syveton où il se fit, dans son journal, l’auxiliaire de la police — il redevient le misérable petit juif du sixième du faubourg Saint-Honoré, que frictionne son premier témoin, il est malaisé de résister à sa mine défaite, à ses supplications. Mais le lendemain il s’est secoué, ébroué, et l’on retrouve, plus flambant que jamais, l’indiscret braillard de l’avant-veille. Cette faculté de redressement n’est pas moins sémite que le reste. De la couleuvre avalée il fait un nœud de cravate, du crachat une décoration, du coup de pied dans le derrière un petit fauteuil. C’est la marionnette inrenversable, qui retombe toujours sur ses pieds. Pour l’écraser définitivement — en admettant que la chose fût possible — il ne faudrait pas le voir pendant qu’on l’écrase.

Néanmoins, son action la plus noire, sa trahison la plus basse, ce fut le livre doucereusement perfide, empoisonné, puis glacé au sucre, qu’il a consacré récemment à notre très chère amie madame de Loynes, sous le titre : Ce que je puis dire. Le misérable homme a accumulé là, avec une scélératesse sournoise et calculée, les pires racontars, les allusions les plus fétides, les plus sales suppositions, sur la tombe d’une femme généreuse qui n’avait eu pour lui, comme pour tous ceux qui l’approchaient, que longanimité, mansuétude et bons procédés. Il s’est vengé ignoblement sur cette morte, que tout lui ordonnait de respecter, des coups que le journal l’Action française lui portait à visage découvert. Il a assouvi là, en hyène circoncise, sa haine contre le nationalisme, dont il a vécu, qu’il a trahi, et qu’il voudrait éperdument salir. Cela, c’est un crime inexpiable, et dont Arthur Meyer, directeur du Gaulois, n’a pas fini de rendre compte.

Au milieu de tout ce tumulte, la question juive était posée. Pour beaucoup de Français, ce fut une révélation. Les juifs, naturellement, la trouvèrent mauvaise, et les enjuivés pire encore ; leur principale, leur unique défense consistait à relever les erreurs de détail, que renferme forcément une œuvre vaste comme la France juive, accomplie dans des conditions où le contrôle n’est pas toujours commode. Pour le reste, ils s’en remettaient au temps du soin d’éteindre cette querelle, comme il en a éteint tant d’autres. Mais, chose singulière, plus les années passent, et plus l’antisémitisme, en France, croît en profondeur et en intensité. La génération qui nous a succédé en est plus fortement imprégnée que nous-mêmes.

Quelques-uns de ces nez sémites méritent une description à part :

Albert Wolff était grand, flasque, spirituel, et portait, sur un corps en plusieurs segments mous, une trogne de vieille du ghetto, glabre, aux yeux pochés, gélatineuse, horrible. Sa toute petite voix de tête avait suggéré, quant à ses moyens physiques, les suppositions que l’on devine ; le fait est qu’il réalisait assez le type du grand eunuque, dans une pochade de Goya. Il venait souvent chez nous, jusqu’à l’apparition de la France juive. À partir de là, il se fit plus rare. Nul doute qu’intelligent et plus averti que beaucoup de ses compatriotes, il n’eût flairé les changements que le terrible ouvrage de Drumont allait apporter dans la société parisienne.

Victor Koning était petit, jaune et gras, Rochefort le comparait à un ver de noisette, image d’une exactitude saisissante. Il avait les yeux chassieux, visqueux, dépourvus de cils, un ton de commandement semblable à celui de Meyer, un glapissement rauque analogue, des manières brèves, brusques, comiques et une peur des taches qui le faisait loucher perpétuellement vers son gilet et son pantalon. Chaque matin, son coiffeur venait à domicile le défriser et le parfumer, de même que chaque matin le coiffeur de Meyer vient lui relever, en couronne de calvitie, un chignon qui, sans cela, lui descendrait, par floches bouclées, jusqu’au milieu du dos. Horrible spectacle ! Dans l’après-midi, les cheveux de Koning commençaient à se recroqueviller en tout petits berlingots brillantines, et il les aplatissait fébrilement. C’est lui, à n’en pas douter, qui a inauguré à Paris les principaux trucs du théâtre juif, notamment le petit acte acheté pour quelques louis, une fois pour toutes, à un auteur famélique, et servant de lever de rideau, pendant cent représentations, à une pièce en quatre actes, dont il diminue d’autant les droits d’auteur. Il baisait les mains des dames, et fréquentait le Café anglais, toujours comme Meyer. Il déclara à mon père qu’il lui serait désagréable de se trouver en présence d’Édouard Drumont. À quoi on lui répliqua que c’était bien fâcheux, mais qu’il n’aurait qu’à s’en aller quand il rencontrerait Drumont à la maison.

Collaborateur de Zola pour la fabrication des gros mélos, au purin et à l’alcool, qui constituent le théâtre naturaliste, William Busnach, à la ville, jouait volontiers les plaisantins. Physiquement il ressemblait à un polichinelle bouffi et galeux. Une de ses meilleures facéties consistait à détacher son râtelier et à le poser à côté de son assiette, à table, afin d’écœurer sa voisine.

Quand on l’invitait à déjeuner, il acceptait, puis se décommandait, puis réacceptait, puis se redécommandait, par une série de courts billets qui se succédaient, à six heures d’intervalle, cela quelquefois pendant une semaine. Il renvoyait sa bonne tous les huit jours, et vivait dans un galetas putride, encombré d’oiseaux, de chiens, de chats, au milieu d’une odeur de renfermé, d’excréments et de fromage moisi. Son esprit, très goûté dans les milieux juifs et républicains, reposait sur une multitude de coq-à-l’âne et de vieilles calembredaines, utilisées déjà dans vingt vaudevilles, et qu’il vous resservait en se tordant de rire et en crachotant tout autour de lui. Où il était impayable, c’était quand, redevenu sérieux, il reprenait gravement les théories et axiomes du maître de Médan : la nécessité des tranches de vie, le relèvement des masses par le spectacle de leur déchéance. Or, qui eût cru que dans ce dégoûtant fantoche, dans cette larve de coulisses et de loges d’actrices, il y eût un messianique furibond ? Cela était pourtant. À dater de la France Juive, il voua, en haine de Drumont, à quiconque portait le nom de Daudet, une rancune farouche, et j’ai pu ressentir, longtemps après, les effets de son venin et de sa perfidie. Bien qu’il eût, sans doute, retiré son dentier pour me mordre, ses gencives étaient encore empoisonnées.

Néanmoins, ces trois champignons du ghetto de Paris pâlissaient à côté d’Alfred Naquet, bossu comme dans les contes arabes, aux yeux luisants d’almée sadique, et qui tient de l’araignée et du crabe. Vous le voyez, dans un cauchemar, qui descend de guingois du plafond, en contournant les rideaux du lit, et va s’abreuver au seau de toilette. La destinée m’a fait, pendant ma jeunesse, coudoyer, sinon fréquenter, avec une horreur constante, cet être informe et velu, dont le physique n’est certainement pas autre chose que la projection du moral. De quelles conjonctions héréditaires du sabbat Alfred Naquet est-il l’aboutissant ? Quel chaudron de sorcière a cuit et recuit les éléments dont il est formé ? Sous quel rayon de la triple Hécate se sont assemblées les bêtes maudites dont il représente le conglomérat ? La ténacité dans la destruction est une de ses caractéristiques ; une autre, la faculté d’exécrer de près et de combiner des « vinginces », comme il dit ; car il subsiste en lui, et c’est le seul relief d’humanité, un léger accent provincial. Joseph Reinach et lui se sont partagé, chez nous, la besogne ; tandis que le premier s’attaquait à la cité, le second faisait son affaire de la famille, et mettait à réaliser le divorce un acharnement de termite fouisseur. Naquet a le goût du délabrement, de la corruption et de la mort. Il hante, en reniflant, les charniers sociaux. Cet ancien chimiste aime de passion ce qui se décompose, ce qui se dégrade, ce qui se putréfie, les larmes familiales, le deuil national, l’émeute, la guerre civile, tous les fléaux. Puis, quand le danger s’approche de lui, spectateur ricanant, jouisseur haletant, vous le voyez qui se sauve de biais, sur ses longues pattes maigres, portant la double boule de son abdomen et de sa tête chevelue. Sa commère, alors, c’est la peur panique, comme l’était tout à l’heure la cruauté.

Ce monstre a la libido du néant et il l’assouvit d’une manière spéciale, à coup de textes de lois. On peut dire que la République et lui étaient faits pour se reconnaître et pour s’étreindre, dans l’ombre propice du drapeau noir.

L’amitié de Lockroy pour Naquet, du temps que j’avais de l’affection pour Lockroy, m’a souvent fait froid dans le dos. Car on surprenait chez Naquet, à l’endroit de son camarade et complice, de véritables regards d’assassin. Chose singulière, Lockroy, par le contact, avait pris le rire adéquat à la bosse de Naquet ; au lieu que Naquet, quand il rit, se contente d’écarquiller silencieusement, dans sa barbe, une grande bouche de dromadaire altéré. Quelle a pu être depuis tant d’années, car il est vieux, la vie mentale, la vie secrète, mais vraie, de cet oriental, fléau des cités, au milieu de notre civilisation ? Quelles crises d’impatience, quelles acres sueurs en constatant que les choses ne marchaient pas aussi vite qu’il l’aurait voulu, qu’il partirait peut-être avant que cette chienne de race, la nôtre, fût définitivement crevée sous les coups insidieux de sa race à lui ! On trouve l’aveu de cette méditation morose dans une page bien connue de Naquet sur la France, Christ des Nations, où le blasphème tourne dans le regret, comme le crachat dans une eau sanglante. C’est là, dans sa crudité politique, la confession d’un nécrophile.

Parmi le monde proprement dit, la France juive jeta un grand trouble. Les habitués des fêtes et galas de Rothschild, les salonnards, parasites sociaux de ces parasites ethniques, qui jouaient le rôle de microbes chez les riches ténias d’Israël, sentirent sur eux le mépris public. Ils continuèrent à s’avilir, mais devant des spectateurs ironiques et renseignés, au lieu qu’avant ce livre vengeur, on pouvait à la muette peloter Judas et se suspendre, par une corde d’or, à son arbre généalogique. Ceux qui livraient aux juifs les clés de la Ville contre un matelas de billets de banque n’eurent plus l’excuse commode de l’ignorance. Drumont infligea à toute une clique dorée, qui se donnait des airs de noblesse, le sentiment de la trahison. La véritable aristocratie française lui en sut gré, comme à tous les niveaux de l’échelle sociale on lui sut gré d’avoir marqué à jamais l’ennemi commun. Désormais dans la guerre franco-juive, dont dépend le sort de la France, il y aura des hauts et des bas, mais il n’y aura plus de confusion. Ce ne sera plus, comme de 1789 à 1886, un combat de nuit.

Les silhouettes de Koning et d’Albert Wolff sont liées pour moi aux représentations de Sapho, de cette pièce tirée du roman célèbre, que mon père m’avait dictée à Saint-Estève. Victor Koning avait épousé peu auparavant sa ravissante pensionnaire Jane Hading et l’on avait fait courir, à cette occasion, l’adage sévère : « Hading..... Koning.... shocking.... » Le contraste de cette dogaresse vénitienne au doux et harmonieux visage, lumineusement éclairé par un inexprimable charme, et du ver de noisette, choquait presque la bienséance. On avait envie de crier :« Voilà un satyre juif qui a enlevé une nymphe ! » Les images ainsi suggérées par cette union n’étaient pas agréables. Que pouvait en penser l’antiesclavagiste Victor Schœlcher, platoniquement épris de Jane Hading ? Je ne l’ai jamais interrogé là-dessus.

Aux répétitions, Koning bousculait tout le monde y compris sa jeune femme, bondissait, vociférait, puis, calmé brusquement, examinait son gilet et son pantalon et leur administrait des chiquenaudes avec une attention soutenue. Je l’aurais giflé avec plaisir, car moi aussi j’éprouvais, comme tout Paris, pour Mme Koning une admiration violente. Mes camarades me disaient : « Tu en as une veine de pouvoir l’approcher !… » Évidemment, mais je n’osais pas lui adresser la parole et je restais collé contre un portant, immobile, tout le temps de la répétition, la dévorant des yeux, exécrant son butor de mari, qui la traitait de « moule » et de « colimaçon ». Je songeais à part moi, non sans satisfaction, que ces traitements sauvages auraient finalement leur récompense et que la radieuse « moule », le « colimaçon » aux cheveux d’or et aux yeux de flamme ne resterait pas longtemps auprès de ce puant sémite parfumé, à vocabulaire et à façons de garde-chiourme. L’événement me donna raison.

Koning ne manquait pas non plus de jalousie — bizarre mélange ! — et quand Damala, le gros balourd qui jouait Jean Gaussin, prenait Fanny Legrand dans ses bras, il éclatait en « pas si près… ne la serrez pas… ne le serre pas » où transpirait un certain othellisme. Navrée, Mme Hading se tournait vers son auteur avec des yeux candides, comme pour dire : « Je ne fais cependant qu’obéir à mon texte et à vos indications » et rien n’était comique comme les bras ballants de Damala, sevrés de leur belle proie.

Une autre gracieuse personne. Mlle Darlaud, jouait Alice Doré. Elle avait un véritable tempérament dramatique, une voix délicieuse et dans le récit de son suicide, l’acteur Landrol, d’ailleurs excellent en Déchelette, bénéficiait de l’émotion voluptueuse qu’elle avait provoquée à l’acte précédent. Koning, comme un furieux, la poursuivait de « tu es idiote »… tu as l’air d’une gourde… cache tes pieds, nom de D..... » et il fallait certes à Jeanne Darlaud une grande patience pour subir cette avalanche d’imprécations. Depuis, j’ai entendu Antoine, homme de génie assez mal embouché, engueuler lui aussi son personnel, mais à la parigote, pas de cette façon orientale. Coiffé d’un fez, le sabre au côté, en pantalon rouge bouffant, Koning aurait eu l’air facilement d’un grand vizir dans une opérette de son compatriote Halévy. Il appartenait au bazar autant qu’au ghetto et ce qu’il réalisait sur la scène de son Gymnase — du « Théâtre de Madame », comme il disait avec une fatuité impayable, — c’était en somme le tohu-bohu.

Quelle différence avec le bon, poli et délicat Porel ! Ah ! voilà le directeur modèle, dans ses rapports avec ses comédiens ! J’ai assisté à tous ses triomphes odéoniens, alors qu’il attirait sur la rive gauche autant d’équipages qu’on en voyait, aux jours d’abonnement, autour de l’Opéra. Je lui ai vu mettre à la scène l’Arlésienne, Numa Roumestan, Germinie Lacerteux. Il ne rudoyait personne. Il expliquait nettement, gentiment, onctueusement, ce qu’il désirait, l’effet qu’il souhaitait d’obtenir : « Voyons, voyons, mon enfant, vous vous trémoussez comme si vous étiez assise sur des fourmis. N’oubliez pas, je vous en prie, que vous êtes une grande dame en visite… Mon petit, eh ! là-bas, débarrassez-vous de votre chapeau. Ne le promenez pas comme un compotier. Vous n’êtes pas un extra, ni un prestidigitateur. Vous êtes un amoureux qui vient faire sa cour. Tâchez que ça chante… » Tâchez que ça chante… Le noble conseil et à combien de mauvais poètes ne serait-il pas applicable ! Dans la main souple de Porel, les choses et les gens se modelaient selon la conception de l’auteur. Son amour de la scène réchauffait tout autour de lui. Dans le fiacre, en revenant, mon père soupirait : « Quel dommage que ce ne soit pas lui qui me joue ce rôle ! Ce qu’il en tirerait ! » Il y a dans Porel mieux qu’un metteur en scène : un romancier, qui reconstitue par de petits traits de rien du tout, par un accessoire bien placé, la vérité psychologique d’un caractère ou d’une situation.

La joie de Numa Roumestan, ce furent ainsi le creux éloquent et familier de Paul Mounet et la silhouette exquise de Mlle Cerny en petit pâtissier. Tous les spectateurs avaient pour elle les yeux de Numa. Le grand succès de l’Arlésienne, reprise et montée par Porel avec un goût parfait, alla plus particulièrement à la brune et ardente Mme Tessandier, qui jouait Rose-Mamaï pathétiquement, à la maman Crosnier, inoubliable dans la Renaude, et encore à Paul Mounet, le berger idéal, invoquant « le grand berger qui est là-haut » comme nul ne l’a fait depuis lors. La pièce faisait des salles combles, sans aucune intervention de ces billets à prix réduit qui permettent actuellement de conduire cahin-caha de notoires fours jusqu’à la centième et faussent ainsi la perspective de la réussite et de l’échec. Le bureau de location refusait du monde tous les soirs et cette vogue fantastique ne s’est jamais démentie. Quant à moi, je n’assiste pas à une représentation de l’Arlésienne sans entendre la voix si pénétrante, si nuancée d’Alphonse Daudet constatant avec mélancolie : « Il y a des bonheurs qui viennent tard. Quel plaisir ne m’auraient pas causé jadis, au Vaudeville, ces rappels, ces applaudissements, ces recettes, alors que, débutant comme auteur dramatique, je manquais de confiance en moi et que j’entendais dire : « Ce n’est pas un imbécile, ce Daudet. Comment s’est-il trompé à ce point-là ! »… Il est certain qu’outre la différence des temps, l’Arlésienne était mieux à sa place sur la rive gauche, au milieu de la jeunesse des écoles, si sensible à la beauté et à l’harmonie, qu’au Vaudeville, sur les boulevards. De même Porel semblait plus libre, plus allant, plus couronné par la victoire dans ce vieil Odéon, où il avait fait jadis ses débuts comme petit employé, où il était devenu le proconsul au large visage épanoui, au rire confiant, à l’affirmation optimiste : « Oui, mon ami… Oui, mon bon ami… Oui, mon bon et excellent ami… Oui, mon bon, excellent et parfait et cher ami. » Il me faisait l’effet d’un de ces bienveillants génies qui triomphent de toutes les difficultés, éteignent les dragons en s’asseyant dessus et délivrent les princesses endormies. Il avait créé autour de son théâtre, parmi ses abonnés, une atmosphère de haute cordialité, presque d’amitié, et le monde des professeurs de Faculté de Médecine, de Droit, des Lettres et des Sciences, lui était aussi reconnaissant que celui des étudiants. Les mariages provinciaux, qui se combinaient auparavant à l’Opéra-Comique, se perpétraient maintenant à l’Odéon, sous les auspices de Shakespeare et de Mendelssohn, de Daudet et de Bizet, de Gœthe et de Beethoven. Je frémis encore au souvenir du Comte d’Egmont et de la mort de Claire, accompagnée par le vacillement d’une lampe sur la scène, d’un cor à l’orchestre. Quelle mélancolie dans le soupir rétrospectif « Orange, Orange ! », au moment où le héros, arrêté pour le supplice, se rappelle les avertissements de son ami !

Mme Réjane, alors confinée dans les rôles légèrement surannés et petits pour elle de Meilhac, venait d’entrer à l’Odéon. Porel eut l’idée de lui faire jouer Germinie Lacerteux dans la pièce qu’achevait justement Edmond de Goncourt et décida ainsi de l’avenir de cette très remarquable comédienne. Ce projet paraissait alors le comble de l’audace et de la nouveauté.

Les auteurs dramatiques s’attachent naturellement aux vicissitudes de leurs œuvres comme le père à la santé de ses enfants. Ils se réjouissent de leur succès et souffrent de leur insuccès. Au théâtre l’un et l’autre est brutal, décidé en quelques heures, administré à la façon d’un coup de bâton. Alphonse Daudet, quand nous revenions de la terrible épreuve, nous consultait fébrilement, ma mère et moi : « Eh bien, vous êtes contents ?… Ça a bien marché ?… » Généralement il avait passé sa soirée dans le cabinet du directeur, soit Koning, soit Porel, où ne parviennent que des échos assez peu sincères, surtout en cas de demi-réussite. Si l’événement n’avait pas répondu à notre attente, nous répondions par un « hum ! hum ! »… « mais oui, assez, »… où le pauvre auteur discernait aisément la vérité. D’où un petit accès de mauvaise humeur, un « vous êtes aussi trop difficiles ! Alors qu’est-ce qu’il vous faut ?… » dont il était le premier à rire le lendemain. Ma mère a l’intuition exacte du nombre de représentations que porte en soi la comédie ou le drame accueilli par le public de telle ou telle façon. Je ne l’ai jamais vue se tromper. Aussi j’étais en général de son avis, et Alphonse Daudet savait par nous la vérité sans fard, car la déception ultérieure est plus douloureuse que tout. À quoi bon déclarer « tu tiens un triomphe, deux cents représentations au moins », quand ce n’est pas exact, quand il en faudra rabattre cruellement.

Edmond de Goncourt, lui, pendant ses répétitions et ses premières, était joyeux comme un enfant qui vient de recevoir un jouet neuf. Il trouvait tout parfait, ses interprètes excellents, ses spectateurs la crème des spectateurs, son directeur un ange en veston. Il riait aux passages plaisants, s’attendrissait aux passages dramatiques, tassé dans le fond de sa baignoire, au centre d’un grand paletot de fourrure en hiver, avec ses yeux si noirs et vifs au-dessus de sa moustache blanche de général de cavalerie en retraite. Il me disait : « Hein, ça porte ! Ah ! ce Porel, ah ! cette Réjane… et Dumény donc — Dumény jouait Jupillon — tu n’en rencontres pas de si nature que ça, carabin, des souteneurs, dans tes balades à Montmartre et au Quartier Latin ! » Les amis, venus pour le féliciter pendant les entr’actes, le trouvaient radieux : « Ça va, oui, ça va. J’ai eu peur un moment d’être emboîté, égayé comme nous disions autrefois — nous, c’est-à-dire lui et son pauvre Jules — puis ça s’est remonté d’une façon extraordinaire, n’est-ce pas Hennique ? n’est-ce pas Geffroy ? — se tournant vers mon père — dites, Daudet ? »

Là il fallait mentir carrément, et même quand ça n’avait pas été bien fameux, s’écrier comme je le faisais, sans vergogne : « Monsieur de Goncourt, c’est épatant ! » Il s’informait alors de l’appréciation de mes amis : « Est-ce que Nicolle est content ?… Et ton copain de Fleury, qui s’y connaît, est-il content ? » J’affirmais qu’ils étaient enchantés. L’excellent homme alors riait de bon cœur, expliquant avec force gestes de ses mains longues, blanches et fines, que sans Porel, le jeu de scène eût été inexécutable, que Porel avait trouvé tout de suite le moyen d’en sortir et de réaliser sa pensée à lui. C’était vrai. Porel faisait des tours de force pour le contenter avant sa première, et ensuite pour lui maintenir pendant quelques jours, là-bas, dans son lointain Auteuil, l’illusion du grand succès. En général, à la seconde, le cher parrain envoyait aux nouvelles sa fidèle servante Pélagie qui consultait ses voisins, interrogeait les contrôleurs, au besoin le secrétaire du théâtre, et revenait chargée de potins et d’espérances. « Pélagie m’affirme que toutes les petites places sont louées. Dans ces conditions, je ne comprends pas qu’on ne fasse que deux mille huit. Il doit y avoir erreur. Il faudra que j’envoie la petite — c’était la nièce de Pélagie — voir la douzième représentation. » Quand l’hiver était là, avec ses frimas, Porel ingénieux incriminait la pluie, la neige, la distance. En été, il invoquait les chaleurs : « Mon cher Goncourt, je ne suis pas outillé pour lutter contre la canicule. »

Edmond de Goncourt répétait docilement, avec une légère mélancolie : « Nous sommes redescendus à deux mille cinq. Porel à l’Odéon n’est pas outillé contre la canicule. » Bref, là encore, Porel se comportait en papa gâteau, qui masque la réalité blessante et méchante à ses petits-enfants de cinquante à soixante ans. Entre temps il nous coulait, à nous les jeunes et les cœurs durs, objectifs, un œil malin qui signifiait : « Vous verrez ça quand vous écrirez pour le théâtre. Il faut des matelas, beaucoup de matelas. Ça peut faire tant de mal ! »

La vérité est que la reprise d’Henriette Maréchal fut un modeste tiers de succès de curiosité, de reconstitution, et que cette jolie, sauvage et amère Germinie Lacerteux fut sérieusement secouée au début et jusque vers la vingtième représentation. Pélagie, revenant à Auteuil, eût pu faire le même rapport que mon frère Lucien, alors tout enfant, entrant à une heure du matin dans la chambre de mes parents, après le four noir de Tartarin sur les Alpes de MM. Bocage et de Courcy : « Papa, c’est un vrai succès. On n’a sifflé que trois fois. J’ai compté… »

Pourquoi les gens chutaient-ils et sifflaient-ils Germinie Lacerteux ? Réjane et Dumény y étaient admirables, ainsi que la maman Crosnier en Mlle de Varandeuil. Chacun de ces tableaux enchaînés les uns aux autres était puissamment émouvant. Il y avait ascension. Ça chantait, comme disait Porel. Cependant j’ai vu à cette répétition générale et aux deux premières, car j’assistais consciencieusement aux trois — des spectateurs ivres de fureur qui glapissaient : « C’est ignoble… c’est une infection… », des dames qui criaient « Assez, assez », en tapotant leurs lorgnettes de spectacle, des personnes des deux sexes qui réclamaient avec ostentation leurs manteaux, afin d’interrompre la représentation. Aimant fort M. de Goncourt, j’avais groupé quelques amis et admirateurs fidèles, et nous tentions, mais en vain, de terroriser les récalcitrants en leur criant : « Abrutis… vieilles barbes… vieilles cruches… à Ohnet… à Sardou… » et autres aménités. Notre colère semblait faire partie du programme et augmentait encore le désarroi.

J’eus là une de mes rares discussions avec Timoléon, venu d’Arles tout exprès pour assister à ces manifestations. Comme, rejoignant le gros des troupes goncourtistes, qui allaient souper chez nous rue de Bellechasse après la première, nous exposions chacun nos raisons avec une certaine effervescence, il finit par me déclarer : « Que veux-tu, mon brave Léon, nous autres gens de province, n’attachons pas, à ces histoires de bonnes et de souteneurs, la même importance que vous autres à Paris. Il est stupéfiant qu’un homme aussi fin et aussi convenable que M. de Goncourt traîne ainsi ses admirateurs à l’office. Je déplore qu’on ait sifflé, car j’admire et j’estime M. de Goncourt, mais cela ne m’étonne pas. À Arles, crois-moi, le tumulte serait pire encore et je ne conseille pas à la tournée, si tournée il y a, de s’aventurer jusque dans nos parages. Cela aboutirait certainement au désastre.

— Mais enfin, Timoléon, tu dois convenir que cela est beau dans son genre.

— Possible, mon enfant, que le charnier vous plaise, à tes amis et à toi. Je t’avoue qu’à mon âge je préfère autre chose à ces anecdotes de servante enceinte et qui sert à table en se comprimant l’abdomen. Il y a là, comme convives, des enfants, ce qui a encore ajouté à mon malaise. Bref, je ne sais trop ce que je vais pouvoir lui dire, à ce cher monsieur de Goncourt. Je me rattraperai sur le décor du cimetière sous la neige, qui m’a paru assez typique, bien que peu réjouissant.

À la maison, une autre surprise attendait Timoléon. La première personne qu’il rencontra lui dit « bonsoir, monsieur Zeller ». La seconde lui demanda des nouvelles de sa fille. Or il était célibataire et sans enfants. Puis une demi-douzaine d’invités lui parlèrent encore de M. Zeller. On le confondait avec le vieil universitaire de ce nom, ami de Goncourt, absent ce soir-là, et qui d’ailleurs ne ressemblait guère à Tim. Je lui promis bien qu’en revanche, la première fois que je rencontrerais M. Zeller, je l’appellerais « mon cher Timoléon ». L’occasion ne s’est pas présentée, par la faute de M. Zeller qui est mort.

Ces soupers d’après la première, qui n’auraient plus de raison d’être, aujourd’hui que c’est la répétition générale la vraie première, étaient tantôt gais, tantôt sinistres, suivant le sort de la pièce. Celui de Germinie Lacerteux fut quelconque. On voulait féliciter l’auteur, qui avait écrit une belle œuvre, et on ne pouvait nier l’évidence. Il fallut se rabattre sur l’indignité de la critique et l’incompréhension des philistins.

— Ce Sarcey est un triple idiot.

— C’est un sous-Besson. Il déclarait dans les couloirs qu’il ne comprenait pas un mot.

— Ce n’est pas étonnant, il a tout le temps les doigts dans son nez.

Besson était un gros bonhomme stupide, qui pontifiait à l’Événement, alors assez lu.

— Bauer — le critique illettré de l’Écho de Paris — sera très bon. Il a dit à Réjane qu’elle s’était surpassée et, après le trois, il pleurait.

— Des pleurs de Bauer, voilà qui fera monter le prix de l’Eau de Crocodile.

— Et Vitu ?

— Il est parti après le second acte, irrité, suivi de Mlle Hadamard, de la Comédie-Française…

Vitu était le critique du Figaro. On le considérait comme littérairement nul, mais influent à cause de la clientèle du journal. Il n’est du reste demeuré de lui ni une ligne, ni un mot, ni une opinion. Je dirai la même chose de Sarcey, avec cette différence que Sarcey était un gros bonhomme réjoui, savoureux, bambocheur, assez paillard, disait-on, et qui faisait volontiers la bête. On n’a pas idée des malédictions qui se sont abattues sur sa tête ronde, et à moitié obtuse, de 1880 à 1900. Elles le laissaient souriant, ami du « r’bondissement dramatique » de Gandillot, de Sardou, de Bisson, ennemi d’Ibsen, rebondi lui-même et prépondérant dans l’opinion des couches moyennes. Mais en dehors de ces couches moyennes, quel tollé !

La jeunesse ne doute de rien. Je voulais que Timoléon entendît à nouveau Germinie Lacerteux et rendît justice à Goncourt. Il prétexta un rhume et se commanda une « aïgo boulido » ou « eau bouillie ». Or la cuisinière, une Lorraine, ignorait complètement cette recette éminemment méridionale. Timoléon lui avait cependant bien expliqué : « Vous savez ce que c’est que l’ail ? — Oui, monsieur — Que de l’eau chaude ? — Oui, monsieur — Bon. Vous prenez deux gousses d’ail, vous les mettez dans l’eau bouillante. Puis un peu d’huile et ça y est. » Ces recommandations, exécutées à la lettre, aboutirent à une effarante médication d’ail cru dans une boue filante : « Ah, ce n’est pas ça ! s’écria Timoléon. La cuisinière désolée fit un nouvel essai, à peine moins désastreux que le premier. Alors Timoléon : « Tu vois, mon enfant, si je recommençais l’épreuve de la Germinie de ce brave monsieur de Goncourt, ça ferait comme pour l’aïgo boulido. Mieux vaut, je crois, en rester là. »

Cependant Pélagie rapportait à son maître, d’après les inspecteurs de Porel, des noms de gens qui avaient sifflé ou chuté. Les Un Tel étaient partis après le second acte. Les Un Tel avaient ri au tableau des enfants. Quelques-uns de ces délinquants étaient en relations avec l’auteur et celui-ci, loyal et candide dans ses amitiés comme dans ses antipathies, s’indignait et mon père doucement l’apaisait, lui représentait que ces renseignements ancillaires ne sont pas toujours extrêmement sûrs. Je me suis demandé quelquefois depuis si Pélagie n’en « remettait » pas, ne signalait pas comme antigerministes ceux dont le nez lui déplaisait. C’était une excellente personne d’ailleurs, mais qui, comme toutes ses pareilles, aimait à dramatiser, à échafauder des suppositions atroces, à soupçonner chez autrui des projets ténébreux. Elle avait parmi les habitués du fameux « grenier » ses protégés, ses flatteurs, ses préférés ; et ceux qui ne faisaient pas attention à elle lui paraissaient capables des pires noirceurs.

Le souper qui suivit la première de Sapho, et qui eut lieu aussi rue de Bellechasse, fut plus brillant et plus mémorable. Il y avait là Goncourt, Zola, Lockroy, Frantz Jourdain, l’architecte bien connu, cœur droit et généreux mais chaud, et qui a participé à tous les emballements de son temps, avec une ardeur éloquente et imagée ; Aurélien Scholl, encore assez vert, le monocle à l’œil, rempli à la fois de verve et de snobisme, et citant négligemment ses belles relations à l’occasion de blagues féroces ; Philippe Gille, du Figaro, petit, fin et bavard comme son nom ; le docteur Charcot, observateur et clinicien de génie, au masque superbe bien qu’empâté, à la fois dantesque et césarien, qui fut pendant vingt ans souverain et quelquefois tyran de la Faculté de Médecine ; Théodore de Banville, délicieux de vive ironie comme à son ordinaire. On attendait pour se mettre à table, l’arrivée de Koning et de sa femme, la principale interprète. Ils apparurent sur le coup de une heure du matin, lui, le ver de noisette surveillant son plastron et son habit, noir et frisé, gras comme un petit boudin ; elle, belle comme l’aube, tiède encore de son grand succès et des applaudissements. À son entrée, spontanément les bravos reprirent. Elle demanda grâce gentiment, spirituellement avec un petit frémissement voluptueux de la narine, où se devinait la jeune tigresse. On passa dans la salle à manger. Zola, sombre et bougon à cause du succès, prit place à côté de Mme Hading et commença aussitôt à lui expliquer son caractère, car au milieu du brouhaha des conversations on entendit tout à coup la phrase traditionnelle, lancée par le père des Rougon, avec une fatuité zézayante et burlesque : « Moi, madame, je suis un chafte… » Que diable sa chasteté venait-elle faire dans ce souper littéraire… avertissement, appât, simple exposé doctrinaire ? En tout cas le propos inattendu nous fit bien rire par la suite, Goncourt, mon père et moi-même. J’ai toujours imité avec succès la voix et les tics intellectuels, la feinte bonhomie de Zola et ce grosso modo qu’il introduisait dans la discussion, quand celle-ci tournait mal pour lui. Que de fois ne me fit-on pas répéter, en tapotant sur mon nez un lorgnon imaginaire : « Moi, madame, je suis un chafte. » À plusieurs reprises, Koning, que la jalousie n’abandonnait guère, lança dans la direction de sa femme des : « Kesque tu dis ?… Ça n’est pas ça… Elle ne sait pas c’qu’el’dit… » retentissants. Ces grossièretés étaient noyées dans la causerie générale et s’adressant à un si fin visage, à un pareil décolleté, semblaient les aboiements d’une gargouille en furie contre la Vénus du Titien. À regarder Mme Hading croquer une truffe, ou peler une orange de ses doigts fins, mes amis et moi-même perdions le boire et le manger.

Pour ma part j’assistai, presque sans défaillance, à toutes les représentations de Sapho. Je ne me risquai qu’une fois sur dix à aller rendre visite à l’éblouissante Fanny Legrand dans sa loge ; cette innocente joie m’était gâtée par les aboiements furibonds du vizir juif, lesquels retentissaient sans interruption dans le corridor et le petit escalier de bois : « Où est Desclauzas ?… l’accessoire, je vous dis, l’accessoire de cette idiote de Desclauzas ? Ah ! c’est vous M. Daudet… Mme Hading n’est pas visible… elle se repose. Le praticable, tonnerre de D… le praticable ! » Une fois même, je donnai cent sous à un cocher chargé de raconter à cet énergumène, comme dans les comédies, qu’une manière de Turc l’attendait au café Marguery afin de lui faire une communication importante. Ainsi aurais-je eu cinq minutes de liberté pour remettre quelques fleurs à la camériste de Sapho. Mais, sans laisser à mon ambassadeur en houppelande le temps de s’expliquer, l’odieux Koning l’envoya dinguer dans un ouragan d’imprécations : « Qui a laissé entrer ça ici….. voulez-vous me f….. ça dehors » Le cocher en eut, je vous en réponds, pour ses cent sous. Comme il sortait, titubant, il se heurta contre un autre cocher, de théâtre celui-là, qui joue dans la pièce le père de Fanny et qui descendait en scène, avec son fouet et sa pipe. Cette rencontre imprévue d’un collègue augmenta encore sa stupeur.

Un certain soir, je tombai sur Victorien Sardou entrain d’expliquer je ne sais quoi au directeur du Gymnase. Je ne le connaissais que par Fedora, la Tosca, Théodora et par la récente dépense que nous avions faite, un camarade et moi, de deux fauteuils pour le Crocodile, d’un consternant ennui. Cet auteur, aujourd’hui presque oublié, était alors le maître des théâtres de Paris. Il était plutôt petit, gesticulant, avec une physionomie mêlée de joueur d’échecs, de bedeau et de comédien, et il racontait, en roulant les r, un nombre effrayant d’anecdotes, qui filaient dans sa bouche ourlée comme un macaroni frais et beurré. On me nomma à lui. Il m’expliqua avec volubilité que Sapho était une belle chose certes, mais que le second acte avait tel et tel défaut, qui tenaient à ce que le roman avait été transporté « trop cru » à la scène. Je compris qu’il regrettait l’absence d’une intrigue un peu corsée, par exemple de Déchelette trompant l’amitié de Jean Gaussin et de Jean Gaussin surprenant une lettre de Sapho à Déchelette, dont la connaissance empêcherait Alice Doré de se jeter par la fenêtre. Je n’écoutais guère. Sardou manquait de prestige parmi les étudiants. Nous le considérions comme un amuseur, bon pour les pauvres gens de la rive droite, les boulevardiers et les bourgeois. Dans les milieux littéraires on l’appelait le Ficelier, le père la Ficelle. Il avait une réputation de brillant causeur. Je m’aperçus qu’il était surtout un raseur et mes autres rencontres m’ont fortifié dans cette opinion. Non, le « diable d’homme » cher à Sarcey n’était pas du tout intéressant et l’on devinait à première vue tout le superficiel, tout l’enfantin de sa nature. Il possédait exactement l’érudition du collectionneur d’anas qui épate, au café, la dame du comptoir. Son œil bavard et frivole, respirait non la malice, mais le contentement de soi. Il se coiffait plat, afin de piocher une ressemblance plus que problématique avec le premier consul. Le Gaulois et le Figaro répétaient chaque semaine qu’il portait un béret et un foulard blanc pendant les répétitions et qu’il habitait Marly-le-Roi. Bref il remplissait alors le rôle que tient aujourd’hui, avec tant d’inconsciente drôlerie, Edmond Rostand entouré de sa petite famille.

Il ne débarquait pas à Paris un journaliste étranger, surtout américain, qu’il ne s’informât de Sardou et ne courût lui demander ses impressions sur n’importe quel sujet d’actualité. En sortant de là, le petit curieux sautait chez Renan, passé à l’état d’idole radicale et de bouffon philosophe, et confrontait l’avis du Collège de France avec celui de Marly-le-Roi. C’est incontestablement Sardou qui a inauguré pour le lancement de ses pièces, la publicité à jet continu, ainsi que pour un chocolat ou un apéritif. Il avait obtenu, par ce bas procédé, une réputation artificielle, mais mondiale, composée, comme celle de Rostand, du suffrage de toutes les incompétences. On m’assure qu’actuellement encore on découvre parfois, dans des cases de nègres anthropophages, au centre de l’Afrique, un supplément illustré du Gaulois consacré à la première représentation de Théodora.

Sur les places publiques,
Quand tu rôdais le soir
Dans l’ombre des portiques
Chacun a pu te voir

Ah ! ah ! Théodora (bis)
Ah !

Dans son feuilleton du Temps, le bonhomme Sarcey analysait béatement ces effarantes insanités, l’interrogatoire du Gaulois tombant à Byzance et s’informant afin que les spectateurs fussent informés. Cependant qu’Henry Bauer, bien plus stupide certes que Sarcey, mais d’une stupidité « avancée » ou se croyant telle, reprochait à Sardou de n’être pas Dumas fils, et que Mendès, pochard essoufflé et grandiloquent, lui cherchait querelle à cause de son prénom de Victorien, parodie de Victor, l’accusait de sacrifier la pensée au machiniste et à l’accessoiriste. On ne savait pas, en somme, dans quel camp il y avait le plus d’enfantillage et de sottise.

Le petit hôtel d’Edmond de Goncourt, boulevard Montmorency à Auteuil, contre la voie du chemin de fer de Ceinture, se compose d’un rez-de-chaussée, de deux étages et d’un minuscule jardin. Il était empli de merveilles, dont la description court aujourd’hui les catalogues, mais qui faisaient partie de la demeure, qui avaient été choisies une à une, amoureusement et que leur possesseur ne vous forçait pas à admirer. Je ne connais rien d’odieux comme le collectionneur maniaque qui vous promène, généralement après le déjeuner, en pleine digestion, à travers son musée, vous contraignant à écouter ses fastidieux récits. Pour la contemplation des tableaux, des bronzes et biscuits, des estampes, des bibelots, il y a des heures de choix, de réceptivité, des heures ouvertes enfin. Même alors, on a le désir de ne pas être accompagné, de ne pas avoir à déclarer poliment qu’on aime un Clodion ou un Falconet quand ils vous laissent indifférent, de ne pas avoir à s’ébahir, par politesse et condescendance, devant un Nattier qui n’est pas souvent de Nattier. Avec M. de Goncourt, rien à craindre de tel. Pendant quinze ans j’ai fréquenté chez lui, sans qu’il m’obligeât jamais à regarder ceci ou cela. Même il tenait peu à ce qu’on soulevât ses vitrines, au risque de les briser. Il devenait nerveux quand un invité s’approchait un peu trop près d’une pièce rare ou fragile. Je l’entends encore criant de sa voix nette à Gustave Toudouze nonchalamment adossé à une tapisserie de Beauvais crème et rose : « Toudouze, enlevez votre tête, vous salissez. »

Celui auquel il s’adressait ainsi était un être doux et discret, assez timide, à la voix blanche, d’une déplorable facilité littéraire. Il portait sa tête étonnée et souriante, mais pelée et comme bouillie, au bout d’un long cou qui lui prêtait une certaine ressemblance avec une tortue alléchée par une feuille de salade. Poussé avec d’autres à une époque de grande production romanesque, il donnait un volume par an — le Train jaune, le Pompon vert, etc. — de 300 à 350 pages, dénué de toute espèce de style, dénué même d’absence de style, de composition et d’intérêt. Cela pendant un quart de siècle, et c’était le plus brave homme de la terre, le plus inoffensif, le plus tranquille. Jamais aucun de ses maîtres, Zola, Goncourt ou Daudet, ne lisait une seule ligne de ses fastidieuses machines, ni même ne lui en ouvrait la bouche et cependant, par une application touchante, Toudouze continuait à produire. S’il est vrai que nul n’est prophète en son pays, il est cependant démontré qu’on peut être prophète dans sa villégiature, car les habitants de Camaret, où Toudouze passait ses vacances, non loin d’Antoine, ont donné son nom à un quai ! Une seule fois, ce laborieux à vide souleva une certaine émotion dans notre milieu littéraire, ce fut quand il eut la singulière idée de consacrer un livre à la biographie d’Albert Wolff. Chacun se demanda à quoi pouvait bien correspondre une telle étude appliquée à un tel objet. Je suis persuadé que l’innocent Toudouze lui-même ne sut jamais pourquoi il avait écrit ça. Depuis mon enfance, j’ai vu Toudouze dans des fauteuils, sur des chaises, au coin de diverses cheminées, dans des ouvertures de porte, à des tables de salle à manger, dans des cortèges nuptiaux ou funèbres : jamais nous n’avons échangé autre chose que le « bonjour Monsieur Toudouze », « au revoir Monsieur Toudouze » du jeune homme sage à l’habitué de la maison. Quand on parle du roman naturaliste ou réaliste, j’aperçois Toudouze et son perpétuel assentiment, j’entends sa parole sans accent ni timbre, que caractérisait seulement le mouvement de sa maigre pomme d’Adam, très visible à cause de la longueur de son cou.

Outre Hennique, Geffroy, Jourdain, Rosny, Paul Margueritte et Lucien Descaves, qui font partie aujourd’hui, ainsi que moi-même, de l’Académie Goncourt, un des plus notoires habitués du Grenier était Octave Mirbeau. Pour ceux qui ne l’ont jamais vu, je dirai que Mirbeau consiste essentiellement en une voix brève, hachée, passionnée, au-dessous de deux yeux clairs à reflets d’or. La moustache est fauve, le geste nerveux et, quand on le contredit, il se ronge les ongles jusqu’à la pulpe. C’est la sensibilité et même la sensualité la plus frénétique, la plus rapide, la plus explosive, la plus changeante aussi que je connaisse et, suivant que les choses et les gens lui apparaissent sous l’angle de l’amour ou de la haine, il les chérit ou les déteste, les loue ou les accable sans mesure, avec un égal paroxysme. Il est certain que la roue de la vie tourne, et que les sympathies ou les antipathies n’y sont pas toujours à la même place ; mais Mirbeau accélère le mouvement tant qu’il peut, aussi prompt à s’illusionner qu’à se dégoûter, à s’enthousiasmer qu’à se décourager et à s’irriter ; en outre il englobe volontiers, dans l’apologie et dans l’exécration, non seulement l’être visé, mais ses proches, mais son entourage, son cadre, ses animaux domestiques et jusqu’à ses voisins. L’expansion qui est dans ses œuvres est aussi dans ses jugements, si l’on peut appeler ainsi les sentences brèves et sans merci, souvent d’un admirable comique, qu’il décoche de tous les côtés, tel Ulysse revenant chez lui et massacrant les intrus à coups de flèche.

Ceux qui ont conquis et conservé sa difficile affection — il y en a — trouvent en lui, même quand les temps deviennent nuageux, ce remède amical à l’abandon et à la solitude, que nie injustement le poète latin. Il a pour eux des soins touchants, empressés, fraternels, je dirai presque féminins, si le mot appliqué à lui n’était ridicule. Mais il lui faut l’accord parfait. La moindre divergence artistique, littéraire ou politique l’émeut, le trouble, lui fait l’effet d’un manque, puis d’une défection, puis d’une trahison, puis d’un crime. Confiant et gai, il abonde en anecdotes impayables, il ferait rire un cancéreux. Hérissé et mécontent, il boude de ses prunelles lumineuses, du pli d’une bouche renfrognée et un peu gonflée, de ses sourcils arqués, qui prennent une expression d’étonnement furieux. En politique, il suit ses funestes engouements avec l’impossibilité et l’horreur secrète de les contrôler et il éprouve une véritable jouissance à aller jusqu’au bout de ses erreurs, à déguster l’absurde. En général, il hait surtout les tièdes, ce en quoi il n’a pas tort, et il les vomit copieusement. Son goût pour les juifs, même en mettant à part le besoin de la contradiction, qui gâte trop souvent son caractère, m’a toujours étonné. Car si un animal doit être ethniquement, psychologiquement, physiologiquement odieux à Mirbeau, c’est bien le bipède sémite. Après le juif, mais seulement après, il a de l’attraction pour le révolté, étant révolté lui-même et souvent sans motif, et en troisième lieu pour le pauvre bougre. Celui-ci fut-il un incendiaire, un dégradé de la dernière catégorie, l’auteur du Calvaire vous soutiendra qu’il est plein de rêves et d’étoiles et qu’il faut le chérir et le dorloter. Il est toujours en quête d’un individu de génie, homme ou femme, et il préférera le découvrir souillé et taré, sous un amas d’épluchures et de scories ; mais à défaut de celui-là, il choisira quelqu’un d’honnête et de pur. En résumé, le calme plat l’embête et le fatigue, il ne se plaît que dans les orages.

Au milieu de tant de voltes et de luttes contre le bon sens, qu’il confond volontiers avec la médiocrité — alors que rien n’est plus différent — Mirbeau a deux refuges : les fleurs et les tableaux. Ici il apporte un goût sûr, presque infaillible, un manque d’humeur surprenant, une fidélité jamais démentie. Bien entendu, ses préférences font hurler les bourgeois — comme les appelait Flaubert — ou mieux les « amateurs éclairés ». Néanmoins c’est lui qui a raison. Les marchands de peinture connaissent son flair et suivent pas à pas, leur cote à la main, ses indications. Il ne va pas du tout à l’effarant ni à l’exceptionnel, comme le répètent volontiers les imbéciles. Il va au classique, mais à un classique qui n’est pas encore admis comme tel et qui réclame, pour s’affirmer, le contrôle implacable du temps. Son œil, comme celui de Geffroy, a environ quinze ans d’avance sur ses contemporains. On peut donc le rattraper trois fois, au cours d’une existence de durée moyenne.

Mirbeau avait commencé par attaquer vivement et iniquement mon père dans les Grimaces, le petit pamphlet hebdomadaire à couverture rouge qu’il publiait vers 1885 et auquel collaboraient Grosclaude et Hervieu. Ensuite la réconciliation se fit entre eux cahin-caha et Goncourt y fut pour beaucoup, car il aimait Mirbeau, Mirbeau l’aimait, leur fréquentation fut sans nuages. La chose vaut la peine d’être notée.

« Mirbeau me racontait l’autre jour »… ainsi commençait souvent Edmond de Goncourt ; ou encore : « Ce diable de Mirbeau vous a une façon de disséquer Bonnières… » Puis après un regard à la pendule. « Je ne sais pas ce qu’a Mirbeau. Il m’avait cependant promis d’être là de bonne heure. » Dans un livre amusant, intitulé le Termite, J. H. Rosny aîné a fait, avec des noms supposés, un tableau fort exact de ces après-midi du dimanche à Auteuil, de ces causeries à bâtons rompus qu’interrompait fréquemment le sifflet des trains de Ceinture.

Georges Beaume — encore un qui débite un vain et vague volume par an — était blafard et gonflé ; Jean Blaize, taciturne, noir et barbu. De temps en temps, un son rauque et judicieux émanait de son système pileux. Il y avait aussi Servières en jaquette, que je prétendais non vivant, fantômal, à la grande joie de monsieur de Goncourt, et combien d’autres que le dragon littéraire a dévorés, jusqu’à ne plus laisser devant sa grotte qu’un informe petit tas d’os et de chair !

Jean Ajalbert venait de publier Sur les talus :

Ça se passe sur les fortifications.
Ce rendez-vous parmi les végétations…

et un livre de souvenirs personnels : En Auvergne.

Il a toujours été gras et de souffle court, comme Hamlet, mais il ne tuerait ni Polonius ni le Roi, n’ayant rien d’un tourmenté, ni d’un sanguinaire. Après tant d’années écoulées, tant d’événements intercalaires, tant de divergences, je n’aperçois jamais sans plaisir son large visage placide et souriant. En avons-nous fait ensemble des parties de rire et des gueuletons, en avons-nous débouché des bouteilles, rue de Bellechasse, rue de la Faisanderie et sous le ciel limpide de Provence ! Quel jeu de quilles de verres, si elles étaient encore toutes debout ! La destinée a été méchante pour lui et il ne le méritait pas, n’ayant aucun fiel dans le cœur, ne cherchant jamais — comme disait mon père — à retirer la chaise de son prochain.

Quand je pense que ce solide auvergnat de Jean Ajalbert a été depuis dreyfusard et que ce champenois de Pol Neveux aussi l’a été, je n’en reviens pas. Pol Neveux ne paraissait que rarement à Auteuil, car avant tous il admirait Flaubert et il chérissait Pouvillon. Mon grand Pol, va ! Il faut l’entendre déclamant, comme au « gueuloir » une période de Madame Bovary ou de l’Éducation Sentimentale… car il sait tout par cœur de son bon gaulois de maître aux moustaches longues, et même la Correspondance, pleine de cris absurdes et délicieux. Le À Rebours d’Huysmans avait mis à la mode Bodega, le grand marchand de vins et liqueurs qui fait le coin de la rue de Rivoli et de la rue de Castiglione, où des tonneaux superposés évoquent invinciblement la Barrique d’Amontillado d’Edgar Poe. On retrouvait là Neveux installé, entre Pouvillon silencieux et un porto doré, et tout aussitôt le champenois vantait les petits crus « pas encore tripotés » de son patelin, lesquels sont en effet parmi les premiers vins de France, légers, pétillants et secs. Il mettait la dernière main à son roman ironico-rustique Golo, chef-d’œuvre du genre et sur lequel je reviendrai à propos du flaubertisme.

J.-K. Huysmans, familier de Goncourt et qui n’eut jamais aucune affinité réelle avec Zola, était silencieux et grave comme un oiseau de nuit. Mince et légèrement voûté, il avait le nez courbé, les yeux enfoncés, le cheveu rare, la bouche longue et sinueuse, cachée sous la moustache floche, la peau grise et des mains fines de bijoutier ciseleur. Sa conversation, ordinairement crépusculaire, était toute en exclamations écœurées, dégoûtées sur les choses et les gens de son époque, qu’il exécrait également, qu’il maudissait, depuis la décadence de la cuisine et l’invention des sauces toutes préparées, jusqu’à la forme des chapeaux. À la lettre il vomissait son siècle et le parcourait frileusement, comme un écorché vif, souffrant des contacts, des atmosphères, de la sottise ambiante, de la banalité et de l’originalité feinte, de l’anticléricalisme et du bigotisme, de l’architecture des ingénieurs et de la sculpture « bien pensante », de la Tour Eiffel et de l’imagerie religieuse du quartier Saint-Sulpice. Ses sensations tactiles, auditives, visuelles, olfactives le gouvernaient. Il avait l’air d’en être martyrisé, comme sainte Lydwine, d’aspirer de toutes ses forces à l’évasion. Dans une page célèbre, Barbey d’Aurevilly lui avait donné le choix, dès son premier livre À Vau l’eau, entre le revolver et le crucifix. On sait comment se vérifia cette prédiction. Tous les critiques, se basant sur ses origines flamandes, ont signalé le peintre d’intérieurs, à la manière des maîtres et petits maîtres du Nord, qui était en lui ; mais il renfermait aussi un Parisien, gouailleur jusqu’à la férocité, abrégé et savoureux dans ses jugements et un énervé de premier choix.

Il fallait voir Huysmans, acculé par un raseur dans un coin du « grenier » Goncourt, allumant une cigarette, comme pour chasser un insecte, cherchant à s’évader par petits pas feutrés, et coulant vers son interlocuteur un regard de martyr qui eût voulu se faire bourreau. Un jour que j’étais arrivé à le dégager : « Merci, me dit-il, pour mes rotules ; je pensais ne jamais pouvoir les décoller de cet ignoble individu. » Il ne ménageait pas les termes, je vous assure, et ses coups de griffe laissaient, en général, cinq raies sanglantes sur le museau de son fâcheux.

On prétendait que, pour des Esseintes, le héros d’À Rebours, qui fut son premier grand succès, il s’était inspiré de Robert de Montesquiou. Je ne sais s’il l’avait déjà rencontré chez Goncourt, mais, ce qui est certain, c’est qu’entre eux ça ne pouvait pas marcher longtemps. Leurs atomes, à tous deux, étaient trop diversement crochus pour s’accrocher. Au temps dont je parle, Robert de Montesquiou, qui s’est depuis terriblement banalisé et galvaudé — conséquence fatale de l’amour de la célébrité — passait pour un être rare, lointain, distant et fermé. Il habitait, à l’extrême pointe du Kamtchatka littéraire dont parle SainteBeuve, un pavillon de mosaïque rempli de plantes rares, de livres merveilleux et de subtils parfums. Il y composait, sur des vélins de choix, des poèmes difficiles, pleins d’allusions et d’assonances, comparables à ces personnages que les marins font avec des coquilles. L’homme était mystérieux comme l’auteur, long et mince, sans âge, tel que verni pour l’éternité, les rides du front savamment déplissées, habillé avec ce goût rarissime qui aboutit à un ensemble neutre par l’harmonie, le fondu de détails voyants, fleuri quant à la boutonnière, et aussi quant au discours. Il racontait, comme pour des adeptes, de longues et fastidieuses anecdotes consacrées à des arcanes mondains, méprisables mais inaccessibles, bafoués, mais à la façon des idoles ; puis, vers la fin de son monologue, le comte à écouter debout éclatait d’un rire aigu de femme pâmée. Aussitôt, comme pris de remords, il mettait sa main devant sa bouche et cambrait le torse en arrière, jusqu’à ce que son incompréhensible joie fut éteinte, comme s’il eût lâché un gaz hilarant.

J’ai toujours été stupéfait de la disproportion entre l’importance réelle de ces récits et celle que Robert de Montesquiou leur attribue. Il a dans l’esprit une véritable loupe à enfantillages. Un bibelot lui apparaît grand comme le Moïse de Michel-Ange, et un potin de bonne renvoyée terrible comme un bol de curare. Les histoires de gouvernantes suisses, de « miss » ou de « fraülein », de vieilles personnes ultra nobles, ultra fossiles, et de gens superchics ignorant la littérature, avec lesquelles il se gargarise en public ou dans son privé, m’ont toujours donné des courbatures. Quand il me parle de tout près, insistant sur ses précieuses finales, se contorsionnant afin de m’expliquer, à moi roturier vivant de ma plume, l’extraordinaire importance sociale, mais aussi l’extraordinaire insignifiance et débilité mentale des Sainte-Avanie ou des Comme-la-Lune, j’ai envie de m’en aller. Il doit penser la même chose de moi. Nous ne sommes fichtre pas faits l’un pour l’autre.

Dès cette époque, Robert de Montesquiou allait aux écrivains comme certains conférenciers mondains vont au peuple. Au besoin, pour ces expéditions, ils revêtiraient un costume spécial mi-bourgeron, mi-habit, craignant à la fois d’avoir l’air de vouloir écraser leurs auditeurs de leur supériorité vestimentaire, et d’avoir l’air de les mépriser en ne faisant pas de frais pour eux. Avec les écrivains révolutionnaires, ça allait tout seul. Robert de Montesquiou piquait une cocarde à son chapeau, et se répandait en propos anarchistes, dont de très grandes dames âgées — comme dans la Tour de Nesles — faisaient les frais. Les écrivains révolutionnaires se laissent, par définition, plus facilement épater que les autres. Avec les réactionnaires, notre rarissime était plus gêné. Il ne pouvait pas leur expliquer qu’une particule et un titre bien porté ne sont rien du tout, puisqu’ils paraissent attacher une certaine importance à ces hochets de l’hérédité. Il n’osait pas non plus tabler trop hardiment sur un snobisme supposé qui lui a déjà donné pas mal de déceptions. D’où une gêne quant au choix du pied à danser qui, personnellement, m’a toujours ravi.

Comme je l’ai déjà expliqué, j’ai horreur de la visite aux collections. Or Robert de Montesquiou a la manie, non seulement de montrer, mais de vanter et d’expliquer minutieusement la sienne. Poil de la barbe de Michelet, vieille cigarette de Mme Sand, larme séchée de Lamartine, baignoire de Mme de Montespan, pot de chambre de Bonaparte à Waterloo, casquette du maréchal Bugeaud, balle qui tua Pouchkine, soulier de bal de la Giuccioli, bouteille d’absinthe ayant abreuvé Musset, bas à jour de Mme de Raynal, avec autographe de Stendhal, nez en pomme de terre détaché du masque de Parmentier, tous ces souvenirs « inesti-mâbles » — prière de hurler l’i d’inesti — sont conservés par le poète enivré avec une sollicitude déménageuse et bavarde. Quand survient un visiteur de marque, il le traîne devant ces merveilles, les fait miroiter historiquement, anecdotiquement et légendairement, décrit, s’attendrit, s’irrite, s’exalte, puis, calmé soudain, gémit après un silence : « C’est bien bô ! » ou « Comme c’était bô ! »

Un an après, l’autre ayant tout oublié, le comte Robert y pense encore et, dès qu’il l’aperçoit : « N’est-ce pas que c’était bien bô ? » Deux ans, même cinq après la cérémonie. On peut dire de lui qu’il a l’ébahissement des autres tenace. Mais cela ne serait encore rien s’il n’avait la déplorable habitude, lui si fin ou se croyant tel, de réciter de ses vers ou de sa prose à tout venant, et pas des pièces de faible longueur, pas des sonnets ni des madrigaux : non, non, de longues tirades rimantes ou non rimantes, ponctuées en fausset de clameurs de surprise et d’allégresse, comme si Eschyle, Pindare, Dante et Shakespeare se révélaient en lui à lui-même. Tout d’abord vous croyez à une farce. Peu à peu, devant le visage tendu de l’auteur, glacé d’orgueil sous cette ébullition factice, vous reconnaissez que c’est sérieux et même, comme disent les médecins, que c’est grave. Malheur à la dame âgée ou jeune, mais distraite, qui ne tombe pas à genoux, prenant à témoins le soleil et les étoiles qu’elle n’a jamais ouï tel génie. Le poète, cédant au prosateur satirique, a mis son nom à jamais maudit dans sa mémoire et désormais elle sera, en cent autres morceaux analogues, âprement flagellée, tournée en dérision et en caricature, vouée aux dieux infernaux du manque d’orthographe, de la vilaine broderie, de la mauvaise eau de toilette, de l’hospitalité défectueuse. Quand il s’agit de la vénération qui lui est due, Robert de Montesquiou ne barguigne pas. Il tient de Brummel et de Trissotin.

Tel quel, et si carrément insupportable qu’il apparaisse les trois quarts du temps — exception faite pour les heures de détente où il veut bien être simple — ce gentilhomme hurleur, ce magot moliéresque a créé un genre. À côté de lui, Rostand et d’Annunzio, ses vils imitateurs en affectation et en outrecuidance, ne sont que d’inférieurs plagiaires, les pluriels de ce singulier. N’est pas tarabiscoté qui veut. Ne sait pas qui veut transporter son socle de salon en salon et monter dessus, une lyre de nougat de couleur à la main. Ne hennit pas d’extase qui veut, devant ses propres fabrications. Il y a, dans Robert de Montesquiou, des coins d’un grotesque sublime, alors que ceux que je viens de citer, venus tard et comme moisis, en sont demeurés au ridicule. Laissons de côté des Esseintes, pour lequel Huysmans a manqué de verve sans manquer malheureusement de crédulité, et concluons que, dans la menue monnaie de Byron, Pierre Loti est encore un louis d’or et Robert de Montesquiou une pièce de dix francs. Les autres représentent le billon. Or il n’est rien de plus sinistre que l’exceptionnel à bon marché, que le rarissime en zinc d’art, que le Kamtchatka chez la concierge.

Parfois se montrait au « grenier » Gustave Guiches, — fort incolore, bien qu’on le devinât point sot et même avisé — et que nous avions adopté comme unité de mesure littéraire. On disait de tel ou tel : « Il vaut dix Guiches… Il vaut vingt, trente, quarante Guiches. » Un ouvrage comme Céleste Prudhommal, contenait, exactement dosés, tous les ingrédients nécessaires à la composition d’un mètre étalon romanesque. Guiches a travaillé depuis pour le théâtre. J’ignore s’il y a transporté ses qualités de commode mensuration.

Parfois aussi, tel un fantôme, survenait en tapinois Édouard Rod, non moins incolore, non moins silencieux. Homme de lettres méthodique, à la manière suisse, Rod faisait périodiquement le tour de ses grands confrères, depuis Edmond de Goncourt jusqu’à Brunetière non par flagornerie, certes, le pauvre, mais comme il eût fait ses visites académiques, par devoir. Il n’était pas gênant. Il entrait, serrait des mains, se mettait dans un coin, sur un bout de canapé, se taisait une demi-heure, une heure en moyenne, donnait des signes d’assentiment, puis se levait et prenait congé, aussi funèbrement que s’il venait de perdre toute sa famille. On disait : « Quel brave type ! Avez-vous lu sa Vie privée de Michel Tessier ?

— Non, je ne peux pas le lire. Il a le tour trop protestant pour mon goût ; mais comme il a l’air d’un brave type !

— C’est un type encore plus brave que vous ne pensez, un grand sentimental bourré de scrupules extraordinaires. C’est ça qui le rend silencieux, par excès de vie intérieure.

Tout le monde concluait en chœur : « Quel excellent et brave type ! C’est peut être la prochaine fois qu’il dira quelque chose. » Mais le mois suivant, dans le même quartier de la lune, Édouard Rod, reparaissant de son même pas feutré, se taisait encore.

Au lieu que Georges Rodenbach, éloquent, imagé, bavard, à la façon d’un qui voudrait tout dire, très vite, sachant que sa vie sera limitée, donnait la réplique à mon père. Quand par hasard Stéphane Mallarmé venait et se lançait, les yeux mi-clos, le geste discret, dans la controverse, c’était un délice. Ce petit magicien des mots, aux regards profonds et graves, parlait par allusions transparentes, qui se rejoignaient et dessinaient peu à peu dans l’espace une forme logique ; il parlait avec un charme incomparable, voletant, tel un oiseau rare, à la cime des idées et des formules, faisant du verbe un jeu magnifique. Il composait visiblement son discours, en grand artiste, signifiant par un sobre mouvement de la tête ou des paupières, à un moment donné, l’inexprimable. Le crépuscule tombait sur le jardinet d’Auteuil et ses bronzes fins. On ne distinguait plus, dans la vaste pièce, que des silhouettes confuses et les points brillants des cigarettes. C’était l’heure des plus belles improvisations d’Alphonse Daudet. Elles partaient ainsi qu’un solo de violoncelle ; elles éveillaient vite un des autres instruments sensibles présents, même des timides, qui se hasardait, comme à confesse d’abord, puis plus haut. D’autres s’en mêlaient, s’encourageaient. Goncourt était heureux. Il aimait l’hospitalité sous sa forme la plus rare, l’intellectuelle, et que l’on fût bien et content chez lui.

La porte s’ouvrait. C’était Carrière, à peine distinct, réduit, ainsi que dans ses dessins, aux lignes essentielles et significatives ; et derrière lui Paul Hervieu, ou un autre, puis la lampe, apportée par la nièce de Pélagie, et quelquefois un inattendu, un voyageur, un romain comme Primoli, un anglais comme Child ou Sherard, un correspondant de journal égaré parmi ces gens célèbres ou connus et heureux de l’aubaine. Mais le charme n’était pas rompu pour cela : le nouvel arrivant était happé par la causerie, contraint de donner son avis, et s’exécutait avec bonne grâce. Aussi Goncourt rappelait-il régulièrement à Alphonse Daudet : « Mon petit, dimanche, on compte sur vous.

— Entendu, mon Goncourt. On y sera.

— Léon, grand diable, tu tâcheras de passer vers la fin de la journée. Tu retrouveras de Fleury et un camarade à lui, très intéressant, paraît-il, un médecin qui a visité des pays pas ordinaires et nous racontera ses impressions.

— Oui, monsieur de Goncourt.

Comme on savait qu’Edmond de Goncourt tenait un journal de sa vie, c’était à qui lui fournirait des raretés, destinées à être fixées par sa plume célèbre. Je soupçonne fortement certains de ses visiteurs de lui avoir parfois confié des secrets en vue de la publicité future et forgé des histoires peu authentiques. Étant la droiture même, il ne se méfiait pas des imposteurs. Le pire de tous était Lorrain, lequel évitait l’après-midi du dimanche, à cause du juste mépris qui l’environnait, mais se rattrapait les autres jours. Chaque fois que Goncourt répétait, sans penser à mal, un potin d’une certaine qualité toxique sur des gens de notre entourage, mon père l’interrompait :

— C’est au moins Lorrain qui vous a raconté ça ?

— Tout juste… Mais, vous savez, il est capable à l’occasion de dire la vérité.

J’ajoutais en riant : « Je ne le crois pas, monsieur de Goncourt, elle serait trop dangereuse pour lui ». Avec moi d’ailleurs, Lorrain se méfiait d’une brutalité et il n’avait pas tout à fait tort. J’avais toujours espéré qu’il ne partirait pas sous les ombres sans que je l’aie corrigé sérieusement, et c’est pourtant ce qui est arrivé.

J’allais oublier Fernand Vanderem, très caractéristique en ceci que toute sa vie il a vécu dans le sillage de Paul Hervieu, imité, copié le costume, les gestes, la voix d’Hervieu. Il n’est point venu fréquemment à Auteuil, mais il y est sans doute venu en même temps que Paul Hervieu. Ce n’est pas du tout un mauvais juif. Il a même, à l’occasion, des sentiments délicats. Son principal défaut consiste à attacher une importance prépondérante à ses écrits, et à se dépiter et navrer quand il constate que cette opinion n’est point partagée. Il tient, comme un livre de commerce, une liste des jugements favorables ou défavorables concernant ses romans et ses pièces, les Deux Rives, la Victime, la Pente douce, etc. L’humanité est ainsi divisée, selon lui, en bons, qui trouvent du talent à Vanderem, et en méchants, qui ignorent Vanderem. Quelquefois il y a un transfert de la colonne de droite à celle de gauche. Un élu devient un damné et réciproquement. Il explique ces choses d’une voix un peu traînante et appuyée comme Hervieu, précipitant le débit comme Hervieu, quand il tient une définition juste, ce qui arrive. Dieu sait si j’ai connu des contemporains qui prenaient la littérature au tragique. Aucun plus que Vanderem, et j’imagine combien il doit affectueusement souffrir en voyant l’invincible Paul Hervieu, son modèle, parcourir d’un pas assuré tous les échelons des honneurs officiels et académiques, alors que lui, qui cependant appartient au peuple hébreu, n’est même pas encore grand officier de la Légion d’honneur.

Il serait trop long d’énumérer tous ceux qui, en dehors des habitués, ont fréquenté ou traversé le grenier Goncourt. Cette réunion d’écrivains, d’artistes ou de journalistes, un peu artificielle et guindée au début, était devenue à la longue fort agréable. Grâce à mon père, elle ne dégénérait pas en ces causeries pour hommes seulement, que j’ai toujours eues en abomination. Quoi de plus hideux que des messieurs âgés commentant le marquis de Sade ou récitant, avec des mines de concupiscence, des vers licencieux de douze pieds, ou feuilletant, les yeux hors de la tête, des albums de dessins érotiques. Ancien carabin et grand admirateur des satiriques français, Rabelais en tête, je ne crains certes pas le terme cru. Mais la sensualité sénile me fait mal au cœur. Les vieux devraient toujours être bien propres.

Mon plus violent souvenir de tristesse de bon ton et d’ennui mondain, c’est le salon de la princesse Mathilde. J’ai dîné une fois rue de Berry, et j’y ai été en soirée trois fois. Quatre séances inoubliables ! Comme je me plaignais de ma profonde désillusion à Edmond de Goncourt, il me répliqua avec mélancolie : « Que veux-tu, mon petit, tu vois ça trop tard. C’est un très vieux bateau. Les rats s’en vont ».

La princesse elle-même, à laquelle chacun s’accordait — je ne sais pourquoi — à trouver grand air, était une vieille et lourde dame, au visage impérieux plus qu’impérial, qui avait le tort de se décolleter. On citait d’elle des mots d’une brutalité assez joviale, notamment le cri fameux : « Nous qui avons eu un militaire dans la famille… » En dépit de Taine, Renan et Sainte-Beuve, elle était demeurée épaisse et sommaire. Je l’ai vue ne parlant plus guère, fixant sur ses invités à la ronde des yeux bovins et méfiants. L’infortunée n’avait pas tort car, en moins de dix minutes, à la table de sa salle à manger froide et solennelle, je remarquai le manège très visible du vieil ami de la maison, Claudius Popelin et d’une jeune personne de l’entourage. Les intimes parlaient de cette aventure avec indignation, comme d’une trahison de Philémon à l’égard de Baucis.

Il s’était formé à ce sujet deux clans d’importance inégale : les Popelinistes et les Mathildins. Edmond de Goncourt était Mathildin. Je crois même qu’en sa qualité de confident de la princesse, il avait fait des remontrances au graveur émancipé, qui aggravait sérieusement son cas avec une gravité toute napoléonienne. Jamais manquement aux usages de cour ne fut aussi sérieusement jugé que celui de ce pauvre bonhomme à prénom romain, et qui avait une tête d’ancien concierge. On racontait que Ganderax, qui a le cœur bon, en pleurait la nuit dans sa barbe noire, et Primoli, que presque tout fait rire et même sourire, en demeura longtemps mélancolique.

Ceci est significatif, car Primoli a le sens de la farce. Il m’a fait une fois déjeuner à Armenonville avec une fausse Mathilde Serao, laquelle n’était autre que la comtesse de T…. Pendant tout le repas, je parlai de son œuvre à cette femme charmante et ravie d’hilarité contenue, qui me donnait modestement la réplique en baissant les yeux. Au dessert, on s’expliqua au milieu des éclats de rire, et je jure que je n’en menais pas large. Il fallait donc que la fugue à domicile de Popelin fût un vrai scandale, pour désoler ainsi le plus jovial et le plus spirituel des romains.

À ce même repas, amoureux en cachette et funèbre en apparence, assistaient les trois principaux historiens de Bonaparte : Vandal, Masson et Henry Houssaye. Ce dernier, à la fois bon, bruyant et vide, avalait coup sur coup les verres de Champagne, saisissait sa longue barbe de statue grecque à pleines mains et répétait : « ah, ah, c’est ça, ah, » d’un air prodigieusement intéressé, sans écouter néanmoins un seul mot de ce que lui disait sa voisine de table. Inconsistant et sympathique, cervelle d’oiseau et cœur d’or, obsédé, lui le plus pacifique des hommes, par des préoccupations stratégiques et militaires, académisé dans les moelles, tel était et est demeuré jusqu’au bout l’auteur de 1814 et de Waterloo, le fils sérieux du frivole Arsène-aux-redoutes. Masson, déjà hargneux et quelque peu timbré, guettait le manège de collégien sentimental de Popelin en reniflant sa soupe avec force. Vandal était sage, maigre, haut et herbivore, comme la girafe du Jardin des Plantes. Il avait le tic de cligner des yeux, ce qui faisait croire à ses interlocuteurs qu’il leur adressait des signes d’intelligence. Edmond de Goncourt, afin de me faire briller, me demanda de conter une farce d’hôpital, que je sabotai et qui n’amusa personne. L’ennui immense pleuvait du plafond sur la table chargée d’aigles, de verreries et de fleurs, sur les convives, qui peinaient pour animer ce cimetière d’une société jadis brillante, sur la maîtresse de maison déjà lointaine, sur les mollets rebondis des larbins. On cherchait, ainsi que dans les cauchemars, des thèmes de discussion courtoise et générale qui tombaient à plat, cependant que l’amoureux Claudius et la vilaine ingrate échangeaient à la dérobée des regards de feu et de salpêtre.

On sortit de la table mortuaire, où la nourriture, je dois l’ajouter, était à la fois exécrable et parée, le poisson, sans goût ni sauce, prenant la forme d’une côtelette, et le rôti baignant sur une eau saumâtre, comme si le bœuf était demeuré toute la nuit assis dans une mare. Aimez-vous le style napoléonien ? Moi, il me rend malade. Chez la princesse Mathilde, tous les fauteuils, par droit de naissance, avaient l’air de sortir de la Malmaison, tous les pieds de table avaient la taille Empire. Les abeilles et les aigles abondaient. Un à un ou deux par deux, les condamnés de la soirée arrivaient, ainsi que des déambulants du Purgatoire, prenaient la physionomie assortie au morne des convives mal repus et se réunissaient dans les coins pour chuchoter à voix très basse, de peur évidemment de déranger quelque invisible moribond. Le coupable Popelin se décida alors à avoir l’air de se mêler aux groupes. Je regardais sans l’entendre, comme cela m’est arrivé tant de fois, l’excellent Houssaye qui m’expliquait véhémentement, à grand renfort de termes techniques, la bataille d’Iéna, devant un ancien général livide et somnolent, sinon tout à fait endormi, et une petite dame sans poitrine à mine désespérée. Popelin me demanda si je connaissais le Dr Potain. C’était mon maître ; mais je répondis que non, afin de nous éviter à tous deux la fatigue de considérations vaines. Popelin étonné alla en référer à Goncourt, tassé au fond d’une bergère de forme Empire, auprès de quelques ahuris bien peignés, qui remuaient des cartes d’un air las.

Le plus curieux de cette maison diabolique c’est que personne, une fois entré là-dedans, ne s’en allait plus. Conformément au protocole, nul n’osait donner le signal. On parlait de plus en plus bas, comme dans le palais de la Belle-au-Bois-Dormant. Les valets énormes, de style Empire eux aussi, les plus gros et les plus grands que j’ai vus, transportaient des bûches et des candélabres, des plateaux et des meubles, des aigles de plâtre et de bronze, en échangeant des coups d’œil narquois. Ils avaient l’air de remuer ces objets sans raison, pour se donner l’illusion de la vie, tels des déménageurs somnambules.

Enfin, sur le coup de minuit, la princesse Mathilde, quittant une espèce de tapisserie Empire, à laquelle elle travaillait avec des aiguilles Empire, rangea son métier à tête d’aigle, se leva pesamment, salua à la ronde et se retira, comme si elle trouvait cette soirée toute simple et même agréable. Alors cette réunion d’indifférents, se décollant des chaises, canapés et fauteuils Empire, commença à échanger des bonsoirs et des promesses de se revoir bientôt. Popelin avait renoué son flirt enragé. Les gens prenaient congé de lui, avec un air d’affectueux reproche. Il me faisait tellement de peine que j’eus envie de l’embrasser, en lui glissant à l’oreille : « Prenez garde, ça se voit… » Mais il n’eût évidemment pas compris, tout absorbé dans sa méditation libidineuse.

Au vestiaire, il en arriva une bonne. Masson, brutal et sans façon, cherchant son manteau avec fureur, bouscula une fort jolie personne, son ennemie de longue date, qui se mit à l’attraper devant tout le monde comme au pavillon de la marée : « Voulez-vous faire attention, malhonnête, hein, et ne pas me toucher avec vos pattes sales, hein ! » L’ennemi de Joséphine en demeura tout interloqué, comme un chien de cirque qui a raté son tour. Puis, fumant de rage et pestant, il disparut au milieu des ténèbres.

Plus tard, je suis retourné passer la soirée rue de Berry, une fois notamment en compagnie de Maurice Barrès. L’impériale demeure était infestée de juifs et de juives, qui avaient pullulé dans l’intervalle, et Claudius Popelin avait disparu. L’ennui était toujours de même qualité. Ganderax et son abondante barbe semblaient avoir pris plus d’importance. Frédéric Masson avait, chose extraordinaire, grandi et blanchi en se voûtant, comparable à ces « gayants » grotesques des fêtes du nord qui font peur aux petits enfants. C’était quelques mois avant la mort d’Edmond de Goncourt, retenu à Auteuil par la grippe. La princesse Mathilde n’avait pas changé. Elle semblait encore plus absente que naguère, aussi pétrifiée et ligneuse que les aigles de pierre et de bois qui encombraient toujours ses lugubres salons.