Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre II

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 350-360).

CHAPITRE II


L’influence des juifs pendant l’Entre-deux-guerres.
Un salon juif : Gustave Dreyfus.
Une colonie juive : Territet-Montreux et les villas Dubochet à Clarens.
Gustave Ollendorff.
Un dîner avec Joseph Reinach et Charles Dilke.



Dès ma vingtième année, les circonstances m’ont mis à même de vérifier le bien-fondé de la France juive, le chef-d’œuvre de Drumont. Quinze ans après la guerre de 1870-71, les juifs avaient pénétré l’État républicain de telle sorte qu’ils en étaient les maîtres réels, n’abandonnant aux protestants que la section de l’enseignement, supérieur, secondaire et primaire, où l’Allemagne dominait par Kant. Le milieu conservateur courbait la tête devant les puissants financiers de la race de Sem, auxquels il ouvrait ses salons, chez lesquels il mariait ses fils et ses filles. De sorte que, si le traité de Francfort avait mis la France sous la tutelle ombrageuse de l’Allemagne, le ghetto de Francfort, j’entends le ghetto d’or, tenait la société parisienne. Il suffit de consulter la collection des « mondanités » du Gaulois, entre 1880 et 1900, pour s’en rendre compte.

Chose incroyable, la prétendue opposition au gouvernement républicain — au moins dans la presse — était confiée à un juif capable de toutes les félonies et qui le prouva, le seigneur Arthur Meyer. Les royalistes qui détenaient, quelques-uns sans le savoir, la vérité politique, n’avaient à Paris ni organe de combat, — la Gazette de France mise à part, mais elle était alors considérée comme un fossile, — ni doctrine, ni pilote, et la jeunesse des écoles les ignorait. Les impérialistes, accablés par la non-préparation à la guerre et le désastre récent de 70-71, menés d’ailleurs par des hommes vides et ignorants, pactisaient trop souvent avec Israël. Jamais régime n’eut la voie aussi ouverte devant lui que la République, entre 1875 et 1899.

Entré, pour peu de temps, dans la famille Hugo, centre officiel du radicalisme parlementaire, je me trouvais aux premières loges pour observer de près ce monde juif, auquel obéissaient les politiciens. Déjà il m’inspirait une profonde horreur, par son outrecuidance, son impudence ethnique et son mépris affiché pour notre patriotisme traditionnel. J’ai vu, palpé là un avilissement, dont le scandale du Panama ne donne qu’une idée partielle et incomplète. J’ai entendu d’ignobles propos, tenus devant moi en badinant par des coquins qui ne se méfiaient pas. Tout cela est demeuré gravé dans mon souvenir et une infaillible mémoire fait pour moi ces spectacles d’avant-hier, d’il y a vingt-cinq ans, aussi présents que s’ils se jouaient encore sous mes yeux.

Voici l’appartement des Gustave Dreyfus, 101, boulevard Malesherbes. L’immeuble leur appartenait et ils y avaient obtenu, par l’intermédiaire de leur ami Antonin Proust, un bureau de poste qui s’y trouve encore, tant ce genre de location est stable. Le cas est typique, parce que ce Gustave Dreyfus, allié à une tribu autrichienne, n’était pas du tout un mauvais homme, ne manquait pas de bonhomie, ni même d’affabilité ; et sa famille était charmante, à l’exception de son fils nommé Carle, ou Karl, ou Carl — je n’ai jamais su au juste l’orthographe de ce prénom boche — qui avait l’air d’un panaris mûr aux yeux blancs. Cependant il est difficile d’imaginer quelque chose de plus effrayant que les réceptions, sauteries et bals, séances de musique de ces pauvres gens. On s’y trouvait transporté au sabbat, au milieu des singes, des sorcières, des dromadaires à têtes de banquiers et des boucs.

Gustave Dreyfus avait acquis une collection de bronzes, marbres, tableaux de la Renaissance italienne, connue sous le nom de collection Tymbal. Ce qui fait que, pour le distinguer de ses innombrables compatriotes du même nom, on l’appelait Tymbal Dreyfus. Henri Rochefort avait coutume de dire qu’il ne faudrait pas trop s’étonner de rencontrer Goblet chez lui. Ces beaux objets étaient soit groupés, soit disséminés dans les salons, avec un manque de goût remarquable. Un meuble oriental bizarre, qui tenait du paravent, du grillage et de la mosquée, réservait une pièce fumoir, où les messieurs jouaient aux cartes et causaient pendant que les jeunes dames et les demoiselles dansaient. Ce qu’il défilait là de Lazard, entre onze heures du soir et deux heures du matin, de Seligmann, de Weissweiler, d’Aboucaya, de Tony Dreyfus, de Maxime Dreyfus, de Kapferer, de pacha Fould, de Salomon, de Cardozo, de Bamberger, de Ullmann, de Blum, sans compter les Ignace, les Ollendorff, les Nathan, les Bernheim, les Mayersohn, les Ephrussi, les Astruc, etc., est véritablement incroyable. Il y en avait de longs et de pelés comme des loups, de replets et de frisottés comme des cochons, de carrés ou losangiques comme des punaises géantes, de jaunes ayant séjourné et mariné en Asie, de maussades, que rongeait une neurasthénie ethnique, de joviaux, ouvrant, jusqu’aux oreilles capotées, des bouches bordées d’un pneu en jambon. La plupart avaient les yeux malades ou clignotaient en baragouinant. Tous, vous m’entendez, tous parlaient d’argent, de valeurs, d’achat, de revente, d’usure, du taux de l’intérêt, de faillite, de réhabilitation, avec cet horrible accent que je m’abstiendrai de reproduire, la mauvaise littérature antisémite de Mme Gyp et consorts en ayant fâcheusement abusé. Ils se blaguaient, se palpaient, se tripotaient entre eux, comme, au ghetto, font les youddis en haillons gras. Ou bien, affalés dans des fauteuils de cuir, pour se reposer de leurs comptes, ils bafouillaient des histoires obscènes, d’une sexualité brutale, à la façon des dialogues « mondains » de Henri Bernstein ou des madrigaux de Porto-Riche, puis lâchaient des vents sans vergogne. Ce dernier exercice, renouvelé des tavernes allemandes, avait un grand succès. Arminius et Crepitus ont évidemment un même socle.

Car chacun de ces êtres tronqués, hybrides, à la recherche d’une nationalité impossible, entrelardait le français, — et quel français ! — d’allemand. Et on les sentait bien plus à leur aise dans ce parler de chevaux que dans le nôtre.

— Ah ! doch, wo ist Kapferer ? Je l’attends depuis ce matin, en Bourse.

— Toi, Lazard, hast du la dame en rouge là-bas gesehen ?… Tu voudrais bien, hein ?… Fui, fui, moi aussi, ya volontiers,

— Devine wie viel j’ai vendu mon stock de Chemins de fer du sud de l’Espagne ? C’est pour ça que le baron est si maussade. Si je porte une chaussure comme ça, c’est parce que mon doigt de pied thut weh.

Cependant, collées aux parois des salons et clabaudant entre elles, des juives âgées, à profils syriaques, décolletées jusqu’au nombril, chargées de colliers de diamants et de perles, dirigeaient de tous côtés des regards altiers entre des paupières huileuses et sans cils. Il me semblait voir là, chargées de siècles, toutes les femmes de la Bible, Sarah, Rebecca, Rachel, toutes les coupeuses de cheveux, de têtes et d’organes essentiels, qui se sont distinguées dans les douze tribus, au cours des âges, par leurs féroces exploits. Cauchemar que l’heure aggravait et que ne dissipait point l’apparition de Léon Bonnat, ou de Massenet, fidèles habitués de ces lugubres séances.

À un moment donné, vers une heure du matin en général, il se dégageait tout à coup de cette agglomération d’Hébreux des deux sexes, en sueur ou en chaleur, une odeur acre et spécialement fétide. Je l’ai analysée maintes fois. On y retrouvait le suint, l’huile rance, l’intestin malade et ce je ne sais quoi de fade et de sordide, de gluant et de pourri qui émane des quartiers maudits, à Venise, comme à Amsterdam, comme à Alger, comme au Marais. Ces millionnaires puaient la misère et la guenille d’Orient.

Quelquefois, lors des fêtes rituelles, on soupait par petites tables. Le papa Dreyfus faisait venir de Vienne des delikatessen, une charcuterie rare, des gâteaux spéciaux qu’avalaient en bavant les Tony Dreyfus, les Lazard, les Kapferer et les Aboucaya. Je me rappelle un énorme vieux Seligmann, écarlate, pareil à un perroquet de Brobdignac, qui s’empiffrait sans arrêter des tranches de viande froide et de jambon, et auquel allaient présenter leurs salamalecs des jeunes employés de banque aux nez en robinets de bain, tremblants de respect. Il fixait sur eux des yeux ronds, ouvrait la bouche comme pour parler, et y enfournait un nouveau morceau.

— Komm doch, herr Massenet will etwas spielen.

— Viens donc, M. Massenet va jouer quelque chose.

« Rututu, rutututu », minaudait l’auteur de Manon, devant une vieille juive croulante et émerveillée. Puis, bondissant au piano, il commençait à plaquer quelques accords, se prenait la tête, déclarait qu’il souffrait d’une migraine subite, se faisait supplier, se rasseyait et finissait par exécuter une polka de 1830, en criant aux jeunes filles : « Dansez, mais dansez donc ! », au poussah Seligmann, en le saisissant aux aisselles : « Tanzen, balliren, valsiren ». Car « monsieur Massenet » ne manquait pas d’une certaine ironie. Quand je lui glissais dans l’oreille : « Quel milieu fétide ! », il me répondait, en mâchonnant comme un lapin : « C’est la société moderne, mon cher ami ; c’est un gouffre, un gouffre, un gouffre ! » On racontait qu’au cours d’une visite de condoléances à une veuve récente ayant commencé sur un ton affligé : « C’est vraiment désolant », il avait continué en chantonnant : « Désolant, désolant, désolant, désolant », sur un air de galop. Il en était capable.

Autre habitué de ces petites fêtes du boulevard Malesherbes : Antonin Proust. En sortant de l’Opéra, où il avait ses habitudes, ce préposé officiel aux Beaux-Arts arrivait sans un pli à son habit, fleuri, la bouche en cœur, impeccable. Ses besoins d’argent avaient fait de lui le très humble caniche des baronnes juives, dont il léchait, à la ronde, les mains couenneuses. Il était doux, stupide, inoffensif ; il me faisait une grande pitié. Nous l’appelions « la bête à bon Jéhovah ».

Tous ces juifs parisiens, quel que fût leur compartiment, artistique, politique, financier, recevaient régulièrement la Neue Freie Presse et la Frankfurter Zeitung. Quelle que fût leur dissipation, ils fréquentaient avec assiduité la synagogue, accomplissaient avec ponctualité les devoirs de leur religion nationale, se soumettaient aux jeûnes et aux rites, obéissaient dévotement à leurs rabbins. Cela se savait, mais ils n’en parlaient pas, tout au moins devant les goy comme moi. Le bruit s’était répandu peu à peu, parmi eux, que je fréquentais Drumont, et, en dépit de la garantie Hugo-Lockroy, ils étaient, vers la fin, sur leurs gardes. En 1894, ce milieu hébreu donnait l’impression d’un abcès prêt à crever. Il creva, en effet, quatre ans plus tard.

Je me vois à une partie de campagne, aux environs de Paris, chez les Lazard, qui inauguraient le commerce du lait garanti pur. Il y avait deux Lazard : un noir, aux yeux d’almée, obséquieux, et qui boitait ; un roux, aux paupières malades, qui fouinait derrière les groupes, un petit carnet à la main, comme s’il prenait des ordres de Bourse. Je crois que l’un et l’autre sont encore à peu près vivants. Entre les pelouses, sous un soleil éclatant, ces juifs prenaient un aspect démoniaque, faisaient tourner le Manet en Hogarth. Ils tourmentaient l’un d’eux, une pauvre larve neurasthénique, baptisé je ne sais pourquoi « Couche-en-joue », et lui faisaient toutes sortes de sales plaisanteries, ainsi que des mouches sur un débris de fromage. Couche-en-joue, qui avait bien trente-cinq ans, courait sur ses jambes molles afin d’échapper à ses persécuteurs, et l’on entendait derrière lui, sur le gravier, la béquille de Lazard cadet. Je me retins à quatre pour ne pas me jeter à coups de canne sur les bourreaux de Couche-en-joue, lequel était d’ailleurs horrible, efflanqué, semblable à un faucheux. Les femmes s’excitaient et piaulaient en agitant leurs ombrelles rouges. C’était l’image d’un vrai tohu-bohu d’Orient, dans un décor de banlieue française.

Vers le milieu de juin, la colonie juive essaimait. Les uns prenaient le train pour Vienne, d’autres pour Berlin et Francfort, d’autres poussaient jusqu’à Constantinople. Ils retrouvaient là des grands-parents, des oncles, des tantes, des petites amies et des coffres-forts. Car l’un d’eux me confia un jour qu’ils redoutaient la révolution à Paris. En juillet, ils gagnaient les villes d’eaux comme Uriage, où l’on soigne les affections cutanées, si fréquentes chez eux. En août et septembre enfin, ils allaient se reposer dans leur chère Suisse, notamment, — j’ignore les raisons de cette préférence, — à Territet-Montreux, Vevey et Clarens, sur les bords du lac de Genève.

Traîné moi-même dans cet affreux endroit, j’ai vécu, pendant quelques semaines, l’existence de caravansérail qui donne tellement l’idée d’un bagne riche. Plus malheureux cent fois dans mon appartement au premier étage que le vagabond sur la route, j’ai connu la rue unique où circulaient les damnés de ce séjour ; j’ai connu la rencontre successive des Lazard en charrette anglaise, — il n’y avait pas encore d’automobiles, — de Maxime Dreyfus et de sa barbe en alpiniste, de Kapferer en coutil blanc, de pacha Fould précédé de ses pieds jaunes, de Couche-en-joue, de Tony Dreyfus, d’Aboucaya en costumes de tennis, leurs raquettes à la main. Je suis monté avec Carl ou Karl ou Carle Dreyfus au Righi ; je suis descendu avec lui du Righi. J’ai dû aller à la tour de Peilz. Dieu merci, je ne suis pas allé à la tour de Peilz. J’ai assisté à l’issue tragique des captifs venimeux des villas Dubochet, courant, sur le coup de quatre heures, à leurs potins diffamatoires, à leurs récits de concierges ivres, à leurs commérages de déments, se répandant chez les pâtissiers, inondant de salive la fausse crème des faux gâteaux autrichiens et juifs. J’ai contemplé ces couchers de soleil qui ont l’air d’un œuf à la gelée de groseille, ou d’une assiette pleine d’urine de singe, selon qu’on regarde la montagne ou le lac. J’ai franchi la porte grillagée du tennis macadamisé où des circoncis de soixante ans et des Elsa de cinquante-cinq en jupes courtes se renvoyaient la balle et criaient : « Play ! »

Bien mieux, j’ai vu dans la salle à manger, où l’on dégustait des horreurs, invariablement servies sur un rocher de colle de cadavres, décoré du nom de gelée, j’ai vu Arthur Meyer en yachtman, sortant d’un séjour à Amphion. De sa voix de bois, l’animal appelait les maîtres d’hôtel et leur redemandait du férat, qui est un poisson sans goût ni sauce, pareil à un lambeau de flanelle. Un peu plus loin, François Arago poussait dans ses poils blonds ce hennissement unique et célèbre par lequel il exprime la joie expansive, tandis qu’il traduit la joie diplomatique par un plissement de la peau du front, tel un qui retient son secret jovial. À la queue-leu-leu, tous les inutiles, tous les veaux bâtés de la société parisienne et tous les tripoteurs de la coulisse venaient rejoindre la mangeoire fleurie où les guettait la Locuste suisse, la plus toxique et vénéneuse de toutes.

Il ne manquait à ces repas aucun objet de dégoût ou d’ennui, à commencer par les tziganes cirés, vernis, aux têtes régulières et ocreuses, sortes de camées syphilitiques. « Compagnons enflammés, » dit le poète Lenau ; sans doute, mais pour leurs pourboires et les subventions que leur consentent de belles écouteuses hystériques. Au son du tympanon, on déchiquetait la carne filandreuse. La marche de Rakoczy accompagnait le macaroni froid et grisâtre, le poulet pourri, décoré du nom de faisan. Ainsi que dans les jouets tyroliens où se cache un ressort d’horlogerie, toute l’assistance mangeait en mesure. La floraison d’intrigues d’ailleurs vénales faisait que les uns et les autres s’adressaient en cadences, par paires, de table à table, de nauséeux sourires.

Ces plaisirs gastronomiques une fois clos, on se dirigeait vers les salons. Un colossal gaillard, d’une vigueur diabolique, surnommé Biscuccio, exécutait des tours de cartes. Il prenait un jeu de cinquante-deux et le coupait avec ses doigts, comme il eût fait d’une allumette. Rangés en cercle autour de lui, les membres de la tribu Menascé ou Manassé, qui sont des juifs levantins à faciès de rats, le contemplaient avec admiration. Je fis remarquer combien il était heureux que Biscuccio n’appliquât pas ses talents aux cous ni aux os des personnes présentes. Ma plaisanterie fut peu goûtée.

Chaque soir, il y avait sauterie intime entre les pensionnaires de l’hôtel, et, une fois par semaine, bal avec accessoires de cotillon. Le marchand de ces accessoires tenait boutique à Vevey. J’essayai, moyennant finance, d’obtenir de lui qu’il fabriquât quelques baudruches à la ressemblance de Maxime Dreyfus ou de Tony Dreyfus, ou même de François Arago. Je me chargeais de leur placement et ces numéros auraient eu, certes, un succès fou. Plus commerçant qu’humoriste, l’homme refusa.

Goblet vint rejoindre son ami Lockroy, lequel passait ses journées, étendu sur un canapé et mâchonnant son éternel cigare, à tirer des plans contre son entourage ; car il nous détestait cordialement, Georges et moi. Ce Goblet était un tout petit homme asthmatique, à favoris, très autoritaire, très nul, qui tenait de Thiers et de Tom Pouce. Il ne s’intéressait qu’au pointage des voix, aux motions, aux amendements, à la constitution du bureau. Il ne tenait compte ni de l’heure, ni de l’endroit, ni des personnes présentes, ni des paysages. Il semblait indifférent au froid, au chaud, à la fatigue, à la soif, aux besoins naturels. On l’entendait qui déclarait, d’une voix sifflante et entrecoupée : « Je ne me serais jamais attendu à cela de la part de Barbe… Je fis remarquer à Freycinet… Le scrutin était de 250. La majorité était donc acquise haut la main… » Sur quoi Lockroy se tordait de rire et l’on ne savait s’il riait de Goblet, ou des récits, cependant peu hilarants, de Goblet. On eut la fâcheuse idée de conduire ce sympathique avorton au Righi Kulm. À peine débarqué sur la plate-forme battue par les vents, il fut pris de suffocations. Je crus qu’il allait rendre l’âme et je dis à Lockroy : « Mettez-le dans votre poche. Au moins, là, il mourra au chaud ». Heureusement qu’un train de descente était prêt. On y installa, sous ma surveillance médicale, le minuscule René, car tel était son prénom et sa famille l’appelait « Renette ». À peine à 800 mètres d’altitude, ça allait déjà mieux et il murmurait en ouvrant la bouche, comme un pauvre petit poisson : « Amendement… Freycinet… Pointage… bureau… »

Lockroy a eu plusieurs secrétaires : un nommé Malepeyre que je n’ai pas connu, aujourd’hui fonctionnaire important au ministère de la Justice, le juif Gustave Ollendorff ; Georges Payelle, aujourd’hui premier président à la Cour des Comptes, homme habile, agréable et lettré, qui a fait sa carrière avec la gratitude, comme d’autres la font avec le contraire ; Dauriac, poète de talent, aujourd’hui à la Bibliothèque nationale ; le Juif Ignace, avocat et député.

Gustave Ollendorff était le frère de l’éditeur. Il était blond et rose, frisé, bavard, cordial, sans venin. Il était encore en fonctions quand son patron prit le ministère du Commerce. Je l’ai entendu haranguer des industriels au Grand Hôtel, avec un aplomb et une faconde admirables, sans connaître le premier mot de la question qu’il traitait. La plus belle carrière s’ouvrait devant lui. Il appartenait à une tribu évidemment très supérieure à celle d’Ignace. Or, un beau jour, Lockroy, sur je ne sais quel rapport administratif, signifia brutalement son congé à ce malheureux. Ollendorff pria, pleura, supplia, s’humilia de toutes manières. Lockroy demeura inflexible. J’eus alors l’occasion d’observer, chez ce prétendu vaudevilliste, une cruauté de bourreau turc, dans le genre de cet Ahmed le boucher dont il a écrit, assez agréablement, la terrible histoire. Ahuri, abruti, n’y comprenant rien, Gustave Ollendorff tomba malade et mourut.

Quant aux Reinach, je n’ai eu avec eux que de rares et superficielles rencontres, suffisantes néanmoins pour me donner l’envie de ne pas les revoir. Théodore Reinach fréquentait chez Gustave Dreyfus, naturellement. Il est presque aussi hideux que son frère Joseph, de même poil, de même fatuité ; sa voix est formée du même glapissement guttural. L’ancêtre francfortois est très sensible chez lui. Il a du juif boche la cuistrerie agressive, la citation à fleur de peau et le mépris pour toute contradiction. Sa trogne, son larynx, sont d’un boche. Il se redingote comme un professeur boche. Des pieds aux lunettes, il pue le sémito-germain.

Joseph, lui, bien que de même origine, arbore volontiers le style parisien. Je l’ai entendu prononcer cette phrase monumentale dans sa bouche adipeuse et violette : « Nous autres, Parisiens endurcis… » C’était à table, en 1894, avenue de l’Alma, dans le petit hôtel de la marquise d’Anglesey. Charles Dilke, politicien anglais à tête de financier louche, dînait aussi ce soir-là et Reinach désirait l’épater. Je venais de publier les Morticoles, qui faisaient un certain bruit. Après le morne repas, qu’attristaient encore les aboiements de l’israélite sans vergogne, celui-ci me prit à part et me dit : « Jeune homme, vous êtes un satiriste. C’est fort bien. Mais il est encore mieux d’être un réformateur social. Je suis un réformateur social. Je compte faire introduire dans la loi le délit de castration, qui permettra de sévir contre les chirurgiens malhonnêtes. Vous voyez que nous sommes du même avis. »

C’était possible, mais, pendant qu’il me soufflait dans le nez son haleine de putois au curaçao, je n’avais qu’une envie : le faire tomber par terre en le tirant par la barbe ; et je me représentais la stupeur et l’émoi de Charles Dilke à voir ainsi traiter le « Parisien » tronqué. La tentation devint tellement forte que je pris congé. Ce fut notre dernier entretien.

Comment ce phénomène est-il arrivé à s’imposer au monde des journaux, au monde politique, à faire la pluie et le beau temps chez Hébrard comme au Parlement — où il peut se rencontrer tout de même des hommes intelligents et de bonne éducation — c’est ce qui me dépasse. Je franchis toutes les explications courantes par l’influence juive, le traité de Francfort et l’avilissement des mœurs. L’action de Reinach, depuis un quart de siècle, ainsi que celle, parallèle, d’Arthur Meyer, demeure à mes yeux un problème. L’un et l’autre sont bêtes à pleurer, en dépit de leurs ruses et de leur perfidie. L’un et l’autre sont outrecuidants et pesants, comme l’on dit, « immangeables ». L’un et l’autre sont physiquement mous et hideux. Alors ? Je ne vois que la réponse d’Hamlet à Horatio et elle ne me satisfait pas.